Naples et le Brigandage de 1860 à 1864

La bibliothèque libre.
NAPLES
ET LE BRIGANDAGE
DE 1860 A 1864


I.

L’ancien Môle de Naples, avant La chute du gouvernement des Bourbons, était le rendez-vous des lazzaroni, qui s’y assemblaient après la pêche et le repas quotidien pour se reposer, faire leurs dévotions, se distraire, attroupés autour du prêtre ambulant ou de Polichinelle, quand ils ne dormaient pas au soleil dans leurs grands paniers d’osier; mais si l’improvisateur, le chante-histoires arrivait, brandissant sa béquille en signe de commandement. Polichinelle et le prêtre perdaient aussitôt leur auditoire. Les enfans quittaient leurs jeux, le pêcheur était debout, son panier sur l’épaule; la fille du bord de l’eau, la marinarelle, accourait avec sa chaise et sa quenouille, et cette foule bruyante, apaisée par enchantement, se pressait autour du conteur merveilleux, suspendue tout entière à ses paroles, tandis que derrière elle, à travers la forêt de mâts sortant du port, bleuissait la double tête immobile et comme attentive du Vésuve, qui fumait toujours. Que racontait donc le chante-histoires? Souvent les poèmes de l’Arioste, mais plus souvent encore des aventures de brigands, les hauts faits des Titta Grieco, des Spicciarelli, des Angelo del Duca, des Bartolomeo Romano, des Pietro Mancini, tous malandrins illustres. L’assistance écoutait des oreilles et des yeux, avec une sorte d’angoisse, et poussait des cris d’admiration à chaque nouveau meurtre commis par un des héros que j’ai nommés. Le peuple de Naples a cela de commun avec beaucoup d’autres, bien plus policés : il aime les histoires où l’on s’entre-tue. Ce peuple s’améliore cependant, il s’éclaire surtout, et le jour approche où l’improvisateur aura grand’peine à réunir ses crédules auditeurs d’autrefois. Quant aux brigands qui pourraient lui fournir le sujet de tragiques histoires, ils auront bientôt disparu à leur tour. Les trois années qui viennent de s’écouler ont vu le brigandage tenter, pour prendre un rôle politique, un effort qui l’a conduit à sa perte. Réprimé par d’énergiques moyens militaires, il voit aujourd’hui s’achever sa ruine, grâce à un heureux concours de progrès matériels et de progrès moraux.

Pour connaître ce qu’était le brigandage sous l’ancien régime, il n’est pas besoin d’aller sur le Môle de Naples. Plusieurs des bizarres histoires qu’enrichissait de mille détails la verve infatigable des improvisateurs nous ont été conservées par l’impression. Ce sont en général des poèmes en octaves, violant toutes les lois de la syntaxe et de la prosodie, écrits dans une double langue, mi-partie d’italien et de patois, que ne comprendraient certes pas les étrangers. Je prends au hasard un de ces poèmes, l’histoire des aventures d’Agostino Avossa : il suffira pour donner une idée de l’ancien brigandage et aussi de ces épopées de carrefour qui ont charmé longtemps les oisifs du Môle.

Le poète commence par proclamer ce qu’il chante, à la manière des classiques; jamais il n’y aura rien de comparable aux aventures de son héros. Vient alors l’invocation habituelle, qui ne s’adresse point aux dieux de l’Olympe, mais à Notre-Seigneur Jésus-Christ. Il nous apprend ensuite qu’Agostino Avossa fut Napolitain, fils d’un riche boucher. Il avait deux chiens élevés avec grand amour. Un grand seigneur nommé l’Erario (le fisc, l’autorité joue toujours le rôle odieux dans la poésie populaire), rencontrant un jour Avossa, lui dit : « Mon ami, donne-moi, s’il te plaît, un de tes chiens pour ma chasse. » Avossa refuse. « Ce chien, répond-il, est le cœur de ma vie; prenez mon sang, si vous voulez, mais cette bête est à moi. » Quelques jours après, les deux chiens sont tués par l’ordre du grand seigneur. Cet acte de l’Erario, dans la langue du peuple napolitain, s’appelle un tradimento une trahison. Au tradimento répond la vendetta, la vengeance. Dans l’opinion du lazzarone, le tradimento est infâme, la vendetta généreuse[1]. Avossa se venge donc en tuant l’Erario ; dès lors il devient fuorgiudicato, c’est-à-dire bandit, outlaw, et prend la fuite. Il vit d’abord à Rome, où il continue son métier de pourfendeur ; ayant détruit deux de ses ennemis, il doit quitter la ville éternelle. Il revient à Naples, bien muni de poudre et de balles, et doit s’arrêter en chemin, dans un monastère, où il est bien traité par tous les religieux, qui sous tous les régimes, on ne sait trop pourquoi, ont protégé les bandits. Cependant Agostino Avossa s’éprend bientôt d’une jeune fille de Borgo di Loreto. Ils s’aiment tant, dit le poète, qu’ils paraissent mari et femme ; c’est le plus haut point de la passion : tout est singulier dans ce pays. Avossa sort souvent du saint lieu pour aller voir sa bien-aimée. Avertie du fait, la cour (on nomme ainsi le gouvernement dans les poèmes du Môle) envoie quatre capitaines et quarante soldats pour arrêter le bandit. À partir de ce moment, toute la vie de ce terrible homme n’est qu’une suite d’étranges prouesses ; il tue un des soldats de l’escouade, saute par une fenêtre, chasse trois sbires en brandissant son fusil et enfonce la porte d’un couvent. Les moines tremblent. « Ne craignez rien, leur dit-il, vous devez me connaître : je suis Agostino. » Rassurés, les religieux l’accueillent ; mais survient la cour (toujours la force armée), et le fugitif est prisonnier. On le conduit aux prisons de l’archevêché, et le peuple accourt en foule pour le voir, en disant avec admiration que cet homme seul remplissait le monde de son nom. À peine enfermé, Agostino s’aperçoit que deux autres détenus veulent le faire mourir (c’est un tradimento) ; il les tue (c’est une vendetta). « Comme Judas trahit Jésus pour un peu d’argent, ces deux traîtres voulaient me donner la mort ; je les ai châtiés, dit Agostino à l’abbé des prisons, qui l’attendait pour se mettre à table : maintenant dînons ! » Mais la cour, en apprenant ces nouvelles prouesses, est assez barbare pour mettre des fers aux pieds du héros ; il les brise, il enfonce les murs et va échapper encore une fois, quand il est repris par malheur et jeté dans un fossé du château Saint-Elme. Avossa ne se décourage pas pour si peu de chose ; il suborne un factionnaire allemand qui gardait la forteresse et s’évade avec lui un beau matin. On voit que les désertions, si fréquentes aujourd’hui, datent de loin ; le peuple les trouve toutes naturelles. À peine libre, que fait le brigand ? Il se rend à Bosco, chez un curé de ses amis, qui le serre dans ses bras en le couvrant de baisers et de larmes. « Mon cher fils béni (caro figlio benedetto), lui dit le prêtre avec un pur amour (con puro amore), pense à ta vie ! » Cette première visite faite, Agostino va voir ses parens et ses amis, reçoit de l’argent, des armes et des munitions, et court les montagnes. Attaqué par les troupes royales, il fait des prodiges de valeur. Il se précipite enfin du haut d’un rocher et tombe de chute en chute au fond d’une gorge, tout meurtri, mais vivant encore. Trahi par un paysan, il est pris, garrotté, conduit à Naples en voiture ; les caporaux, les soldats tirent des coups de fusil en signe de joie, et le peuple proteste par ses larmes. La justice s’assemble et prononce l’arrêt de mort, qui s’exécute presque aussitôt devant une foule désolée.

Ce récit populaire, choisi entre mille, montre bien quel singulier prestige entourait le bandit il y a quelques années. On ne le regardait pas comme un malfaiteur, mais comme un poétique déclassé pareil aux flibustiers de Byron. Aimé par les femmes, béni par les prêtres, il était acclamé par le peuple. Maintenant même, dans bien des campagnes, contre les parois blanchies à la chaux des maisons de paysans, s’étalent de grossières lithographies qui rappellent les hauts faits de Mammone ou de Fra-Diavolo[2]. Le bandit ménageait les pauvres et attaquait les riches ; il trouvait partout des complices et des adhérens. Quelquefois il mourait de faim, il était alors secouru par les indigens ses confrères. Il arrivait même que les gens de la campagne exerçaient le brigandage comme un métier et ne s’en cachaient pas devant les autorités civiles. Un préfet napolitain (c’est Stendhal qui raconte le fait) reproche à un paysan de ne pas payer ses impôts. « Que voulez-vous que je fasse, monsieur ? répond le paysan : la grande route ne produit rien, il ne passe personne, j’y vais cependant tous les jours avec mon fusil ; mais je vous promets d’y aller chaque soir, jusqu’à ce que j’aie ramassé les 13 ducats qu’il vous faut. » Très souvent, après quelques années de cette vie irrégulière, le bandit rentrait dans son village, où il vivait impunément de ses rentes. Le soir, il s’asseyait dans la rue pour prendre le frais, et toutes les filles et les enfans de l’endroit faisaient cercle autour de lui quand il voulait bien raconter ses expéditions qu’il appelait ses campagnes.

Des brigands de cette famille rôdaient autrefois un peu partout, seuls ou par bandes ; les déserteurs, les réfractaires, les repris de justice, connaissaient le chemin de la Sila, du Matese et cette fameuse route de Rome, qui eut de tout temps une mauvaise réputation ; ils s’y rencontraient en nombre et formaient une compagnie anonyme exploitant le pays en dépit des gardes urbaines et des gendarmes. Quelques-unes de ces bandes ne purent jamais être détruites par le gouvernement des Bourbons, qui fut réduit à traiter avec elles : on sait par quelle trahison fut massacrée celle de Vandarelli, et par quelle honteuse capitulation celle de Talarico fut dissoute[3]. Une autre demeura plusieurs années sur le Vésuve, où les voyageurs ne se risquaient pas vers 1845 sans être escortés par un gendarme. L’ancien gouvernement ne se donnait pas beaucoup de peine pour combattre ces petites troupes de malfaiteurs ; il n’armait de soldats contre elles que lorsqu’elles grossissaient au point d’inquiéter, non plus seulement les particuliers, mais l’état, comme il arriva en 1856 et en 1857 dans les Calabres. Le général Vial fut alors envoyé dans ces provinces avec des forces considérables ; mais cet adroit officier ne fatigua point ses soldats dans une chasse ingrate, qui les aurait exténués sans profit : il se servit des gardes urbaines et des propriétaires, il organisa les unes en fortes escouades et menaça les autres de les arrêter, si les brigands ne se rendaient pas. Le système réussit complètement ; seulement il arriva quelques années après que ce furent les escouades de gardes urbaines qui désolèrent les campagnes.

Tel était donc le brigandage ordinaire, celui qui exista de tout temps dans l’ancien royaume de Naples à l’état sporadique en quelque sorte. Pour qu’il tournât en épidémie, il fallait une excitation quelconque, un désordre social, une révolution politique où le parti vaincu ne dédaignât pas d’ameuter les bandits sous son drapeau. Il n’est pas besoin de rappeler que le fait s’est reproduit à plus d’une époque dans l’histoire napolitaine. Les vieillards de notre temps ont vu à trois reprises ce fléau terrible suscité par le gouvernement des Bourbons, la première fois en 1799 contre la république de Naples, la seconde fois en 1808 contre l’occupation française, la troisième fois en 1861 contre l’unité de l’Italie. Ces excitations ont donné aux soulèvemens une apparence de guerre civile, qu’ils ne peuvent plus garder depuis que de curieux et authentiques documens[4] sont venus montrer quel est le vrai caractère du brigandage napolitain, quelles sont les causes de sa faiblesse comme arme politique, de sa funeste persistance comme danger social.

Dès que le pouvoir italien se fut établi à Naples, dès que l’armée régulière eut balayé les assiégés de Capoue jusque dans Gaëte, François II, sans prévoir les calamités inutiles dont il allait accabler son pays, permit l’organisation de bandes armées ; mais ces premières bandes, formées surtout de soldats et de gendarmes, furent nettement politiques et commandées par des hommes qu’on peut avouer. On peut citer parmi ces derniers le comte Émile de Christen. Le général napolitain Luvarà ne dédaigna pas de diriger une de ces expéditions où quelques royalistes de bonne foi se battirent en gens de cœur. Des élémens mauvais s’étaient déjà glissés sans doute dans ces troupes de partisans, les saccageurs (saccheggiatori) de Giorgi se recrutèrent en partie dans les bagnes ; mais l’on n’en doit pas moins distinguer cette première explosion des tristes équipées qui se succédèrent plus tard. Quant à la guerre de partisans qui fut tentée près des frontières romaines pendant le siège de Gaëte, elle ne se rattache pas directement à l’histoire du brigandage. Ce fut une diversion, une longue sortie des assiégés, et non pas un soulèvement d’assassins et de voleurs. Aussi le mouvement fut-il réprimé très vite, et les chefs de guérillas, rejetés dans les états pontificaux, posèrent les armes après la reddition de Gaëte. Leur tâche était accomplie, le roi proscrit les avait relevés de leur serment.

Le véritable brigandage napolitain, qu’on essaya plus tard de transformer et d’astreindre à une organisation militaire, se recruta d’abord parmi d’anciens galériens. Plusieurs d’entre eux s’étaient évadés pendant la révolution, d’autres avaient été graciés par le dernier décret du dernier roi ; quelques-uns s’étaient faits garibaldiens, et on les avait vus se battre devant Capoue. Après la guerre, ils demandèrent des gratifications et des places ; le pouvoir régulier examina leurs titres et voulut les renvoyer en prison : alors ils se sauvèrent dans les bois et formèrent des bandes. Ainsi commencèrent plusieurs brigands, entre autres le fameux Crocco, qui est devenu chevalier de Saint-George et général en chef de tous les malandrins du pays. Il fut des premiers à se mettre en campagne. Le licenciement des troupes après la reddition de Gaëte renforça les bandes, moins pourtant qu’on ne l’a cru. Bon nombre de soldats bourboniens, en rentrant dans leur village, incapables désormais de reprendre la bêche et le marteau, se joignirent aux bandits qui couraient déjà les grandes routes. Bien plus, ceux qui consentaient à servir encore et qui se présentèrent aux autorités de leurs villages, aussitôt qu’ils furent appelés ou rappelés, durent souvent retourner chez eux, faute de dépôts où l’on pût les recevoir ; il y en eut qui furent renvoyés jusqu’à trois fois et qui se firent brigands parce qu’on ne voulait pas d’eux comme militaires. D’autres s’enfuyaient munis de congés que des faussaires habiles leur fabriquaient pour un écu. Lorsque l’ordre fut rétabli et la fraude découverte, on se mit à compter le nombre de ces exemptions apocryphes; il y en avait trente mille. Toutes ces circonstances grossirent les bandes ; cependant les deux élémens qui les composèrent d’abord ne purent jamais se fondre ni s’accorder. La plupart des militaires, il faut le dire à leur éloge, quittèrent la campagne; il n’y resta que des malfaiteurs de race, ceux qui étaient nés voleurs.

C’est dans cet état que la réaction trouva les bandes quand elle résolut de les exploiter et de les conduire ; elle fut exploitée par elles et ne les conduisit pas. Les montagnards ne refusèrent pas l’argent de Rome et de Naples, et consentirent à arborer des drapeaux blancs; mais ils n’acceptèrent jamais ni frein ni discipline : leur unique pensée était le pillage. Jamais les comités bourboniens ne purent leur imposer un plan quelconque, une combinaison d’efforts, une action commune. Jamais ils ne purent les retenir dans un village ni même sur une pointe de rocher où le drapeau blanc demeurât huit jours. Il arriva un moment, en septembre 1861, où, pour les réunir sous un chef reconnu, le comité de Rome eut l’idée de leur envoyer un capitaine. Aucun Napolitain ne voulut se charger de l’entreprise. Il ne manquait cependant pas de généraux à Rome, mais les généraux bourboniens, qui connaissaient le pays, ne voulaient point y risquer leur honneur. Il fallut recourir au zèle d’un Espagnol, rude soldat et honnête homme, qui ne demandait qu’à marcher. Il se nommait Borjès. On connaît son histoire, écrite par lui-même en courant, au jour le jour, sur des pages volantes, en courtes notes qu’il nous a été permis de publier. Rien de plus curieux ni de plus instructif que ce journal saccadé, haletant, rien de plus péremptoire contre cette opinion erronée qui assimilait et assimile encore le voleur de grand chemin, Crocco par exemple, au partisan royaliste, à Borjès. L’Espagnol partit sur la foi d’un faux rapport qui lui annonçait l’existence d’une armée en Calabre; il n’y trouva qu’une bande de voleurs qui refusèrent de le suivre, qui le retinrent prisonnier pendant plusieurs jours. Echappé de leurs mains, il se sauva dans les montagnes, où il vécut à grand’peine, sans trouver de secours ni d’appui nulle part; il gagna ainsi péniblement la Basilicate, où Crocco se fit prier longtemps pour se joindre à lui. La jonction opérée, Crocco fut le maître, et, loin de céder à l’autorité du plus digne, il traîna d’incendie en incendie, de pillage en pillage, ce malheureux Borjès, qui devint brigand lui-même, brigand malgré lui, jusqu’au jour où la bande de Crocco, battue, affamée, se jeta sur celle de l’Espagnol, et lui vola ses fusils et ses piastres, puis s’enfonça dans les bois, où elle rôde encore, tandis que le vrai royaliste, quittant avec horreur cette compagnie infâme, alla se faire fusiller dans les Abruzzes, à quelques pas du sol romain. Depuis l’exécution de Borjès (décembre 1861), aucun partisan ne s’est plus montré dans l’intérieur de l’ancien royaume. Le brigandage y put prendre ses coudées franches sans être gêné par les scrupules de la faction qui aurait voulu le discipliner et le moraliser. Aussi, depuis lors, toute la conspiration royaliste ne fut-elle plus qu’une honteuse spéculation, non pas au profit, mais aux dépens du prince déchu qu’il s’agissait de rétablir sur son trône. Les procès publics des conspirateurs plus ou mieux sérieux arrêtés en divers temps par la police et jugés par les cours d’assises ont révélé toutes les vulgaires escroqueries qui se commettaient à Naples et à Rome sous prétexte de royalisme et de nationalité. Tantôt c’était un prélat qui organisait des souscriptions pour la bonne cause et qui en dépensait le produit en petits soupers dans une villa du Pausilippe avec des faquins et une fille de joie, tantôt c’était un industriel quelconque promettant au roi une armée de quatre-vingt mille hommes, si on lui envoyait beaucoup d’argent, de fusils et de décorations, tantôt un immense complot aboutissant à jeter dans les rues, devant les théâtres ou dans la cour des palais de gros pétards dont l’explosion effrayait les femmes. D’autres fois quelques placards étaient affichés nuitamment, quelques imprimés séditieux étaient jetés dans les carrefours; le plus souvent les agitateurs se bornaient à répandre d’absurdes nouvelles : une levée de boucliers dans le nord, l’entrée des Français dans la terre de Labour ou des Autrichiens dans les Abruzzes, que sais-je encore? C’était pour obtenir ces résultats qu’on entretenait des comités partout : chaque chef-lieu de province avait le sien, dépendant de celui de Naples, et celui de Naples obéissait à celui de Rome; il y avait une hiérarchie de conspirateurs, des degrés d’affiliation, toute une fantasmagorie maçonnique, des épreuves, des sermens, des gestes mystérieux; il y avait surtout (c’était l’important) des centaines d’agens soudoyés, sans compter les prêtres, et tout l’argent de Rome s’en allait ainsi, pièce à pièce, dans les poches de misérables intrigans sans foi ni loi. Le conspirateur faisait son métier d’un côté, le brigand de l’autre, chacun pour son compte et à son profit. Il existait bien quelques rapports entre eux : les comités enrôlaient des hommes, donnaient des avis, prodiguaient les excitations et les encouragemens; mais ces rapports étaient si minces, si décousus, qu’on n’en a jamais pu découvrir parfaitement la trace. Parmi les liasses de papiers saisis dans les maisons suspectes ou sur les bandits arrêtés, on a trouvé beaucoup d’hyperboles, de cadres fantastiques et de burlesques énormités destinées à tromper la crédulité du roi ou l’ignorance du peuple, mais jamais rien qui révélât clairement des intelligences suivies entre les hommes qui manœuvraient dans les villes et ceux qui se battaient dans les bois. Aux frontières seulement, il y eut toujours des bandes en communication directe et constante avec le comité de Rome. On sait exactement de quelle manière elles étaient recrutées, équipées, entretenues, quel marchand du Ghetto fournissait les uniformes, par quel subterfuge ces capotes militaires se vendaient publiquement et impunément, quel apothicaire très connu tenait un bureau d’enrôlement dans sa boutique, et comment dans Rome même était organisée toute cette conspiration bourbonienne entre la famille détrônée, les émigrés actifs, la police pontificale et tous les principaux coryphées de la réaction. Des lettres interceptées prouvent la connivence des autorités romaines, dénoncent les prélats qui secondaient ces entreprises insensées, désignent les couvens où les bandes étaient accueillies, hébergées et cachées dans des asiles inviolables, dont l’accès était interdit aux troupes françaises aussi bien qu’aux troupes italiennes. On a même des dépêches officielles de gendarmes pontificaux, portant les armes du pape, dans lesquelles tel brigadier traite d’excellence le signor don Luigi Chiavone, général en chef des armées de François II; tel autre communique à son commandant le soin qu’il a pris d’escorter un convoi de bandits en échappant à la vigilance des soldats français. Tout prouve enfin que les comités bourboniens et la cour de Rome assistaient de toute manière cette légion sacrée d’aventuriers venant de tous les pays du monde et rôdant sur toute la ligne des frontières, d’où elle s’élançait à l’improviste tantôt sur quelque point dégarni de troupes, tantôt sur quelque village où les autorités étaient souvent du complot[5].

Malgré l’insuccès de Borjès, on ne renonçait pas cependant à discipliner les brigands. Le comité leur envoya un autre Espagnol, Tristany, qu’il avait chargé de cette tâche difficile. C’était au général Chiavone que Tristany devait avoir affaire. Désespérant d’exercer jamais quelque ascendant sur cet homme inculte, sur ce bandit incorrigible, qui brigandait jusque dans les états du pape, il le fit juger militairement et fusiller. Cet acte de justice lui valut beaucoup d’ennemis dans la bande, même à Rome, et l’officier espagnol dut abandonner la partie[6].

Que conclure de ces expériences faites avec Tristany et Borjès ? C’est que le brigandage militaire n’a rien de redoutable. Il est permis de sourire de ces équipées de légitimistes qui arrivaient en voiture jusqu’aux frontières, et les franchissaient étourdiment l’épée à la main. C’était sans doute un vif crève-cœur pour les Piémontais (ainsi qu’on les appelle à Rome) d’être attaqués chez eux à tout moment par des poignées d’étrangers qui leur tuaient quelques hommes et se sauvaient ensuite impunément dans les états romains, où il leur était permis de rentrer, mais où il était défendu de les suivre, si bien que les soldats de l’Italie devaient revenir sur leurs pas quand ils étaient arrivés à la frontière et reculer comme des vaincus devant les fuyards. Malgré cette humiliation, si l’armée italienne n’avait rencontré d’autres bandes sur son chemin que celles qui venaient de Rome, le brigandage eût été détruit d’un coup, dès la première année, par la vigoureuse répression du général Pinelli. Par malheur il n’en est point ainsi : les étrangers, les partisans, on ne le répétera jamais assez, car il s’agit de détruire une erreur très répandue non-seulement en France, mais en Italie, ne ressemblaient d’aucune sorte et n’étaient attachés par aucun lien sérieux aux brigands de l’ancien royaume de Naples ; ils ont tous été battus, chassés, détruits en quelques rencontres ; ils n’ont fait que passer dans le pays. Le vrai brigandage, celui qui persiste et qui reste, est indigène. Ce n’est pas une guerre de partisans, c’est une guerre de paysans. Il faut donc quitter les frontières et s’enfoncer dans l’intérieur de l’ancien royaume pour étudier cette anarchie permanente qui trouble depuis trois ans plusieurs provinces dans l’Italie du midi. Or, comme un désordre pareil ne peut être expliqué que par la connivence ou du moins par un extrême relâchement des populations, il importe de rechercher avant tout les causes de cette complicité morale.


II.

Quelle est donc cette guerre de paysans? Quels sont les faits qui l’ont provoquée et maintenue? Avant tout, l’état affligeant des campagnes, l’ignorance, la misère, la haine contre la bourgeoisie, puis les folles espérances fondées sur la révolution, les excitations venues de Rome, enfin et surtout la peur. Ce sont autant de points à développer pour que l’on connaisse mieux l’origine du mal, et que l’on soit moins surpris de le voir résister à des efforts dont le succès définitif n’est pas moins certain.

Commençons par l’état des campagnes, et rappelons ce qu’elles étaient il y a trois ans. A mesure qu’on s’éloignait de Naples, on voyait disparaître peu à peu non-seulement la magnificence d’une grande ville, mais l’apparence même d’un pays civilisé. Les voies ferrées s’arrêtaient au bout d’une heure ou deux, et débouchaient dans de grandes routes poudreuses; les routes se resserraient au pied des montagnes en chemins difficiles, les chemins se transformaient en sentiers que les mulets seuls pouvaient gravir. Au bout d’une vingtaine de lieues, on rencontrait des provinces entières où, à l’exception de la grande route de Naples, n’existait aucune voie de communication. Il était et il est encore impossible au moindre cabriolet de s’aventurer dans la partie méridionale de la Basilicate et de gagner par là le bord de la mer. Cette province, aussi grande que la Toscane, est en quelque sorte isolée des autres. Sur 124 communes, elle en compte 91 dépourvues de routes, et d’autres provinces, encore plus négligées, envient son sort. Dans celle de Catanzaro par exemple, les routes manquent à 92 communes sur 108, et à 60 sur 75 dans celle de Teramo. Pas le moindre chemin ne descendait en 1861 des Abruzzes dans les Pouilles : on devait venir à Naples pour aller de Chieti à Foggia. Supposez qu’il faille passer par Bordeaux pour aller de Paris à Lyon, ce serait exactement le même détour. L’inconvénient n’était pas énorme pour le voyageur qui avait de l’argent à dépenser, mais il était grave pour les bergers qui, deux fois par an, mènent leurs troupeaux d’une province à l’autre. Ils devaient faire ce trajet en escaladant des rochers. Un chef de brigands, nommé Tamburrino, les attendait avec sa bande, et percevait un péage en têtes de bétail. Conçoit-on bien l’état de ces campagnes désertes où, pour aller d’un village à l’autre, il fallait souvent une journée de chemin? Le lien social était brisé dans cette dispersion farouche, et des rivalités haineuses qui durent encore, qui comptent parmi les principales causes du brigandage, se substituaient à ces relations d’intérêts et de famille qu’on voit s’établir dans d’autres pays entre les villages voisins. Chaque commune du royaume ressemblait à une forteresse et presque à un couvent où la population se trouvait confinée. Que pouvait-on espérer d’une claustration pareille, où rien ne pénétrait pour éclairer ces foules inertes? Le roi Ferdinand l’a écrit de sa propre main, il ne voulait pas d’écoles primaires dans les endroits habités par de simples paysans. Voilà pour les villages; mais que dire des campagnes où les bergers nomades vivaient seuls, bestialement, au milieu de leurs troupeaux, et passaient ainsi des saisons entières sans trouver une âme vivante à qui parler?

L’ignorance est sans doute une plaie grave; une autre, plus profonde, est la misère. Le paysan, le cafone, comme on l’appelle par dérision, est d’une pauvreté qui révolte. — Dans les Pouilles par exemple, à Foggia, à Cerignola, à San-Marco in Lamis, existe une classe infime de prolétaires qu’on appelle les terrazzanî, gens sans feu ni lieu qui, s’ils ne volaient pas, ne pourraient pas vivre. « Dans la seule ville de Foggia, dit M. Massari, le nombre des terrazzani s’élève à plusieurs milliers d’hommes. Grande culture, aucun fermier et beaucoup de misérables qui ne savent où trouver leur pain... — Les terrazzani et les cafoni, nous disait le directeur des domaines de Foggia, ont du pain de telle qualité que les chiens n’en mangeraient pas... » Je pourrais ajouter qu’aux environs de Naples j’ai connu des ouvrières pour qui le pain même était un mets de luxe. Or les classes pauvres odieusement exploitées par les classes riches couvent une haine profonde contre les galantuomini, c’est-à-dire contre les bourgeois. Cet antagonisme est surexcité dans certains endroits par des abus qui datent de loin, par tout ce qui reste, en un mot, de la féodalité mal détruite. Lorsqu’on abattit les grands barons et qu’on morcela leurs baronies, le partage de ces propriétés, improvisé dans un moment de crise et suspendu sans être fixé définitivement, donna lieu à des usurpations et par suite à des procès qui durent depuis un demi-siècle. Les propriétaires, les prêtres, les communes, les villages entre eux, se disputent depuis lors des lambeaux de terrain auxquels ils ont tous quelque droit; les paysans surtout, à qui l’on avait promis depuis longtemps, à qui l’on promet toujours le partage des biens communaux, demandent que la cour quelle qu’elle soit, tienne enfin cette promesse. Lorsque la commission parlementaire envoyée pour étudier le brigandage parcourut en février 1862 les provinces napolitaines, les campagnards lui criaient partout en la voyant passer : « Nous voulons des terres! » Et ils avaient raison, ces pauvres serfs non encore affranchis dans des contrées à moitié barbares, où le moyen âge n’est aboli que de nom, où les grandes propriétés continuent les envahissemens des grandes baronies, où les anciens abus se perpétuent sous de nouvelles formes, en vertu d’une sorte de droit coutumier qui maintient l’ancien droit féodal. Pour le paysan, rien ne semble changé : c’est toujours lui qui travaille et qui souffre. Seigneur ou bourgeois, le maître est toujours un tyran pour lui[7]!...

Dans de pareilles conditions, ce qui doit étonner les esprits sérieux, ce n’est pas que le brigandage endémique ait tourné en guerre sociale, mais que cette guerre sociale ait éclaté si tard. Les mêmes élémens de dissolution existaient déjà sous Ferdinand II; pourquoi donc ce monarque, heureux entre tous, demeura-t-il trente années et mourut-il sur le trône? Pour répondre à cette question, quelques mots suffisent, et nous laisserons parler le roi lui-même ; « Si je dois quitter mon royaume, dit-il un jour au prince Dentice, je léguerai à mes successeurs cinquante ans d’anarchie. » Ferdinand sentait le mal, mais il ne fit rien pour le combattre, il se contenta d’en ajourner l’explosion. Il persécuta les bourgeois, caressa les pauvres, soutint les prêtres, et, enrôlant les hommes d’énergie qui seraient devenus brigands, il en composa son armée, sa police et ses milices rurales. Il en résulta que ces tyranneaux embrigadés firent à peu près ce que feraient les loups, si on leur confiait la garde des moutons. Ferdinand mourut, et François II fut forcé de donner une constitution. La guerre sociale éclata aussitôt sur plusieurs points de son royaume. A Bovino par exemple, un mouvement populaire eut lieu contre les riches : il y eut déjà du pillage et du sang versé. Garibaldi, qui avait enlevé la Sicile en trois victoires, passa sur le continent; aussitôt le magnifique échafaudage soutenu par le roi mort s’écroula, le clergé même adora la lumière nouvelle. Ce fut dans tout l’ancien royaume une explosion de joie; le peuple, qui voyait en Garibaldi l’homme de son rêve, le pauvre devenu roi, se jeta tout entier sur les pas du vainqueur et lui fit une apothéose éclatante. La victoire sociale était obtenue aux yeux des lazzaroni et des paysans : on donna aux premiers du pain, des illuminations et le droit de vivre à leur aise; on ne supprima la loterie qu’en paroles et on abaissa le prix du sel ; on promit aux seconds le partage des biens communaux, et on leur dit : Plus de misère !

Le peuple, habitué à ne voir dans les révolutions que des complots de bourgeois réclamant des libertés politiques dont pour sa part il n’avait que faire, crut que son heure était enfin venue, et que cette fois du moins on s’était soulevé pour lui. Il fut donc franchement garibaldien, il l’est encore. L’avènement du pouvoir régulier trompa toutes ses espérances. Il assista tristement, à l’écart, sans toucher sa part du butin, à l’installation de toute sorte de choses étrangères qu’il ne pouvait comprendre et qui ne le regardaient pas. Il avait attendu je ne sais quelle réparation sociale, et il voyait venir un remaniement politique. Au lieu de Garibaldi et des tuniques rouges, on lui donnait une armée grise et un roi absent; au lieu de pain assuré pour tous les jours, d’un coin de terre au soleil, et, pour égayer ses loisirs, d’une procession ou deux par semaine avec des torches et des drapeaux, on lui donnait un parlement à Turin, des ordonnances contre les attroupemens, le suffrage restreint, le jury pour les causes criminelles et mille autres bienfaits dont il ne se souciait nullement; on lui donnait de plus la liberté de la presse, et il ne savait pas lire! Il se dit avec amertume : Encore une révolution de bourgeois! et il retomba dans cette apathie, frondeuse chez les citadins, stupide chez les campagnards, qui en temps ordinaire est son attitude politique.

Une révolution de bourgeois! Ce fut le principal grief des plébéiens contre le mouvement de 1860, qui continuait pour eux le mouvement de 1848. Un seul fait les frappa, l’installation d’un certain nombre d’habits à basques (des giamberghe, comme les appelait Ferdinand) s’étalant sur les sièges du pouvoir. C’était une opinion très accréditée dans la rue que ces révolutions n’étaient que simples débats entre la bourgeoisie et le souverain, si accréditée même que lorsqu’en 1859 la conspiration libérale fit quelques pas pour se concilier l’appui des lazzaroni, les chefs de ceux-ci répondirent très nettement : « Nous serons des vôtres à la condition que vous ne recommencerez pas l’affaire de 1848, et qu’il y ait aussi quelque chose pour nous ! » On le voit, les idées ne comptaient guère dans les ambitions de la plèbe; celle-ci demandait nettement des piastres et vaguement son droit dans les émeutes, celui de piller une heure ou deux.

La plèbe napolitaine n’obtint rien de tout cela, mais elle vit partir le héros populaire qui lui avait promis tant de choses et arriver le regalantuomo (le « roi-monsieur, » le « roi des messieurs, » comprenait-elle), qui lui ordonnait de se tenir tranquille, et qui distribuait des places et des décorations aux hommes bien vêtus. Ce fut donc un amer désenchantement; mais dans les provinces, dans les campagnes surtout, il y eut des oppositions provoquées par des mécontentemens plus justes. Le bourgeois y devint bien réellement le roi du village; il se forma une oligarchie de petits seigneurs autrefois opprimés et opprimant à leur tour avec toute l’aigreur d’une colère longtemps refoulée. Cependant le simple villageois, le paysan, le berger, restaient aussi pauvres qu’autrefois; l’ancienne ignorance n’avait pu se dissiper en quelques jours, l’ancienne misère persistait avec toutes ses excitations sinistres. En même temps le frein était rompu, la circulation était libre, des colporteurs vendaient de la poudre et des balles, des carabines et des revolvers; puis toutes les vieilles haines contenues par la ruse ou la force venaient de se réveiller tout à coup, secouées et débridées par la révolution ; elles s’exaltèrent jusqu’à la rage. — Les villages qui se disputaient un champ ou un bois depuis cinquante ans, les familles qui s’exécraient pour des questions de préséance, profitèrent de l’agitation générale pour en venir aux mains; toute rancune privée prit un masque politique, toute vengeance personnelle s’assouvit au nom de Victor-Emmanuel ou de François II. Les anciennes mœurs (il faut le dire, hélas! en mots violens) se maintinrent longtemps dans toute leur infamie. Quand un hobereau sans courage avait un ennemi sous les Bourbons, il le dénonçait comme libéral, et par ce moyen l’envoyait aux galères; les mêmes dénonciations furent continuées sous le nouveau régime : seulement l’homme dont on voulait se défaire était accusé d’être bourbonien. Il en résulta beaucoup d’injustices commises, beaucoup de persécutions et de lâchetés ; or les bois étaient proches, les montagnes offraient un refuge aux opprimés, qui ne songeaient qu’à fuir, et des bandes s’y formaient déjà, grossissaient d’heure en heure, appelaient toutes les victimes de la société, malfaiteurs ou indigens, galériens ou soldats, leur offrant des fêtes, des piastres, des filles, des armes, des moyens de vengeance, du sang à verser, tout ce qu’ils voulaient. Ainsi se forma ou plutôt se réveilla ce brigandage indigène, le seul qui soit vraiment sérieux, vraiment terrible, et qui, n’étant politique que d’occasion, se perpétuera, plus ou moins développé, sous toutes les dynasties, tant que le peuple aura faim.

Si Ferdinand II avait pu ajourner la crise, c’est qu’il tenait dans sa main la police et le clergé : ces deux recours manquèrent au nouveau régime. Abattue dans les villes et dans les campagnes par la rancune des lazzaroni et des paysans, l’ancienne police fournit ses renforts au brigandage ; on vit les sbires et les gardes urbaines se jeter dans les bois avec les malfaiteurs qu’ils avaient autrefois combattus. La police nouvelle, improvisée pendant la révolution, fut détestable. Elle se recruta dans les villes parmi les camorristes et dans les campagnes parmi des hommes sans ressources et sans valeur, qui se laissaient trop aisément tromper ou corrompre. Jamais policier ne sut dire aux soldats italiens en quel endroit étaient cachés les brigands, qui entretenaient impunément des intelligences partout, et qui disparaissaient, à peine entrevus, comme dans des trappes. Quant au clergé, au lieu de servir la société contre le brigandage, il se tint à l’écart, dans une abstention coupable, et servit plutôt le brigandage contre la société. Il est vrai que le pouvoir se comporta avec lui d’une façon forcément embarrassée, ne sachant s’il devait le combattre ou le ménager. Tantôt caressé, tantôt maltraité, le clergé comprit qu’il avait affaire à une hostilité tempérée par la faiblesse. Rien ne rend plus hardi qu’une agression irrésolue; les prêtres subissaient d’ailleurs l’influence de Rome. De force ou de gré, par devoir ou par rancune, ils en vinrent donc à déclarer la guerre au nouveau maître. La guerre une fois déclarée, ils ne tardèrent point à seconder le brigandage, au moins par une sorte de complicité passive qui se bornait à le laisser faire ; mais dans bien des endroits cette tolérance alla jusqu’à l’absolution, et dans quelques autres, activée par le fanatisme, elle tourna en excitation violente; on enrôlait des bandits au confessionnal. Bien plus, on vantait leurs tristes exploits du haut de la chaire[8]. Il y a toujours sans doute des exceptions honorables, je pourrais nommer bien des pasteurs, notamment des évêques des Calabres, qui ont fait des efforts sérieux contre le brigandage et obtenu la soumission de bandes entières; j’en connais d’autres qui font le coup de feu contre les malfaiteurs; j’en pourrais nommer un qui partait bravement, son fusil sur l’épaule, en quête des scélérats du pays, qu’il connaissait tous. S’il en avisait quelque part, il les couchait en joue et les manquait rarement; puis, voyant tomber son homme, il courait à lui, recevait sa confession, si le moribond pouvait la faire encore, et lui donnait l’absolution catholique, après quoi il l’achevait. Ces exemples sont rares. Le plus souvent c’est le bandit qui est le favori du prêtre, et le bandit mérite en général cette faveur par une dévotion vraiment édifiante. Les jours maigres, il tue sans scrupule un homme, mais il ne mangerait certes pas de viande. Il a de saintes images sur la poitrine, il chante des litanies dans les bois, se confesse exactement et fait pénitence. Avant de se mettre en campagne, il se courbe sous la bénédiction d’un prêtre, et ce prêtre le rend invulnérable par l’inoculation d’une parcelle d’hostie consacrée qui lui est insinuée dans le pouce de la main.

Ainsi les deux puissances dont s’était servi Ferdinand pour maintenir l’ordre dans son pays, la police et le clergé, travaillèrent, depuis la révolution, pour le désordre. Les anciens sbires se firent brigands; les nouveaux, par maladresse ou par mauvaise foi, furent inutiles. Les prêtres s’éloignèrent du feu : loin de l’éteindre, quand ils s’en approchaient, ce fut trop souvent pour le raviver. On vit des capucins fournir aux bandits non-seulement un asile, mais des vivres et des munitions. Des soldats se déguisèrent en brigands pour les surprendre; ils furent reçus dans le couvent (c’était l’an dernier, dans la province de Salerne) avec des effusions de joie et d’amour. « Nous avons ici, leur dit-on, assez de provisions pour accueillir une bande de quatre cents hommes. » On vit même en novembre 1862, aux environs de Lucera (Capitanate), dans un combat où les lanciers de Montebello défirent une forte bande, quelques prêtres furieux dans les rangs des malandrins. Avec de pareilles excitations, faut-il s’étonner que tant de paysans incultes et farouches, n’ayant d’autre frein religieux et moral que la peur de l’enfer, se soient jetés dans la campagne? En guerroyant à leur manière, ils se vengeaient des bourgeois, prenaient leur argent, leurs chevaux, leur bétail, au besoin leurs femmes, et par-dessus le marché gagnaient le ciel.

Outre les prêtres, les anciens sbires, les anciens forçats, les réfractaires, les paysans énergiques, les conspirateurs bourboniens, les bandes avaient encore d’autres complices : elles en comptaient même parmi les propriétaires, qui, le voulant ou ne le voulant pas, leur tenaient la main, comme on dit à Naples : d’où leur nom de manutengoli. Ces riches bourgeois, souvent à contre-cœur, fournissaient des armes, des vêtemens, des munitions, et ravitaillaient ainsi perpétuellement les corps-francs de l’incendie et du pillage. On a prétendu que ces secours étaient offerts avec enthousiasme, et que ces tributaires se laissaient périodiquement rançonner par fidélité au roi déchu ; il n’est pas besoin de discuter cette assertion. Il en était sans doute qui, déplacés et amoindris par la révolution, poussèrent au désordre ; mais ce fut le petit nombre : un propriétaire ne peut sympathiser de bonne foi avec les ennemis de la propriété. Les manutengoli, pour la plupart, étaient des hommes très malheureux, qui, n’ayant pas assez d’énergie pour repousser les sommations des bandits, leur cédaient par faiblesse. Ils tenaient à leurs champs et à leurs maisons, ils tenaient surtout à la vie, ils savaient qu’on leur prendrait de force ce qu’ils n’auraient pas donné de bonne grâce, et qu’on leur couperait la gorge après les avoir dépouillés violemment ; ils ouvraient donc leurs tiroirs avec un air de bonne humeur et de complaisance. Quelques-uns payaient des tributs réguliers pour n’être point inquiétés ; d’autres, que j’ai connus, prenaient les parens des brigands à leur service ; on vit même des libéraux déclarés, des gardes nationaux, des autorités communales[9] entretenir des relations secrètes avec les voleurs de grand chemin. On cite, il est vrai, de nobles exceptions à cette règle déshonorante de poltronnerie : le prince de San-Severo, par exemple, qui ne permit jamais que sur ses terres on donnât une seule piastre aux gens de Caruso ; les propriétaires des Calabres, qui armèrent leurs paysans et se défendirent eux-mêmes en prenant sur eux toute la peine et tout l’honneur de la répression ; le syndic d’Anzano, qui, recevant des brigands une forte réquisition d’argent à payer sous peine d’incendie, leur envoya un paquet d’allumettes. Cependant, si la connivence volontaire des uns était rare, la résistance courageuse des autres l’était davantage encore, et la conduite générale des populations envers les brigands fut une sorte de complaisance inspirée par la peur.

Oui, la peur, voilà ce qui perpétue le mal. La peur abattait les populations, les autorités, même les juges. On a vu des magistrats pâlir devant des criminels plus terribles, mieux armés que la loi. Sans cette honteuse complicité, le brigandage aurait disparu depuis longtemps des campagnes. Partout où il a rencontré, je ne dis pas des patriotes et des citoyens, mais des hommes à combattre, il n’a rien pu tenter ; il est tombé en Calabre sous les balles du simple paysan qui défendait sa famille et sa maison. La douceur même des populations rurales, leurs habitudes de dissémination et d’isolement, les traditions de l’ancien régime, qui avait brisé le lien social en détruisant l’union, c’est-à-dire la force, voilà ce qui maintint si longtemps cet affreux déchaînement de toutes les passions mauvaises débridées par la réaction et soulevées contre l’Italie ou plutôt contre la société. Avec tant d’excitations politiques, religieuses, légitimant, sanctifiant ses ravages, et ces encouragemens plus efficaces encore qui venaient de l’inertie et de la peur, ce n’est pas la violence et la durée du fléau qui étonnent, c’en est plutôt l’impuissance et la vanité. Il devait envahir l’ancien royaume tout entier, et il n’a pu demeurer trois jours dans le moindre village. Il faut le réduire à ses vraies proportions par l’histoire de ses prouesses.


III.

Le brigandage indigène éclata dans plusieurs provinces à la fois après le siège de Gaëte. Parmi ses premiers chefs, on rencontre Cipriano La Gala, ancien gardeur de vaches de Rionero en Basilicate, ancien voleur, ancien meurtrier, repris de justice, puis Crocco Donatelli, un moment garibaldien, car il avait espéré obtenir l’impunité sous la tunique rouge, mais bientôt contre son attente enfermé dans les prisons de Cerignola, d’où il s’échappa pour reprendre son métier. Cet homme fut un des premiers à lever le drapeau blanc. Il réunit une grosse bande en Basilicate dès le mois d’avril 1861 ; il entra dans plusieurs villages et même dans deux petites villes, Venosa et Melfi, où il changea l’administration et vida les caisses. Ce furent les plus grands succès du brigandage, qui depuis n’obtint et ne tenta rien de pareil. Crocco resta trois jours à Melfi, puis, apprenant que les troupes arrivaient, disparut en toute hâte. On ne le revit que plusieurs mois après avec Borjès.

Cependant la plupart des bandes s’étaient formées. On ne peut ici les nommer toutes, on ne peut préciser le nombre et l’importance de celles qui prirent les armes à la première heure. Les documens de 1860, incertains et vagues, jettent peu de lumière. Tout au plus pouvons-nous nommer les principaux chefs qui un peu plus tôt ou un peu plus tard désolèrent le pays. Dès 1861, Chiavone était aux frontières ; Centrillo, Conte, Cuccitto, Maccherone, Fuoco, Tamburrino, dans les Abruzzes et dans la terre de Labour ; Cimino, le Padre Santo, Albanese, d’Agostino, Nunzio di Paola, de Lillis, opéraient dans le Matese, vaste système de montagnes commandant quatre ou cinq provinces, et offrant un sûr refuge aux bandits. Sur les montagnes du Vitolanese et du Taburno, dont le groupe principal forme un large cratère, un excellent point d’appui pour les bandes qui, chassées des Pouilles, veulent se jeter dans le Matese, à Ariano ou à Bénévent, passaient continuellement les hommes de Marzanella, de Martini, de Plensich (tué par la garde nationale de Guardia, un jour qu’il était entré dans ce pays, déguisé en femme), de Marco de Masi, d’Elia, de Struzzo. Dans les bois de Petacciato, Demanio et Tecchio s’enfonçaient avec leurs gens le fameux Pizzolungo, les Abruzzais Casalanguida et Primiano, sans compter un repris de justice, Pinzio. Dans la forêt de la Grotte, selva della Grotta, se jetaient les malandrins des Pouilles et du comté de Molise : Minelli, Vanarelli, Pizzi, Cascione, Layala. La plupart de ces chefs n’avaient avec eux que vingt compagnons. Ce chiffre marque l’importance moyenne des bandes. La Capitanate, moins ravagée qu’elle ne le fut plus tard, était pourtant déjà menacée par les malfaiteurs du Gargano. Dans la terre de Bari, un sergent nommé Romano entra le 28 juillet 1861 dans Gioia, sa ville natale, et s’y campa si bien qu’il fallut pour l’en chasser un siège en règle, où cinquante-quatre brigands périrent. Plus bas, dans la terre d’Otrante, se réunirent bientôt les comitives (c’est le nom consacré) de Pizzichicchio, de Capraio, de Carbone. Dans le massif de la Sila, en Calabre, aire d’oiseaux de proie sous tous les régimes, terrain tourmenté, hérissé de grands bois[10], régnait le fameux Muraca, ancien chef urbain et chasseur de bandits, puis bandit lui-même; dans d’autres parties des Calabres rôdaient Mittica et Monaco. Dans la province de Salerne, un débarquement jeta au pied du Cilento le jeune Tardio, qui venait de Civita-Vecchia avec vingt-sept hommes : c’était un étudiant en droit, le seul lettré du pays qui se fût trouvé parmi les brigands, et connu par des proclamations ridicules. L’arrondissement de Campagna fut infesté presque en même temps par Ricci et Marcantonio. Sur les hauteurs qui dominent Amalfi se montraient force paysans armés ; Barone et Pilone inquiétaient les pentes du Vésuve ; des voleurs s’embusquaient dans les bois des Camaldules. Aux environs de Nola se maintenaient audacieusement Cipriano La Gala et d’autres chefs de bandes, qui venaient attaquer jusqu’aux stations du chemin de fer de Caserte ; mais les provinces les plus maltraitées par l’éruption du brigandage furent toujours celles de l’intérieur. Les rives de l’Ofanto et du Fortore virent s’amasser bientôt les plus fortes bandes. Des bords de l’Ofanto, elles se jetèrent dès lors en ordre dans les arrondissemens de Melfi, de Sant’ Angelo de’ Lombardi, d’Altamura et de Barletta, de Foggia et de Bovino, menaçant ainsi et ravageant quatre provinces. Des bords du Fortore, elles se précipitèrent d’un côté sur les Pouilles, de l’autre sur le comté de Molise et l’ancienne principauté de Bénévent. Crocco, Coppa, Sacchitiello, finirent par résider dans la vallée de l’Ofanto, d’où ils allaient joindre de temps en temps Ninco-Nanco, qui occupait le bois de Lagopesole. Schiavone (qu’il ne faut pas, comme on l’a déjà dit, confondre avec Chiavone) allait et venait, toujours en marche, entre Ariano et Bovino. Caruso et Titta Varanelli se tenaient sur les rives du Fortore, d’où ils firent plus tard de nombreuses expéditions en tout sens, mais principalement en Capitanate. Coppolone et Serravalle erraient dans l’arrondissement de Matera, en Basilicate ; au midi de cette province galopait avec ses cavaliers le féroce Gavalcante ; Tortora se cachait dans les bois de Ripacandida. Les autres bois de la contrée, ceux de Policoro, de Montemilone, de San-Cataldo, de Monticchio, servaient de refuge et d’asile à des centaines de malfaiteurs. Enfin, pour compléter tout ce désordre, encouragé par l’impuissance ou l’indécision des premiers lieutenans du roi, la réaction se mit de la partie, et le 7 juillet 1861, dans la seule province d’Avellino, trente et une communes se soulevèrent à la fois en arborant le drapeau blanc.

C’est alors que le général Cialdini arrivait à Naples (juillet 1861). La santa-f’ede, c’est-à-dire la populace déchaînée, triomphait dans la province d’Avellino, promettant le pillage aux vainqueurs, l’incendie aux vaincus. Le général porta au brigandage par quelques actes énergiques un coup décisif. Il lui enleva son caractère politique, et depuis sa lieutenance aucune bande indigène ne put passer aux yeux des hommes de bonne foi pour une troupe d’insurgés. Les comités bourboniens ne siégeaient plus que pour la forme, et ne servaient qu’à inquiéter la police italienne. Ils sont demeurés sans doute en rapport avec quelques chefs, notamment avec Crocco[11], mais ils ne peuvent ni les arrêter ni les conduire : ils les poussent au feu, voilà tout.

Le commandement du général La Marmora fut inauguré, comme celui de Cialdini, par de brillans résultats. La formidable bande de Borjès et de Crocco fut détruite. On pouvait croire le brigandage vaincu, et il ne tarda cependant pas à reparaître en 1862 avec une sorte de plan concerté. Il paraît certain qu’un débarquement de bourboniens recrutés à Malte ou à Trieste devait s’opérer sur les côtes de la Basilicate, où le Basente et l’Agri se jettent dans le golfe de Tarente. Crocco et Cavalcante avaient donné rendez-vous à toutes leurs forces, disséminées pendant l’hiver, dans le grand bois de Policoro, qui s’allonge et s’épaissit non loin du rivage. Le premier de ces chefs, le généralissime, quittant sa résidence habituelle, s’avança jusqu’à la campagne San-Basile, sur la rive gauche du Basente, à quatre milles des côtes; on le vit plusieurs fois, sa lunette à la main, interroger la mer. Trompé dans son attente et chassé par les troupes, il rôda quelque temps entre l’Agri et le Basente, puis se jeta dans les Pouilles, qui furent le champ de bataille du brigandage en 1862. Au mois de juin, Coppa, Ninco-Nanco, Caruso, étaient en Capitanate, et ravageaient ces vastes plaines qu’ils parcouraient à cheval. Ils y commirent des atrocités sans nom, mais ils prouvèrent par ces excès mêmes et par l’inexplicable caprice de leurs mouvemens que le brigandage avait tout à fait perdu son caractère politique. Il cessa de raisonner ses déprédations et ses ravages, attaquant indifféremment les propriétés de tous les partis : il ne menaça plus les villes et n’assaillit plus ou presque plus les villages; il s’inquiéta beaucoup moins du pape et de François II, mais il brûla les fermes et les récoltes.

Tels furent les principaux exploits des bandits en 1862 dans les provinces qui souffrirent le plus de leurs incursions, c’est-à-dire dans le centre du royaume et particulièrement sur le versant oriental des Apennins déclinant vers l’Adriatique. Les Calabres restèrent tranquilles : un hardi chasseur d’hommes, le colonel Fumel, qui faisait cette guerre en amateur avec une poignée de Calabrais, y suffisait pour contenir les brigands. Aux environs de Naples, Pilone se promenait toujours autour du Vésuve, où son fameux corps d’observation faisait plus de peur que de mal. Un autre chef beaucoup plus redoutable, nommé Varrone, qui rôdait non loin de là, fut tué par un de ses hommes. Dans la province de Salerne, Tardio reparut tout à coup et traversa quelques villages; mais sa forte bande fut mise en pièces au premier choc, et trois cents brigands se laissèrent prendre en un moment. Au mois de septembre 1862, la fatale entreprise de Garibaldi dégarnit un instant de troupes l’intérieur du pays : il s’ensuivit une légère recrudescence du brigandage; mais après Aspromonte l’état de siège permit d’arrêter les manutengoli, c’est-à-dire les complices, receleurs ou banquiers des voleurs, et ces derniers se soumirent. A la fin de la même année, Crocco, Ninco-Nanco, battus dans plusieurs rencontres, — une fois entre autres par les volontaires hongrois, qui leur firent beaucoup de mal, — étaient rentrés dans leurs bois. Cavalcante, dégoûté du métier, s’était fait prendre dans Naples même, à la préfecture de police, où il était venu effrontément demander un passeport; il comptait aller vivre de ses rentes en France. Les forces des prétendus insurgés dans la Principauté-Citérieure et dans la Basilicate se réduisaient à une quarantaine de vieux routiers sur le territoire de Melfi, quelques vagabonds dans les districts de Sala, de Campagna, et une vingtaine de voleurs entre Amalfi et Castellamare. Il y en avait eu deux cents en campagne au commencement de l’année 1862 et douze cents vers la fin de l’année 1861, réunis sous les ordres de Crocco et de Borjès. Plus haut, autour de Bénévent et de Campobasso, les innombrables troupes de malandrins avaient disparu : treize chefs sur dix-neuf étaient morts. Dans les Fourches-Gaudines, l’illustre Picciocco, qui, après avoir tué son collègue Zappatore, avait perdu dans un combat son ami Calabrese, ne traînait plus derrière lui qu’une dizaine de pauvres diables, derniers débris de la fameuse brigade du général Cipriano La Gala. Dans la terre de Bari, très effrayée un moment par une incursion de Caruso, la forte bande de Romano, mise en pièces et en déroute, avait laissé soixante-quatorze chevaux au pouvoir des soldats. Enfin les plus terribles condottieri de la terre de Labour, Cuccitto, Conte, Centrillo, etc., qui s’étaient réfugiés dans les états romains, avaient été arrêtés par les Français et livrés aux autorités italiennes. Tous les rapports militaires que j’ai pu consulter, — rapports très sincères et très affligeans pour la plupart, — ont constaté cette décroissance du brigandage, et si les faits ne suffisent pas et qu’on veuille des chiffres, voici ceux qui sont donnés par des documens officiels et encore inédits : ils marquent les pertes des brigands, le nombre total ou partagé en diverses catégories de ceux qui furent tués, fusillés, arrêtés, ou qui se soumirent volontairement, dans les sept zones ou divisions militaires, durant le second semestre de 1861 et le cours entier de l’année suivante.


« Terre de Labour (Gaëte). — 1861, second semestre : 109 morts, 46 exécutions, 120 arrestations, 106 présentations volontaires. Chiffre total : 381. — 1862, année entière : 61 morts, 45 exécutions, 88 arrestations, 135 soumissions volontaires. Chiffre total : 329.

« Terre de Labour (Caserte), Molise et Bénévent. — De septembre 1861 à décembre 1862, chiffre total : 533 (les détails manquent dans les rapports).

« Abruzzes. — 1861, second semestre, chiffre total : 1184. — 1862, année entière, 452.

« Salerne et Basilicate. — 1861, second semestre : 508 morts, 258 exécutions, 887 arrestations, 620 soumissions volontaires. Chiffre total : 2,273. — 1862, année entière : 327 morts, 249 exécutions, 767 arrestations, 546 soumissions volontaires. Chiffre total : 1889.

« Capitanate. — 1861, dernier trimestre : 30 morts et 7 exécutions. — 1862, année entière : 322 morts, 136 exécutions, 9 arrestations, 281 soumissions volontaires. C’est la seule province où le mal ait empiré dans la seconde année.

« Terre de Bari. — 1861, second semestre, chiffre total : 168. — 1862, année entière, 173.

« Calabres. — 1861, second semestre : 75 morts, 97 exécutions, 360 arrestations, 814 soumissions volontaires. Chiffre total : 1346. — 1862, année entière : 59 morts, 27 exécutions, 100 arrestations, 31 soumissions volontaires. Chiffre total : 217. »


L’année 1863 fut marquée par de nouveaux progrès dans la répression du brigandage. En 1861, les bandes entraient dans les communes, en pillaient les caisses, désarmaient les gardes nationaux et emportaient leurs fusils : c’était presque une guerre civile attaquant les autorités nouvelles. — En 1862, les bandes s’éloignèrent des endroits habités pour dévaster les campagnes et couper les arbres, égorger les bestiaux, brûler les moissons : ce ne fut plus qu’une guerre sociale contre les riches. — En 1863, les récoltes furent sauvées, et les actes ordinaires des prétendus bourboniens se réduisirent à des enlèvemens de personnes emmenées dans les bois et rendues contre rançons : ce n’étaient plus que des spéculations violentes, des coups de main de hardis voleurs. Aux frontières, le brigandage politique ou étranger a cessé presque complètement, grâce au concours loyal de l’armée française. On n’a entendu parler que de deux expéditions, qui se sont terminées par une double déroute, celle des chefs Stramenga et Serragante. Dans l’intérieur du royaume, le brigandage indigène diminue sensiblement, et l’armée italienne, après trois ans de campagne, peut aujourd’hui être rappelée dans le nord.

Nous avons parcouru le champ de bataille ; ne voudra-t-on pas maintenant jeter un regard sur les combattans? Le lecteur sait déjà que les bandits appartiennent tous aux classes incultes et pauvres, parce que l’ignorance et la misère sont les principales causes du mal. Les rancunes qui poussent au mal varient suivant les provinces. Ainsi, dans les Calabres, les manans s’insurgent à peu près comme les anciens plébéiens de Rome, réclamant l’exécution des lois agraires promulguées contre les envahissemens du patriciat. Ailleurs, dans les Pouilles, le berger et le laboureur ne gagnent pas de quoi vivre; c’est la faim qui leur donne de mauvais conseils. Plus haut, dans les Abruzzes, ceux qui se soulèvent sont surtout les contrebandiers ruinés par la suppression des frontières entre Ascoli et Teramo. En réalité, le brigand indigène ne porte un drapeau que pour se donner une contenance ; il s’enrôle quelquefois par dévotion, plus souvent par force. Emmené violemment sur la montagne et compromis par quelques expéditions criminelles, il reste alors avec les autres, craignant d’être fusillé, s’il retourne dans son pays; mais au bout d’un mois ou deux, horriblement dépravés par l’exemple, les meilleurs ne sont plus que des gens de sac et de corde qui disent à leurs prisonniers avec un cynisme révoltant : Vulimmo sangue e denaro (nous voulons du sang et de l’argent). Quand ils se battent, ils n’en veulent pas même aux soldats, qu’ils évitent; ils ne tuent que des paysans. Jamais on ne les voit suivre un plan ; ils vont au hasard, chacun pour soi, ne cherchant qu’à inspirer la terreur, et se faisant par là d’innombrables complices. Leur police est cependant admirable. « Quand nous nous mettons en marche contre eux, me disait un officier italien, ils en sont avertis par le vent qui passe; ils ont disparu avant que nous soyons à cheval. Nous avisons un paysan dans la campagne; nous lui demandons : « Où sont les brigands? » L’homme hausse les épaules, lève les yeux au ciel et avance la lèvre inférieure avec une indéfinissable expression de niaiserie : Non saccio (je ne sais pas). Nous passons outre. Surviennent les brigands, qui, avisant le même paysan, lui demandent où sont les troupes. Si l’homme leur répond son fameux non saccio, ils le tuent. » Ayant des espions dans tout le pays, ils obtiennent des secours, des munitions, des vivres. Le métier est excellent, et tente les pauvres : il est des endroits où tous plus ou moins s’y livrent, même ceux qui ont d’autres moyens d’existence, le berger, le moissonneur ou le bûcheron. Ils gardent leurs vaches, fauchent leurs blés ou coupent du bois pendant le jour; mais ils ont leur fusil caché dans un sillon ou sur un arbre : ils joignent les bandes à la brune, ou courent seuls les grandes routes pour leur propre compte. Malheur aux passans attardés! Ces brigands d’occasion sont cependant connus, enregistrés; ils travaillent, ils vont le dimanche à la messe; le curé les patronne et répond d’eux; puis leurs fusils sont si bien cachés! Quant aux bandits de profession dans l’ancien royaume, vous en aurez deux ou trois cents au plus; mais si vous voulez compter la tourbe flottante des dilettanti, peut-être en aurez-vous jusqu’à dix mille.

Et parmi ces dix mille scélérats, c’est à peine si l’on trouvera de quatre à cinq hommes qui ne soient pas des bêtes fauves. L’ancien étudiant Tardio, qui écrivait sottement, mais qui du moins savait écrire, est une de ces rares exceptions; encore, à force de hurler avec les loups, finit-il par mordre comme eux : il mit au pillage le bourg de Sacco, dans la province de Salerne. Cipriano La Gala, arrêté sur l’Aunis, puis livré à la France et rendu à l’Italie, passait pour l’un des moins féroces; il était cependant accusé de dix-sept crimes divers, meurtres, incendies, vols qualifiés, etc. C’est lui qui un jour habilla ses hommes en gardes nationaux et osa se présenter à la prison de Caserte en feignant d’y amener un prisonnier. Or Caserte, grande ville et résidence d’un préfet, est exactement à Naples ce que Versailles est à Paris. La prison s’ouvrit aussitôt, et Cipriano eut l’audace d’y entrer avec ses compagnons et de rendre la liberté aux détenus, parmi lesquels se trouvait son propre frère. Les prisonniers délivrés, il les emmena sur les montagnes avant que la force publique eût le temps de se rassembler pour lui barrer le chemin. Ce fut un coup de maître hardiment conçu et vaillamment exécuté. Cipriano par malheur avait d’autres titres à une triste célébrité : il séquestrait les gens et les mutilait sans pitié pour hâter le paiement de leur rançon; il les faisait même rôtir, ont dit des témoins devant la cour de Santa-Maria, qui l’a récemment condamné à mort.

Un autre chef beaucoup moins connu valait mieux, c’était Centrillo ou plutôt Domenico Coja (tous les bandits ont un nom de guerre). Ce villageois de Cardito, ancien soldat dans un régiment de ligne, avait en 1848 crié : vive la liberté! un peu plus fort que les autres. On le mit en prison ; il en sortit royaliste et devint chef urbain. Destitué en 1861, il se mit en campagne l’année suivante, au mois d’avril, avec soixante hommes. Il pratiquait modérément le brigandage, ne volant que le strict nécessaire et ne tuant point ceux qui lui refusaient de l’argent. Rien de plus singulier que son expédition de Vallerotonda. Il entra une nuit dans ce village sur la prière de quelques habitans; il n’avait avec lui que vingt-cinq compagnons, tous sans armes. Il se rendit au corps de garde, qu’il trouva par hasard ouvert et désert; il y prit dix-huit fusils, après quoi, sans colère, sans violence, il alla visiter un à un dans leurs maisons tous les gardes nationaux, les priant de lui livrer leurs armes. Tous obéirent, et Centrillo rassembla ainsi cinquante-sept mauvais fusils, la plupart hors de service, qu’il emporta tranquillement. Il fit ensuite une réquisition de pain, de fromage et de vin pour sa bande, prit fort peu d’argent (50 ducats en tout), et s’en alla comme il était venu, sans faire de mal à personne. La troupe était à quelques milles de Vallerotonda : elle fut avertie de ce qui était arrivé par le syndic d’un village voisin trente-six heures après. L’entrée de Centrillo à Cardito, son village natal, n’est pas moins curieuse. Il s’y rendit en plein soleil un beau jour de juillet, et ne demanda que du pain, du fromage et du vin, qu’il but tranquillement avec ses hommes; puis il fit le tour du village, confisqua en passant des fusils et accepta quelque argent du caissier communal, qui voulut bien le lui offrir; il en donna quittance. Apercevant le portrait de Victor-Emmanuel, loin de le décrocher et de le mettre en pièces, comme eussent fait Chiavone et les autres, il le salua poliment. Après sa promenade, il resta deux heures encore à Cardito, trinquant avec ses amis, puis il remonta sur les hauteurs de Mainarde. Il attaqua bien deux ou trois maisons de campagne, mais je ne crois pas qu’il ait commis d’autres méfaits. Battu par les troupes, il se réfugia dans les états romains, où les Français le prirent et ne voulurent pas le rendre au général Govone, qui le réclamait; cependant ils le consignèrent plus tard à la frontière toscane. En visitant, il y a quelques mois, la prison de la Vicaria, il m’a été permis de le voir et de causer avec lui; j’avoue qu’il m’a gagné par un air de bonne humeur et de franchise. Avec son front carré, ses yeux très vifs, il paraît alerte et résolu, mais rien en lui ne repousse.

Parmi les bandits honnêtes, on cite encore Pasquale Romane, surnommé le sergent de Gioia ; sa bande fut détruite le 5 janvier 1864 par une charge brillante de chevau-légers de Saluées, admirablement secondés par les gardes nationaux. Pasquale Romano tomba mort avec vingt et un de ses compagnons; on trouva sur lui divers papiers, une formule de serment très étendue et une suite de notes intitulées mélancoliquement le mie Disgrazie (mes malheurs). J’en extrais textuellement les lignes suivantes :


« Après un an environ de solitude dans les bois, je vis venir un jour treize brigands (masnadieri) plus ou moins armés, qui se présentèrent à moi comme défenseurs de François II et de la sainte église catholique romaine. Désireux de former une compagnie pour l’exacte défense de ces droits à laquelle j’étais tout disposé depuis longtemps, comme il est connu de tout le monde, j’accueillis ces hommes, et je me mis sur-le-champ, de tout mon zèle, à m’occuper de tout ce qui me convenait, si bien que ceux-ci m’acceptèrent pour leur chef. Ils devaient rester sous mon obéissance dans tous les commandemens émanés de moi pour le bien de notre roi et de leur propre vie; mais comme en ces gens (je traduis mot à mot) existait le seul sentiment de voler, et non, conformément au mien, celui de se faire honneur, ils commencèrent à s’agiter contre moi, se permettant de dire entre eux : « Nous sommes entrés en campagne, nous sommes appelés voleurs et nous devons voler, et si notre chef ne fait pas comme nous disons, il finira mal ou il restera seul. » — Une pareille conspiration se tramait contre moi sans que j’en fusse informé. Ils se permettaient aussi de commettre des vols à mon insu, quand j’ordonnais de marcher régulièrement et militairement, avec éducation; mais voici que Dieu, n’ayant jamais permis la fausseté, a démontré soudain que celui qui croyait tromper est trompé lui-même. — Et comme ceux-là me trompaient et me trahissaient, moi qui cherchais à me faire honneur, ainsi, par un traître encore plus mauvais qu’eux, ils ont été trahis amèrement et défaits à mon grand déplaisir, et presque tous ont péri de mort atroce... Et cependant Dieu, toujours loué, permit que, resté seul dans le plus affreux et cruel combat, je fusse sauvé par sa protection, etc. »


Si le sergent de Gioia n’était qu’un fanatique, que dire de ses compagnons? Lâches presque tous et fuyant à l’approche des troupes, ces hommes ne se jetaient sur elles, comme il arriva cinq ou six fois en trois années de campagne, que lorsqu’ils étaient pour le moins dix contre un. Ils n’ont ni stratégie, ni discipline, se battent à l’aventure, à la débandade, se réunissent pour un mauvais coup, et, le coup fait, se disséminent par les campagnes, où ils s’évanouissent en un clin d’œil. Leur habileté suprême est dans la dispersion; leur triomphe, c’est la déroute. Les troupes leur donnent la chasse et combinent contre eux leurs mouvemens; des détachemens partent de tous les points et marchent les uns vers les autres ; la bande doit être cernée, le cercle se resserre de moment en moment; on crie déjà : Victoire! Tous les détachemens se rejoignent; ils n’ont pas rencontré un seul brigand, la bande entière a disparu. De pareils mécomptes se répètent tous les jours. La seule comitive vraiment courageuse et aguerrie était celle de Caruso et de Schiavone, maintenant détruite : ces deux chefs, tantôt réunis, tantôt séparés, avaient passé plusieurs fois de Bénévent en Capitanate et de Capitanate en Bénévent à travers les troupes qui les enveloppaient. Ils se battaient comme des vétérans, mais frappaient en aveugles. Ceux qui restent suivent leur exemple : vieillards, enfans, paysans, bourgeois, tout ce qu’ils rencontrent, ils le tuent sans pitié; s’ils trouvent une femme sur leur chemin, ils lui sautent à la gorge et l’étranglent. Caruso frappa un jour de sa main avec un rasoir dix-sept pauvres paysans qui ne lui avaient rien fait. Interrogé sur le motif de cette cruauté, il répondit : « Pour faire peur aux autres! »

Voilà les hommes de la réaction; tournons-nous maintenant vers ces soldats italiens qu’on traite à leur tour de brigands, et qui se livrent à une chasse ingrate, pleine de fatigues et de périls, sans repos ni trêve, avec des alertes continuelles, des courses incessantes dans les ravins, dans les broussailles, des escalades effrayantes sous un soleil de feu, avec de longues nuits dans la neige et dans la boue. Veut-on des chiffres désolans pour apprécier les joies de ces « bourreaux » qui excitent tant de colères : un colonel commandait l’an dernier 1,800 hommes en Capitanate; il avait quelquefois 500 hommes malades à la fois. Chaque compagnie aurait dû se composer de 100 fusiliers, mais n’en fournissait que 35 au plus capables de marcher. Dans un seul mois périrent exténués 3 officiers et 80 soldats. Les hôpitaux manquaient; pendant des mois entiers, les malades eux-mêmes ne purent ni quitter leurs vêtemens, ni seulement coucher sur un peu de paille. Ce régiment avait un périmètre décent milles de circonférence à garder, sans compter les prisons de Lucera, où veillaient continuellement 60 hommes. Une nuit, le nombre des malades s’accrut à tel point qu’il fallut mettre les tambours et les trompettes en sentinelle devant ces prisons. Dans le temps des semailles et des moissons, les soldats devenaient gardes champêtres et passaient leurs nuits dans la campagne. Cependant les marches sans fin, les perquisitions, les battues, les escarmouches, les embuscades, la petite guerre en un mot, cent fois plus pénible que la grande, continuait de l’aube au soir et du soir à l’aube, sans un moment de relâche, du printemps jusqu’à l’hiver. Et ce que faisait ce régiment, toute l’armée devait le faire aussi : plus de 65,000 hommes, parmi lesquels 5,000 malades, étaient en mouvement au printemps de 1863, partagés en zones et en sous-zones fractionnées en subdivisions et en détachemens, dont chacun avait sa liberté d’action et sa responsabilité personnelle : tous ainsi, sur tous les degrés de la hiérarchie, depuis le dernier fusilier jusqu’au commandant suprême, étaient chargés d’une lourde tâche, sous laquelle ils n’ont jamais fléchi, A la tête de ces troupes excellentes, dont l’organisation est en grande partie son œuvre, le général Alphonse de La Marmora, qui s’était habitué, sur d’autres champs de bataille, à combattre des ennemis plus dignes, et qui, après une longue carrière noblement parcourue, élevé aux premières fonctions du royaume, ne pouvait attendre ni surcroît de crédit, ni surplus d’honneur des campagnes commandées contre le brigandage, n’en a pas moins accepté la peine et le souci, le travail incessant, l’énorme responsabilité de cette humble mission, et la remplit avec une infatigable abnégation, qu’il a su communiquer jusqu’aux derniers rangs de son armée. Sous lui, les généraux Villarey, Reccagni, Mazé de La Roche, Avenati, Sirtori, Franzini, Pallavicino, se multiplient modestement dans d’innombrables expéditions.

Un seul épisode suffira pour montrer comment savent agir les soldats italiens aux prises avec les brigands. C’était en 1862, le 6 avril; deux cents bandits environ, ramassés dans les états romains, ayant passé les frontières à l’improviste, étaient tombés sur le petit village de Luco, au bord du lac Fucin. La garnison se composait de vingt soldats de ligne, dont cinq étaient absens; le sergent qui les commandait se barricada dans la caserne. Survinrent les brigands, qui leur crièrent de se rendre. Le sergent répondit : « Venez nous prendre! » Aussitôt la porte fut attaquée; mais elle résista aux coups de fusil comme aux coups de hache. Les brigands montèrent alors sur le toit et enlevèrent les tuiles, puis, par une brèche, ils jetèrent des fascines allumées dans la caserne. La fumée devint étouffante, le toit flamba; les soldats, invités à faire leur soumission, ne répondaient qu’en tirant sur leurs adversaires, sachant qu’ils allaient mourir. Le combat dura trois heures; le toit brûlant allait crouler sur les assiégés, quand arriva une patrouille sortie du village voisin de Trasacco. Le caporal qui la conduisait s’était, au bruit de la fusillade, dirigé vers Luco, et, avant d’y entrer, avait demandé ce qui s’y passait; on lui avait dit que quinze soldats attaqués par des milliers de brigands allaient être brûlés vivans dans une caserne. Alors il s’était tourné vers ses hommes en leur demandant: — Allons-nous? — Allons! avaient répondu ces braves, et au cri de « Savoie! » ils étaient entrés dans le village. Les sentinelles des brigands, frappées de stupeur, donnèrent l’alarme ; ceux qui étaient sur le toit roulèrent dans la rue, ceux qui étaient devant la caserne s’enfuirent dans la campagne, et tous pêle-mêle, chassés dans tous les sens, jetant derrière eux leurs fusils et leur butin, se précipitèrent au hasard. Les quinze soldats délivrés se mirent à les poursuivre. La bande dispersée et décimée ne repassa plus jamais les frontières; l’homme qui la commandait, lieutenant de Chiavone, fut pris et fusillé; Chiavone lui-même ne se montra plus nulle part depuis lors : tout cela grâce à un coup d’audace tenté par une patrouille qui passait d’aventure près de Luco, et cette patrouille se composait de cinq hommes! Ce seul exemple montre que les brigands ont affaire à une armée vraiment héroïque; le mot est d’un ancien conseiller de François II, Antonio Spinelli. Cette armée, c’est l’Italie déjà faite; c’est l’unité nationale organisée, disciplinée, prête à combattre et réunissant déjà trois cent mille hommes de toutes les provinces étroitement serrés par la fraternité des armes et par la religion du drapeau. L’armée cependant n’est pas seule contre les brigands. Les gardes nationales, formées à la hâte aux premiers jours de la révolution, étaient quelquefois timides, au moins dans les villages, ou violentes comme les gardes urbaines qu’elles remplaçaient, parfois même complices des malfaiteurs qu’elles avaient à combattre. Elles laissaient désarmer les postes et piller les maisons, quitte à partager le butin. Elles sont maintenant réformées, aguerries, elles se battent. La garde nationale de Naples réunit vingt mille jeunes gens, la fleur du pays, admirablement assidus, dévoués et fidèles depuis trois ans, trois années d’épreuves où ils ont subi de rudes corvées et traversé de mauvais jours : celles des Calabres et des Abruzzes se défendent toutes seules, celles de Pietragalla, de Gioia, etc., ont fait vaillamment leur devoir. Partout d’ailleurs s’éveille une émulation de zèle et de bon vouloir: ne fût-ce que le point d’honneur, c’est quelque chose. Dans la plupart des provinces, notamment dans celle de Molise, autrefois cruellement ravagée, aujourd’hui tranquille, l’esprit public est tout à fait relevé, le pouvoir a décidément le dessus. L’administration réformée se conduit presque bien; les tribunaux épurés rendent la justice; les maires rassurés se mettent eux-mêmes à la tête de leurs hommes quand il y a une agression à repousser. La complicité des autorités dans le brigandage est un scandale qui ne se reproduit plus nulle part. La police dans les provinces n’a pu encore s’organiser fortement, mais elle est remplacée par la vigilance des populations et par le zèle admirable des carabiniers royaux.

Enfin le terrain même, si propice au brigandage, se réforme peu à peu sous l’influence du nouveau régime. Ainsi le Gargano (l’éperon de la botte italienne), autrefois peuplé de larrons, en est maintenant complètement délivré, grâce aux routes militaires que le général Mazé de La Roche a fait ouvrir par les sapeurs du génie dans ces montueuses solitudes. La selva della Grotta, forêt vierge qui aurait pu couvrir une armée en déroute, est maintenant praticable, percée de clairières et défendue par une sorte de blockhaus dont le parapet et le fossé suffisent pour arrêter les brigands. La province de Bénévent sera bientôt sillonnée de larges voies qui partent déjà dans toutes les directions et qui la défendront contre les incursions à venir, car les brigands évitent toute espèce de chemin frayé; ce qui gêne le plus leur circulation, ce sont les routes. Enfin le railway de Turin à Foggia[12] a rendu non-seulement la paix, mais la vie à tout le littoral de l’Adriatique.

Il ne faut pas se hâter cependant de crier victoire : le fléau décroît chaque jour, mais dure encore, et on ne peut malheureusement contester la nécessité de mesures exceptionnelles pour le combattre énergiquement. Ces rigueurs ont diminué toutefois sous le commandement du général La Marmora; l’on n’a plus fusillé, depuis son avènement, que les brigands pris les armes à la main, et le parlement italien, en exigeant la formation de conseils de guerre appelés à juger tous les prisonniers, a fort diminué le nombre des condamnations capitales[13]. Tout porte à croire que le système des jugemens militaires sera bientôt abandonné. C’est à la cause permanente du mal qu’il importe de s’attaquer, si l’on veut abréger la lutte, et pour atteindre ce but il faut autre chose qu’une vaillante armée et une répression vigoureuse; il faut une œuvre de civilisation et de moralisation que l’unité italienne est seule capable d’accomplir. La misère, l’ignorance, voilà ses véritables ennemis, et c’est à l’Italie seule qu’il appartient de les détruire. Pourquoi n’a-t-elle point réussi encore dans l’œuvre commencée? Essayons de l’expliquer.

Lorsqu’il s’établit à Naples, à la fin de 1860, le gouvernement italien se trouva fort embarrassé. Il succédait à une révolution inachevée qu’il devait à la fois arrêter et accomplir. Cette œuvre double, qu’il poursuivit longtemps à travers toute sorte de difficultés et de trop visibles perplexités, l’empêcha de trouver d’un côté ou de l’autre un appui solide, et souleva contre lui le parti de l’action et celui de la réaction. Ce n’est pas tout, et il y eut un motif plus sérieux de mécontentement chez les populations méridionales, qui virent bientôt une sorte de malentendu dans le plébiscite. Les Italiens et les Napolitains ne s’étaient pas compris. Les Napolitains avaient vu dans Garibaldi un sauveur qui venait les affranchir des Bourbons et leur apporter la liberté et le bien-être. Les Italiens suivaient une idée patriotique rêvée dès le moyen âge, dès l’antiquité même, par tous les grands esprits de leur race; ils traduisaient en réalités les poèmes de Dante et les traités de Machiavel. Ces deux intérêts très différens, l’un national, l’autre local, ne pouvaient se concilier et se fondre dès le premier jour. Il y eut donc beaucoup de vœux déçus, beaucoup de vanités humiliées, sans compter l’immense froissement d’intérêts produit par la révolution d’abord, puis par l’annexion, la suppression des douanes, etc. Le gouvernement était naturellement avec les Italiens, dont il suivait l’idée; son premier soin fut d’organiser l’unité le plus complètement possible et de couper les liens qui attachaient ensemble et qui nouaient à Naples les quinze provinces de l’ancien royaume pour les détacher l’une de l’autre et les nouer fortement à Turin. Ce travail précipité augmenta le trouble et la confusion qu’il cherchait à réparer, et fit régner quelque temps dans le pays une véritable anarchie administrative. Au lieu des bienfaits attendus, les Napolitains ne sentirent d’abord que les inconvéniens du nouveau régime, et ne virent plus dans la révolution qu’une sorte d’exploitation étrangère augmentant aux dépens du midi la richesse et l’importance du nord. De leur côté, les Italiens attendaient toujours, toujours en vain, Rome et Venise.

Tels furent les inévitables embarras de la première heure; mais depuis lors, depuis le travail d’unification, les populations méridionales ont commencé à sentir les bienfaits du nouveau régime. Le pouvoir a compris quelle mission lui était assignée dans ses provinces du midi, et que, pour fermer les deux plaies qui les déchirent, il fallait avant tout donner au peuple des écoles et du travail. Il s’est mis à l’œuvre avec une activité dont il faut lui tenir compte. Les écoles s’ouvrent partout, même dans les provinces les plus attardées. Naples en compte à elle seule plus de cinquante entretenues par la municipalité; seize écoles du soir accueillent des milliers d’artisans qui, en un clin d’œil, avec la souple intelligence du midi, apprennent les lettres et les chiffres; il en est qui au bout de deux mois non-seulement savent lire, mais encore, sur le système décimal et métrique, embarrassent leurs examinateurs. Neuf asiles arrachent des centaines d’enfans du peuple aux dangers du vagabondage et aux mauvais conseils de la rue. Chaque province a son lycée, quelques-unes en ont deux; les écoles techniques commencent à se fonder; l’université de Naples, où régnait il y a trois ans le silence dans le désert, est aujourd’hui la première de l’Italie; deux de ses facultés, celle des sciences naturelles et celle des sciences mathématiques, affronteraient la comparaison avec les plus célèbres de France et d’Allemagne; les autres comptent des professeurs éminens, celle de droit deux ministres, MM. Manna et Pisanelli. Toutes ces facultés ensemble forment enfin un magnifique atelier de science où s’élèvent plus de soixante chaires autour desquelles se pressent jusqu’à douze mille étudians. Voilà ce qu’on fait contre l’ignorance.

Voici maintenant ce qu’on a fait contre la misère. La mendicité d’abord est vaillamment combattue par des hommes de bien dont l’infatigable dévouement remporte chaque jour de nouvelles victoires. Lorsque François II quitta sa capitale, il y laissa de 13 à 14,000 mendians. C’est tout au plus s’il en reste à cette heure quelques centaines. Toutes les institutions de bienfaisance, désormais réformées, ne sont plus comme autrefois d’ignobles taudis où un monde d’employés sans foi ni cœur dévorait l’argent des pauvres. L’hospice des enfans trouvés, qui tuait naguère 75 nouveau-nés sur 100, est devenu, sous la direction gratuite de M. Vincenzo Paladino, le plus beau d’Italie et peut-être du monde. La prostitution est enfin surveillée et disciplinée, le vagabondage réprimé par des lois sévères. Toutes ces abjectes manifestations du même vice social, dont le brigandage n’est que l’explosion violente, vont s’effaçant de jour en jour sous la vigilance de la police et de la charité; mais ce n’est là qu’un des côtés de la question. Ce qu’il faut aux malheureux, c’est plus que les secours passagers de l’aumône, c’est le pain quotidien, le travail de chaque jour. Eh bien ! même en ce point, malgré les embarras financiers, les troubles politiques et les déchiremens administratifs, l’activité du pouvoir a décuplé sous le nouveau régime. Le chemin de fer qui s’arrêtait à Vietri va maintenant de Salerne à Eboli, jusqu’au pied des montagnes. Foggia, qui ne tenait pas même aux Abruzzes par une simple route, tient aujourd’hui à Turin par une grande voie ferrée. Les wagons, qui depuis douze ans ne dépassaient pas Capoue, roulent jusqu’à Rome. Confié à une compagnie sérieuse, le réseau ferré des Calabres occupe déjà le monde laborieux des ingénieurs. Des lignes transversales doivent couper, au moins sur deux points, la partie méridionale de la péninsule. Quelques routes nouvelles sont achevées, beaucoup d’autres sont entreprises. On en signale cinq partant de Bénévent. Les ports se creusent, les phares s’allument, les chantiers et les arsenaux travaillent; le far niente du bon vieux temps n’existe plus, même dans les cloîtres, convertis en vastes ateliers. Les prisons, assainies, disciplinées, moralisées, ne sont plus ces bouges honteux qu’a décrits M. Gladstone : la camorra cette iniquité barbare, n’y existe plus; les détenus sont traités d’une façon chrétienne. L’état économique du pays change d’heure en heure; le prix des vivres, des terrains, des bestiaux, de la main-d’œuvre, augmente, et la valeur de l’argent diminue à vue d’œil, ce qui n’a jamais été, que je sache, un signe de dépérissement. La population des villes s’accroît dans une proportion considérable ; les Italiens du nord inondent le midi de la péninsule, apportant avec eux des ressources et des industries qui certes n’appauvrissent pas le pays. Les étrangers arrivent plus nombreux que jamais[14].

La civilisation, qui se répand, crée des besoins que le peuple laborieux est appelé à satisfaire : ainsi Naples veut être éclairée au gaz. Il s’agit de creuser et de placer les tuyaux pour une canalisation de 140 kilomètres : cet immense travail, entrepris il y a quelques mois, doit être achevé en 1864 ; je laisse à penser le nombre de bras qui y sont employés. Grâce à leur chemin de fer, les Pouilles et les Abruzzes ont pris une vie nouvelle; le voyageur qui retourne dans ces provinces ne les reconnaît plus : elles n’ont rien gardé du passé, ne comptent que par centimes et par mètres, ne veulent plus entendre parler des vieilles cannes ni des vieux ducats, et sont tout à fait détachées de leur ancienne capitale. En un mot, tout se fait peu à peu dans ces pays, où tout, hélas! était à faire, et les capitaux étrangers affluent pour seconder cette révolution matérielle, qui rendra le brigandage impossible d’ici à peu de temps. L’agriculture s’éveille, des compagnies sérieuses s’organisent pour dessécher les marais et les canaliser en rivières, les terrains abandonnés vont revivre, des colonies lombardes s’établissent déjà pour donner à de vastes plaines désolées la plantureuse apparence des environs de Milan; la culture du coton vient d’enrichir des milliers de paysans; les récoltes, qui ont quintuplé en 1863, décupleront en 1864, et sont achetées d’avance par les grands manufacturiers de l’Alsace. Enfin, quand on songe à tout ce qui est en projet ou en cours d’exécution à Naples seulement, — les maisons ouvrières entreprises par M. Marino Turchi, les hôpitaux inaugurés par le roi lui-même, — on entrevoit pour les provinces toute une suite de progrès matériels et moraux dont les amis de l’Italie ne peuvent que se réjouir.

C’est par là que s’affermit de jour en jour l’unité nationale. Un plaisant disait, il y a trois ans : « Mettez un Napolitain et un Piémontais dans la même marmite, vous aurez deux bouillons. » Cette boutade aujourd’hui n’aurait plus de sens. Le mouvement des idées et des hommes, la pacifique invasion des septentrionaux dans le midi, des méridionaux dans le nord (on comptait à Turin, au dernier recensement, plus de 20,000 Napolitains), la fusion des intérêts, l’unification de la rente, la révolution administrative, les grandes entreprises industrielles, — toutes ces circonstances rendent impossible une nouvelle dislocation, qui serait un bouleversement formidable, la ruine du pays tout entier. Les ennemis de l’unité commencent à le reconnaître, et de force ou de gré toute activité sérieuse concourt à l’œuvre italienne. Le parti de l’intelligence et du travail est pour l’Italie une et pour le roi national. Les oppositions sincères (elles n’ont pas toujours tort) ne sont au fond que des impatiences; il n’existe entre les partis qu’une différence d’allure.

Ainsi les discordes italiennes ne se produisent qu’à fleur d’eau : le courant est le même, tous y roulent, — jusqu’aux populations napolitaines, qui s’arment maintenant partout pour la défense de la patrie commune et de la société. On a beaucoup écrit contre elles en les jugeant sur de tristes apparences; on leur a demandé avec une extrême exigence les vertus acquises qu’elles n’ont point encore, sans prendre garde aux vertus natives qu’elles pourraient enseigner non-seulement aux Italiens du nord, mais aux peuples de tous les pays. Sans évoquer le glorieux contingent de héros que Naples a fournis au martyrologe de l’Italie, et pour ne parler que des classes incultes et pauvres, où en trouvera-t-on qui les vaillent? Le peuple napolitain est bon, dans la plus haute acception de ce mot, dont on abuse : il se donne volontiers avec une effusion de cœur que je cherche en vain dans les pays froids; il a des accès d’enthousiasme et de générosité qui le rendent capable de tous les sacrifices. On le dit fainéant, on se trompe; il ne demande que du travail. Lorsqu’un chef de fabrique a besoin de vingt ouvriers, il en trouve cent sous la main. Non, ce peuple n’est point fainéant, il n’est point lâche. Quand on voulut lui imposer l’inquisition, il se souleva pour ne pas la subir, et ne la subit pas; quand il se battit dans Venise assiégée, il fut héroïque; il se conduit en Italien dans l’armée italienne. Et que dire des intrépides scélérats qui suivaient en novembre 1863 Caruso et Schiavone ? Quels soldats ils feraient, si on leur avait donné l’idée de l’honneur!

C’est cette idée qu’il s’agit de répandre. L’Italie a charge d’âmes, elle doit accomplir la régénération sociale de ce pays. C’est ce qu’elle fait en détruisant le brigandage, et voilà pourquoi le brigandage résiste : il en veut à la cause de l’unité parce que c’est la cause de la société; mais on vient de voir l’impuissance de ses efforts. Il ne sera pas donné à quelques bandits d’anéantir la pensée de Dante et de Machiavel, l’œuvre de Garibaldi et de Cavour, ni d’étouffer ce rêve généreux qui fut la souffrance de tant de siècles, et dont la réalisation sera la gloire du nôtre. Ce pays n’a plus rien à craindre de la réaction, Naples est définitivement italienne.


MARC MONNIER.

  1. Sous les Bourbons, le plébéien ne croyait ni aux commissaires ni aux magistrats; il se faisait justice lui-même. La justice faite, le meurtre commis, il avait pour lui toute sa caste, il passait pour un homme de cœur. Un procès criminel et même le bagne ne le flétrissaient point. Je rencontrai un jour un forçat libéré depuis plusieurs mois, il portait encore sa veste rouge. Je lui demandai pourquoi il ne la quittait pas; il me répondit qu’elle était encore bonne.
  2. Le général La Marmora me racontait qu’un jour, dans une tournée militaire à travers le pays de Bénévent, il rencontra un bourgeois qu’il fit causer, lui demandant ce qu’on disait de Caruso, de Schiavone, que l’on confond souvent à tort avec Chiavone, et d’autres brigands qui venaient de désoler la province. « Eux des brigands ! s’écria le bourgeois indigné d’entendre ainsi profaner ce beau nom, ce sont tout bonnement des scélérats et des misérables ! »
  3. Voyez à ce sujet une étude de M. Maxime Du Camp, Revue des Deux Mondes du 1er  septembre 1862.
  4. Parmi ces documens, citons en première ligne le remarquable rapport de M. Massari : Relazione letta alla camera nel Comitato segreto dei 3 e 4 maggio 1863, le dossier des brigands recueilli par le député Castagnola, les brochures de MM. Carcani et de Honestis, enfin une étude instructive et judicieuse publiée en français à Turin sous ce titre : Des Causes du brigandage dans les provinces napolitaines, par C. L. R.
  5. On n’assistait pas seulement les bandes, on les affichait en quelque sorte. « C’est la bande montre (écrivait un habitant du pays) que l’on fait passer en revue par les amis qui viennent à Rome et veulent avoir une idée de l’armée des fidèles en campagne : elle compte beaucoup plus d’officiers que de soldats; les colonels et les capitaines d’état-major y foisonnent; c’est à elle que sont attachés tous les brigands amateurs de la légitimité; elle se maintient sur les hauteurs entre Frosinone et Sora, mais sur le territoire romain, afin d’être à l’abri de toute surprise et de permettre à ces messieurs de dormir sur leurs deux oreilles. Les beaux officiers sont en courses continuelles de la montagne à Rome et de Rome à la montagne (affaire de quelques heures de voiture) pour porter les dépêches échangées entre le général Chiavone et sa majesté François II. On sait ce qu’est Chiavone : une plaisante invention de l’évêque de Sora, derrière laquelle se cachent les sommités militaires du brigandage officiel, qui ont toujours tenu à ne pas s’éloigner de la caisse et de Rome. Cela vaut à Chiavone de pouvoir arracher de temps à autre quelques sommes au ministre de la guerre in partibus de François II, et franchement on les doit bien au pauvre diable, car sa bande, plus prudente que les autres, fût morte de faim, si elle n’avait eu pour se soutenir que ses propres exploits; les deux ou trois fois qu’elle a eu la malencontreuse idée d’en tenter elle en a rudement payé les frais. »
  6. Je tiens d’un général italien que Tristany était un vieux soldat, très sensé, très ferme : il essayait sérieusement de discipliner les bandes. Il n’y réussit point ; mais l’insuccès ne l’avait jamais découragé. On lui attribuait ce mot généreux : « quand on a juré de défendre une cause aux jours heureux, c’est un crime de l’abandonner, fùt-elle perdue. » Il était en perpétuel mouvement le long de la frontière. Il fit sonder plusieurs fois le Liri (rivière qui sépare les deux états) pour chercher un endroit guéable, mais il ne le traversa jamais. Un jour, une vingtaine d’hommes commandés par un Espagnol poussèrent une reconnaissance jusqu’au Monte-Cesima ; mal vêtus, mal armés, ils furent battus ; quelques-uns restèrent prisonniers ; deux d’entre eux portaient des brevets d’officiers tout neufs délivrés au nom de François II par « Tristany, maréchal-de-camp de sa majesté sicilienne. »
  7. Il est si vrai que le brigandage est un soulèvement de pauvres, une guerre sociale, qu’il n’a éclaté dans aucun endroit où un certain bien-être régnait parmi les populations. Dans les Abruzzes par exemple, où le propriétaire et le paysan s’associaient pour la culture du sol et s’en partageaient les produits équitablement, les embaucheurs trouvèrent peu de recrues. On peut citer encore deux villages de la province de Chieti, Bomba et Montazzoli : dans le premier, les pauvres étaient bien traités, mal dans l’autre. Bomba fournit à peine quelques hommes aux bandes, Montazzoli leur offrit une grande partie de ses habitans. Bien des pays relativement heureux, tels qu’Erchia et San-Vito, dans la terre d’Otrante, repoussèrent eux-mêmes les agressions; Atina, dans la terre de Labour, ne voulut même point de soldats pour la défendre. Orsara (Capitanate), où le partage des biens communaux s’était fait depuis longtemps, n’a donné que deux bandits. Encore une fois, ce cri jeté par les paysans aux députés qui venaient étudier leurs besoins : « Nous voulons des terres! » ce n’est pas une exclamation de socialistes, c’est une réclamation de pauvres gens qui rappellent humblement ce qu’on leur a promis. — « Donnez un morceau de terrain à ces campagnards, disait M. Castagnola, le député conservateur, au parlement de Turin, et vous en ferez les hommes les plus heureux du monde. » Ces paroles furent couvertes d’applaudissemens, la chambre sentit que l’orateur avait touché juste. Un fait tout récent vient à l’appui de cette idée. On sait que la culture du coton a pris cette année un grand développement dans l’Italie méridionale, et qu’en Sicile, dans les Pouilles, autour du Vésuve, elle a quintuplé les revenus des fermiers. Eh bien! ces paysans, qui ne sont pas des héros, mais qui tenaient aux récoltes, ont veillé tous les jours et toutes les nuits dans leurs champs, le fusil sur l’épaule, et pas un maraudeur n’est venu les attaquer. Le souci de leur bien les a rendus intrépides. Tous deviendront socialement et même politiquement conservateurs, si l’Italie leur donne quelque chose à conserver.
  8. En décembre 1862, dans une des églises de Naples, devant une foule compacte, un prédicateur osa dire : « Nos frères les brigands remportent la victoire dans plusieurs provinces de l’Italie, et ils la remporteront toujours, parce qu’ils se battent contre le roi usurpateur. La Madone nous fera le miracle de chasser l’usurpateur du royaume. » A Naples encore, dans une autre église, durant la neuvaine de l’immaculée-conception, un autre prédicateur se laissa entraîner à cette apostrophe : « Vierge immaculée, je ne te croirai plus vierge, si tu ne fais pas revenir nos souverains adorés, Marie-Sophie et François II.» Les bandits avaient quelquefois des aumôniers; l’un des chefs les plus connus, Pasquale Romano, qui exerçait son métier dans la terre de Bari, faisait dire une messe régulière et périodique (il la payait exactement) dans une chapelle rurale; on l’appelait dans le pays la messe des brigands. Un autre, surnommé le prince Louis (il principe Luigi), ayant échappé aux lanciers de Montebello, fit peindre un tableau où il était représenté lui-même arraché d’entre les mains des Piémontais par la vierge des Carmes, qui accourait à son secours. Il se trouva un peintre pour exécuter la scène; il se trouva même un prêtre qui reçut l’image sacrilège et la fit solennellement placer dans une église publique, celle de Monte-Sant’Angelo. Le peintre et le prêtre furent appelés devant les juges de Lucera, qui les acquittèrent.
  9. Parmi ces autorités, on pourrait citer tel syndic qui accueillit les brigands, les retint, assure-t-on, deux ou trois jours, et les pria enfin de s’en aller, puis, quand ils furent partis, relevant aussitôt les écussons italiens, appela contre eux les troupes. On pourrait citer le municipe de Camerota (province de Salerne) qui, à l’approche d’une bande (celle de Tardio), adressa la dépêche suivante, du 4 juillet 1862, — portant la signature de tous les officiers municipaux, — à un assesseur nommé don Paolo Ambrosano : « Monsieur, on vous envoie deux femmes que vous chargerez en toute hâte de la plus forte provision de pain possible devant servir à la troupe armée prête à venir dans cette commune ; bien entendu que la commune en paiera la valeur.» Toute l’administration d’ailleurs, horriblement corrompue, n’a commencé à se moraliser qu’en ces derniers temps. Le jour où éclata la révolution, les anciens employés de tous grades avaient adhéré en masse au nouveau régime et prêté serment à Victor-Emmanuel ; ils lui furent fidèles comme ils l’avaient été à François II. Dépouillés peu à peu de leurs passe-droits, ils ne tardèrent pas à regretter l’ancien maître. Il y eut presque une émeute à Foggia, chez les huissiers de la préfecture, quand on leur défendit d’accepter le pourboire qu’ils avaient reçu jusqu’alors pour procurer des audiences ou transmettre des pétitions. Les employés subalternes avaient conservé leurs habitudes de malversation. À Casalvieri, les secrétaires municipaux délivraient des passeports pour faciliter l’émigration des réfractaires. À Pico, tel chancelier communal acceptait des parens de ceux qui devaient tirer à la conscription une gratification de 6 ducats, dont il donnait quittance en promettant de faire tout son possible pour empêcher les fils de partir ; en cas de réussite, le père s’engageait à rendre la quittance au chancelier « avec quelque autre rémunération qui lui parût équitable et nécessaire. »
  10. Parmi ces bois, on compte le Cariglione, qui fut toujours appelé le Château des brigands.
  11. On a trouvé dans les papiers de Crocco une correspondance curieuse, entre autres la lettre que voici : « Très respectable monsieur le général, après vous avoir chèrement embrassé, je viens en peu de lignes vous faire part de ce qui suit. Les affaires de la cause à laquelle nous appartenons tous en travaillant pour notre auguste roi François II, que Dieu garde, ont été déjà décidées par les puissances du Nord, et François II a été reconnu comme roi des Deux-Siciles. Le motif pour lequel nous ne l’avons pas encore vu revenir est que précisément on attend la chute de Napoléon dans le Mexique et la révolution populaire en France. Tout ce qui se fera de beau en notre faveur sous d’autres signes (?) vous sera connu; je vous en tiendrai au courant de Naples, où je vais. Je partirai mardi, s’il plaît à Dieu, sans quoi j’aurais fait mon devoir en allant vous embrasser et vous parler de vive voix; mais en attendant vous pouvez pleinement disposer de moi et de ma maison à Naples, et ne craignez rien, car ici sont les vrais hommes et les vrais amis. — J’attends vos ordres précieux, et, vous embrassant et vous serrant contre mon cœur, je signe votre serviteur, Gaetano Clémente. »
  12. Victor-Emmanuel, qui est venu l’inaugurer solennellement, a pu traverser toutes les provinces les plus ravagées l’an dernier sans rencontrer un seul malfaiteur embusqué dans les bois pour l’attendre. Du Tronto jusqu’à Naples, le chemin parcouru par le cortège royal était peuplé comme une rue immense, et des groupes de paysans armés s’y montraient à chaque pas. Les ministres étrangers qui étaient du voyage regardaient avec surprise, et peut-être même avec un peu d’inquiétude, ces milliers de fusils qui auraient pu partir par mégarde ou en signe de joie et envoyer une grêle de balles dans la voiture du souverain. Il n’arriva rien de pareil, et d’un bout à l’autre de ce pays de brigands les multitudes armées s’écrièrent d’une seule voix, presque sans interruption : « Vive Victor-Emmanuel! vive l’Italie! »
  13. Le rapport de M. Massari compte 1,038 exécutions depuis l’explosion du brigandage.
  14. Naples comptait en 1858 326 auberges et 166 maisons meublées; en 1863, le nombre des auberges s’est élevé à 418, celui des maisons meublées à 313.