Nanon/Chapitre VIII

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Lévy (p. 90-99).

VIII


Voici comment parla M. Costejoux :

— Monsieur le prieur, je viens d’apprendre de M. le maire des particularités sur vous et sur le jeune Franqueville, qui me font votre ami à tous deux, si vous voulez bien me le permettre. Nous pouvons nous rendre mutuellement service, moi en vous confiant mes intérêts, vous en acceptant la gestion de ma nouvelle propriété. Je ne compte ni l’habiter ni l’exploiter moi-même, — mes occupations ne me le permettent pas, — ni songer à la revendre avant quelques années, car je veux courir tous les risques de l’affaire. Restez donc ici tous deux et gouvernez les choses comme si elles étaient vôtres. Je sais que je puis avoir une confiance absolue dans les comptes que vous me rendrez. Je n’exige qu’une chose, c’est que vous ne donnerez asile à aucun membre du clergé. À tout autre égard, vous pouvez vous considérer comme chez vous et fixer vous-même la part que vous souhaitez prélever sur le produit des terres que je vous donne à exploiter.

Le père Fructueux fut fort surpris de cette offre et il demanda à réfléchir jusqu’au lendemain. Le maire offrit le souper, qui fut accepté de bonne amitié et on y entraîna Émilien, qu’on était étonné et content de trouver dans les sentiments d’un bon patriote et d’un bon citoyen.

Quand il se retrouva seul avec le prieur (c’est ainsi que l’on continua à appeler le père Fructueux, bien qu’il n’eût gouverné la communauté que durant six semaines), il lui demanda conseil.

— Mon fils, répondit le brave homme, nous voilà comme deux naufragés sur une terre nouvelle. Moi, je n’ai pas longtemps à vivre, encore que je ne sois pas très vieux et que j’aie de l’embonpoint ; mais, depuis le cachot, j’ai une oppression qui me mène durement et je ne crois pas m’en remettre. Je n’ai pas menti en disant à M. Costejoux que j’avais une famille et un petit patrimoine, mais je puis t’avouer que ma famille m’est devenue bien étrangère et que, si je peux compter sur ses bons procédés, je ne suis pas sûr de me faire à ses idées et à ses habitudes. Je suis entré au moutier de Valcreux à seize ans, comme toi, il y a justement aujourd’hui cinquante ans. J’y ai souffert à peu près tout le temps, tantôt d’une chose, tantôt d’une autre : je n’aurais peut-être souffert ni plus ni moins ailleurs ; mais, à présent, je souffrirais beaucoup plus du changement que de toute autre chose. On ne quitte pas une maison que l’on a gouvernée si longtemps sans y laisser son âme. Ne plus voir ces vieux murs, ces grosses tours, ces jardins et ces rochers que j’ai toujours vus, me semble impossible. Donc, j’accepte la gestion qui m’est offerte et j’espère finir mes jours là où j’ai passé ma vie. Quant à toi, c’est une autre affaire ; tu ne peux pas aimer le couvent et il n’est pas possible que ta famille t’oublie quand elle saura qu’il n’y a plus de couvents. Mais qui sait ce qui peut arriver de tes parents et de ta fortune ? Ton père, avec qui j’ai échangé quelques lettres, est un homme du temps passé, qui n’a pas cru à ce qui nous arrive et qui y croira peut-être trop tard, quand il ne sera plus temps d’aviser. J’ai su, et je n’ai pas voulu te dire, mais tu dois savoir enfin que les paysans de Franqueville ont beaucoup maltraité vôtre château. Sans l’intendant, qui est très malin et très adroit, ils l’eussent brûlé ; mais ils comptent que les terres seront mises en adjudication comme te l’a dit cet avocat, et il n’y aurait pas sûreté pour ta famille et pour toi-même à y retourner de si tôt. Reste donc avec moi, pour voir venir les événements. Si tu allais ailleurs, si tu prenais un parti quelconque sans l’agrément de ton père, il pourrait en être fort mécontent et s’en prendre à moi, au lieu que, s’il te retrouve où il t’a mis et où il te laisse, il ne pourra pas trouver mauvais que tu y acceptes une condition qui t’empêche de mourir de faim.

— Mais quelle sera cette condition ? demanda Émilien. Que ferai-je pour gagner le pain que vous m’offrez de partager avec vous ?

— Tu tiendras mes comptes et tu dirigeras les travaux. Au besoin, tu travailleras toi-même puisque tu aimes le travail du corps. Moi, j’avoue que ce n’est pas mon goût.

Là-dessus, il alla se coucher, et Émilien vint, dès le lendemain matin, me consulter, comme si j’eusse été une personne capable de lui donner un bon conseil. Il me sembla que le prieur avait donné les meilleures raisons et j’engageai mon ami à demeurer près de lui.

— Si vous partiez, lui dis-je, je ne sais pas ce que je deviendrais. J’ai pris une si grande attache pour vous, que je crois bien que je vous suivrais, quand je devrais mendier mon pain sur les chemins.

— Puisque c’est comme cela, répondit-il, je resterai tant que je le pourrai, car j’ai pour toi la même amitié que tu me portes, et je ne te quitterais pas sans un chagrin aussi grand que je l’ai eu quand il m’a fallu quitter ma petite sœur.

— Et vous n’avez toujours pas de ses nouvelles ? Est-ce qu’on l’aura laissée seule à Franqueville ?

— Oh non ! je sais qu’elle devait entrer dans un couvent de filles, en même temps que j’entrais ici.

— Et où sera ce couvent ?

— À Limoges. Mais tu me fais songer qu’elle a pu être mise dehors comme les autres, et, à présent que je suis libre, j’irai savoir de ses nouvelles.

— À Limoges ? C’est bien loin, mon Dieu, et vous ne savez pas seulement le chemin !

— Je le trouverai bien, va, et ce n’est qu’à une quinzaine de lieues d’ici.

Son voyage fut décidé et le prieur n’y fit pas d’opposition. Même l’acquéreur, qui était très content d’avoir mis le soin et l’exploitation de son nouveau domaine en bonnes mains, s’offrit à emmener Émilien et à l’aider dans ses recherches, car il n’avait pas ouï dire dans sa ville que la petite Franqueville y eût été mise dans un couvent quelconque, et il craignait que son frère ne sût pas la retrouver. Il l’engagea seulement à prendre des habits comme tout le monde, car, bien que dans ce temps-là on ne courut pas encore sus aux gens d’église, on n’aimait pas, quand on tenait pour la révolution, à se montrer en leur compagnie. Émilien courut pour reprendre l’habillement qu’il avait avant d’endosser le froc, sans songer que, depuis trois ans, il avait grandi de toute la tête et grossi d’autant. Mon cousin Pierre, qui était à peu près de son âge et de sa taille, avait un habillement de droguet tout flambant neuf que je l’engageai à lui prêter. Mais il ne s’en souciait point et parla de le lui vendre ; Émilien n’avait pas d’argent, et, ne sachant quand il en aurait, il n’osait en emprunter à personne. Ah ! que je fus contente et fière alors, de pouvoir lui offrir mes quinze francs ! Après bien des difficultés, il les accepta de moi. Avec la moitié, il acheta à Pierre son habillement complet, qui, selon moi, l’embellissait beaucoup, et il mit le reste dans sa poche pour n’être à la charge de personne durant le voyage.

Quand M. Costejoux le vit ainsi équipé, il se prit à rire d’un air malin, mais bienveillant quand même.

— Ah ! Ah ! monsieur le vicomte, lui dit-il, — car, malgré votre essai de noviciat, nul ne peut vous empêcher d’être le vicomte de Franqueville, votre frère aîné étant comte et votre père marquis, — vous voilà sous la livrée du paysan ; mais sans doute vous comptez vous habiller autrement à la ville ?

— Non, monsieur, répondit Émilien, je ne pourrais pas, et, si vous rougissez d’un paysan en votre compagnie, j’irai de mon côté et vous irez du vôtre.

— L’avocat, riant tout à fait, c’est bien riposté, dit-il, vous me donnez une leçon d’égalité, mais je n’en avais pas besoin. Soyez sûr que nous nous entendrons et ferons bon ménage.

Arrivé à Limoges, Émilien, aidé de M. Costejoux, chercha sa sœur dans tous les couvents. Ils existaient encore par tolérance et faute d’acheteurs ; mais sa sœur ne s’y trouvait point et il se rendit à Franqueville pour avoir de ses nouvelles.

On ne le reconnut pas tout de suite, changé comme il était de taille, de visage et de costume. Il put pénétrer dans le château et parler à l’intendant, qui fut bien surpris quand il se nomma, et fit comme s’il ne croyait pas que ce fût lui. Il s’obstina même à lui dire :

— Vous prétendez être le vicomte de Franqueville et il est possible que vous le soyez, mais il est possible que vous ne le soyez pas, car vous ne produisez aucune lettre qui vous recommande et aucun papier qui prouve ce que vous dites. Dans tous les cas, je n’ai reçu aucun ordre qui vous concerne. Vos parents sont émigrés et ne paraissent vouloir rentrer qu’avec l’étranger. C’est très fâcheux pour eux et pour vous, car vos biens seront vendus et vous n’en aurez rien. En attendant, je ne puis disposer de leurs revenus que sur un ordre écrit de leur main ou sur l’injonction des lois, et, puisque vous ne pouvez rien produire, je ne puis rien vous donner.

— Je ne suis pas venu vous demander de l’argent, répondit fièrement le pauvre petit vicomte, je n’en ai pas besoin.

— Ah ! vous avez des ressources ? vous avez eu part au trésor du couvent de Valcreux, car je n’imagine pas que les moines aient été assez simples pour ne pas se le partager en partant ?

— Il n’y avait pas de trésor au couvent de Valcreux, et le peu d’argent que l’on avait en réserve a été rendu à l’État par M. le prieur. Mais tout cela ne vous regarde pas et ne vous intéresse en aucune façon, puisque vous vous obstinez à ne pas me reconnaître pour ce que je suis ; je viens simplement vous demander où est ma sœur, et j’espère que vous n’avez pas de raison pour me le cacher.

— Je n’en ai pas ; votre sœur, puisque vous prétendez être un Franqueville, est à Tulle dans ma famille. Il y avait danger pour elle à rester ici, les paysans étant très animés contre vous autres ; c’est par miracle que j’ai pu les contenir et je ne dors pas chez vous sur les deux oreilles, croyez-le bien. J’ai envoyé la petite au loin ; elle est bien soignée et je paye ce qu’il faut pour son entretien.

Émilien demanda le nom de_ _la parente à qui l’intendant disait avoir confié l’enfant, et, sur-le-champ, il repartit sans se faire reconnaître d’aucun domestique et sans songer qu’il donnait raison par là aux soupçons de l’intendant ; mais, quand il eut gagné la sortie du hameau, il se trouva en face d’un vieux domestique de sa maison qui l’avait toujours beaucoup aimé et qui le reconnut tout d’un coup en s’écriant :

— M. Émilien !

Émilien avait le cœur gros, il se jeta dans les bras de ce vieux ami en sanglotant, et tout le village d’accourir et de lui faire fête. On l’aimait, lui, on le savait victime de l’ambition de son aîné et des fausses idées de sa famille, on se souvenait de l’avoir vu_ _abandonné à lui-même, vivre en égal avec les plus pauvres. Les têtes se montèrent ; on avait aimé l’intendant tout le temps qu’il avait apaisé les colères en annonçant la vente des biens des émigrés ; mais on voyait bi en qu’il trompait le monde, et que, s’il conservait avec soin la propriété de ses maîtres, c’est qu’il espérait l’acheter pour son compte : il était riche, il avait assez volé pour l’être. On voulait le pendre, porter Émilien en triomphe, le réinstaller dans le château de ses pères et le prendre pour seigneur ; on n’en voulait plus d’autre que lui.

Il eut bien de la peine à les apaiser et à leur prouver qu’il ne pouvait aller en rien contre la volonté de son père. Et puis la chose la plus pressée pour lui était de retrouver sa sœur, qui était peut-être fort mal, car plus on lui disait que l’intendant était un coquin, plus il avait sujet de craindre et de se_ _hâter. Il fallut qu’on le laissât partir. Mais le vieux domestique, qui s’appelait Dumont, voulut le suivre et le suivit.

Ils prirent la patache et s’en allèrent à Tulle. Ils trouvèrent en effet la pauvre petite Louise chez une vieille furie qui la privait de tout et la frappait quand elle se mettait en révolte. Elle raconta toutes ses peines à son frère et les voisins assurèrent qu’elle ne disait que la vérité. Si la vieille recevait une pension pour elle, elle la gardait et lui faisait manger des écorces de châtaigne et porter des guenilles.

Émilien fut si indigné et si désolé, que, sans voir la vieille et sans consulter personne, il prit sa sœur et s’en alla tout droit au moutier avec le vieux Dumont qui avait quelque argent et ne voulait point quitter ces pauvres enfants abandonnés.

Pour en finir avec l’aventure de cet enlèvement, je dirai ici tout ce qui s’y rapporte. Le marquis de Franqueville n’avait point de proches parents dans le pays. La coutume de la famille étant de supprimer, au moyen des vœux, tous les cadets et toutes les filles au profit des aînés, elle se trouvait isolée et n’avait sous la main personne à qui elle pût confier la gouverne de Louise et d’Émilien. Gravement menacée dans son château, elle était brusquement partie, donnant à l’intendant et à la nourrice des ordres pour que la petite fût vitement mise au couvent. L’intendant avait trouvé plus économique de la mettre où l’on sait, et il avait une correspondance avec le marquis où il lui présentait les choses comme il l’entendait. Sans doute Émilien n’ayant aucun droit de reprendre sa sœur eût dû consulter M. Costejoux, qui était grand légiste et qui lui eût peut-être donné le conseil de la conduire chez quelque dame alliée ou amie de sa famille ; mais la chose était faite, il ne put la désapprouver, car ces deux mineurs se trouvaient, disait-il, dans une position singulière, sans parents et comme orphelins, sans tuteurs et comme émancipés par la force des choses. Il blâma beaucoup l’intendant ; mais, après tout, il n’avait aucun pouvoir pour lui faire rendre gorge. On était, à bien des égards, sans législation arrêtée. Il conseilla à Émilien d’attendre, et de ne pas retourner à Franqueville, où sa présence amènerait malgré lui de grands désordres. La vieille parente de l’intendant n’avait aucun droit de réclamer la petite Franqueville, Émilien en avait de meilleurs pour la garder. Il s’agissait seulement d’obliger l’intendant à fournir quelques fonds pour leur subsistance. M. Costejoux écrivit à Coblentz où étaient les Franqueville, mais ne reçut pas de réponse, sans doute parce que ses lettres ne furent pas reçues. Alors, craignant de faire quelque scandale dans un temps où la moindre chose amenait des effets qu’on n’avait pu prévoir, il envoya à Émilien une somme de cinq cents livres qu’il prit dans sa propre bourse, mais en lui disant, pour ne pas l’humilier, que cela venait de l’intendant de Franqueville, qui avait enfin compris son devoir.

La chose fut démentie par l’intendant lui-même, qui eut peur et envoya le double, en chargeant son commissionnaire de dire qu’Émilien ayant été reconnu par les gens du village, il lui faisait excuse et lui fournissait les moyens de placer convenablement sa sœur, offrant même de lui envoyer sa nourrice, qui consentait à aller la voir où elle serait ; mais Louise nous dit que cette nourrice était fort coureuse d’amusements et s’occupait fort peu d’elle. On donna quittance de la somme et on refusa la nourrice. Émilien retourna à Limoges pour remercier M. Costejoux et lui restituer son argent. L’avocat admirait beaucoup la raison, le cœur, le désintéressement du jeune homme. Il le pria vivement d’installer sa sœur au moutier, d’y vivre à sa guise, de n’y faire que le travail qui l’amuserait et de se croire parfaitement acquitté envers lui par la surveillance qu’il y exerçait dans un moment où toutes choses allaient à l’abandon.