Nantes
Vers le premier siècle de l’ère chrétienne, on voyait, à quelques lieues au-dessus de l’embouchure de la Loire, une réunion confuse de villages couverts de chaume et à moitié cachés parmi les saules. D’étroits chemins, bordés de bouleaux, unissaient entre eux ces différens hameaux. Les vertes prairies s’étendaient par derrière, et l’on voyait tourbillonner au-dessus les oies sauvages qui venaient s’abattre le long des rives. Tout était champêtre et tranquille : seulement, parfois, le soir, à la marée montante, on apercevait dans la brume des barques noires glissant sur les eaux comme des serpens marins, et qui, suivant un des bras du fleuve, s’y perdaient parmi les feuillées. Alors, du côté où elles avaient disparu, on entendait s’élever des cris de mort ; on voyait étinceler des flammes ; puis les barques reparaissaient emportées par le jusant, et passaient, rapides comme des flèches, toutes chargées de dépouilles sanglantes, de femmes garottées et d’enfans en pleurs.
Cette grande bourgade sans défense était Nantes, alors exposée aux attaques des corsaires de toutes nations, qui remontaient la Loire pour piller la ville, brûler les maisons et emmener les habitans en esclavage.
Plus tard, vers le xiiie siècle, les saules, les bouleaux, les prairies avaient disparu, et, à la place des hameaux, s’étendaient des quartiers populeux. Nantes avait grandi : un long rempart de pierre l’enveloppait comme une armure, les archers veillaient sur ses tours crénelées, les pendus chargeaient ses fourches de justice : cette ville était devenue le plus brillant joyau de la couronne de Bretagne, et rien ne manquait plus à la cité du moyen-âge, pas même la peste, qui enlevait tous les cinq ans un tiers de la population.
Telle qu’elle existe de nos jours, Nantes ne rappelle que fort peu le passé. Il ne faut plus y chercher ni la capitale des Namnètes, ni la ville féodale ; les cabanes primitives y ont été renversées depuis long-temps, et la pioche est au pied des dernières maisons gothiques. Où le fleuve baignait des prairies, il ne trouve plus que des canaux de pierre ; où serpentaient les vertes oseraies s’élèvent des frontons sculptés et d’opulentes façades ; où glissaient les navires de pirates, flottent de paisibles bateaux laveurs. Nantes n’a rien gardé de l’air de ses anciens jours. C’est une ville de ponts, de péristyles, de palais et de colonnes ; une cité d’Italie perdue dans les vallées de la Bretagne ; Venise, sauf le soleil et les gondoliers.
Et cependant, sous ce replâtrage moderne, que de belles empreintes du passé ! que de touchantes chroniques dans les vieux noms tracés encore à tous les carrefours de cette jeune ville ? Allez sous les arbres de la Fosse, le long de cette belle lagune où flottent les grands navires dont la cale entr’ouverte exhale les arômes de l’Inde, et interrogez les souvenirs qui vous environnent. Là bas, sur ce rocher de l’Ermitage, est la cour de Baco, monarque miraculeux qui fonda sa royauté sur la générosité et le dévouement !… Aussi n’a-t-il point laissé de dynastie ! — Interrogez un vieux matelot du port, il vous dira son histoire.
Baco était un pauvre et joyeux enfant, qui partit de Nantes à douze ans, n’emportant même pas la bénédiction d’une mère, car il était orphelin. Il entreprenait le tour du monde avec deux chemises de laine nouées dans un mouchoir bleu !… humble trousseau du mousse, au fond duquel, pourtant, il avait trouvé place pour l’espérance. Elle ne le trompa point. Vingt ans après, Baco revint des Indes orientales riche à millions. Il se fit construire une demeure somptueuse sur le coteau de l’Ermitage, au lieu même où il était né, et bâtit à l’entour un village pour les familles de vieux marins. Ce champ d’asile, qu’il ouvrit à près de deux cents malheureux, qui reçurent de lui l’abri et la nourriture, prit le nom de cour de Baco, paisible cour composée de vieillards et d’enfans, au milieu desquels le roi de la colline venait causer chaque soir et chanter les airs du pays. Bientôt la réputation de l’heureux royaume se répandit au loin ; on accourut de toutes parts pour réclamer de Baco le titre de sujet, mais il ne restait plus de place sur son coteau fortuné. — Alors ceux dont il avait été forcé de repousser les prières, ne voulant point perdre de vue cet Eden à la porte duquel ils avaient frappé trop tard, et où ils espéraient entrer un jour, s’établirent sur une hauteur voisine et y fondèrent un village, espèce de purgatoire auquel ils donnèrent le nom plaintif de Misèri. La cour du roi Baco a disparu depuis longtemps, et son souvenir même commence à s’effacer ; mais la sombre colline est toujours debout, avec son triste nom et son peuple de malheureux qui espèrent….
C’est aussi à quelques pas de la Fosse que se trouve la Chezine, ce Simoïs nantais, qui, s’il en faut croire la tradition, reçut autrefois les flottes de César, et qu’aujourd’hui trois écoliers videraient avec leurs chapeaux.
Il y a environ dix ans que l’on trouva dans le lit du ruisseau historique les débris d’une figurine que les antiquaires reconnurent sur-le-champ, pour être de cuivre latin. Ils l’examinèrent avec soin et décidèrent, après de longs et savans débats, que c’était une tête d’Hercule triomphant. Le mémoire dans lequel cette découverte était constatée allait être publié, lorsque l’on retrouva, dans une des maisons que baigne la Chezine, les restes de la figurine précieuse : l’Hercule triomphant était une tête de chenet !
Vis-à-vis du lieu où la Chezine disparaît pour aller se perdre dans la Loire, on aperçoit les vastes édifices de l’entrepôt où Carrier emmagasina, en 93, la marchandise vivante sur laquelle le bourreau devait prélever son droit. Pendant plusieurs mois, mille victimes passèrent chaque jour de cette prison au fond de la Loire et dans la carrière de Gigant, où le comité révolutionnaire entretenait trois cents fossoyeurs ! Mais Carrier avait beau tuer des deux mains, les cachots regorgeaient toujours, car la Vendée entière s’y précipitait comme une mer débordée. Lorsqu’en 94 on ouvrit l’entrepôt, on y trouva par centaines des malheureux étouffés ou morts de faim, des femmes qui avaient succombé dans les douleurs de l’enfantement, et que les rats avaient dévorées, des squelettes d’enfans encore cramponnés au sein de squelettes qui avaient été leurs mères ! Au rapport des médecins, les malades qui sortirent de ce sépulcre sentaient le cadavre ! À l’hospice, un seul lit en recevait jusqu’à cinquante dans le même jour ; ils ne faisaient qu’y passer et y mourir.
Maintenant, les bâtimens de l’entrepôt ont été blanchis à neuf, et rien n’y rappelle plus le charnier de 93. Les bourgeois de Nantes ont construit à l’entour un quartier composé d’élégans hôtels qu’ombragent des acacias et que tapissent des clématites !…. — Espèce d’à-propos symbolique qui semble rappeler que tout le sang versé par nos pères a servi à engraisser le sol où moissonne maintenant la bourgeoisie.
En remontant le cours de la Loire, vous rencontrerez le Bouffai, vieille forteresse transformée en palais de justice. Il ne reste de l’édifice primitif qu’une tour décharnée où l’on a eu l’idée bizarre de placer en plein vent la principale horloge de la ville, qui, de cette manière, fonctionne moins comme horloge que comme baromètre. Un peu plus haut se trouve l’ancien château devant lequel Henri IV s’arrêta en s’écriant : — Ventre-saint-gris ! les ducs de Bretagne n’étaient pas de petits compagnons !
Après la réunion à la France, le château de Nantes servit fréquemment de prison d’état. Un soir de l’année 1654, et pendant que les gardiens regardaient un moine jacobin se noyer dans la Loire, un petit prêtre miope et presque bossu se laissa glisser le long d’une corde, du haut de la tour la plus élevée, monta sur un cheval qui l’attendait à Richebourg, et s’enfuit à Rome à franc étrier. C’était le cardinal de Retz, ce Catilina à l’eau rose, qui dépensa tant d’esprit en bruyantes sottises, tant d’imagination en complots avortés ; sa captivité durait depuis cinq mois.
La cathédrale de Nantes, vaste quoique inachevée, est lourde, blafarde et sans caractère. Il faut cependant visiter le mausolée élevé à François II, duc de Bretagne, et à sa femme, Marguerite de Foix. Ce monument, envoyé à Nantes par leur fille Anne de Bretagne, alors reine de France, est un des plus riches, sinon des plus élégans qu’ait produits la renaissance. François II et Marguerite, revêtus du manteau ducal, sont couchés sur le tombeau : leurs têtes reposent sur des coussins que soutiennent des anges, leurs pieds sur un lévrier et sur un lion tenant les écussons de Bretagne et de Foix. Aux quatre coins du monument, des statues de grandeur naturelle représentent les quatre vertus cardinales ; sous les traits de la Justice, il est facile de reconnaître Anne de Bretagne elle-même. On aperçoit tout autour du mausolée, dans des niches de marbre rouge, les douze apôtres, Charlemagne et saint Louis, saint François et sainte Marguerite ; plus bas se trouvent seize figurines reproduisant les différentes attitudes de la méditation ou de la douleur. Ce mausolée, ouvrage d’un sculpteur breton, Michel Columb, qui n’a point laissé d’autre œuvre connue, produit un bel effet par son ensemble. Plusieurs parties sont dépourvues de correction, le lion et les anges manquent surtout de dessin ; mais les quatre grandes statues, les douze apôtres et les seize figurines accusent autant de puissance de conception que de hardiesse pratique. Il y a dans le monument entier une sorte d’opulence virile, et l’élégance même des détails semble tenir plutôt à la force qu’à la grâce.
Les cercueils de plomb contenant les restes de François II et de Marguerite de Foix avaient été déposés dans ce mausolée ; on les en arracha pendant la terreur, et on les fondit pour en faire des balles ! Une boîte d’or, dans laquelle était renfermé le cœur d’Anne de Bretagne, fut alors trouvée entre les deux bières. On y lisait ces vers à demi effacés :
En ce petit vaisseau de fin or pur et munde,
Repose un plus grand cueur que oncque dame eut au munde.
Anne fut le nom d’elle, en France deux fois royne,
Duchesse des Bretons, royale et souveraine.
Ce cueur fut si très hault, que de la terre aux cieulx,
Sa vertu libéralle accroissoit mieulx et mieulx,
Mais dieux en a reprins sa portion meilleure,
Et ceste part terrestre en grand deuil nous demeure.
Cette boîte précieuse, échappée par hasard au vandalisme de la révolution, n’a été depuis l’objet d’aucun soin. En 1824, nous l’avons vue entre les mains du concierge de l’hôtel-de-ville, qui la conservait dans une vieille commode, avec les bijoux de chrisocale de sa femme.
On a détruit, en 1823, la chapelle de la Miséricorde, située dans la paroisse de Saint-Similien, et qui fut fondée au sixième siècle en mémoire de l’un de ces combats si fréquemment racontés par les légendaires. Dans une forêt qui couvrait le coteau où se trouve actuellement la place de Viarme, vivait un dragon, tenant du taureau et du serpent, qui dévorait à l’entour gentilshommes et manans, habitans et pèlerins. Trois seigneurs de Nantes se décidèrent à l’aller attaquer dans son repaire, après s’être munis de scapulaires et de bonnes cuirasses. Quand ils arrivèrent au bois, la bête, sortant de sa caverne aussi furieuse qu’une lionne qui défendrait son lionceau, s’élança vers eux en sifflant ; ce qu’entendant, un des seigneurs sentit son cœur faillir et sa foi en la protection divine qui s’en allait. Il voulut donc tourner bride, mais trop tard. Le monstre était arrivé sur lui, et d’une morsure avait fait quatre morceaux de l’homme et du cheval. Cependant les deux autres seigneurs, sans pâlir devant un pareil spectacle, offrirent leur vie en holocauste au vrai Dieu et à leurs frères ; puis, tenant d’une main leurs scapulaires, de l’autre leur épée, ils poussèrent au dragon, qui, sans faire aucune résistance, se jeta à leurs pieds et se laissa tranquillement tuer par eux. On transporta processionnellement à Nantes, au grand ébahissement et à la grande terreur de tous, le squelette du monstre, dont la mâchoire inférieure fut détachée et déposée dans le trésor de la cathédrale. Elle s’y trouvait encore en 1773. La chapelle de la Miséricorde fut élevée en commémoration, au lieu même où la bête avait été égorgée. Lors de sa destruction, on voyait sur les vitraux des peintures relatives à la légende que nous venons de rapporter. D’un côté était le dragon mort, un homme déchiré et un évêque, de l’autre trois cavaliers armés, au-dessous desquels on lisait ces rimes :
Un roi dessus un blanc cheval,
Tire l’arc pour faire mal ;
Un autre sur un cheval roux,
Tire l’épée tout en courroux ;
L’autre sur un cheval noir,
Vit la mort et l’infernal manoir.
Je ne sais si la remarque en a déjà été faite, mais les villes économes sont précisément celles qui offrent au premier coup d’œil les apparences du luxe. C’est toujours là que l’on trouve de grands monumens, des places somptueuses, d’opulentes demeures ; la Hollande et la Suisse, si renommées pour leur parcimonie, ne le sont pas moins pour le comfort des habitations, pour la multiplicité et le luxe soigné des édifices publics. Aussi, à part quelques exceptions dont l’histoire nous indique la cause, la richesse visible d’une cité est-elle une preuve d’ordre et d’économie chez ses habitans. Les villes à habitudes mobiles, aventureuses et dépensières, ont toujours quelque chose de l’air débraillé qui révèle le dissipateur.
Nantes est une démonstration frappante de cette vérité. Au dehors, comme nous l’avons déjà dit, ce n’est que péristyles et colonnades, mais au dedans règne une simplicité qui a rendu l’économie nantaise proverbiale. Du reste, ce goût pour l’épargne est peut-être le trait le plus saillant du caractère breton ; c’est une des expressions de la dure sobriété et de la prévoyance excessive de cette race plus ferme que hardie, plus apte aux joies intellectuelles qu’à celles des sens. Cette tendance à la thésaurisation dégénère même souvent, dans les affaires, en une avarice minutieuse qui n’est pas sans ridicule. Nous avons eu entre les mains un compte de liquidation de société montant à plusieurs centaines de mille francs, et sur lequel un des associés avait porté deux chandelles brûlées pendant une conférence avec son co-intéressé !
On conçoit combien de telles habitudes doivent nuire à l’extension des affaires. Aussi, on ne peut le nier, si grâce à la circonspection des négocians nantais, leur place est une des plus sûres de l’Europe, il n’en est point, en revanche, où les opérations soient plus restreintes, les combinaisons nouvelles plus mal reçues. On a beaucoup ri de la confiance de ces capitalistes anglais qui achetèrent d’un Italien déguisé en cacique, des mines d’or dans l’Amérique du Sud, et qui y envoyèrent, à grands frais, une expédition qui ne put jamais découvrir les mines achetées. Les négocians de Nantes tomberaient facilement dans l’excès contraire ; offrez de leur vendre le Champ-de-Mars pour mille écus, et ils demanderont vingt-quatre heures pour y réfléchir !
C’est surtout cette couardise financière qui a déterminé la diminution progressive de leur commerce. À la ruine des colonies, la hardiesse et l’imagination leur ont manqué pour remplacer les relations qui s’anéantissaient, par d’autres relations plus fructueuses. En comparant leur inactivité actuelle à l’habileté dont ils firent preuve au moyen-âge, on aurait lieu de s’étonner si l’on ne savait qu’alors ce fut à des étrangers, et principalement à des Génois, que l’on dut cette impulsion qui continua à se faire sentir jusqu’à la fin du xviiie siècle.
L’abolition de la traite des noirs a surtout nui à l’importance commerciale de Nantes, qui s’était de bonne heure accoutumée à ce trafic, et qui y trouvait une source de richesses. On a tout dit sur cette question que les négrophiles ont réussi à rendre ridicule, ce qui semblait impossible ; mais bien que nous ne soyons nullement partisans des ventes de bois d’ébène, et que nous ayons frémi en visitant ces navires revenus de la traite et sentant encore la chair fraîche, en notre qualité de romancier, nous ne pouvons nous empêcher de regretter ces vieux commerçans négriers dont nous avons entendu raconter tant de curieuses choses.
Nous avons eu pourtant le bonheur d’en connaître deux qui vivent encore peut-être, et qui ont continué jusqu’au dernier instant un commerce auquel ils devaient leur fortune. Tous deux étaient des hommes pleins d’honneur, pères tendres, maris aimables, citoyens dévoués. Le plus vieux, catholique fervent, soutenait de bonne foi que la traite était une action méritoire devant Dieu, puisque par ce moyen les nègres étaient arrachés à l’idolâtrie. Ses noirs devenaient en effet chrétiens dès leur embarquement, et le capitaine avait ordre de leur conférer le baptême pendant que le contre-maître leur passait les menottes. Quant à l’autre, plus jeune et plus au courant des idées du jour, c’était au contraire un esprit-fort, abonné au Courrier Français, et votant aux élections avec l’extrême gauche : celui-là faisait la traite par philantropie, et pour que les habitans de la côte de Coromandel pussent jouir des bienfaits de la civilisation. Je n’oublierai jamais la première et la seule visite que je lui fis. C’était le soir ; je le trouvai avec sa femme et ses enfans dans un vieux salon décoré d’une douzaine de portraits au pastel qui représentaient tous les membres de la famille à l’âge de dix ans, et portant chacun à la main un nid, une poire ou une orange. Le brave homme avait sur ses genoux deux petites filles charmantes qui jouaient avec ses breloques ; mais il paraissait soucieux. Au moment où j’entrai, il racontait à sa femme comment son dernier navire négrier, poursuivi par une corvette anglaise, avait été forcé de jeter sa cargaison par-dessus le bord pour ne pas être pris en contravention. On n’avait sauvé que deux petits noirs qui s’étaient cachés pendant qu’on noyait leurs mères. La jeune femme écoutait ces détails en faisant danser son dernier né dans ses bras. Quand son mari eut fini :
— Je t’en prie, renonce à ce commerce, mon ami, lui dit-elle d’une voix suppliante et douce.
Je m’étais levé pour m’en aller ; je m’arrêtai :
— À la bonne heure, m’écriai-je, vous êtes mère, vous, et vous avez compris !
— Sans doute, reprit-elle tranquillement, s’il continuait, nos enfans seraient ruinés !
Au reste, ces caractères ne se retrouvent plus dans la génération actuelle : le type du négrier comme celui du vieux commerçant a disparu avec la traite et le commerce. En effet, les navires qui couvraient autrefois l’embouchure de la Loire deviennent moins nombreux chaque jour ; le Hâvre et Bordeaux s’agrandissent de plus en plus aux dépens de Nantes. Depuis quelques années pourtant, celle-ci semble vouloir sortir de sa torpeur. Déchue de son importance maritime, elle cherche à se constituer en ville industrielle ; mais les résultats obtenus jusqu’à présent à cet égard ne peuvent être regardés tout au plus que comme des espérances, et l’établissement des zones de douanes retardera encore ses progrès en la mettant dans une classe exceptionnelle et défavorable pour le prix des houilles. Cependant, par sa position à l’extrémité du plus beau bassin et à l’embouchure du plus grand fleuve de la France, Nantes semble destinée à jouer tous les rôles qu’elle voudra tenter. De toutes nos grandes cités industrielles ou commerçantes, une seule, Lyon, pourrait l’emporter sur elle par le voisinage de Saint-Étienne. Mais que sont les meilleurs instrumens de succès sans l’adresse qui sait les mettre en œuvre, sans l’audace inventive qui les perfectionne ? Croirait-on, par exemple, que la fabrication du coton, aussi ancienne à Nantes qu’en Alsace et en Normandie, n’y a pris aucun développement, tandis qu’elle rapporte des millions à ces deux provinces[1] ?
Mais si l’industrie est encore peu cultivée à Nantes, en revanche les arts le sont prodigieusement. Une société s’est même formée sous leur invocation, et l’on s’y occupe avec ardeur de musique et de peinture. On ne saurait trop encourager cette tendance, puisqu’elle est l’indication d’un progès ; mais elle est encore trop nouvelle pour n’avoir pas son côté plaisant. En attendant que cette mode d’art se soit transformée en un goût réel, ce qui arrivera sans doute, grâce à l’influence de quelques talens vrais et inspirateurs, les comptoirs se transforment en ateliers, et les arrière-boutiques en salles de concert. Il y a maintenant autant de pianos à Nantes qu’il peut y avoir de guitares à Madrid. On en entend de tous côtés ; on en aperçoit partout. Le professeur de piano marche de pair avec le maître d’écriture et le catéchisme. Nous ne savons si cette mélomanie rendra quelque jour la population musicienne ; mais à coup sûr, elle rendra long-temps la ville inhabitable pour les oreilles délicates.
Il y a quelques années qu’il existait à Nantes un bouge infect auquel, par anti-phrase sans doute, on avait donné le nom de sanitat. C’était une ancienne maladrerie construite au moyen-âge pour parquer les pestiférés et à laquelle le badigeon moderne n’avait rien ôté de sa physionomie primitive. Aussi, lorsque l’on approchait du vieil édifice, dont la masse sombre se trouvait perdue au milieu de venelles fétides, s’attendait-on, à chaque instant, à voir sortir du porche étroit et écrasé quelque malade portant, selon l’ordonnance de 1500, la souquenille de toile à croix jaune, la clochette de cuivre et la baguette blanche. Ce repaire immonde, qui tenait à la fois de la morgue et de la prison, était tout simplement l’hospice civil de Nantes ! C’était l’asile ouvert par une ville de cent mille ames aux trois plus touchantes misères de la terre, la vieillesse, l’enfance et la folie !
Il y a seulement quelques années que l’on s’aperçut de la nécessité de remplacer ce honteux hospice. Un homme habile qui avait parcouru presque toute l’Europe pour en examiner les établissemens publics, M. de Tollenare, communiqua ses notes à deux architectes qui se mirent à l’œuvre, et le nouveau Sanitat sortit de terre. Mais quel fut l’étonnement de tous, quand au lieu d’une de ces casernes de mendians auxquelles nous sommes accoutumés, on vit s’élever un palais ! Jusqu’alors on n’avait compris un hospice que triste, pauvre, rapiécé, et portant gravé sur sa façade comme un écusson de gueuserie qui rappelait les haillons de ses hôtes. Jugez quel spectacle inattendu, quand le nouvel édifice se dressa sur la colline avec des parcs verts, des galeries sonores, des péristyles aériens ! Le riche venait regarder avec stupeur et se sentait jaloux de la demeure du mendiant. On se demandait à quoi bon tant de dispendieux prodiges ? Ce luxe ne formait-il pas un contre-sens avec la destination même du bâtiment ? Ne serait-ce point, quoi qu’on fît, un asile ouvert aux maladies sociales les plus inguérissables et les plus cuisantes ? Dès-lors, à quoi bon tant de colonnes et tant de portiques ? N’était-ce pas bâtir un palais à propos d’un égout ?
Ainsi disait la foule ; mais les architectes n’écoutaient pas, car ils avaient conscience de leur œuvre. Ils avaient compris que dans cette existence d’hospice où l’instinct de la famille et du chez soi ne peut trouver satisfaction, et où la vie est réduite à une commensalité de régiment, il fallait suppléer par quelque chose à l’effacement de l’individualité et de l’esprit de possession. Si là le pauvre n’avait plus à lui sa chambre étroite qu’il pût arranger à sa manière, son lit de paille où il lui fût permis de dormir selon sa fantaisie, sa table boiteuse sur laquelle il eût la liberté de manger à son heure, il fallait au moins le dédommager de ces pertes d’indépendance par le spectacle de sa nouvelle demeure, par l’espèce d’orgueil ingénu qu’il pouvait éprouver à l’habiter, par le bien-être mystérieux que jette en nous l’aspect de tout ce qui est noble, riche et grand ; il fallait qu’il s’astreignît à un ordre et à une propreté uniformes, par cela seul que ce qui l’entourait était trop beau pour se passer d’ordre et de propreté. Et, qui ne sait l’action des objets qui frappent habituellement nos yeux sur notre vie intérieure ? N’est-ce rien, croyez-vous, pour les joyeux et pauvres lazaroni que de dormir sous des colonnades de marbre devant le golfe enchanté de Naples ? Il y a dans la poésie des formes quelque chose qui caresse l’ame par l’intermédiaire du regard et lui inspire plus de sérénité. Le monde extérieur est une sorte de moule dont nos pensées prennent l’empreinte à force de s’y heurter.
Tout à cette pensée, les architectes continuaient le nouvel hospice d’après le plan qu’ils avaient conçu. Bientôt il apparut dans son entier, tout brodé de frontons, tout dentelé de galeries, et dominant la rive ombreuse de Saint-Sébastien. Le colosse était debout, mais ce n’était point assez, il restait à lui donner la vie. Tous les arrangemens intérieurs étaient à faire. Autant il avait fallu de spontanéité pour trouver l’ensemble, autant il était besoin maintenant de minutieuse prévoyance pour exécuter les détails. Il fallait devenir femme par l’attention et la finesse, afin de ne rien laisser échapper, en conservant toutefois la force virile de la conception première. En un mot, le plan de ce grand poème de pierre achevé, il restait à l’écrire, et ce n’était pas chose facile, car il y avait là trois peuples distincts, trois natures opposées auxquelles on devait satisfaire : des vieillards, des enfans et des insensés !
Cette nouvelle difficulté n’effraya point les architectes : aux vieillards, ils donnèrent les salles chaudes et abritées, les cours sablées, les galeries dorées par le soleil de midi ; aux enfans, les chambres aérées, le préau libre et les petits jardins garnis de buis ; aux aliénés, les dortoirs joyeux, la verdure, les fleurs et la Loire à l’horizon. Puis, comme toutes ces natures étaient délicates, impressionnables, faciles à la tristesse ou au dégoût, ils éloignèrent du regard ce qui pouvait réveiller une sensation pénible ou exciter une répugnance ; ils reléguèrent dans la partie souterraine tout ce qui rappelait l’hospice, et cette fabrication alimentaire des vastes établissemens qui, faite sur une trop grande échelle, prend toujours un aspect repoussant. Ainsi rien ne fut présenté aux hôtes du nouveau Sanitat que sous la forme la plus attrayante, et le matériel grossier de la vie resta voilé pour eux.
Enfin le jour d’ouvrir aux pauvres leur nouvelle demeure arriva. On y transporta d’abord les enfans, orphelins tachés du péché originel de la misère ou de la bâtardise, puis les malheureux qui, après avoir usé leurs corps à la peine pendant quarante ans, viennent humblement demander à la société quelques années de vie en aumône. Au premier moment, ce fut pour tous une surprise muette ; bientôt à la surprise succéda la curiosité, à la curiosité la joie. Ils parcouraient les cours et les portiques, admirant tout, touchant à tout, rians et enivrés comme des gens qui ont fait une fortune inattendue. Puis, après le premier éblouissement, ce fut à qui prendrait le plus vite possession de la nouvelle demeure. Chacun cherchait sa place ; les vieillards prenaient leurs habitudes, marquaient leurs bancs de repos, choisissaient leur rayon de soleil ; les enfans, émerveillés de voir des oiseaux passer sur leurs têtes, chantaient en se roulant sur l’herbe ou poursuivaient quelques papillons égarés au milieu des blanches colonnades.
Mais il restait à voir la scène la plus étrange : les aliénés n’étaient point encore arrivés.
Le nouveau médecin, M. Bouchet, alla les chercher en omnibus à l’ancien hospice. On les retira des loges, où la plupart étaient murés à demeure et exposés à toutes les intempéries des saisons. On vit alors sortir, de ces cages de pierre, des espèces de fantômes hâves, fétides, dont les yeux clignotans ne pouvaient soutenir l’éclat de la lumière, et dont les membres nus étaient hideux à voir. On eut d’abord quelque peine à les faire quitter leurs tanières. Habitués depuis vingt ans à ne voir les hommes que pour en souffrir, la plupart entrèrent en fureur à l’approche du médecin et résistèrent. Mais à peine l’air et le jour les eurent-ils frappés, qu’ils semblèrent s’affaisser sous une sensation inattendue, et une sorte de molle torpeur s’empara de tout leur être. Ils arrivèrent ainsi à l’hospice Saint-Jacques. Là, par un instinct d’habitude, ils cherchèrent des yeux les loges qui leur étaient destinées ; mais les portes s’ouvrirent, et ils virent s’étendre devant eux de longues salles sans grilles dans lesquelles jouait le soleil. Des deux côtés étaient rangés, dans un ordre qui flattait le regard, d’élégans lits de fer gracieusement enveloppés de leurs garnitures blanches ; le parquet ciré brillait comme un miroir, et devant les lits s’étendaient des tapis moelleux. Par un mouvement spontané, tous s’arrêtèrent sur le seuil. Ce ne pouvait être là leur demeure ; il n’y avait ni barreaux, ni litière, ni anneaux scellés dans la pierre. Il fallut que le médecin lui-même vînt leur attester que ces salles leur étaient réellement destinées. Alors ce fut un spectacle inouï. Ces hommes, qui depuis si long-temps avaient cessé de vivre comme les autres hommes, se trouvèrent mal à l’aise dans leur aisance subite. Ils avaient oublié l’usage de la plupart des objets ; ils les regardaient avec une curiosité hébétée, cherchant à se rappeler des souvenirs confus, des habitudes perdues. Quelques-uns se couchaient sous les lits, trouvant à cet étroit espace une sorte de ressemblance avec leurs loges ; d’autres, déjà gagnés par l’instinct d’imitation, regardaient leur saleté avec honte et cherchaient les moyens de se mettre plus en harmonie avec ce qui les entourait.
Ce sentiment, dont M. Bouchet favorisa le développement, devint bientôt assez puissant pour faire reprendre à la plupart les allures extérieures des gens sensés. Nous pûmes en acquérir la certitude lorsqu’au mois de janvier 1836 nous visitâmes l’établissement de Saint-Jacques. Quoique les fous n’y fussent établis que depuis six mois, les résultats obtenus par le nouveau genre de vie auquel on les avait soumis étaient déjà extraordinaires. Ce fut pour nous un singulier tableau que ces trois cents aliénés jouissant d’une pleine liberté et paisiblement occupés à différens travaux, sans autres surveillans que quelques infirmiers. Nous parcourûmes avec le médecin un jardin anglais qu’ils avaient tracé sous la direction d’un ancien élève de l’École polytechnique, atteint lui-même d’aliénation. Au moment de notre visite, ce jardin s’achevait. M. Bouchet nous fit remarquer combien le sentiment de propriété était vif chez ces hommes. Chacun d’eux avait sa brouette dont il ne se séparait jamais, et qu’il refusait d’échanger contre une autre, comme il est d’usage dans les travaux de terrassement. Nous passâmes ensuite dans l’atelier fermé où les infirmes travaillent à l’abri. J’avoue qu’au moment où la porte se referma derrière nous, et où je me trouvai au milieu de ces cinquante vieillards aux mouvemens fiévreux, aux lèvres murmurantes et aux yeux égarés, j’éprouvai une sorte de malaise. Nous étions seuls, et tous ces hommes étaient armés d’instrumens qui, dans leurs mains, pouvaient devenir des armes terribles. Involontairement mes yeux se retournèrent vers le seuil et vers le portier qui tenait encore ses clés à la main. Le médecin suivit mon regard.
— Ce portier lui-même est fou, me dit-il en souriant. Je tressaillis.
— Et vous vous confiez à lui !
— Entièrement. Ma confiance même est ma garantie. Depuis qu’il a les clés en son pouvoir, leur garde est devenue pour lui comme une folie nouvelle ; il ne s’occupe plus d’autre chose ; ces fonctions lui ont donné de l’importance à ses propres yeux ; il s’estime et se considère.
— Et les autres ?
— Par la même raison, les autres le respectent. Depuis qu’il est portier, c’est pour eux un supérieur ; ils le saluent et ne le tutoient plus, tant l’idée a encore de pouvoir sur ces têtes désorganisées.
Nous nous rendîmes de l’atelier dans la salle des femmes ; nous les trouvâmes occupées à coudre et à broder. Toutes se levèrent à notre entrée et nous rendirent notre salut avec une politesse élégante et timide. J’avais peine à me persuader que je fusse au milieu d’insensées, et j’éprouvais l’embarras d’un étranger indirectement présenté dans un salon où il ne connaît personne. Quand nous sortîmes :
— Et ce sont là tous vos fous ? demandai-je.
— Tous.
— Vous n’en renfermez aucun ?
— Nous n’avons même pas de loges.
— Et comment êtes-vous parvenu à leur inspirer cette tranquillité, ce sentiment d’ordre et de propreté que nous avons admiré partout.
— Par l’imitation, l’amour-propre et le bien-être. À part quelques crises que l’on peut le plus souvent prévenir, mes fous sont tranquilles. À la vérité, je ne néglige rien pour les arracher à leur préoccupation habituelle. Je ne les laisse point vivre de leur existence propre, je les force à une existence factice qui leur vient de moi ; je suis leur centre, leur cerveau. Ces hommes sont mes fibres, il n’y a ici que moi qui pense, qui vive. Je ne leur permets pas de s’arrêter à une idée qui pourrait flatter leur manie ; il faut qu’ils dorment ou qu’ils travaillent. Je les prends au lit dès que le premier rayon de soleil leur ouvre les yeux, et je ne les rends au dortoir que les yeux déjà clos par la fatigue. Pendant quelque temps le dimanche m’a gêné ; je ne savais que faire de leur esprit ce jour-là. J’ai voulu les forcer à continuer leurs travaux, mais ils ont résisté : l’habitude du repos était un pli d’enfance ; il eût fallu faire violence, sinon à des croyances, du moins à des coutumes ; c’eût été les irriter par la contradiction, et par conséquent manquer mon but : j’ai cédé. Seulement je tâche d’employer ce jour à des amusemens qui les occupent autant que le travail même. C’est le dimanche qu’on leur paie, en fruits ou en tabac, l’ouvrage exécuté pendant la semaine. Chacun est rétribué selon ses œuvres, et je maintiens ainsi l’ardeur du travail par des primes d’encouragement accordées à la gourmandise. Quant aux fous accoutumés à une vie élégante, et que je ne pourrais soumettre à des travaux manuels sans transformer à leurs yeux l’hospice en un bagne, ils ont la musique, la lecture, la gymnastique et la promenade. J’écarte tout ce qui pourrait rappeler la captivité à ces imaginations délicates et faciles à effaroucher. Leurs portes ferment solidement, mais sans en avoir l’air, et j’ai évité jusqu’à l’apparence de la serrure. Les grilles placées devant leur foyer pour leur interdire le contact du feu semblent être là comme ornemens. Toutes ces terres que vous voyez encore arides seront couvertes de fleurs, d’arbustes. On a remarqué que les fous les plus furieux, qui démolissent les murs et tordent les barreaux de fer, respectaient la plus fragile fleur. Dans la folie, on est toujours homme ; on ne hait que ce qui est fort, on ne brise que ce qui résiste.
En quittant Saint-Jacques, je jetai un dernier coup d’œil sur l’immense hospice ; mais ses façades somptueuses ne me frappèrent plus : quelque beau que fût le corps, maintenant je connaissais l’ame, et l’ame était plus belle. Il me sembla que je venais de voir l’ébauche d’une de ces grandes retraites que les sociétés sauront fonder un jour, prytanées ou phalanstères érigés sous l’inspiration d’une civilisation plus morale et d’une association plus intime.
Nantes est peut-être, depuis 1830, la ville de France où le système municipal a le mieux réussi ; on peut, à cet égard, la citer comme une ville modèle. L’autorité nouvelle, qui avait trouvé la commune obérée par les infructueuses prodigalités de la restauration, a su non-seulement faire face à ces embarras, mais elle a réalisé d’immenses améliorations. Tout cela s’est accompli sans proclamations, sans faste, avec cette modestie silencieuse des hommes qui font le bien pour le bien, non pour le bruit.
En prenant possession du pouvoir, les nouveaux administrateurs s’étaient seulement annoncés comme des hommes pratiques, et l’on avait craint d’abord qu’ils ne montrassent une tendance purement utilitaire ; les faits ont prouvé bientôt que l’on s’était trompé, et que la commune, après avoir été une espèce de surintendance de l’ancien régime, ne serait point transformée en comptoir de marchands. Ainsi, en même temps qu’ils fondaient l’hospice de Saint-Jacques, les salles d’asile, un collége industriel et un musée commercial, ils augmentaient les collections de tableaux, favorisaient des expositions locales, établissaient un nouveau théâtre, et accueillaient la proposition qui leur était faite de créer un musée breton, consacré aux objets d’art et aux antiquités de la province.
Hâtons-nous d’ajouter, pour être vrai, que les efforts de l’administration ont été puissamment secondés par quelques hommes d’intelligence et d’action, qui, depuis six ans, ont fait de la cause du progrès leur propre cause, et que l’on est sûr de trouver partout où il y a quelque chose d’utile et de généreux à accomplir. C’est surtout à ces vaillans pionniers de l’avenir, qui, la plupart, ont traversé le saint-simonisme à marches forcées et sans s’y arrêter, que Nantes doit les essais philantropiques tentés depuis quelque temps. Grâce à eux, de nouvelles institutions ont pris racine à côté des anciennes qu’ils ont ravivées, et une sorte de lien s’est formé entre les établissemens nés de la charité chrétienne, et ceux fondés sous l’inspiration sociale. On doit donc à leurs efforts cette espèce d’organisation, encore confuse et composée d’élémens divers aujourd’hui, qui se dessine à Nantes. À travers le constitutionalisme égoïste de la grande ville, on y entrevoit déjà je ne sais quelle association élémentaire, quelque chose d’analogue à l’antique commune, cette admirable union inventée par nos ancêtres, et que resserraient les deux liens les plus forts de la terre : la religion et la liberté.
En effet, les institutions de bienfaisance sont tellement combinées à Nantes, que l’une continue l’autre et la complète. Aussitôt qu’une femme du peuple se trouve enceinte, elle se présente à la société de la charité maternelle, composée de dames riches et jeunes pour la plupart. Celles-ci l’interrogent pour connaître ses besoins ; le trousseau de l’enfant est préparé d’avance, le médecin averti. Dès que le nouveau-né a vu le jour, la Société maternelle envoie une de ses associées pour s’assurer que rien ne manque à la malade ; la grande dame vient visiter la pauvre accouchée, et toutes deux s’entendent, car toutes deux sont femmes ; toutes deux ont passé par les mêmes souffrances, et la communauté des infirmités amène bien vite l’égalité. Une fois la mère rétablie, afin que le besoin ne la force pas à négliger ses devoirs de nourrice, la Société lui paie le temps qu’elle consacre à son enfant. Celui-ci grandit ainsi, entouré de soins, jusqu’à ce qu’il ait atteint trois ans. Alors la mère le conduit aux salles d’asile où il trouve à la fois du bien-être, d’utiles exemples et une première instruction.
Nous connaissions déjà les salles d’asile de plusieurs villes, lorsque nous visitâmes celles de Nantes en 1836 ; mais ce que nous avions vu jusqu’alors ne nous avait donné aucune idée de ce que nous allions voir. Dès l’entrée, nous fûmes frappés par l’air de calme affectueux qui régnait partout ; on eût dit l’intérieur d’une famille heureuse. On devinait facilement qu’une tendre et spirituelle prévoyance avait présidé à cet ordre, et qu’il y avait là des yeux et des cœurs de mère qui veillaient. Nous suivîmes les exercices entremêlés d’histoires morales et de conversations instructives ; nous examinâmes les différens travaux des enfans, qui tous étaient occupés selon leur âge : les plus petits parfilaient. L’heure de la récréation arriva bientôt (car les leçons sont répétées, mais courtes chaque fois), et tous s’élancèrent dans le préau. Des jouets, appartenant à la salle d’asile, furent distribués aux enfans dont les familles étaient trop pauvres pour en acheter. Nous vîmes alors combien l’heureuse influence d’une éducation plus intelligente se faisait déjà sentir. Ces enfans, la plupart couverts de haillons, étaient bienveillans et polis l’un pour l’autre. Presque tous avaient déjà dépouillé cette brutalité hargneuse que donnent les grossiers amusemens de carrefour. Ils n’avaient plus rien du caractère taquin et malfaisant qui constitue le gamin ; chez eux, les instincts vagabonds de la rue avaient fait place aux habitudes d’ordre et d’association. Nous pûmes juger, avant de nous retirer, combien ce progrès moral était déjà avancé. Une dame attachée au bureau de bienfaisance, et bien connue de tous les enfans pour ses libéralités, arriva au moment du goûter. Après avoir causé avec plusieurs de ses petits protégés, elle les réunit tous en cercle, et faisant approcher une femme qui portait un grand panier de fruits :
— Mes enfans, dit-elle, je veux vous faire un présent ; choisissez de ces fruits à partager entre vous, ou de deux habillemens neufs pour les plus pauvres de vos camarades.
Tous les enfans élevèrent à la fois leurs petites mains et leur pain sec :
— Deux habillemens neufs, madame, deux habillemens neufs ! crièrent-ils…
— C’est bien, mes enfans.
Et la dame fit emporter les fruits. Pas un regard ne se détourna pour les voir s’en aller. J’aurais volontiers embrassé ces petits Brutus chrétiens, qui venaient d’offrir leur gourmandise en holocauste à leur charité.
Comme nous l’avons dit, les écoles primaires reçoivent le fils de l’ouvrier au sortir des salles d’asile, et complètent son instruction. Mais beaucoup de parens, trop pauvres pour se passer du travail de leurs enfans, ne peuvent profiter de ces écoles. Pour ceux-là, la Société industrielle a établi des cours dans lesquels les écoliers reçoivent une rétribution, et trouvent ainsi à l’étude le même avantage immédiat et matériel qu’ils trouveraient à une occupation manuelle. Les élèves de la Société industrielle sont, en outre, placés en apprentissage, et une partie de la rétribution qui leur est accordée est déposée à la caisse d’épargne, de sorte que, vers dix-huit ans, ils se trouvent avoir une instruction suffisante, un état et un capital qui leur permet de s’établir. Ceux qui font preuve d’une aptitude spéciale et d’un goût prononcé pour l’étude, passent des écoles primaires au Collége industriel, où l’enseignement des connaissances pratiques est poussé fort loin, et de là, s’il est nécessaire, au Collége royal, qui embrasse tous les cours de lettres et de sciences.
Ainsi, depuis sa naissance jusqu’à sa virilité, une main secourable soutient l’enfant du peuple et le dirige. Surveillé dans son berceau par la Société maternelle, celle-ci le livre ensuite aux conductrices des salles d’asile, qui le préparent aux écoles élémentaires, d’où il passe soit aux ateliers d’apprentissage, soit au Collége industriel. Et toute cette route, il la fait gratuitement et sous la protection de la commune. Il arrive à l’âge d’homme avec une main et une intelligence exercées, propre au travail s’il l’aime, capable d’être heureux s’il le mérite. Alors la vie est devant lui comme devant tous ; la société lui a donné ce qu’il avait droit d’en réclamer : un instrument pour vivre. Il n’a plus qu’à demander à Dieu la santé, seule dot du travailleur. Encore a-t-il le moyen d’échapper à la misère qui suit les maladies de l’ouvrier. Une faible somme versée par lui chaque semaine le fait membre d’une association qui s’engage à soigner celui qui souffre, et à faire vivre sa famille tant que dure son mal ou sa convalescence.
Certes, il y aurait peu de choses à dire contre une pareille organisation, si elle était complète ; mais malheureusement il n’en est point ainsi. Beaucoup de quartiers manquent de salle d’asile, les écoles sont insuffisantes, et la Société industrielle ne peut entretenir que peu d’élèves. Tout est encore à l’état d’essai, et il y a plus de tendance au bien que de bien accompli. Cependant cette tendance déjà est un fait grave. La commune associée n’est point constituée, mais son germe existe, et grandira s’il plaît à Dieu et aux ministères[2].
Après avoir fait une large part à l’éloge, il faut faire la part de la critique. Ces efforts pour les améliorations positives, continués depuis cinq années, n’ont pas été sans inconvéniens. Uniquement préoccupées de ces changemens matériels, beaucoup d’imaginations actives ont mis en oubli tout le reste. On a pris en dédain la politique, c’est-à-dire les idées générales, comme si ce n’était pas après tout dans les idées générales que se trouvaient nos étoiles polaires et les points de rappel pour l’avenir. Du mépris pour les intrigues de certains hommes, on est passé au mépris des partis, ou, en d’autres termes, des opinions (car un parti n’est-il pas une opinion représentée ?) et, une fois arrivé là, on a fait nécessairement bon marché de ses anciennes convictions. Il faut donc l’avouer, beaucoup des hommes dévoués auxquels Nantes doit les progrès que nous avons signalés, n’ont plus de sympathies ni de répugnances politiques ; ils se rallient au pouvoir, par cela seul qu’il est le pouvoir, et qu’avec son appui ils accompliront plus facilement leurs généreux projets. Cette erreur, qui est évidemment née du saint-simonisme et que nous avons vu soutenir dernièrement par des gens habiles, qui, pour être chefs quelque part, voulurent proclamer un parti sans cocarde, appelé parti social ; cette erreur, à l’égard de laquelle nous pouvons être sévère, parce que nous l’avons partagée, est non-seulement fâcheuse pour le présent, mais menaçante pour l’avenir. Abandonner ainsi les opinions au profit de la pratique, n’est-ce point en définitive vendre le principe pour le fait, et proclamer la supériorité de la matière sur l’idée ? Peu importent au peuple, dites-vous, les discussions sur les droits et les devoirs ; ce qu’il lui faut, c’est du bien-être… Autant vaudrait dire : Peu importe au jardinier le mode de culture de l’arbre ; ce qu’il lui faut, ce sont les fruits. Parce que la métaphysique sociale a été transformée par quelques avocats en un mysticisme argutieux, vous ne voulez plus reconnaître de valeur aux généralités ! Pensez-vous donc que les questions de peuple se résolvent seulement par les détails, et que leur bonheur dépende, comme celui des ménages, d’une marmite à vapeur ou d’une cheminée économique ? Est-ce en sacrifiant les principes aux perfectionnemens partiels, que nos pères nous ont acquis l’héritage dont nous jouissons aujourd’hui ? Et à votre avis, l’assemblée constituante eût-elle été plus grande, plus utile, si elle eût demandé des améliorations matérielles, qu’elle ne l’a été par sa déclaration des droits de l’homme ?
Prenez garde, ô vous qui n’êtes que dévouement et pureté, prenez garde de faire plus de mal que vous ne pourrez jamais accomplir de bien. À votre insu, l’influence que vous exercez est corruptrice ; vos actes, vos paroles, vos journaux, entretiennent et accroissent sans cesse autour de vous l’atonie de la foule. Vous avez saigné l’opinion publique aux quatre membres, parce que vous avez craint de la voir enragée, et maintenant voilà que vous l’avez hébétée ! Plus d’élans, plus de saintes indignations contre les apostasies, plus de chaudes passions pour les vertus solides ; partout le doute qui ricane et hausse les épaules ! L’esprit public, ce puissant lien, sans lequel il n’y a pas de nation, s’anéantit de plus en plus, et l’indifférence politique, qui, chez vous, est rachetée par le dévouement pratique, a tourné chez le plus grand nombre au profit de l’égoïsme. Ah ! il est temps de sortir de cette impassibilité contre nature. Parce que vous avez détourné les yeux de l’arène, croyez-vous donc que l’on ne s’y batte plus ? Venez applaudir à ceux qui vainquent ou à ceux qui tombent ; choisissez un drapeau, et ne vous mettez pas à l’écart de la bataille. C’est quand les honnêtes gens dégoûtés se retirent chez eux et ferment leur porte, que les fous, aidés des fripons, campent dans les rues, et s’emparent de la cité. Toutes les tyrannies, celle des rois comme celle de la canaille, ont eu pour premières complices l’indifférence ou la résignation des hommes de cœur.
- ↑ L’esprit peu entreprenant des commerçans nantais est une des causes de la lenteur des progrès industriels, mais n’est point la seule. Il faut citer, parmi les plus puissantes, la difficulté de naviguer en Loire. Sous Louis XIV, les navires de trois cents tonneaux, qu’il faut maintenant décharger à Paimbœuf, montaient jusqu’à Nantes. En outre, l’étiage du fleuve jusqu’à Orléans est si variable, que les relations sont continuellement retardées ou interrompues. Si les travaux nécessaires pour la navigation de la Loire étaient exécutés, les frais de port se trouveraient considérablement réduits à Nantes, et cette ville aurait pour les arrivages et les armemens de grands avantages sur le Hâvre, où l’on ne parvient qu’en courant beaucoup de dangers. Les travaux indispensables à effectuer sur la Loire ne coûteraient que 20,000,000.
Le commerce de Nantes n’est aujourd’hui que le vingt-huitième du commerce de toute la France. En 1790, le commerce extérieur de cette ville était de cinquante-huit mille tonneaux plus considérable que de nos jours.
- ↑ La Société industrielle de Nantes, fondée a l’imitation de celle de Mulhouse, dans un but de perfectionnement, n’a jamais pu prendre le caractère scientifique et utilitaire de celle-ci. En l’établissant, M. Camille Mellinet lui a imprimé ses tendances et l’a marquée, comme à son insu, au sceau de son cœur généreux. Cette admirable création a déjà produit beaucoup de bien, et en produira davantage, lorsque le pouvoir, en l’autorisant, lui aura conféré le privilége d’acquérir, de recevoir et de posséder. Mais, le croira-t-on ? malgré des sollicitations réitérées, on n’a pu obtenir, jusqu’à présent, du gouvernement, la reconnaissance de cette institution.