Nanon/Chapitre XVIII

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Lévy (p. 217-227).

XVIII


Nous fûmes contents d’apprendre que notre solitude ne serait point troublée, mais, en entendant Dumont parler de ce réfractaire qui se cachait, Émilien s’indigna. Il trouvait très mal qu’on refusât le service et il nous dit que le plus grand reproche qu’il avait à faire à la Terreur, ce n’était pas de l’avoir fait souffrir en prison, mais de l’avoir empêché de faire son devoir.

— C’est donc bien décidé, lui dis-je, que, quand vous pourrez sortir d’ici sans être arrêté, vous partirez pour l’armée ?

— Est-ce que tu m’estimerais, reprit-il, si j’agissais autrement ?

Il n’y avait rien à dire, il avait l’esprit si net et le cœur si droit ! Je travaillai à m’habituer à l’idée de le voir partir sans lui rendre, par mes larmes, la séparation trop dure. Je voyais bien qu’il m’aimait plus que toute autre personne, mais je n’avais pas été élevée à croire que quelqu’un au monde dût me préférer à son devoir.

Le temps se passait pour moi à m’occuper de la vie matérielle. Je voulais que mes compagnons fussent bien portants et soignés comme il faut. J’y mettais mon amourpropre et mon plaisir. Ils ne manquèrent de rien, grâce à moi. Je pensais à tout. Je lavais, je raccommodais le linge et les habits, je faisais les repas, je tenais la maison propre, je tendais et relevais les nasses, je coupais la fougère et la bruyère pour les fagots, je raccommodais les _saulnées, _c’est-à-dire les cordelettes garnies de nœuds coulants en crin, avec lesquelles on prend les oiseaux en temps de neige. Je soignais les chèvres et faisais les fromages. Je n’avais pas le temps de beaucoup réfléchir. J’étais contente de ne pas l’avoir.

De leur côté, Émilien et Dumont ne se reposaient pas non plus. Ils s’étaient occupés de cultiver le coin de terre que nous avions loué ; mais c’était si petit et si sableux, que, sauf quelques légumes, ils n’en espéraient pas grand profit. Émilien se mit alors en tête de défricher une lande qui était de l’autre côté du ruisseau et qui lui parut avoir un fond de bonne terre. Nous ne savions à qui elle appartenait ; mais, comme elle ne produisait absolument rien et qu’elle ne servait même pas de pacage en l’absence d’habitants et de bétail, il nous dit :

— Je crois qu’en cultivant cette terre, nous ne ferons pas une usurpation et un vol ; ce sera, au contraire, une bonne action. Si, comme je le crois, nous obtenons une récolte et qu’on vienne le constater, nous nous arrangerons avec le propriétaire pour qu’il y ait part. Il sera content, lui qui n’aurait rien tiré de son bien, d’en recevoir quelque chose. S’il ne vient pas réclamer, nous lui laisserons une terre en état de rapport, et peut-être notre premier essai sera-t-il le commencement de la fortune de ce pays abandonné.

Il ne croyait pas si bien prédire, et il se mit à l’œuvre. On arracha les mauvaises herbes, on bêcha tout l’automne. On utilisa le fumier de nos bêtes. On fit des rigoles pour l’écoulement des eaux. On brisa les rochers ; enfin, on sema du seigle, de l’orge et même un peu de blé, le tout acquis à grand’peine, et placé par espèces dans les différentes régions de cette lande inclinée, afin d’essayer les propriétés de la terre. Au mois de janvier, tout cela avait germé à souhait et on voyait un beau tapis vert briller au loin comme une émeraude au milieu des plantes sauvages desséchées par l’hiver.

La chose fut remarquée et quelques personnes se hasardèrent à venir voir nos travaux. Le paysan qui avait acheté l’endroit s’en émut et arriva des premiers. Quand Dumont lui eut dit qu’il reconnaissait son droit et s’en remettait à lui pour le partage, il s’apaisa et on s’arrangea à l’amiable. Le paysan était content, mais il disait :

— Je vois bien ce qui pousse, mais Dieu sait ce qui mûrira !

— Craignez-vous que le pays ne soit trop froid ? lui dit Dumont.

— Non, mais je vois bien que les fades vous ont laissé faire, et je ne sais pas si elles auront le caprice de vous laisser continuer.

— Je me moque des fades, je saurai bien les tenir en respect.

— Peut-être ! répondit le bonhomme en lui jetant un regard de méfiance : si vous savez les paroles pour les contenter, je ne dis pas ! mais, moi, je les ignore et ne souhaite point les apprendre.

— Oui, vous me prenez pour un sorcier ! Et pourtant, si la récolte est aussi bonne qu’elle promet de l’être, vous ne refuserez pas votre part ?

— Bien sûr que non ! mais en avoir une autre quand vous n’y serez plus ?

Il regarda longtemps son terrain verdoyant, d’un air de surprise, de doute et d’espérance. Puis il s’en alla tout absorbé, comme un homme qui a vu un prodige.

Nous eûmes donc la réputation d’être bien avec les fades et on nous évita d’autant plus. Ce n’était plus à nous de craindre ; c’est nous que l’on redoutait. Émilien se reprochait de nous voir condamnés à entretenir la superstition ; mais l’effet fut meilleur qu’il ne pensait. Nous avons su que, peu après notre départ, on avait pris courage au point de cultiver tous les alentours de l’île aux Fades et que le succès avait réconcilié ces bonnes gens avec les doux esprits qui avaient protégé notre refuge et notre travail.

L’hiver aussi fut doux et notre demeure était si bien entretenue, nous étions d’ailleurs si bien habitués à ne point nous écouter, que nous ne souffrîmes aucunement. La provision de châtaignes, le laitage et le gibier nous permirent de nous passer de farine, et peu à peu les nombreux petits achats de sel nous avaient assuré une provision suffisante. Nous n’avions plus besoin de rien chercher au dehors et Dumont n’était plus forcé de s’aventurer au loin. Les dernières nouvelles qu’il avait recueillies étaient si tristes, que nous ne désirions plus d’en avoir. Seulement, nous eussions bien voulu savoir ce qui se passait au moutier et rassurer nos amis qui pouvaient nous croire arrêtés et mi s à mort. Mais sortir du pays était une trop grande témérité. Émilien jurait que, si Dumont ou moi voulions faire cette tentative pour lui apporter des nouvelles de sa sœur, il nous suivrait.

— Vous m’avez forcé, disait-il, à vous mettre dans la position qu’on appelle _être hors la loi, _c’est-à-dire bons pour la guillotine. Eh bien, c’est dit ! Il faut nous sauver ensemble ou périr ensemble.

Quand vint le printemps, l’année s’annonçait si belle, que l’espérance repoussait en nous comme les fleurs dans les buissons. Nous n’avions plus guère de travail, nous n’avions qu’à regarder croître nos semences et les légumes plantés autour de notre bergerie. J’avais renouvelé les vêtements, et le linge durait encore. Levés et couchés avec le jour, nous n’usions pas de luminaire ; nous eussions pu passer là notre vie sans nous trouver pauvres.

Quant à être malheureux, nous ne pouvions nous y résoudre. Nous n’étions pas dans l’âge, Émilien et moi, où l’on croit à l’éternel désastre, à la vie brisée, à l’impossibilité trop prolongée de réagir contre le sort. Dumont n’était pas un grand raisonneur ; Émilien d’ailleurs était son oracle, et j’étais tous les jours plus frappée du bon sens que donnait à ce jeune homme la droiture et la fermeté de son âme. Il avait la simplicité d’un enfant dans l’habitude de sa vie, et la raison d’un homme quand on l’excitait à penser. Alors il n’avait pas besoin de réfléchir pour dire des choses qui nous paraissaient si vraies que nous nous imaginions les avoir pensées en même temps que lui. Quelquefois, il lui arriva de deviner les événements qui se passaient en France et à l’étranger, et p lus tard, en nous rappelant ses paroles, nous nous sommes dit qu’il avait été_ _visité dans ses rêves par les fades. Il faut dire aussi que, dans cette solitude, nos imaginations se montaient un peu et que tout nous paraissait pronostic ou avertissement. Sans lui, qui avait un fonds de froideur dans le jugement, nous fussions devenus un peu fous, le vieux et moi. Le spectacle de la guillotine m’avait laissé quelque tendance à l’hallucination. Émilien, qui avait regardé cela avec calme, me reprenait doucement et me tranquillisait.

Un soir que je lui disais entendre toujours tomber le couperet quand je me trouvais seule :

— Eh bien, me dit-il, il tombe peut-être à l’heure où tu crois l’entendre ; c’est le moment d’élever ton cœur à Dieu et de lui dire : « Père, voici une âme de moins sur la terre. Si c’était une bonne âme, ne faites point qu’elle soit perdue pour nous. Donnez- nous sa justice et son courage pour que nous fassions en ce monde le bien qu’elle aurait fait. » C’est que, vois-tu, Nanette, ce n’est pas une tête de plus ou de moins qui changera le cours des destinées ; meurtre inutile, fatalité plus pesante ; la guillotine fait plus de mal à ceux qu’elle épargne qu’à ceux qu’elle supprime. Si on ne faisait que de tuer des hommes ! mais on tue le sens humain ! on cherche à persuader au peuple qu’il doit voir sacrifier une partie de lui-même déclarée mauvaise, pour sauver une autre partie réputée bonne. Rappelle-toi ce que nous disait le prieur : c’est avec cela qu’on recommence l’inquisition et la Saint-Barthélemy, et ce sera comme cela dans toutes les révolutions, tant que régnera la loi du talion. Moïse avait dit : « OEil pour œil et dent pour dent » ; le Christ a dit : « Tendez la joue aux insultes et les bras à la croix. » Il faudrait bien une troisième révélation pour mettre d’accord les deux premières. Se venger, c’est faire le mal ; se livrer, c’est l’autoriser. Il faudra trouver le moyen de réprimer sans punir et de combattre avec des armes qui ne blessent point. Tu souris ? eh bien, ces armes sont trouvées et il n’est besoin que d’en connaître l’usage : c’est la discussion libre qui éclaire les esprits, c’est la force de l’opinion qui déjoue les complots fratricides, c’est la sagesse et la justice qui règnent au fond du cœur de l’homme et qu’une bonne éducation développerait, tandis que l’ignorance et la passion les étouffent. Il y a donc un remède à chercher, une espérance à entretenir. Aujourd’hui, nous n’avons que des moyens barbares et nous les employons. La cause de la Révolution n’en est pas moins bonne en elle-même, puisqu’elle a pour but de nous donner ces choses, et peut-être Robespierre, Couthon et Saint-Just rêvent-ils encore la paix fraternelle après ces sacrifices humains. En cela, ils se trompent ; on ne purifie pas l’autel avec des mains souillées, et leur école sera maudite, car ceux qui les auront admirés sans réserve garderont leur férocité sans comprendre leur patriotisme ; mais ils n’auront pu persuader le grand nombre, et le besoin de se tolérer et de s’aider mutuellement renaîtra toujours à tout prix dans le peuple. Il perdra plutôt la liberté que la charité, et_ _il appellera cela vouloir la paix. Les jacobins sont puissants aujourd’hui, tu as vu rendre à leurs fantaisies religieuses un culte imbécile ; eh bien, il n’y a rien de vrai et de durable au fond de cette prétendue rénovation. À l’heure qu’il est, je suis bien sûr que d’autres partis ruinent la toute-puissance de ces hommes, et le peuple, épouvanté de leur cruauté et de celle de leurs agents, est prêt à acclamer leur chute. Il y aura une réaction tout aussi sanguinaire et elle se fera au nom de l’humanité. Le mal engendre le mal, il faut toujours en revenir à l’idée du prieur. Mais après cela viendra le besoin de s’entendre et de sacrifier les sophismes de la fièvre à la voix de la nature. Peut-être qu’en ce moment Robespierre fait mourir Danton, il écrase son parti ; mais souviens-toi de ce que je te dis : l’année ne se passera pas sans qu’on fasse mourir Robespierre. Forcés d’attendre, attendons ! Puisse-t-il ne pas emporter la République ! mais, si cela arrive, ne nous étonnons pas. Il faudra, pour qu’elle renaisse, qu’elle soit humaine avant tout et que le meurtre soit devenu un crime aux yeux de tous les hommes.

Quand je demandais à Émilien comment, étant si jeune et si occupé dans ces derniers temps au travail de la terre, il avait tant de réflexion sur les événements qu’il_ _n’avait fait qu’entrevoir :

— J’ai pris des années durant mes jours de prison, répondait-il. D’abord, j’ai cru que j’allais mourir sans rien comprendre, et mon parti en était pris comme si je fusse tombé d’un toit sans aucune chance de me retenir ; mais, quand je me suis trouvé seul avec ce pauvre prêtre, dont je ne sais pas, dont personne n’a su le nom et qu’on a guillotiné anonyme, je me suis éclairé vite en causant avec lui. Nous ne pensions pas de même, mais il était si tranquille, si poli, si instruit et si honnête homme, que je pouvais aller au fond de sa pensée et de la mienne sans risquer de détruire l’affection que nous sentions l’un pour l’autre. Royaliste et catholique, il me donnait les meilleures raisons de sa croyance et je n’avais à discuter avec lui que sur des choses sérieuses dites de bonne foi, ce qui faisait faire à mon esprit de grandes enjambées. Alors, n’ayant à combattre en lui aucun enfantillage de superstition et aucune passion d’intérêt personnel, je voyais clair en moi-même. Je trouvais des idées que je crois vraies, et je voyais ces idées très nettes à travers la tempête qui nous emportait tous les deux. Je devenais calme comme lui, je n’en voulais à personne, je ne m’étonnais de rien, je ne me comptais même plus pour rien. Je me sentais petite feuille sèche dans la forêt dévorée par le grand incendie. Je n’ai retrouvé l’amour de moi-même que quand je t’ai vue à cette lucarne de grenier et que je t’ai reconnue à ton chant. Alors je me suis souvenu d’avoir été heureux, d’avoir aimé la vie, et j’ai pleuré en secret nos belles années, j’ai pleuré l’avenir que j’avais rêvé avec toi.

— Et que nous ne devons plus rêver, croyez-vous ?

— Et que je rêve toujours, mon enfant. Quand j’aurai servi mon pays (il faut toujours supposer qu’on reviendra de la guerre), je ne te quitterai plus.

— Plus jamais ?

— Plus jamais, et, comme tu es tout pour moi, c’est à toi-même que je te confierai en mon absence.

— Qu’est-ce que cela veut donc dire ?

— Cela veut dire qu’il faut te conserver en courage et en santé, en confiance et en joie, quoi qu’il arrive, pour que je te retrouve comme je t’aurai quittée. Que veux-tu, Nanon ! tu m’as gâté et je ne pourrai jamais me passer de toi ; tu m’as appris à être heureux, ce qui est une grande chose. On m’avait élevé à ne plus exister, à ne pas compter en ce monde, à ne rien vouloir, à ne rien désirer, et tu sais que je m’y soumettais. Avec tes petites remontrances, avec tes courtes et justes réflexions, avec ton désir d’apprendre, avec ton habitude d’agir, la netteté de ton vouloir et ton dévouement absolu, sans bornes, sans exemple, tu m’as renouvelé, tu m’as réveillé d’un triste et lâche sommeil. Tiens, dans les plus petites choses, tu m’as rendu aux instincts vrais que l’homme doit avoir ; tu m’as enseigné le soin qu’on doit prendre de son corps et de son âme. Je courais et je mangeais au hasard comme une bête, je ne pensais que par moments, je n’étudiais que par boutades. Le désordre et la malpropreté des moines m’étaient indifférents. J’étais dur à moi-même, mais par paresse et non par vertu. Tu m’as donné des idées d’ordre, de régularité et de suite dans l’esprit. Tu m’as enseigné qu’il faut achever tout ce que l’on commence et ne rien commencer qu’on ne veuille achever. C’est pour cela que j’ai compris que ce qu’on aime, on le doit aimer toute sa vie. Dans cette existence de sauvages où nous voilà jetés, tu nous fais une vie de famille tout à fait douce, tu nous procures un bien-être qui paraissait impossible, et, par la peine que tu y prends, tu nous fais un devoir d’en profiter et même d’en jouir. Quelquefois je raille tes petites recherches, et tout aussitôt je suis attendri de tes inventions délicates pour nous cacher notre dénûment ; je t’admire, toi qui n’es pas une machine, mais un esprit très prompt, très étonnant, très cultivé déjà et capable de tout comprendre. Si j’ai souvent eu l’air de trouver tes soins tout naturels, ne crois pas, Nanon, que je ne connaisse pas l’immensité de ton dévouement. C’est comme une source toujours pleine dont on n’aperçoit jamais le fond. Je ne mérite d’en être l’objet que par la reconnaissance que j’en ai. Ce sentiment sera aussi une source qui ne tarira pas, et, puisque ta récompense sera de me voir heureux, je gouvernerai mon esprit et mon caractère de façon à te contenter. Je veux être persévérant comme toi et me rendre si sage et si bon, qu’en voulant savoir ce que je pense et ce que je suis, tu n’aies qu’à regarder en toi-même.

En me parlant ainsi, Émilien se promenait avec moi sous ces châtaigniers reverdis qui couvraient de leur ombre encore claire des tapis d’herbe nouvelle toute remplie de fleurs. Il connaissait plusieurs de ces plantes, il les avait un peu étudiées avec le prieur, et, sachant qu’il les aimait, je lui avais apporté du moutier son petit livre de botanique. Il m’enseignait à mesure qu’il apprenait à en connaître de nouvelles, et l’île aux Fades en était si riche, que nous avions de quoi nous instruire. Nous apprenions à les trouver aussi jolies qu’elles sont, car on ne s’aperçoit de la beauté des choses que par l’examen et la comparaison. Et puis ce singulier pays, qui d’abord nous avait plus étonnés que charmés, se révélait à nous avec le printemps, et, qui sait ? peut-être aussi avec le contentement que nous avions d’y être ensemble et de nous aimer chaque jour davantage.