Napoléon (Jacques Bainville)/AVANT-PROPOS

La bibliothèque libre.
A. Fayard et Cie (p. 7-10).

AVANT-PROPOS


Sur Napoléon, sur ce qui le touche de près ou de loin, sur les événements auxquels son nom est mêlé, on a écrit tant de livres, tant d’essais, d’études, sans compter les mémoires, que le zélé bibliographe Kircheisen avait réuni près de deux cent mille fiches. Et ce n’est pas fini. Des archives s’ouvrent et s’ouvriront encore. Les mémoires de la reine Hortense, ceux de Caulaincourt ont été publiés récemment. D’autres témoins en ont laissé qui seront imprimés à leur tour. Enfin les travaux historiques ne se sont pas ralentis. Une bibliothèque napoléonienne un peu complète devrait comprendre environ dix mille volumes. Pour n’avoir que l’essentiel, il en faut au moins cinq cents.

On ne peut s’étonner qu’une vie qui sort à ce point de l’ordre commun reste l'objet d’un intérêt aussi intense. D’ensemble ou dans les détails, longtemps on racontera l’histoire merveilleuse de Napoléon Bonaparte. À égale distance de tout parti-pris, nous avons essayé d’écrire son histoire naturelle.

Il avait coutume de dire : « Pourquoi et comment sont des questions si utiles qu’on ne saurait trop se les faire. » Nous nous les sommes faites sur lui-même. Et nous avons tenté, en composant une biographie continue, en laissant toujours le personnage sous les yeux du lecteur, d’apporter des réponses aux « pourquoi » et aux « comment » qui viennent à l’esprit de tous ceux qui ont le goût et la curiosité de se rendre compte des choses. Napoléon disait encore de Tacite, en qui il voyait seulement le plus grand coloriste de l’antiquité : « Il ne fait pas connaître les motifs qui ont poussé les hommes à faire les actions. » Nous voudrions comprendre et expliquer la carrière de Napoléon Bonaparte, en établir l’enchaînement, retrouver les « motifs » qui l’ont poussé », les raisons qu’il a pu avoir de prendre tel parti plutôt que tel autre. Nous avons tenté de discerner les causes générales et particulières d’une fortune qui tient du prodige et d’événements qui semblent forgés par un conteur oriental.

Nous efforçant de faire connaître Napoléon, nous nous abstenons de tout jugement préétabli, et, avec un soin particulier, de toute explication tirée de son caractère. La grande faiblesse de ces sortes d’explications c’est qu’elles n’éclairent rien et qu’il faut ajuster les faits à la conception que l’on veut imposer. Encore est-il nécessaire de s’entendre sur la définition d’un caractère, sur le trait dominant ou sur la « faculté maîtresse ». Et, là, c’est sur parole que l’auteur doit être cru.

Quant à nous, toute notre ambition est que, ce livre fermé, le lecteur voie la vie de Napoléon avec l’unité et les ruptures d’unité qu’elle offre, puis, sur le personnage, se fasse lui-même une opinion. Et si chacun de ceux qui en ont une gardait la sienne, notre but, qui n’est que de comprendre, serait tout à fait atteint.

Comprendre n’est pas aisé. Raconter à la fois exactement et succinctement ne l’est pas non plus. En ce qui regarde Napoléon, une-extrême abondance d’événements renfermés dans un temps très court, la richesse des informations et des sources, les passions qui s’en mêlent, rendent la tâche particulièrement difficile. Nous nous sommes efforcé de nous tenir toujours le plus près possible du réel en contrôlant les uns par les autres les témoignages autorisés et nous servant des ouvrages classiques, c’est-à-dire de ceux qui ne sont pas seulement savants mais pensés.

Albert Sorel a porté la lumière sur les hauteurs du sujet. On ne doit pas, malgré le ton de panégyrique qui gâte maints endroits de son ouvrage, mépriser la clarté de Thiers qui avait recueilli beaucoup de traditions orales, vu beaucoup de documents et qui a écrit son histoire de l’Empire après avoir acquis lui-même, à côté d’hommes de l'Empire, l’expérience des affaires et du gouvernement. Seulement, il est des choses que Thiers n’a pas sues et ne pouvait savoir. Quand elles ont été divulguées, elles ont infirmé plusieurs de ses thèses. Aujourd’hui, il est de mode de diminuer l’œuvre d’Albert Sorel à qui on oppose l’historien allemand Fournier. Le plus curieux, c’est qu’on ne peut abandonner Sorel sans retomber dans l’ornière décriée de Thiers.

Il va sans dire qu’on ne s’occupe pas de Napoléon sans se servir des travaux d’Albert Vandal, d’Henry Houssaye, de Chuquet, de ceux de Frédéric Masson, riches en vues pénétrantes au milieu d’un luxe de détails fatigant, du livre de M. Louis Madelin sur Fouché, livre qui est une des clefs du règne, et des récentes études du même auteur sur le gouvernement du Consulat et de l’Empire. C’est le dernier état de la science historique. Sans compter beaucoup de livres, petits et grands, dont l'énumération serait fastidieuse et dont la substance concourt à notre objet qui est d’adhérer à la simple vérité.

Je ne veux pas terminer non plus sans adresser mes remerciements à mon ami M. Frédéric Delebecque qui joint à sa modestie une connaissance profonde de l’époque napoléonienne. Il a bien voulu lire cet ouvrage ligne à ligne et veiller à une exactitude scrupuleuse. Je puis dire qu’il a été ma conscience.

J. B.