Napoléon (Quinet) 37-40

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XXXIII - XXXVI Napoléon XLI - XLIV


XXXVII. PONIATOWSKI[modifier]

 
Ainsi qu’une noire fumée,
Au flanc des monts, toute une armée
S’est dissipée avant la nuit.
Avant le jour, pâle et sans bruit,
Un cavalier passe dans l’ombre.
Ah ! Que sa lance est froide et sombre !
Sur son chemin retentissant,
Qu’elle a déjà pleuré de sang !


—Ma bonne lance polonaise,
Qui ce matin tressaillais d’aise,
Pourquoi pleures-tu, dis-le-moi ?
—Poniatowski, noble roi,
Je ne sais pas quand vient cette heure,
Pourquoi j’ai froid, pourquoi je pleure.
Le ciel est lourd ! L’herbe gémit.
Le fleuve est grand. Le bord frémit.
—Toi, mon vaillant cheval de guerre,
Qu’as-tu pour baisser ta crinière ?
—Poniatowski, noble roi,
Le sabre est las ! La lance a froid !
Fuyons là-bas vers mon étable,
Où dans leur litière de sable,
Comme un cheval sous le harnais,
Dorment les fleuves polonais.
—Ton étable est dans la mêlée.
Sous les pas des lions foulée
Ton herbe croît dans les combats.
La Pologne n’est plus là-bas.
Elle est toute ici sur la grève,
Avec ma lance, avec mon glaive,
Avec la dépouille des morts
Que ce fleuve arrache à ses bords.
Sans que l’aiguillon l’éperonne,
Ah ! Le noble cheval frissonne.
Sans que son maître ait dit un mot,
Il s’est élancé dans le flot :
Le flot blêmit, l’onde murmure.
On voit surnager une armure ;

Puis, tout se tait ; puis, tout sanglant,
Le fleuve se ride en tremblant.
Ah ! Quand reviendra sur la grève
Le cavalier avec son glaive ?
Déjà cent vagues l’ont bercé ;
Déjà mille flots ont passé.
Quand sortira-t-il de l’abîme ?
La vague pâlit à sa cime.
L’hirondelle effleure le bord ;
Le flot se tait, le flot s’endort.
Quand reviendra dans sa vaillance
Le cavalier avec sa lance
Au bord des fleuves polonais ?
Quand son cheval sous le harnais
Retrouvera-t-il son étable ?
La vague caresse le sable,
Le pluvier niche sur le bord.



XXXVIII. CHAMP-AUBERT[modifier]

 
Le flot s’éveille ; il fond sur son bord insulté.
C’est le flot, c’est le flot de ton adversité,
France ! Il croît, il mugit, il soulève sa dune ;
C’est le lac, c’est le lac de ta noire infortune,
France ! Il monte, il grandit ; il se rit de tes pleurs ;
C’est la mer, c’est la mer des immenses douleurs.

C’est le flux, le reflux qui se tait et qui gronde.
Chaque flot est un peuple et chaque vague un monde.
C’est la mer ! C’est la mer aux abîmes profonds,
Où, comme des vaisseaux, sombrent les nations ;
Où, comme un grain de sable un empire se noie
Et qui roule à toute heure et le deuil et la joie.
C’est la mer ! C’est la mer des célestes hasards :
Les cyrus aujourd’hui ; puis demain les césars ;
Charlemagne à cette heure ; à cette autre Alexandre ;
Napoléon ce soir ; demain un peu de cendre ;
Demain ! Qui sait ? Demain ? âge d’or ou de fer,
Quel flot nous jettera l’abîme au flot amer ?
C’est la mer éternelle aux inconstants rivages
Que les rois ont toujours peuplés de leurs naufrages,
Avide, après mille ans, de naufrages nouveaux,
De destins plus amers et de plus grands tombeaux ;
Qui peut, en un moment, déraciner un monde
Si le souffle de Dieu la pousse et la seconde.
Contre ce flot pesant qui luttera sans peur ?
Qui lui dira : retourne en ton puits de douleur ?
Qui le refoulera devant lui dans le sable,
Comme enchaîne un berger son troupeau dans l’étable ?
Qui poussera du pied cet immense océan
Dont la borne commence et finit au néant ?
Un homme ! Rien qu’un homme ! Ainsi que son épée,
Si son âme est d’acier et de bronze trempée.
Un soldat-empereur, -tout un siècle à cheval, -
Si sa capote grise est son manteau royal ;

S’il porte une auréole au lieu d’un diadème ;
Un homme contre tous, s’il se dit à lui-même :

" Bonaparte, debout ! Sauve Napoléon !
Fais-toi d’airain, mon cœur ! Sonne plus haut, mon nom !
D’un côté, l’univers ; puis un homme, de l’autre !
Octroyons le duel. Ce champ clos est le nôtre.
Mêlons dans notre coupe et le mal et le bien ;
Acceptons tous nos jours, et n’en rejetons rien.
Adieu, grand empereur ! Salut, soldat d’Arcole !
Reprends tes jours dorés, reprends ton auréole.
Nous avons assez fait pour nous faire éternel.
En attendant la nuit, où le plus fort retombe,
Combattons aujourd’hui pour nous faire une tombe.
L’étoile de Lodi remonte dans le ciel.
Oui, la lutte me plaît ; grandissons avec elle.
Avec un monde vieux, vidons notre querelle.
Montrons à nu sa plaie et ses ennuis cuisants.
Fantôme du passé, colosse de mille ans,
Colosse de néant, qui m’étreint, que je foule,
Dans ma chute, avec moi, que tout un monde croule !
Un monde qui n’est plus, quand il croit tout remplir !
Un passé moribond qui s’appelle avenir !
Un présent apostat qui se vieillit lui-même !
Un néant usurpé qu’on nomme un diadème !
Un trône fait de bois, et que ronge le ver
En attendant le roi, comme un cercueil ouvert !
Le fantôme me tue !… et moi, dans ma ruine,
Je conserve à mon front sa couronne d’épine,

Afin qu’en si haut lieu, les peuples sous le frein,
Mesurant ma grandeur, mesurent son déclin.
Mon aigle n’emportait le monde sous sa serre
Que pour le laisser choir du plus haut de son aire.
Oui, combattons ici tous nos meilleurs combats.
Si les vivants sont las, les morts ne le sont pas.
Fortune ! Gloire humaine ! Avenir ! Renommée !
Éternité d’un jour ! Espérance ! Fumée !
Défendez-moi vous seuls, au moins jusqu’à demain,
Et montrez ce que peut tout le pouvoir humain.
À moi, Desaix ! Kléber ! Poussière de Syrie !
Poussière d’Aboukir ! Poussière d’Italie !
Holà ! Soulevez-vous au souffle de mon nom !
À moi ! Mes vieux soldats des déserts de Memnon !
Souvenez-vous de moi, vous, vieilles pyramides !
Prenez-moi dans votre ombre en mes destins arides.
Lève-toi, Marengo ! Levez-vous, Austerlitz !
Eylau ! Wagram ! Iéna ! Levez-vous tous, mes fils !
Batailles de géants, faites-moi ma ceinture !
Soyez-moi ma cuirasse et mon épaisse armure !
Comme de jeunes sœurs, saluez, du tombeau,
Champ-Aubert ! Montmirail ! Craonne ! Montereau ! "
Quand il eut fait silence, ah ! Les morts se levèrent ;
Et l’on dit qu’à sa voix, dans la nuit arrivèrent
Sur de blêmes chevaux maints blêmes escadrons.
La rouille usait déjà leurs casques sur leurs fronts.
Au bout des fers de lance où l’aigle attend sa proie,
Les vers avaient filé leurs étendards de soie.


On dit qu’à la frontière, arborant leurs linceuls,
Trois nuits, le glaive au poing, ils la gardèrent seuls ;
Qu’au loin, vallons déserts, forêts, livides chaumes,
Tout fut en un moment peuplé de leurs fantômes.
Cependant leur épée, aiguisée au tombeau
Éclairait l’empereur, comme un pieux flambeau.
Et le monde, voyant un si ferme courage,
Et tant de morts debout qui suivaient ce naufrage,
Commença de trembler, et dit : que ferons-nous ?
Ce géant nous vaincra. Tombons à ses genoux !
Puis, oubliant leur guide et comment il se nomme,
Cent peuples éperdus fuyaient devant un homme.



XXXIX. L’AIGUILLON[modifier]

 
Ah ! France ! As-tu du cœur ? As-tu des yeux pour voir ?
As-tu des dents pour mordre ? As-tu, sans le savoir,
Du sang, encor du sang, en ta veine épuisée ?
As-tu dans ton carquois une flèche aiguisée ?
Ou, serpent sans venin, qui rampe en son sillon,
N’as-tu plus que la langue au lieu de l’aiguillon ?
Dis, France, m’entends-tu ? France, si tu sommeilles,
Faut-il parler plus haut, pour toucher tes oreilles ?
Quel mot faut-il donc dire, ou ne te dire pas,
Beau pays du clairon ? ô vierge des combats,
Habille-toi de fer, qui jamais ne se rouille !
Relève ton armure, et non pas ta quenouille.


Si ton clairon se tait, enfle plus haut ta voix.
Si ton épée est courte, agrandis tes exploits.
Si ta barque se rompt, que ton espoir surnage !
Si ta muraille est basse, exhausse ton courage !
Si ton glaive s’émousse, aiguise ta fureur !
Si son tranchant se perd, combats avec le cœur !
Sinon, tu sentiras comme il est homicide,
L’aiguillon de la honte ; et comme elle est aride
Quand le vainqueur a soif, la coupe du vaincu.
Tu sauras dans son sein comme son cœur est nu ;
Et quand on l’a courbée, un jour, sous la tempête,
Ce qu’il faut de longs jours pour redresser la tête.
Sinon, tu sentiras combien le lit est dur
Où le vaincu s’endort, combien son ciel obscur ;
Tu verras de quel or est faite sa couronne ;
S’il est doux de semer quand un autre moissonne ;
S’il est doux de plier des genoux asservis
Et de baiser les mains qui tuèrent nos fils.
Paris, monstre sans bras, sans yeux et sans oreilles,
Ne sauras-tu jamais, comme un essaim d’abeilles,
Que gronder en ta ruche ? Et composer ton miel
De paroles sans suc, de mensonge et de fiel ?
Ne sauras-tu jamais, courtisane, à ton âge
Que diviser ton cœur et farder ton visage ?
Te verra-t-on toujours, en ton chemin banal,
Caresser, sans amour, et le bien et le mal,
Et le pour et le contre, et le rien pour tout dire ?
Toujours tuer tes fils ! ériger pour détruire !


Quand on cherche du fer, apporter tes discours,
Et toi-même en leur source empoisonner tes jours ?
Dis, France, m’entends-tu ? Comme au jour de frimaire
Ton ciel est sombre et lourd et ta vallée amère.
Où donc as-tu planté l’arbre de fructidor ?
Où donc as-tu semé l’épi de messidor ?
Les petits des oiseaux, en ton sillon immense,
Ont-ils déraciné le germe et la semence ?
Où sont tes fils aînés, cheveux longs, et pieds nus,
Mendiants immortels, sous des noms inconnus,
Que partout l’on a vus affamés de batailles
Être en quête partout de promptes funérailles ?
Ceux-là, malavisés, ne savaient pas encor
Ce qu’on peut acheter avec un denier d’or.
Ils n’avaient point au cou de riches broderies,
Ni tant de beaux rubans, de nobles armoiries ;
Et des jougs argentés ne courbaient pas leurs fronts ;
Non, ils n’étaient point ducs, ni comtes, ni barons,
Ni pages, ni valets de leurs propres caprices ;
Il n’avaient sur leurs seins rien que leurs cicatrices.
Non, ils ne savaient pas dormir sur le duvet
Quand sonnait le clairon, ni trahir un secret,
Ni mentir au soleil, ni renier leur ombre,
Ni regarder du bord un empire qui sombre,
Ni vendre leur parole, en prose comme en vers,
Ni demander merci de l’immense univers.
Mais, sitôt que le jour commençait à paraître,
Sans pain et sans souliers, sans serviteurs, sans maître,

On les voyait courir, le front haut et serein,
Aux Alpes, au Thabor, sur le Nil et le Rhin ;
Et, comme un océan que harcelle un fantôme,
Balayer devant eux le sable d’un royaume.
Ah ! France, as-tu du cœur ? As-tu des yeux pour voir ?
As-tu des dents pour mordre ? As-tu, sans le savoir,
Du sang, encor du sang, en ta veine épuisée ?
As-tu dans ton carquois une flèche aiguisée ?
Ou, serpent sans venin, qui rampe en son sillon,
N’as-tu plus que la langue au lieu de l’aiguillon ?



XL. FONTAINEBLEAU[modifier]

 
Le serpent a sifflé sous l’épaisse broussaille ;
Et de Fontainebleau le feuillage tressaille ;
Oui, la forêt frissonne ; une meute aux abois
De peuples haletants retentit dans le bois ;
Et par monts et par vaux, ardents à la curée,
Un chasseur les conduit par sa chaîne dorée.
Celui dont rien jamais n’a retardé les pas,
Celui qui de sa flèche a blessé mille états,
Palmyre en son désert, et Tyr sous sa couronne,
Athène après Memphis, Rome après Babylone ;
Celui qui comme l’aigle étreint le passereau,
Et comme l’océan prise la goutte d’eau ;
Le même qui naguère, en sa chasse royale,
Démusela le goth, le franc et le vandale ;

Celui qui dans son gîte a de cent nations,
Pour vêtir sa vieillesse, emporté les toisons ;
Oui, le chasseur divin, qui pend par leur grande aile
Les siècles mutilés à sa porte éternelle.
Ah ! De Fontainebleau, quand la forêt frémit,
Est-ce un cerf aux abois, est-ce un daim qui gémit ?

Non, ce n’est pas un cerf, un daim aux pieds d’ivoire ;
C’est un puissant empire, en son gîte de gloire,
Un empire au front d’or que l’épieu du chasseur
Avec sa meute ardente a blessé jusqu’au cœur.
Écoutez ! La forêt tremble sous son feuillage ;
Le chêne des combats a perdu son ombrage.
De tant d’états brisés sous la main du seigneur,
Rien ne reste qu’un homme (où donc est l’empereur ?),
Un homme pâle, chauve, au jour de la tempête
N’ayant rien que son nom pour abriter sa tête.
Où donc est l’empereur ? Le maître des humains,
Le plus grand roi des rois, et sacré par nos mains ?
Quand son palais est vide et sa porte fermée,
Il ne reste qu’un homme avec sa renommée ;
Vieux laboureur sans soc, moissonneur sans fléau,
Napoléon de Corse ! Un mortel ! Un roseau !
Ouvrier sans salaire, au bout de sa journée,
Qui, sous un triple gond a clos sa destinée,
Il a dit sur son seuil : adieu tous mes combats !
Adieu ! Bruyants clairons ! Drapeaux ! Aigles ! Soldats !
Adieu ! Tout est fini. Je n’ai plus de royaume.
Demain, vous parlerez de mon nom sous le chaume

Votre royaume, sire, est grand comme les cieux.
Où voulez-vous aller ? Commandez-nous des yeux.
—Je vais dans un endroit où la nuit est profonde,
Où finit toute joie, où commence le deuil,
D’où l’on ne revient plus quand on quitte son seuil.

Soldats, le pas de course a fatigué le monde.
Je descends les degrés de mon adversité ;
Je vais parmi les morts dans la postérité ;
Où toute passion se dépouille et s’oublie,
Où le flot sur sa rive abandonne sa lie,
Où le temps immobile éternise un moment ;
Car le malheur manquait à mon couronnement.
Non, non ! Ne pleurez pas ! Je vais dans un abîme
Où le sceptre brisé refleurit à sa cime,
Où le mensonge perd sa flèche et son venin,
Où les cœurs sont de bronze, où les yeux sont d’airain,
Où la haine s’efface aussitôt qu’on la nomme,
Où rien ne peut mourir, et pas même un nom d’homme.

—Ah ! Sire ! Dès ce soir, irons-nous avec vous
Dans ce nouvel empire ? -oui, vous y serez tous,
Autour de moi rangés, sous des tentes de gloire
Aux piliers de granit. Voyez ! Dans ma nuit noire,
Un soleil plus brûlant s’allume dans mon ciel.
Mon aigle prend déjà son essor éternel.
Comme elle, il faut partir. Adieu, chevaux rapides,
Qui si vite traîniez, du pied des pyramides
À la tour du kremlin, mes destins accomplis.
Adieu, sabres luisants d’Arcole et d’Austerlitz,

Dont la pointe d’argile est si vite émoussée
Sitôt qu’on se cuirasse avec une pensée !

Adieu, casques de bronze, aux cimiers chevelus
Que le glaive d’en haut a si vite rompus,
Dès qu’il les a touchés ! Pour une autre blessure,
Mes soldats, revêtez une meilleure armure.
Adieu, mur qui s’écroule autour de ma cité
Sitôt qu’il faut lutter avec l’éternité !
Adieu, fleur des combats sur ta tige flétrie,
Beau pays du clairon ! Adieu, France ! Patrie !
Adieu, peuple-empereur ! Abdique tes destins.
Quitte avec moi l’empire et les vastes desseins.
Montre ce que tu peux, sans guide, en ton ornière ;
Et creuse un peu plus loin ton sillon de misère.
Avec moi, peuple-roi, déchire ton manteau.
Dépouille la couronne et choisis un tombeau.
Efface au bas du mien ton nom sur cette page !
Majesté de néant, reprends ton héritage !
Le voici tout entier ; et sans moi, dès demain,
Va ramper dans la foule avec le genre humain.
Et toi, vieil univers, contente ton envie ;
Dors en paix, désormais, le reste de ta vie.
Repose-toi mille ans, sans t’éveiller la nuit
Pour voir à mon côté si mon glaive reluit.
Ne tremble plus si fort dès que la nue est sombre ;
Le grand Napoléon n’a plus rien que son ombre.

XXXIII - XXXVI Napoléon XLI - XLIV