Napoléon (Quinet) 05-08

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V

l’étoile.

 
Ah ! que la vague au loin est sombre !
Que la nue épaissit son ombre !
Quelle heure est-il ? Ah ! dans mon cœur,
Cieux, versez donc votre lueur.


De mon chant j’ai perdu la trace,
Et ma stance en ma nuit s’efface.
Mon chant se tait, mon pas se perd ;
Éclairez-moi dans mon désert.
Quelle heure est-il ? Ah ! Sur la grève
Une étoile des nuits se lève.
Les rêves sont évanouis,
Et tous les cieux sont éblouis.
Voyez ! La voilà qui rayonne
Comme le nœud d’une couronne,
Comme un éperon dans la nuit
Au pied d’un empereur reluit !
Elle a lui plus loin que l’abîme,
Sur le flot chancelant des mers,
Plus haut que les monts et leur cime,
Sur l’arbre effeuillé des déserts ;
Puis sur l’herbe de sang trempée,
Sur un soldat, sur son épée,
Sur un enfant élu des cieux,
Au large front, aux longs cheveux.
—C’est moi qui serai ton étoile ;
Quand l’aube viendra, sous mon voile,
Je ne veux luire que pour toi.
Enfant, ressouviens-toi de moi.
Mieux que les branches des vieux saules
J’aime à toucher de mon doigt d’or
Tes longs cheveux sur tes épaules,
Où la brise passe et s’endort.


Mieux que dans un pli de l’aurore,
Dans ton écharpe tricolore
Je veux me bercer tout le jour.
Mes cieux pour toi sont pleins d’amour.
Je veux me lever sur ta gloire
Comme sur un flot sans écueil ;
Et me coucher, dans la nuit noire,
Sur le sommet de ton orgueil.
—Belle étoile, les cieux pâlissent,
Mon épée a lui dans ma main ;
Les rois s’en vont, les dieux périssent.
La terre tremble en mon chemin.
—Encore un jour ! Et de ton glaive
Tu la frapperas dans son rêve.
Encore un jour, comme un flambeau,
Cache ton nom sous le boisseau.
Et chaque jour plus matinale,
Au bord de l’aube orientale,
L’étoile brillait dans la nuit ;
Le fleuve s’éveillait sans bruit.
Autour de l’aire paternelle
Le jeune aiglon battait de l’aile ;
Le jeune coursier bondissait ;
Le jeune géant grandissait.

VI. LA RÉPUBLIQUE[modifier]

 
Or c’était dans les jours où la France héroïque
Du bonnet phrygien coiffait la république ;
Quand sous l’arbre de mai qui frissonne à son nom,
Sanglante, elle berçait sur son grossier giron,
Comme une filandière, assise au pied d’un hêtre,
Le berceau vide encor du siècle près de naître.
Des bracelets dorés ne couvraient pas ses bras.
Du nord et du midi cent hordes n’avaient pas
Écrit sur sa bannière, où tout honneur se fane :
" Voici des nations la grande courtisane ;
" Pour qui la veut goûter sa coupe se remplit ;
" Et pour un seul denier on achète son lit. "
Non ! Non ! En ce temps-là ses fils, courbés à terre,
Ne penchaient pas si bas le front dans la poussière,
Ainsi qu’un vil troupeau, dans un plus vil sillon,
Qui n’ose pas mugir quand il sent l’aiguillon :
Le bœuf presse le bœuf, car sous son joug sonore
Du fouet de l’étranger il se souvient encore.
Tant de serfs affranchis, que la corvée au front
Du doigt marquait hier d’un séculaire affront,
N’avaient pas renié la glèbe populaire.
Tant de nobles bourgeois ne faisaient pas, naguère,
Sous le pourpoint de cuir, taillables à mercy,
Les preux, les douze pairs, et les Montmorency.


La laine, en habits bleus par les mères cardée,
Cachait de nobles cœurs. La parole fardée
Ne vous égorgeait pas sous un masque imposteur.
Un frère était un frère, une sœur une sœur ;
Sur ses deniers d’airain, pauvre et fière, la France
Avec son glaive nu gravait une balance.
Ses peuples usuriers, vivant de fictions,
Ne marchandaient pas tant leur sang aux nations,
Quand l’honneur avait soif ; et, lâches en leurs vices,
Surtout n’accusaient pas, délateurs et complices,
De leurs serments vendus, et de leur peu de foi,
Un masque fait d’argile, un prête-nom, un roi !
Oh ! Que bien autrement, sous le soleil brunie,
Cette vierge sans peur, et de pain noir nourrie,
Comme une moissonneuse, aux jours de messidor,
Dans son champ mûr cueillait son rustique trésor,
Quand son char, au retour, dispersait sur la haie
Des siècles moissonnés l’épi blond et l’ivraie !
Qu’elle était belle alors ! Et que de sa beauté
Les cieux étaient jaloux ! En sa captivité
Waterloo n’avait pas dénoué sa ceinture.
Sa porte était encor fermée à toute injure ;
Et des chevaux du don les pieds et les naseaux
N’avaient pas pour toujours souillé ses clairs ruisseaux.
Mais, crédule en sa force, et raillant l’impossible,
Comme une Jeanne d’Arc, à la lance invincible,
Aux siècles attardés elle ouvrait l’avenir ;
Et le monde vieilli, se sentant rajeunir,

De son souffle vivait, et pensait : où va-t-elle ?
Qui jamais domptera l’héroïque pucelle ?

Non ! La France n’est plus, ainsi qu’à Vaucouleurs,
Une vierge au fuseau qui n’a rien que ses pleurs ;
C’était plutôt un mur, vivante citadelle,
Un rempart de vaillance, une Thèbe immortelle,
Aux cent portes de bronze ; et l’univers entier
Nuit et jour l’assiégeait de son puissant bélier.
Cité neuve, affranchie, et trois et trois fois sainte !
Populaire Sion, qui, dans sa forte enceinte,
Pour un monde nouveau faisant de nouveaux droits,
Aux trônes plébéiens donnait des peuples-rois ;
Et qui des dieux tombés, que foulent leurs victimes,
Suspendait à son seuil les dépouilles opimes !
Quand sa porte en criant s’entr’ouvrait sur les gonds,
On en voyait sortir d’étranges bataillons
De bronze et de granit, tout souillés de poussière ;
Et partout où sa lance avait frappé la terre,
Surgissaient des soldats, comme après le semeur
L’épi sur son sillon attend le moissonneur.
Mais, ainsi que l’épi sur son sillon fertile,
Les cœurs de ses enfants n’étaient pas faits d’argile :
Ils s’appelaient Joubert, Desaix, Hoche, Marceau,
Leurs longs cheveux jamais n’émoussaient le ciseau.
Les balles déchiraient leurs habits bleus de bure,
Et leur épée était leur plus belle parure.
Or le peuple disait, au bord de leur chemin :
" De ces hommes sans peur qui survivra demain ?


Demain ? Ce soir, peut-être, au loin, sans sépulture,
Du vautour des combats ils seront la pâture.
Quel est le plus vaillant et le plus fort d’eux tous,
Pour qu’il soit notre maître, et qu’il règne sur nous ? "
Car ils n’avaient pas vu, là-bas, dans le nuage,
Sur le haut Apennin, comme un pesant orage,
Passer un jeune Corse, aux cheveux noirs et plats.
Ainsi que des chevaux respirant les combats,
À sa voix frissonnaient les fleuves d’Italie.
Sous ses pas la Maremme était pâle et flétrie.
Les nations fuyaient devant lui sur leur char.
Rome pleurait, disant : est-ce toi, mon César ?



VII. LE CHANT DU PONT D’ARCOLE[modifier]

 
En ce jour-là, c’était un des jours de brumaire ;
Les saules de Ronco jetaient une ombre amère ;
La sarcelle avait fui ; le marais, sur ses bords,
En tremblant s’éveillait ; les roseaux, sous la bise,
Dans la fange, meurtris, ployaient leur tête grise ;
Et sur l’étang des morts passait l’âme des morts.
Étroit était le pont, profond était l’abîme
Où, marchant sans la voir vers leur rive sublime,
Les peuples se hâtaient sous leurs manteaux d’hiver ;
Et maints canons de bronze et maintes coulevrines
Leur fermaient le passage, hurlant sur des ruines
Comme des chiens hargneux aux durs colliers de fer.


Étroit était le pont ; loin était le rivage.
Un monde séparait la plage de la plage.
Haletants, les vivants sur ses bords s’entassaient.
Mais les morts plus nombreux leur défendaient l’entrée.
Au loin ils refoulaient une foule enivrée ;
Et les canons hurlants jamais ne se lassaient.
Ils essuyaient leur gueule aux roseaux des Maremmes,
Et puis recommençaient ; et puis sur les flots blêmes
Volaient les habits bleus troués en cent endroits ;
Les peuples épuisaient le pur sang de leur veine,
Et pas un ne pouvait, dans l’homicide plaine,
Toucher, sans en mourir, la barrière des rois.
Étroit était le pont, close était la barrière.
La foule sur ses pas retournait en arrière.
L’alouette gauloise en son nid s’envolait,
Appelant ses petits. Au champ de l’espérance
Le nouvel étendard avait perdu sa lance ;
Et la vague d’Arcole en son lit reculait.
Mais voilà qu’un cheval erre dans la mêlée.
Moins blanche était la neige au flanc de la vallée.
Voilà qu’un cavalier a quitté les arçons.
Ah ! Moins prompt est le cerf quand la biche est blessée.
Voilà que dans ses bras, comme sa fiancée,
Il a pris l’étendard aimé des nations.
Et puis, s’enveloppant de ses plis tricolores,
Il arbore, en courant, sur les arches sonores
La nouvelle bannière. à son nom, effrayés,
Les sabres sur son front ont glissé sans murmure ;

Se rappelant celui qui leur fait leur pâture,
Les canons ont léché la poudre de ses pieds.

Puis sur le pont rustique aux poutres vacillantes
Sur sa trace ont passé les nations tremblantes,
Comme après le bélier font les jeunes chevreaux ;
L’un va tenter le gué sur la rive embourbée ;
L’autre heurte du front la barrière tombée ;
Et l’étable le soir reçoit tous ses troupeaux.
Ils se sont émoussés sur ses habits de bure,
Les coups qui menaçaient, malgré leur chaste armure,
Le sein des nations. Du milieu des roseaux
L’étendard a jeté son ombre sur le monde ;
Et tous les morts au loin, jusqu’en la nuit profonde,
Battent en même temps des mains dans leurs tombeaux.
À leur tour en leur nuit voyant l’aube paraître,
Les peuples à ce signe ont reconnu leur maître.
Dès l’abord il leur plut ; et dans leurs vides cieux
Tous leurs cultes éteints pour lui se rallumèrent.
Avant que de le craindre, en ce jour ils l’aimèrent,
Pensant que, s’ils semaient, lui moissonnait pour eux.
Mais les rois ont pleuré ; leur long passé s’envole.
Quand le pont de l’abîme est franchi dans Arcole,
Le sentier est ouvert à tout le genre humain.
Les générations, dans l’avenir puisées,
Désormais passeront sur ses voûtes brisées ;
Le bélier aux chevreaux a montré le chemin.
Et depuis ce jour-là, comme aux jours de brumaire,
Les saules de Ronco jettent une ombre amère.


La Maremme sanglote. On entend sur ses bords
Le clairon retentir. Au fond des eaux tremblantes
On voit rouler des chars et des armes sanglantes,
Et sur l’étang des morts passer l’âme des morts.



VIII. LE CHANT DES MORTS[modifier]

 
—En Italie, où croît l’olive,
Où la vigne en arceaux grandit,
Où le myrte embaume la rive,
Au pont d’Arcole, avez-vous dit ?
J’y suis allé dans les semailles,
Quand passait le soc des batailles ;
J’y suis allé dans la moisson
Lier ma gerbe à mon arçon.
Au loin sur le mont, dans la plaine,
J’ai déroulé, jeune soldat,
La tente où notre capitaine
Dormait au branle du combat.
Qu’il était beau quand le nuage
Pâlissait son pâle visage ;
Quand il partageait mon pain noir
Sous l’arbre des vivants, le soir !

Vous, qui chantez ici quand le monde sommeille,
Dans le pays des morts, votre voix nous réveille ;
Et nos froids bataillons, altérés d’un vain bruit,
Frappant à l’unisson leurs armes émoussées,

S’assemblent en suivant vos rimes cadencées,
Comme au souffle des bois font les oiseaux de nuit.
Vivants, nous fûmes tous des soldats d’Italie ;
De notre souvenir la Maremme est remplie,
Et le Tésin lombard roule aujourd’hui nos os.
Notre épée a cueilli le myrte de Vérone ;
La rose de Mantoue a fait notre couronne ;
Mais le glaive aiguisé nous a fait nos tombeaux.
Ne reverrons-nous plus, dans leur urne d’albâtre,
Les flots du lac de Côme, et la cime bleuâtre
Où l’amandier en fleur renaissait sous nos pas ?
Est-ce l’heure où du jour la sanglante paupière
Se rouvre au haut des monts en un nid de lumière ?
Et les vautours ont-ils achevé leurs repas ?

Ah ! Sous les neiges de nivôse
Avant que l’aube fût éclose,
Sur le plateau de Rivoli
L’éclair de mon casque a jailli.
Au plus épais de la bataille,
Quand sous leur sanglante muraille
Les hautes Alpes ont tremblé,
Masséna, Joubert m’ont parlé.
Que mon épée était joyeuse !
C’était mon bien, mon amoureuse.
Couchée à mon côté, sans bruit,
Elle me veillait dans ma nuit ;
Elle étincelait dans mon rêve,
Et me disait : " Viens, je me lève ! "

Qu’est devenu son pur tranchant,
Que dorait le soleil couchant ?


Ô vous, qui vous taisez pendant que les morts pleurent,
Parlez ! Que fait le monde où les vivants demeurent ?
La paix est-elle close entre les nations ?
Les hommes n’ont-ils pas pleuré toutes leurs larmes ?
Se plaisent-ils toujours au cliquetis des armes ?
Et les semeurs ont-ils retrouvé leurs sillons ?
Nos fils sont-ils restés semblables à leurs pères ?
Au fond de nos hameaux les vieilles filandières
Parlent-elles de nous quand leur âtre a pâli ?
Se souvient-on encor, dans la terre où vous êtes,
Du jeune général qui, comme les tempêtes,
Nous menait en un jour d’Arcole à Rivoli ?
L’olive chaque été reverdit-elle encore
Sur le mont où son sabre éblouissait l’aurore ?
On dit que son cheval a tari les ruisseaux
Où son souffle a passé ; que l’herbe est sans rosée
À l’endroit où sa tente un soir s’est reposée,
Et que son ombre au loin appelle les corbeaux ?
L’épée obéit-elle encore à sa parole ?
Son nom a-t-il d’un bond franchi le pont d’Arcole,
Ou s’est-il dissipé dans le souffle des vents ?
Depuis nous qu’a-t-il fait ? Est-il resté le même ?
Son front a-t-il jamais tenté le diadème ?
Est-il le roi des morts, ou le roi des vivants ?
Ah ! Chanteur, achevez ! Nos armes émoussées
Comme un glas ont frappé vos rimes cadencées.


Parlez, nous nous taisons. Autour de votre front,
Ainsi qu’un ouragan, notre ombre se balance.
Du vin de nos combats enivrez donc la France.
Si les vivants sont sourds, les morts vous entendront.



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