Nanon/Chapitre XXVII

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Lévy (p. 333-343).

XXVII


Quand nous quittâmes le cimetière, il me demanda de descendre avec lui à la rivière, en me jurant qu’il n’était pas fatigué. Il voulait revoir le vieux saule avec moi. Ç’avait été, disait-il, l’idée fixe de ses jours de pire souffrance. Ç’avait été aussi la mienne et je le priai de m’attendre un instant. Je courus chercher les feuilles desséchées que j’avais toujours gardées, et je les lui fis toucher quand nous fûmes au pied de l’arbre. L’air était tiède, la nuit toute semée d’étoiles, et la rivière qui n’avait pas beaucoup d’eau bruissait si doucement qu’on l’entendait à peine ; il mit mes mains sur son cœur et me dit :

— Tu vois, Nanon, toutes choses sont aujourd’hui comme elles étaient. Ce que je t’ai promis ici, je te le promets encore. Jamais je ne te ferai de peine et jamais personne ne prendra ta place dans ce cœur-là !

Je lui racontai que j’avais toujours pensé à_ _ce moment, à cette première promesse qu’il m’avait faite et que je n’avais pas comprise, au point que plus tard j’avais cru que c’était un rêve, et que, durant ma maladie, je m’étais vue, tantôt allant au mariage avec une couronne des chatons blancs de ce vieux saule, tantôt morte et ensevelie avec cette même couronne virginale.

Il ne savait pas que j’avais été malade et en danger de mort. Je n’avais pas voulu le lui écrire. Je le fis pleurer en lui racontant de quelle manière j’avais découvert la mort du prieur ; et puis je lui parlai encore de Louise, et, comme il était curieux de connaître ses sentiments à mon égard, je me fis scrupule de lui laisser ignorer plus longtemps qu’il était marquis et que Louise souhaitait qu’il s’en souvînt. Il était si franc et si juste, qu’il ne se fit pas un devoir de regretter ce frère dont il n’avait jamais reçu que des marques d’indifférence dédaigneuse, et, quant à son marquisat, la chose lui fit hausser les épaules.

— Mon amie, me dit-il, je ne sais pas ce que l’on pense aujourd’hui, en France, de ces vieux titres. Je sors d’un milieu où leur valeur est déjà tellement discréditée, que, si l’on m’eût traité de marquis au régiment, j’aurais été forcé de me battre pour ne pas permettre que le ridicule s’attachât à mon nom.

— Votre sœur croit, lui dis-je, que ces titres n’ont rien perdu de leur prix, et qu’un jour viendra, peut-être bientôt, où on les reprendra avec fureur. Elle croit même que les républicains d’à présent, si fiers de leur bourgeoisie, M. Costejoux tout le premier, mettront leur orgueil à prendre le nom et les titres des seigneuries qu’ils auront achetées.

— Tout est possible ! répondit mon ami. Les Français ont beaucoup de vanité et les plus sérieux ont leur grain d’enfantillage. Ils oublieront peut-être tout le sang que nous avons versé pour repousser l’ennemi qui veut restaurer des vieilleries et nous rendre la monarchie avec les seigneurs et leurs privilèges, les couvents et leurs victimes. Tu peux bien pardonner à ma sœur d’être une enfant, quand des hommes sont si peu raisonnables. Quant à moi, je ne me pardonnerais pas d’être si sot et si fou que de sacrifier à une mode quelconque mon titre de citoyen si chèrement acquis. Personne ne pourra jamais me contraindre à en prendre un autre, puisque je n’en reconnais pas de plus honorable. Oublions ces misères, Nanon ! Me voilà libre entièrement, et j’espère que tu as pour toujours abjuré tes scrupules et les étonnements d’autrefois, quand tu pensais qu’un noble ne pouvait pas épouser une paysanne. C’est au contraire une alliance plus facile, je dirais presque plus naturelle, que l’union de la noblesse avec la bourgeoisie. Ces deux classes se haïssent trop, et, dans cette question personnelle qui n’intéresse pas le peuple autant qu’on le croit, le paysan reste neutre. Ce qu’il veut, c’est d’être affranchi de ses anciennes corvées, de la misère et des extorsions. Il en est affranchi pour toujours, va ! Le paysan, c’est le nombre, et on ne pourra plus sacrifier le nombre à une caste. Tu fais donc bien, puisque tu as le goût des bonnes affaires, de baser tes projets sur la confiance en l’avenir de la terre. Moi aussi, j’aime la terre, je l’aime pour elle-même, et, s’il faut en avoir la possession pour être à même de la rendre féconde et riante, va pour la possession ! Je lui donnerai le bras qui me reste, ma réflexion, mon intelligence et l’instruction que je saurai acquérir pour alléger aux bras des autres et à ta grande activité, toute la fatigue qu’il sera possible d’épargner. Voyons, ma Nanette, fixons l’époque, fixons le jour de notre mariage. Tu vois que je n’ai pas de scrupules, moi, de m’offrir à toi sans fortune et avec un bras de moins. Je sais qu’à la campagne, il y a un grand effroi de la mutilation. Si c’est un grand honneur à l’armée, c’est presque un abaissement dans nos idées de paysan, c’est du moins une infériorité qu’on peut respecter, mais qu’on plaint toujours ; seras-tu humiliée de ne point faire de jalouses et d’entendre dire que tu acceptes un grand fardeau, au lieu de prendre un bon ouvrier pour te faire bonheur et profit ?

— Les gens d’ici valent mieux que cela, lui répondis-je ; ils ne le diront point. Ils vous aiment et vous respectent parce qu’ils vous connaissent. Ils comprendront qu’une bonne tête est plus utile que cent bras, et, s’il faut faire des jaloux pour être heureux, ce que je ne crois pas, je ferai encore envie aux plus fières, n’en doutez point. Ce que j’ai aimé en vous, ce n’est pas un ouvrier plus ou moins diligent ; c’est le grand cœur et le grand esprit que vous avez. C’est la bonté et la raison. C’est votre amitié qui est aussi sûre et aussi fidèle que la vérité… J’ai hésité, je vous le confesse. J’étais comme folle quand j’ai quitté l’aire aux Fades, j’étais presque plus effrayée que contente, et pourtant vous aviez vos deux bras ! moi, j’avais encore, il faut croire, des idées de paysan à peine affranchi du servage. Je craignais de vous faire descendre dans l’estime des autres et peut-être un jour dans la vôtre propre. J’ai bien souffert, car, pendant des mois entiers, je me suis persuadé que je devais renoncer à vous.

— Tu voulais donc mon malheur ?

— Attendez ! je ne voulais pas vous quitter pour cela, je me serais dévouée à votre bonheur autrement ! Mais laissez-moi oublier ce mortel chagrin dont je me suis peu à peu guérie par ma volonté. Quand j’ai eu formé le projet d’être riche, quand M. Costejoux m’a montré que je pouvais le devenir et qu’il m’en a facilité les moyens, quand la générosité du prieur m’a mise à même d’essayer mes forces et de voir que je réussissais à vous être utile au lieu de vous être à charge, enfin quand j’ai senti le néant des idées de Louise et entendu les bonnes raisons que M. Costejoux disait pour les combattre, j’ai pris confiance : il m’a poussé une sorte de fierté, et, à présent, je sens que je ne rougirai plus jamais d’être ce que je suis. Si vous avez gagné le repos de votre conscience et la juste estime de vous-même en souffrant beaucoup pour votre pays et pour sa liberté, moi j’ai acquis les mêmes joies intérieures en faisant tout ce qui m’était possible pour vous et pour votre liberté personnelle.

— Et tu as raison, comme toujours, s’écria-t-il en se mettant à genoux devant moi ; je reconnais que la sobriété, le travail des bras et l’honnêteté ne suffisent pas pour assurer l’indépendance, sans l’épargne qui permet la réflexion, le travail de l’esprit, l’usage de l’intelligence. Tu vois bien, Nanon, que tu es ma bienfaitrice, car je te devrai la vie de l’âme, et, pour une âme remplie d’un amour immense, si la sécurité matérielle n’est pas absolument nécessaire, elle n’en est pas moins d’un grand prix et d’une douceur infinie. Je l’aurai, grâce à toi, et ne crains pas que j’oublie que je te dois tout.

Et, comme nous étions arrivés, en causant, à la barrière de la prairie :

— Te souviens-tu, dit-il, que c’est ici que nous nous sommes vus pour la première fois, il y a sept ans ? Tu possédais un mouton et ce devait être le commencement de ta fortune ; moi, je ne possédais et ne devais jamais rien posséder. Sans toi, je serais devenu un idiot ou un vagabond, au milieu de cette révolution qui m’eût jeté sur les chemins, sans notions de la vie et de la société, ou avec des notions insensées, funestes peut-être ! Tu m’as sauvé de l’abjection, comme, plus tard tu m’as sauvé de l’échafaud et de la proscription : je t’appartiens, je n’ai qu’un mérite, c’est de l’avoir compris !

Nous étions près du cimetière ; avant de rentrer, il voulut encore toucher la tombe du prieur dans l’obscurité.

— Mon ami, lui dit-il, m’entendez-vous ? Si vous pouvez m’entendre, je vous dis que je vous aime toujours, que je vous remercie d’avoir béni vos deux enfants, et je vous jure de rendre heureuse celle que vous me destiniez pour femme.

Il me demanda encore de fixer le jour de notre mariage. Je lui répondis que nous devions aller demander à M. Costejoux, que je savais revenu à Franqueville, de le fixer le plus proche possible. Émilien reconnut que nous devions cet acte de déférence à un ami si dévoué. D’ailleurs il désirait vivement l’avoir pour beau-frère et il se flattait de décider Louise. Nous partîmes dès le lendemain.

Comme nous pénétrions dans le parc de Franqueville, nous vîmes M. Costejoux qui vint à notre rencontre, les bras ouverts, et avec un sourire de contentement ; mais presque aussitôt l’effort qu’il faisait trahit sa volonté : il devint très pâle et des larmes parurent briller dans ses yeux.

— Mon ami, mon cher ami, lui dit Émilien, qui attribuait, ainsi que moi, l’émotion de notre hôte à la vue de son pauvre corps mutilé : ne me plaignez pas : elle m’aime, elle m’accepte et nous venons vous demander la bénédiction fraternelle.

Costejoux pâlit encore plus.

— Oui, oui, répondit-il, c’est cela ! C’est la vue de cette épouvantable conséquence de la guerre ! Je savais le fait, Dumont me l’avait confié, et pourtant, en vous voyant revenir ainsi… Mais ne parlons que de votre prochain bonheur : à quand le mariage ?

— C’est vous qui déciderez, lui dis-je. S’il nous fallait attendre encore pour célébrer ce bonheur en même temps que le vôtre…

Il secoua la tête et m’interrompant :

— J’avais formé certains projets… auxquels il me faut renoncer et auxquels je renonce sans dépit. Arrêtons-nous sur ce banc. Je me sens très fatigué, j’ai travaillé beaucoup cette nuit, j’ai beaucoup marché dans la matinée…

— Vous êtes souffrant ou vous avez un grand chagrin, lui dit Émilien en lui saisissant les deux mains ! votre mère…

— Bien, très bien, ma bonne mère ! vous allez la voir.

— Et Louise ?…

— Votre sœur… très bien aussi ; mais vous ne la verrez pas ici. Elle est… partie.

— Partie !… où ? comment ?

— Avec sa vieille parente, madame de Montifault, la Vendéenne, la chouanne irréconciliable ! Chargée par vos parents de veiller sur Louise, mais empêchée longtemps par le louable devoir de fomenter et de continuer la guerre civile, elle a pu enfin sortir du repaire ; elle est venue hier soir chercher Louise, et Louise l’a suivie.

— Sans résistance ?

— Et sans regret ! Vous aurez donc le regret, vous, de ne pas l’embrasser aujourd’hui, ni peut-être de sitôt…

— J’irai la chercher ! Où qu’elle soit, je la retrouverai, je la ramènerai. Je suis majeur, elle est ma pupille, elle ne dépend que de moi. Je n’entends pas que ma sœur aille vivre parmi les brigands.

— La paix est faite, mon ami, il faut en finir avec toutes ces haines ; moi, j’en suis las, et je vous engage à laisser à votre sœur la liberté de ses actions et de ses opinions. Dans quelques mois, elle aura vingt ans ; un an encore et elle aura le droit légal de résider où il lui plaira, comme elle a déjà le droit moral de penser ce qui lui plaît, de haïr et de repousser qui bon lui semble. Nous avons souffert et combattu pour la liberté, mon enfant, chacun selon nos forces. Respectons la liberté des consciences et reconnaissons que ce qui est du domaine de la croyance nous échappe.

— Vous avez raison, reprit Émilien, et, si ma sœur se rend bien compte de ce qu’elle a fait en quittant ainsi votre maison, je l’abandonnerai à ses préjugés. Mais peut-être ne sont-ils pas aussi invétérés que vous le pensez. Peut-être a-t-elle cru devoir obéir à la dernière volonté de ses parents, peut-être n’est-elle pas ingrate au fond du cœur, et, puisqu’elle touc he à l’âge où elle pourra disposer d’elle-même, peut-être n’attend-elle que ce moment et ma sanction pour…

— Non ! jamais ! reprit Costejoux en se levant : elle ne m’aime pas, — et, moi, je ne l’aime plus ! Son obstination a lassé ma patience, sa froideur a glacé mon âme ! J’en ai souffert, je l’avoue ; j’ai passé une nuit affreuse, mais je me suis raisonné, résumé, repris. Je suis un homme, j’ai eu tort de croire qu’il y avait quelque chose dans la femme. Pardon, Nanette, vous êtes une exception. Je peux dire devant vous ce que je pense des autres.

— Et votre mère ! m’écriai-je.

— Ma mère ! Exception aussi ! Vous êtes deux, et, après cela, je n’en connais pas d’autres. Mais allons la trouver, cette chère mère ; elle pleure Louise, elle ! elle pleure ! c’est un soulagement pour elle. Aidez-moi à la distraire, à la rassurer, car elle s’inquiète de moi avant tout, et moi, une chose me soulage, c’est que Louise ne l’eût pas rendu heureuse, elle ne l’aimait pas, elle n’aime et n’aimera jamais personne.

— Permettez-moi de croire ma sœur moins indigne ! répondit Émilien avec feu. Je pars, je veux partir à l’instant même. Je vous confie Nanette. Je serai de retour demain ; ma sœur ne peut être loin, puisqu’elle est partie hier au soir. Dites-moi quelle route elle a dû suivre.

— C’est inutile ! puisque le sacrifice est accompli…

— Non, il ne l’est pas !

— Émilien, laissez-moi guérir. J’aime mieux ne pas la revoir.

— Vous guérirez si elle est réellement ingrate, car, pour vous comme pour moi, pour nous qui sommes des cœurs dévoués, l’ingratitude est impardonnable, odieuse. Vous êtes un homme, vous l’avez dit, et je sais que cela est. Ne vous comportez pas en homme faible. Soyez généreux jusqu’au bout. Accueillez le repentir, si repentir il y a, et, si vous ne l’aimez plus, pardonnez-lui du moins avec la douceur et la dignité qui vous conviennent. Moi, je ne puis souffrir qu’elle vous quitte sans avoir obtenu ce pardon, c’est une question d’honneur pour moi. Adieu, renseignez-moi, pour que je la retrouve, j’exige cela de vous !

Émilien, malgré ses habitudes de douceur et de patience, était si résolu devant l’appel du devoir, que M. Costejoux dut céder et lui indiquer la route que Louise et madame de Montifault avaient prise pour gagner la Vendée. Il m’embrassa, remonta dans la voiture qui nous avait amenés et partit sans entrer sous le toit de ses pères, sans y jeter même un regard.

Je réussis à rassurer madame Costejoux sur l’état d’esprit de son fils ; lui-même réussit à lui faire croire, pendant le souper, qu’il était fatigué, brisé, mais tout à fait calmé, et que, Louise revînt-elle, il la reverrait avec une tranquille indifférence.

Il prit tellement sur lui-même, qu’il réussit à me persuader aussi. Il nous quitta de bonne heure, disant qu’il tombait de sommeil et que, quand il aurait dormi sur son chagrin et sa colère, il n’y songerait plus.

Madame Costejoux me pria de coucher dans sa chambre. Elle avait besoin de parler de Louise et de se plaindre de la dureté inouïe de la vieille Vendéenne, de son ton arrogant, de ses mépris, de son impertinence, contre lesquels Louise, confuse et comme paralysée, n’avait pas eu le cœur de protester.

— Et pourtant, lui dis-je, Louise aime votre fils, elle me l’avait confié, et, à présent, pour la justifier, je trahis son secret.

— Elle l’aimait, reprit-elle, oui, je l’ai cru aussi ; mais elle en rougit à présent, et bientôt, dans ce pays de prêtres où on l’emmène, elle s’en confessera comme d’un crime. Elle fera pénitence pour laver cette honte. Voilà comment son cœur nous remerciera de tant de bienfaits, de tendresses, d’hommages et de soins. Ah ! mon pauvre fils ! puisse-t-il guérir par le mépris !

Elle s’endormit en gémissant ; moi, je ne pus fermer l’œil. Je me demandais si, en effet, le mépris guérit de la passion : je ne savais ! Je n’avais pas d’expérience. Je n’avais jamais connu l’atroce nécessité de mépriser une personne aimée. L’âme d’un homme agité comme M. Costejoux était pour moi un mystère. Je voyais en lui de si puissantes contradictions ! je me rappelais les sévérités, je pourrais dire les rigueurs de sa conduite politique, et, en même temps, sa généreuse pitié pour les victimes ; sa haine contre les nobles et cet amour pour Louise étaient pour moi une inconséquence indéchiffrable.