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Napoléon Bonaparte (RDDM)/02

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Napoléon Bonaparte (RDDM)
Revue des Deux Mondes3e période, tome 80 (p. 5-48).
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NAPOLÉON BONAPARTE

DERNIÈRE PARTIE[1]


III.

Si l’on regarde de près les contemporains de Dante et de Michel-Ange, on remarque qu’ils différaient de nous par le caractère encore plus que par l’esprit[2]. Trois cents ans de police, de tribunaux et de gendarmes, de discipline sociale, de mœurs pacifiques et de civilisation héréditaire ont amorti en nous la force et la fougue des passions natives ; elles étaient intactes en Italie au temps de la renaissance ; il y avait alors chez l’homme des émotions plus vives et plus profondes qu’aujourd’hui, des désirs plus véhémens et plus effrénés, des volontés plus impétueuses et plus tenaces que les nôtres : quel que fût dans l’individu le ressort moteur, orgueil, ambition, jalousie, haine, amour, convoitise, ou sensualité, ce ressort interne se tendait avec une énergie et se débandait avec une violence qui ont disparu. Elles reparaissent dans ce grand survivant du XVe siècle ; le jeu de la machine nerveuse est pareil chez lui et chez ses ancêtres italiens ; il n’y eut jamais, même chez les Malatesta et les Borgia, de cerveau plus sensitif et plus impulsif, capable de telles charges et décharges électriques, en qui l’orage intérieur fût plus continu et plus grondant, plus soudain en éclairs et plus irrésistible en chocs. Chez lui, aucune idée ne demeure spéculative et pure ; aucune n’est une simple copie du réel, ou un simple tableau du possible ; chacune est une secousse interne qui, spontanément et tout de suite, tend à se transformer en acte ; chacune s’élance et se précipite vers son terme, et y aboutirait sans intervalle, si elle n’était contenue et réprimée de force[3]. — Parfois l’éruption est si prompte que la répression n’arrive point à temps. Un jour, en Égypte[4], ayant à dîner plusieurs dames françaises, il a fait asseoir à ses côtés une jolie personne dont il vient de renvoyer le mari en France ; subitement, il renverse sur elle une carafe d’eau, comme par mégarde, et, sous prétexte de réparer le désordre de la toilette mouillée, il l’entraîne avec lui dans son propre appartement, il y reste avec elle longtemps, trop longtemps, tandis que les convives, assis à table autour du dîner suspendu, attendent et se regardent. Un autre jour, à Paris, vers l’époque du concordat[5], il dit au sénateur Volney : « La France veut une religion. » Volney, sèchement et librement, lui riposte : « La France veut les Bourbons. » Sur quoi, il lance à Volney un tel coup de pied dans le ventre que celui-ci tombe sans connaissance et que, transporté chez un ami, il y reste malade, au lit, pendant plusieurs jours. — Nul homme plus irritable et si vite cabré; d’autant plus que souvent il lâche exprès la bride à sa colère : car, débridée à propos et surtout devant témoins, elle imprime la terreur, elle extorque des concessions, elle maintient l’obéissance, et ses explosions, demi-calculées, demi-involontaires, le servent autant qu’elles le soulagent, dans la vie publique et dans la vie privée, avec les étrangers et avec les siens, auprès des corps constitués, avec le pape, les cardinaux, les ambassadeurs, avec Talleyrand, avec Beugnot, avec le premier venu[6], quand il a besoin de faire un exemple et de tenir « son monde en haleine.» — Dans le peuple et dans l’armée, on le suppose impassible ; mais, hors des batailles où il s’est fait un masque de bronze, hors des représentations officielles où il s’impose la dignité obligatoire, presque toujours chez lui l’impression se confond avec l’expression, le dedans déborde dans le dehors, son geste lui échappe et part comme un coup. A Saint-Cloud, surpris par Joséphine en flagrant délit de galanterie, il s’élance sur la malencontreuse interruptrice, de telle façon[7] « qu’elle a juste le temps de s’enfuir, » et, le soir encore, pour la mâter définitivement, il reste furieux, « il l’outrage de toutes les manières et casse les meubles qui se trouvent sous sa main. » Un peu avant l’empire, Talleyrand, grand mystificateur, a fait accroire à Berthier que le premier consul voulait prendre le titre de roi ; Berthier, empressé, traverse le salon rempli de monde, aborde le maître d’un air épanoui et « lui fait son petit compliment [8]. » Au mot de roi, les yeux de Bonaparte s’allument ; il met le poing sous le menton de Berthier et le pousse devant lui jusqu’à la muraille : « Imbécile, lui dit-il, qui vous a conseillé de venir ainsi m’échauffer la bile ? Une autre fois, ne vous chargez plus de pareilles commissions. » — Voilà son premier mouvement, son geste instinctif, foncer droit sur les gens et les prendre à la gorge ; à chaque page, sous les phrases écrites, on devine des sursauts et des assauts de cette espèce, la physionomie et les intonations de l’homme qui bondit, frappe et abat. Aussi bien, quand il dicte dans son cabinet, « il marche à grands pas[9], » et, « s’il est animé, » ce qui ne manque guère, a son langage est entremêlé d’imprécations violentes et même de juremens qu’on supprime en écrivant. » On ne les supprime pas toujours, et ceux qui ont lu en original les minutes de ses lettres sur les affaires ecclésiastiques[10] y rencontrent par dizaines les b.., les f… et les plus gros mots.

Nulle sensibilité plus impatiente. « En s’habillant[11], il jette à terre ou au feu la partie de son vêtement qui ne lui convient pas… Dans les jours de gala et de grand costume, il faut que les valets de chambre s’entendent entre eux, pour saisir le moment de lui ajuster quelque chose… Il arrache ou brise ce qui lui cause le plus léger malaise, et quelquefois le pauvre valet de chambre qui lui attire cette légère contrariété reçoit une preuve violente et positive de sa colère. » — Nulle pensée plus emportée par son propre cours. « Son écriture, » quand il essaie d’écrire, « est un assemblage de caractères sans liaison et indéchiffrables[12] ; la moitié des lettres manque aux mots ; » s’il se relit, il ne peut pas se comprendre. Il finit par devenir presque incapable d’écrire une lettre autographe, et sa signature elle-même est un barbouillis. — Il dicte donc, mais si vite, que ses secrétaires peuvent à peine le suivre ; dans les premiers jours de leur office, ils suent à grosses gouttes, et ne parviennent pas à noter la moitié de ce qu’il a dit. Il faut que Bourrienne, Meneval et Maret se fassent une sténographie; car jamais il ne répète une seule de ses phrases ; tant pis pour la plume, si elle est en retard; tant mieux pour la plume, si une bordée d’exclamations et de jurons lui donne un répit pour se rattraper. — Nulle parole si jaillissante et déversée à si grands flots, parfois sans discrétion ni prudence, lors même que l’épanchement n’est ni utile ni digne : c’est que son âme et son esprit regorgent ; sous cette poussée intérieure, l’improvisateur et le polémiste en verve[13] prennent la place de l’homme d’affaires et de l’homme d’état. « Chez lui, dit un bon observateur[14], parler est le premier besoin, et, sûrement, il met au premier rang des prérogatives du rang suprême de ne pouvoir être interrompu et de parler tout seul. » Même au conseil d’état, il se laisse aller, il oublie l’affaire qui est sur le tapis, il se lance à droite, à gauche, dans une digression, dans une démonstration, dans une invective, pendant deux heures, trois heures d’horloge[15], insistant, se répétant, déterminé à convaincre ou à vaincre, finissant par demander aux assistans s’il n’a pas raison, « et, dans ce cas, ne manquant jamais de trouver toute raison soumise à la sienne. » A la réflexion, il sait ce que vaut l’assentiment ainsi obtenu, et il montre son fauteuil en disant : « Convenez qu’on a bien facilement de l’esprit sur ce siège-là. » Mais cependant, il a joui de son esprit, il s’est livré à sa passion, et sa passion l’entraîne encore plus qu’il ne la conduit.

« J’ai les nerfs fort irritables, disait-il lui-même ; et, dans cette disposition, si mon sang ne battait pas avec une continuelle lenteur, je courrais risque de devenir fou[16]. » — Souvent la tension des impressions accumulées est trop grande et aboutit à une convulsion physique. Chose étrange chez un tel homme de guerre et chez un tel homme d’état, « il n’est pas rare, quand il est ému, de lui voir répandre quelques larmes. » Lui qui a vu mourir des milliers d’hommes et qui a fait tuer des millions d’hommes, « il sanglote, » après Wagram, après Bautzen[17], au chevet d’un vieux compagnon mourant. « Je l’ai vu, dit son valet de chambre, après qu’il eut quitté le maréchal Lannes, pleurer pendant son déjeuner: de grosses larmes lui coulaient sur les joues et tombaient dans son assiette. » — Ce n’est pas seulement la sensation physique, la vue directe du corps sanglant et fracassé, qui le touche ainsi à vif et à fond ; une parole, une simple idée est un aiguillon qui pénètre en lui presque aussi avant. Devant l’émotion de Dandolo qui plaide pour Venise, sa patrie, vendue à l’Autriche, il s’émeut et ses paupières se mouillent[18]. En plein conseil d’état[19], parlant de la capitulation de Baylen, sa voix se trouble, et « il s’abandonne à sa douleur jusqu’à laisser voir des larmes dans ses yeux.» — En 1800, au moment de partir pour l’armée, quand il dit adieu à Joséphine, son attendrissement devient une attaque de nerfs[20], et l’attaque est si forte qu’elle s’achève par un vomissement : « Il fallut l’asseoir, dit un témoin, lui faire prendre de l’eau de fleur d’oranger ; il répandait des larmes; cet état dura un quart d’heure. » — Même crise des nerfs et de l’estomac, en 1808, quand il se décide à divorcer; pendant toute une nuit, il s’agite et se lamente comme une femme; il s’attendrit, il embrasse Joséphine, il est plus faible qu’elle : « Ma pauvre Joséphine, je ne pourrai jamais te quitter! » Il la reprend dans ses bras, il veut qu’elle y reste, il est tout à la sensation présente. Il faut qu’elle se déshabille à l’instant, qu’elle se couche à côté de lui, et il pleure sur elle : « A la lettre, dit Joséphine, il baignait le lit de ses larmes. » — Évidemment, dans un organisme pareil, si puissant que soit le régulateur superposé, l’équilibre court risque de se rompre. Il le sait, car il sait tout de lui-même; il se défie de sa sensibilité nerveuse, comme d’un cheval ombrageux; dans les momens critiques, à la Bérézina, il repousse les nouvelles tristes dont elle pourrait s’alarmer, et il répète[21] à l’informateur qui insiste : « Pourquoi donc, monsieur, voulez-vous m’ôter mon calme? » — Néanmoins, malgré ses précautions, deux fois, quand le péril s’est trouvé laid et d’espèce nouvelle, il a été pris au dépourvu; lui, si lucide et si ferme sous les boulets, le plus audacieux des héros militaires et le plus téméraire des aventuriers politiques, deux fois, sous l’orage parlementaire ou populaire, il s’est manqué à lui-même. — Le 18 brumaire, dans le corps législatif, aux cris de « hors la loi, il a pâli, tremblé, il a paru perdre absolument la tête;., il a fallu l’entraîner hors de la salle; même on a cru un instant qu’il allait se trouver mal[22]. » — Après l’abdication de Fontainebleau, devant les imprécations et les fureurs qui l’accueillent en Provence, pendant quelques jours, son être moral semble dissous ; les instincts animaux remontent à la surface : il a peur, et ne songe pas à s’en cacher[23]. Ayant emprunté l’uniforme d’un colonel autrichien, la casquette du commissaire prussien et le manteau du commissaire russe, il ne se croit jamais assez déguisé. Dans l’auberge de la Galade, « il tressaille et change de couleur au moindre bruit; » les commissaires, qui montent plusieurs dans sa chambre, « le trouvent toujours en larmes. « Il les fatigue de ses inquiétudes et de ses irrésolutions, » dit que le gouvernement français veut le faire assassiner en route, refuse de manger à table par crainte de poison, songe à s’échapper par la fenêtre. Cependant, il s’épanche et bavarde à l’infini, sur son passé, sur son caractère, sans retenue, sans décence, trivialement, en cynique et en détraqué; ses idées se sont débandées et se poussent les unes les autres, par attroupemens, comme une populace anarchique et tumultuaire ; il ne redevient leur maître qu’au terme du voyage, à Fréjus, lorsqu’il se sent en sûreté et à l’abri des voies de fait: alors seulement elles rentrent dans leurs cadres anciens, pour y manœuvrer en bon ordre, sous le commandement de la pensée souveraine qui, après une courte défaillance, a retrouvé son énergie et repris son ascendant.


IV.

Pour coordonner, diriger et maîtriser des passions si vives, il fallait une force énorme. Chez Napoléon, elle est un instinct d’une profondeur et d’une âpreté extraordinaire, l’instinct de se faire centre et de rapporter tout à soi, en d’autres termes, l’égoïsme, non pas inerte, mais actif et envahissant, proportionné à l’activité et l’étendue de ses facultés, développé par l’éducation et les circonstances, exagéré par le succès et la toute-puissance, jusqu’à devenir un monstre, jusqu’à dresser, au milieu de la société humaine, un moi colossal, qui incessamment allonge en cercle ses prises rapaces et tenaces, que toute résistance blesse, que toute indépendance gêne, et qui, dans le domaine illimité qu’il s’adjuge, ne peut souffrir aucune vie, à moins qu’elle ne soit un appendice ou un instrument de la sienne. — Déjà, dans l’adolescent et même dans l’enfant, cette personnalité absorbante était en germe. « Caractère dominant, impérieux, entêté, » disent les !notes de Brienne[24]. « Extrêmement porté à l’égoïsme,» ajoutent les notes de l’École militaire[25], « ayant beaucoup d’amour-propre, ambitieux, aspirant à tout, aimant la solitude, » sans doute parce que, dans une compagnie d’égaux, il ne peut être maître et qu’il est mal à l’aise là où il ne commande pas. — « Je vivais à l’écart de mes camarades, dira-t-il plus tard[26] ; j’avais choisi, dans l’enceinte de l’école, un petit coin où j’allais m’asseoir pour rêver à mon aise. Quand mes compagnons voulaient usurper sur moi la propriété de ce coin, je la défendais de toute ma force ; j’avais déjà l’instinct que ma volonté devait l’emporter sur celle des autres, et que ce qui me plaisait devait m’appartenir. » Remontant plus haut et jusqu’à ses premières années sous le toit paternel en Corse, il se peint lui-même comme un petit sauvage malfaisant, rebelle à tous les freins et dépourvu de conscience[27]. « Rien ne m’imposait; je ne craignais personne ; je battais l’un, j’égratignais l’autre, je me rendais redoutable à tous. Mon frère Joseph était battu, mordu, et j’avais porté plainte contre lui quand il commençait à peine à se reconnaître. » Excellent stratagème et qu’il ne se lassera jamais de répéter : ce talent d’improviser des mensonges utiles lui est inné; plus tard, homme fait, il s’en glorifie, il en fait l’indice et la mesure de « la supériorité politique, » et « il se plaît à rappeler qu’un de ses oncles, dès son enfance, lui a prédit qu’il gouvernerait le monde, parce qu’il avait coutume de mentir toujours[28]. »

Notez ce mot de l’oncle : il résume l’expérience totale d’un homme de ce temps et de ce pays ; voilà bien l’enseignement que donnait la vie sociale en Corse ; par une liaison infaillible, la morale s’y adaptait aux mœurs. En effet, telle est la morale, parce que telles sont les mœurs dans tous les pays et dans tous les temps où la police est impuissante, où la justice est nulle, où la chose publique appartient à qui peut la prendre, où les guerres privées se déchaînent sans répression ni pitié, où chacun vit armé, où toutes les armes sont de bonne guerre, la feinte, la fraude et la fourberie, comme le fusil ou le poignard ; c’était le cas en Corse au XVIIIe siècle, comme en Italie au XVe siècle. — De là les premières impressions de Bonaparte, semblables à celles des Borgia et de Machiavel ; de là, chez lui, cette première couche de demi-pensées qui. plus tard, servira d’assise aux pensées complètes ; de là tous les fondemens de son futur édifice mental et de la conception qu’il se fera de la société humaine. Ensuite, quand il aura quitté les écoles françaises, à chacun de ses retours et séjours, les mêmes impressions redoublées consolideront en lui la même idée finale. Dans ce pays, écrivent les commissaires français[29], « le peuple ne conçoit pas l’idée abstraite d’un principe » quel qu’il soit, intérêt social ou justice. « La justice ne se fait pas ; cent trente assassinats ont été commis depuis deux ans… l’institution des jurés a ôté tout moyen de punir les crimes ; jamais les preuves les plus fortes, l’évidence même, ne détermineront un jury, composé d’hommes du même parti ou de la même famille que l’accusé, à prononcer contre lui ; » et, si l’accusé est du parti contraire, les jurés l’acquittent aussi pour ne pas encourir des vengeances, « tardives peut-être, mais toujours certaines.» — « l’esprit public est inconnu ; » point de corps social, mais « une foule de petits partis, ennemis les uns des autres… On n’est point Corse sans être d’une famille, et par conséquent attaché à un parti ; celui qui n’en voudrait servir aucun serait détesté de tous… Les chefs ont tous le même but, celui de se procurer de l’argent, quels que soient les moyens, et leur première attention est de s’entourer de créatures entièrement à leur disposition et de leur donner toutes les places… Les élections se font toutes en armes et toujours avec violence… Le parti triomphant use de son autorité pour se venger de celui qui l’a combattu, et multiplie les vexations, les injustices… Les chefs forment entre eux des ligues aristocratiques,.. et se tolèrent tous les abus. Ils n’exercent ni répartitions ni recouvremens (d’impôts), par ménagement des voix électorales, par esprit de parti et de parenté… Les douanes ne servent qu’à payer les parens et les amis… Les appointemens ne parviennent i)as à leurs destinataires. La campagne est inhabitable faute de sécurité. Les paysans portent leur fusil jusqu’en labourant. On ne peut faire un pas sans une escorte ; souvent il faut envoyer un détachement de cinq ou six hommes pour porter une lettre d’une poste à l’autre. » — Traduisez cet exposé général par les milliers d’événemens dont il est le sommaire ; imaginez ces petits faits quotidiens racontés avec leurs circonstances sensibles, commentés avec sympathie ou avec colère par des voisins intéressés[30] : tel est le cours de morale professé devant le jeune Bonaparte. — A table, l’enfant a écouté la conversation des grandes personnes, et, sur un mot, comme celui de l’oncle, sur une expression de physionomie, sur un geste admiratif ou sur un haussement d’épaules, il a deviné que le train courant du monde n’est pas la paix, mais la guerre, par quelles ruses on s’y soutient, par quelles violences on s’y pousse, par quels coups de main on y grimpe. Le reste du jour, abandonné à lui-même, à la nourrice Haria, à Saveria, la femme de charge, aux gens du peuple parmi lesquels il vagabonde, il entend causer les marins du port ou les bergers du domaine, et leurs exclamations naïves, leur franche admiration des embuscades bien dressées et des guet-apens heureux, enfoncent en lui, par une répétition énergique, les leçons qu’il a déjà prises à domicile. Ce sont là ses leçons de choses; à cet âge tendre, elles pénètrent, surtout quand le naturel s’y prête, et ici le cœur les accepte d’avance, parce que l’éducation rencontre en l’instinct un complice. — Aussi bien, dès les commencemens de la révolution, lorsqu’il se retrouve en Corse, il y prend tout suite la vie pour ce qu’elle y est, pour un combat à toutes armes, et, dans ce champ clos, il pratique[31], sans scrupules, plus librement que personne. S’il salue la justice et la loi, ce n’est qu’en paroles, et encore avec ironie; à ses yeux, la loi est une phrase de code, la justice est une phrase de livre, et la force prime le droit.

Sur ce caractère déjà si marqué tombe un second coup de balancier qui le frappe une seconde fois de la même empreinte, et l’anarchie française grave dans le jeune homme les maximes déjà tracées dans l’enfant par l’anarchie corse; c’est que, dans une société qui se défait, les leçons de choses sont les mêmes que dans une société qui n’est pas faite. — De très bonne heure, à travers le décor des théories et la parade des phrases, ses yeux perçans ont aperçu le fond vrai de la révolution, c’est-à-dire la souveraineté des passions libres et la conquête de la majorité par la minorité : être conquérant ou être conquis : il faut opter entre ces ceux conditions extrêmes ; point de choix intermédiaire. Après le 9 thermidor, les derniers voiles sont déchirés, et sur la scène politique, les instincts de licence et de domination, les convoitises privées, s’étalent à nu ; de l’intérêt public et du droit populaire, nul souci; il est clair que les gouvernans sont une bande, que la France est leur butin, qu’ils entendent garder leur proie envers et contre tous, par tous les moyens, y compris les baïonnettes; sous ce régime civil, quand il se donne au centre un coup de balai, il importe d’être du côté du manche. — Dans les armées, surtout dans l’armée d’Italie, depuis que le territoire est délivré, la loi républicaine et l’abnégation patriotique ont fait place aux appétits naturels et aux passions militaires[32]. Pieds nus, en haillons, avec quatre onces de pain par jour, payés en assignats qui n’ont point cours sur le marché, officiers et soldats veulent avant tout sortir de misère; « les malheureux, après avoir soupiré trois ans au sommet des Alpes, arrivent à la terre promise; ils veulent en goûter[33]. » Autre aiguillon, l’orgueil exalté par l’imagination et le succès; ajoutez-y le besoin de se dépenser. la fougue et le trop-plein de la jeunesse : ce sont presque tous de très jeunes gens, et ils prennent la vie à la façon gauloise ou française, comme une partie de plaisir et comme un duel. Mais se sentir brave et montrer qu’on l’est, affronter les balles par gaillardise et défi, courir d’une bonne fortune à une bataille et d’une bataille à un bal, s’amuser et se risquer à l’excès, sans arrière-pensée. sans autre objet que la sensation du moment[34], jouir de ses facultés surexcitées par l’émulation et le péril, ce n’est plus là se dévouer, c’est se donner carrière, et, pour tous ceux qui ne sont pas des étourdis, se donner carrière, c’est faire son chemin, monter en grade, piller afin de devenir riche, comme Masséna, conquérir afin de devenir puissant, comme Bonaparte. — Sur ce terrain, entre le général et son armée, dès les premiers jours[35], l’entente est faite, et, après un an de pratique, elle est parfaite. De leurs actes communs, une morale se dégage, vague dans l’armée, précise dans le général ; ce qu’elle entrevoit, il le voit ; s’il pousse ses compagnons, c’est sur leur pente. Il ne fait que les devancer, lorsque, concluant tout de suite, il considère le monde comme un grand festin offert atout venant, mais où, pour être bien servi, il faut avoir les bras longs, se servir le premier et ne laisser aux autres que ses restes.

Cela lui semble si naturel qu’il le dit tout haut, et devant des hommes qui ne sont pas ses familiers, devant Miot, un diplomate, devant Melzi, un étranger. « Croyez-vous, leur dit-il[36] après les préliminaires de Leoben, croyez-vous que ce soit pour faire la grandeur des avocats du Directoire, des Carnot, des Barras, que je triomphe en Italie? Croyez-vous aussi que ce soit pour fonder une république? Quelle idée ! une république de trente millions d’hommes ! Avec nos mœurs, vos vices! où en est la possibilité? C’est une chimère dont les Français sont engoués, mais qui passera avec tant d’autres. Il leur faut de la gloire, les satisfactions de la vanité ; mais la liberté, ils n’y entendent rien. Voyez l’armée; les succès que nous venons de remporter, nos triomphes ont déjà rendu le soldat français à son véritable caractère. Je suis tout pour lui. Que le Directoire s’avise de vouloir m’ôter le commandement, et il verra s’il est le maître. Il faut à la nation un chef, un chef illustre par la gloire, et non pas des théories de gouvernement, des phrases, des discours d’idéologue auxquels les Français n’entendent rien... Quant à votre pays, monsieur de Melzi, il y a encore moins qu’en France d’élémens de républicanisme, et il faut encore moins de façons avec lui qu’avec tout autre... Au reste, mon intention n’est nullement d’en finir si promptement avec l’Autriche. La paix n’est pas dans mon intérêt. Vous voyez ce que je suis, ce que je puis maintenant en Italie. Si la paix est faite, si je ne suis plus à la tête de cette armée que je me suis attachée, il me faut renoncer à ce pouvoir, à cette haute position où je me suis placé, pour aller faire ma cour au Luxembourg à des avocats. Je ne voudrais quitter l’Italie que pour aller jouer en France un rôle à peu près semblable à celui que joue ici, et le moment n’est pas encore venu : la poire n’est pas mûre. » — Attendre que la poire soit mûre, mais ne pas souffrir que, dans l’intervalle, un autre la cueille, tel est le motif vrai de sa fidélité politique et de ses proclamations jacobines : «Un parti lève la tête en faveur des Bourbons ; je ne veux pas contrarier à son triomphe. Je veux bien un jour affaiblir le parti républicain, mais je veux que ce soit à mon profit, et non pas à celui de l’ancienne dynastie. En attendant, il faut marcher avec les républicains,» avec les pires, avec les scélérats qui vont purger les cinq cents, les anciens et le Directoire lui-même, puis rétablir en France le régime de la Terreur. — Effectivement, il coopère au 18 fructidor et, le coup fait, il explique très clairement pourquoi il y a pris part : « N’allez pas croire[37] que ce soit par conformité d’idées avec ceux que j’ai appuyés. Je ne voulais pas du retour des Bourbons, surtout ramenés par l’armée de Moreau et par Pichegru... Définitivement, je ne veux pas du rôle de Monk; je ne veux pas le jouer et je ne veux pas que d’autres le jouent... Quant à moi, mon cher Miot.je vous le déclare, je ne puis plus obéir; j’ai goûté du commandement et je ne saurais y renoncer. Mon parti est pris ; si je ne puis être le maître, je quitterai la France. » — Point de milieu pour lui entre les deux alternatives. De retour à Paris, il songe « à renverser le Directoire[38], à dissoudre les conseils, à se faire dictateur ; » mais, ayant vérifié que les chances de réussite sont trop faibles, « il ajourne son dessein » et se rejette vers le second parti. « Son expédition d’Egypte n’a pas d’autre motif[39].» — Que, dans l’état présent de la France et de l’Europe, l’expédition soit contraire à l’intérêt public, que la France se prive de sa meilleure armée et offre sa plus grande flotte à une destruction presque certaine, peu importe, pourvu que, dans cette aventure énorme et gratuite, Bonaparte trouve l’emploi dont il a besoin, un large champ d’action et les victoires retentissantes qui, comme des coups de trompette, iront par-delà les mers renouveler son prestige : à ses yeux, la flotte, l’armée, la France, l’humanité n’existent que pour lui et ne sont faites que pour son service. — Si, pour le confirmer dans cette persuasion, il faut encore une leçon de choses, l’Egypte la fournira; là, souverain absolu, à l’abri de tout contrôle, aux prises avec une humanité inférieure, il agit en sultan et il s’accoutume à l’être[40]. A l’endroit de l’espèce humaine, ses derniers scrupules tombent : «Je me suis surtout dégoûté de Rousseau, dira-t-il plus tard, depuis que j’ai vu l’Orient : l’homme sauvage est un chien[41], » et, dans l’homme civilisé, on retrouve à fleur de peau l’homme sauvage : si le cerveau s’est dégrossi, les instincts n’ont pas changé. Au premier comme au second, il faut un maître, un magicien qui subjugue son imagination, qui le discipline, qui l’empêche de mordre hors de propos, qui le tienne à l’attache, le soigne et le mène à la chasse : obéir est son lot; il ne mérite pas mieux et n’a pas d’autre droit.

Devenu consul, puis empereur, il applique en grand la théorie, et, sous sa main, l’expérience fournit chaque jour à la théorie de nouvelles vérifications. — A son premier geste, les Français se sont prosternés dans l’obéissance, et ils y persistent comme dans leur condition naturelle, les petits, paysans et soldats, avec une fidélité animale, les grands, dignitaires et fonctionnaires, avec une servilité byzantine. — De la part des républicains, nulle résistance ; au contraire, c’est parmi eux qu’il a trouvé ses meilleurs instrumens de règne, sénateurs, députés, conseillers d’état, juges, administrateurs de tout degré[42]. Tout de suite, sous leurs prêches de liberté et d’égalité, il a démêlé leurs instincts autoritaires, leur besoin de commander, de primer, même en sous-ordre, et, par surcroît, chez la plupart d’entre eux, les appétits d’argent ou de jouissance. Entre le délégué du comité de salut public et le ministre, préfet ou sous-préfet de l’empire, la différence est petite : c’est le même homme sous deux costumes, d’abord en carmagnole, puis en habit brodé. Si quelque puritain pauvre et rude, comme Cambon ou Baudot, refuse d’endosser l’uniforme officiel, si deux ou trois généraux jacobins, comme Lecourbe et Delmas, grondent contre les parades du sacre. Napoléon, qui sait leur portée d’esprit, peut les considérer comme des ignorans bornés et raidis dans une idée fixe. — Quant aux libéraux intelligens et cultivés de 1789, d’un mot il les remet à leur place: ce sont des « idéologues; » en d’autres termes, leurs prétendues lumières sont des préjugés de salon et des imaginations de cabinet; « Lafayette est un mais politique, » éternelle « dupe des hommes et des choses[43]. » — Reste, chez Lafayette et chez quelques autres, un détail embarrassant, je veux dire le désintéressement prouvé, le souci constant du bien public, le respect d’autrui, l’autorité de la conscience, la loyauté, la bonne foi, bref, les motifs beaux et purs. Napoléon n’accepte pas ce démenti donné à sa théorie; parlent aux gens, il leur conteste en face leur noblesse morale. « Général Dumas, dit-il brusquement à Mathieu Dumas[44], vous étiez de ces imbéciles qui croyaient à la liberté? — Oui, sire, j’étais et je suis encore de ceux-là. — Et vous avez travaillé à la révolution, comme les autres, par ambition? — Non, sire, et j’aurais bien mal calculé, car je suis précisément au même point où j’étais en 1790. — Vous ne vous êtes pas bien rendu compte de vos motifs; vous ne pouviez pas Cire différent des antres; l’intérêt personnel est toujours là. Tenez, voyez Masséna ; il a acquis assez de gloire et d’honneurs, il n’est pas content, il veut être prince, comme Murât et Bernadotte; il se fera tuer demain pour être prince : c’est le mobile des Français. » — Là-dessus, son système est fait; les témoins compétens et qui l’ont fréquenté de plus près constatent son parti-pris. « Ses opinions sur les hommes, écrit M. de Metternich[45], se concentraient dans une idée qui, malheureusement pour lui, avait acquis dans sa pensée la force d’un axiome : il était persuadé que nul homme appelé à paraître sur la scène publique, ou engagé seulement dans les poursuites actives de la vie, ne se conduisait et ne pouvait être conduit que par l’intérêt. » Selon lui, on tient l’homme par ses passions égoïstes, par la peur, la cupidité, la sensualité, l’amour-propre, l’émulation[46]; voilà ses ressorts quand il est de sens rassis et qu’il raisonne. De plus, on n’a pas de peine à le rendre fou; car il est imaginatif, crédule, sujet aux entraînemens : exaltez son orgueil et sa vanité, fabriquez-lui une opinion extrême et fausse de lui-même et d’autrui; vous pourrez le lancer, tête baissée, où il vous plaira. — Aucun de ces mobiles n’est digne d’un très grand respect, et des créatures ainsi faites sont la matière naturelle du gouvernement absolu, le tas d’argile qui attend la main du potier pour recevoir une forme. S’il y a dans le tas quelques parties dures, le potier n’a qu’à les broyer ; il lui suffira toujours de pétrir ferme. — Telle est la conception finale dans laquelle Napoléon s’est ancré, et il s’y enfonce de plus en plus, si directe et si violente que soit la contradiction des faits palpables; rien ne l’en décrochera, ni l’énergie opiniâtre des Anglais, ni la douceur inflexible du pape, ni l’insurrection déclarée de l’Espagne, ni l’insurrection sourde de l’Allemagne, ni la résistance des consciences catholiques, ni la défection graduelle de la France; c’est que sa conception lui est imposée par son caractère[47] : il voit l’homme tel qu’il a besoin de le voir.


V.

Enfin, nous voici devant sa passion dominante, devant le gouffre intérieur que l’instinct, l’éducation, la réflexion, la théorie ont creusé en lui, et où s’engloutira le superbe édifice de sa fortune ; je veux parler de son ambition. Elle est le moteur premier de son âme et la substance permanente de sa volonté, si intime qu’il ne la distingue plus de lui-même et que parfois il cesse d’en avoir conscience. « Moi, disait-il[48] à Rœderer, je n’ai pas d’ambition; » puis, se reprenant et, avec sa lucidité ordinaire: u ou, si j’en ai, elle m’est si naturelle. elle m’est tellement innée, elle est si bien attachée à mon existence qu’elle est comme le sang qui coule dans mes veines, comme l’air que je respire. « — Plus profondément encore, il la compare à ce sentiment involontaire, irrésistible et sauvage, qui fait vibrer l’âme depuis sa plus haute cime jusqu’à sa racine organique, à ce tressaillement universel de tout l’être animal et moral, à cet élancement aigu et terrible qu’on appelle l’amour. « Je n’ai qu’une passion[49], qu’une maîtresse, c’est la France; je couche avec elle ; elle ne m’a jamais manqué, elle me prodigue son sang, ses trésors; si j’ai besoin de 500,000 hommes, elle me les donne. » Que nul ne s’interpose entre elle et lui; que Joseph, à propos du couronnement, ne revendique pas sa place, même secondaire et future, dans le nouvel empire; qu’il n’allègue pas ses droits de frère[50]. « C’est me blesser dans mon endroit sensible. » Il l’a fait ; « rien ne peut effacer cela de mon souvenir. c’est comme s’il eût dit à un amant passionné qu’il a b.... sa maîtresse ou seulement qu’il espère réussir près d’elle. Ma maîtresse, c’est le pouvoir; j’ai trop fait pour sa conquête pour me la laisser ravir ou souffrir même qu’on la convoite. » — Aussi avide que jalouse, cette ambition, qui s’indigne à la seule idée d’un rival, se sent gênée à la seule idée d’une limite; si énorme que soit le pouvoir acquis, elle en voudrait un plus vaste; au sortir du plus copieux festin, elle demeure inassouvie. Le lendemain du couronnement, il disait à Decrès[51] : « Je suis venu trop tard, il n’y a plus rien à faire de grand; ma carrière est belle, j’en conviens; j’ai fait un beau chemin. Mais quelle différence avec l’antiquité ! Voyez Alexandre : après avoir conquis l’Asie et s’être annoncé au peuple comme fils de Jupiter, à l’exception d’Olympias, qui savait à quoi s’en tenir, à l’exception d’Aristote et de quelques pédans d’Athènes, tout l’Orient le crut. Eh bien ! moi, si je me déclarais aujourd’hui le fils du Père éternel et que j’annonçasse que je vais lui rendre grâces à ce titre, il n’y a pas de poissarde qui ne me sifflât sur mon passage. Les peuples sont trop éclairés aujourd’hui; il n’y a plus rien à faire. » — Pourtant, même dans ce haut domaine réservé et que vingt siècles de civilisation maintiennent inaccessible, il empiète encore, et le plus qu’il peut, par un détour, en mettant la main sur l’église, puis sur le pape; là, comme ailleurs, il prend tout ce qu’il peut prendre. — Rien de plus naturel à ses yeux : cela est de son droit parce qu’il est le seul capable. « Mes peuples d’Italie[52] doivent me connaître assez pour ne point devoir oublier que j’en sais plus dans mon petit doigt qu’ils n’en savent dans toutes leurs têtes réunies. » Comparés à lui, ils sont des enfans, « des mineurs, » les Français aussi, et aussi le reste des hommes. Un diplomate, qui l’a fréquenté longtemps et observé sous tous les aspects, résume son caractère dans ce mot définitif[53] : « Il se considérait comme un être isolé dans le monde, fait pour le gouverner et pour diriger tous les esprits à son gré. »

C’est pourquoi quiconque approche de lui doit renoncer à sa volonté propre et devenir un instrument de règne : « Ce terrible homme, disait souvent Decrès[54], nous a tous subjugués; il tient toutes nos imaginations dans sa main, qui est tantôt d’acier, tantôt de velours ; mais on ne sait quelle sera celle du jour, et il n’y a pas moyen d’y échapper : elle ne lâche jamais ce qu’elle a une fois saisi. » Toute indépendance, même éventuelle et simplement possible, l’offusque: la supériorité intellectuelle ou morale en serait une, et, peu à peu, il l’écarté ; vers la fin, il ne tolère plus auprès de lui que des âmes conquises et captives ; ses premiers serviteurs sont des machines ou des fanatiques, un adorateur servile comme Maret, un gendarme à tout faire comme Savary[55]. Dès le commencement, il a réduit ses ministres à l’état de commis ; car il administre autant qu’il gouverne, et, dans chaque service, il conduit le détail aussi attentivement que l’ensemble; partant, pour chefs de service, il ne lui faut que des scribes attentifs, des exécutans muets, des manœuvres dociles et spéciaux, point de conseillers libres et sincères : « Je ne saurais que faire d’eux, » disait-il[56], « s’ils n’avaient une certaine médiocrité de caractère ou d’esprit. » Quant à ses généraux, il reconnaît lui-même « qu’il n’aime à donner la gloire qu’à ceux qui ne peuvent pas la porter. » A tout le moins, il veut « être seul maître des réputations pour les faire ou les défaire à son gré, » selon ses besoins personnels ; c’est qu’un militaire trop éclatant deviendrait trop important ; il ne faut pas que le subordonné soit jamais tenté d’être moins soumis. A cela, les bulletins pourvoient par des omissions calculées, par des altérations, par des arrangemens : « Il lui arrive de garder le silence sur certaines victoires ou de changer en succès telle faute de tel maréchal. Quelquefois un général apprend par un bulletin une action qu’il n’a jamais faite ou un discours qu’il n’a jamais tenu. » S’il réclame, on lui enjoint de se taire, ou, en guise de dédommagement, on tolère qu’il pille, qu’il lève des contributions et s’enrichisse. Devenu duc ou prince héréditaire avec un demi-million ou un million de rente en terres, il n’en est pas moins assujetti ; car le créateur a pris ses précautions contre ses créatures : « Voilà des gens, dit-il[57], que j’ai faits indépendans; mais je saurai bien les retrouver et les empêcher d’être ingrats. » En effet, s’il les a dotés magnifiquement, c’est en domaines découpés dans les pays conquis, ce qui lie leur fortune à sa fortune; de plus, afin de leur ôter toute consistance pécuniaire, il les pousse exprès, eux et tous ses grands dignitaires, à la dépense : de cette façon, par leurs embarras d’argent, il les tient en laisse : « Sans cesse[58] nous avons vu la plupart des maréchaux, pressés par leurs créanciers, venir solliciter des secours, qu’il accordait selon sa fantaisie ou selon l’intérêt qu’il trouvait à s’attacher tel ou tel. » Aussi bien, par-delà l’ascendant universel que lui confèrent son pouvoir et son génie, il veut avoir sur chacun une prise personnelle, supplémentaire et irrésistible. En conséquence[59], « il cultive soigneusement chez les gens toutes les passions honteuses,.. il aime à apercevoir les côtés faibles pour s’en emparer, » la soif de l’argent chez Savary, la tare jacobine chez Fouché, la vanité et la sensualité chez Cambacérès, le cynisme insouciant et « la molle immoralité » chez Talleyrand, « la sécheresse de caractère » chez Duroc, la platitude courtisanesque chez Maret, « la niaiserie » chez Berthier ; il la fait remarquer, il s’en égaie et il en profite : « Là où il ne voit pas de vices, il encourage les faiblesses, et, faute de mieux, il excite la peur, afin de se trouver toujours et constamment le plus fort... Il redoute les liens d’affection, il s’efforce d’isoler chacun... Il ne vend ses faveurs qu’en éveillant l’inquiétude; il pense que la vraie manière de s’attacher les individus est de les compromettre, et souvent même de les flétrir dans l’opinion... » — « Si Caulaincourt est compromis, disait-il après le meurtre du duc d’Enghien, il n’y a pas grand mal, il ne m’en servira que mieux. »

Une fois la créature saisie, qu’elle ne songe pas à s’échapper ou à lui dérober quelque chose d’elle-même : tout en elle lui appartient. Remplir son office avec zèle et succès, obéir ponctuellement dans un cercle tracé d’avance, c’est trop peu ; par-delà le fonctionnaire, il revendique l’homme : « Tout cela peut être, dit-il aux éloges qu’on lui en fait[60] ; mais il n’est pas à moi comme je voudrais qu’il le fût. » C’est le dévoûment qu’il exige, et, par dévoûment, il entend la donation irrévocable et complète « de toute la personne, de tous les sentimens, de toutes les opinions. » Selon lui, écrit un témoin[61], « nous devions abandonner jusqu’à la plus petite de nos anciennes habitudes pour n’avoir plus qu’une pensée : celle de son intérêt et de ses volontés. » — Pour plus de sûreté, ses serviteurs doivent éteindre en eux le sens critique : « Ce qu’il craint le plus, c’est que, près ou loin de lui, on apporte ou l’on conserve seulement la faculté de juger. » — « Sa pensée[62] est une ornière de marbre » de laquelle aucun esprit ne doit s’écarter. — Surtout que deux esprits ne s’avisent pas d’en sortir ensemble et du même côté ; leur concert, même inactif, leur entente, même privée, leur chuchotement presque muet, est une ligue, une faction, et, s’ils sont fonctionnaires, « une conspiration. » Avec une explosion terrible de colère et de menaces[63], il déclare à son retour d’Espagne, « que ceux qu’il a faits grands dignitaires et ministres cessent d’être libres dans leurs pensées et dans leurs expressions, qu’ils ne peuvent être que les organes des siennes, que, pour eux, la trahison a déjà commencé quand ils se permettent de douter, qu’elle est complète lorsque, du doute, ils vont jusqu’au dissentiment. » — Si, contre ses empiètemens continus, ils tâchent de se réserver un dernier asile, s’ils refusent de lui livrer leur for intérieur, leur foi de catholique ou leur honneur d’honnête homme, il s’étonne et s’irrite. A l’évêque de Gand, qui, avec les soumissions les plus respectueuses, s’excuse de ne pas prêter un second serment contraire à sa conscience, il répond rudement[64] en tournant le dos : « Eh bien! monsieur, votre conscience n’est qu’une sotte! » — Portalis[65], directeur de la librairie, ayant reçu de son cousin, l’abbé d’Astros. communication d’un bref du pape, n’a point abusé de cette confidence, strictement privée; il a seulement recommandé à son cousin de tenir cette pièce très secrète et déclaré que, si elle devenait publique, il en prohiberait la circulation ; par surcroît de précaution, il est allé avertir le préfet de police. Mais il n’a point dénoncé son cousin nominativement; il n’a point fait arrêter l’homme et saisir la pièce. Là-dessus, l’empereur, en plein conseil d’état, l’apostrophe en face : « avec ces regards qui traversent la tête[66], » il lui déclare qu’il a commis « la plus indigne des perfidies; » il le tient une demi-heure sous une grêle de reproches et d’outrages, et le chasse de sa présence, comme on ne chasse pas un laquais voleur. — Hors de sa fonction, comme dans sa fonction, le fonctionnaire doit se résigner à tout office, courir au-devant de toute commission. Si des scrupules l’arrêtent, s’il allègue des obligations privées, s’il ne veut pas manquer à la délicatesse ou même à la loyauté vulgaire, il encourt le mécontentement ou il perd la faveur du maître : c’est le cas de M. de Rémusat[67], qui ne se prête point à devenir son espion, son rapporteur, son dénonciateur pour le faubourg Saint-Germain, qui ne s’offre pas, à Vienne, pour faire causer Mme d’André, pour obtenir d’elle l’adresse de M. d’André, pour livrer M. d’André qu’on fusillera séance tenante; Savary, négociateur de la livraison, insistait sans se lasser et répétait à M. de Rémusat : « Vous manquez votre fortune, j’avoue que je ne vous comprends pas! » — Pourtant Savary lui-même, ministre de la police, exécuteur des plus hautes œuvres, machiniste en chef du meurtre du duc d’Enghien et du guet-apens de Bayonne, fabricant de faux billets de banque autrichiens pour la campagne de 1809 et de faux billets de banque russes pour la campagne de 1812[68], Savary finit par se lasser : on le charge de trop sales besognes ; si calleuse que soit sa conscience, il s’y rencontre un endroit sensible ; il parvient à se découvrir des scrupules. C’est avec répugnance qu’il exécute, en février 1814, l’ordre de préparer secrètement une petite machine infernale, à mouvement d’horlogerie, pour faire sauter les Bourbons rentrés en France[69] : « Ah ! disait-il en portant la main à son front, il faut convenir que l’empereur est parfois bien difficile à servir ! »

S’il exige tant de la créature humaine, c’est que, pour le jeu qu’il joue, il a besoin de tout prendre : dans la situation qu’il s’est faite, il n’a pas de ménagemens à garder : « Un homme d’état[70], dit-il, est-il fait pour être sensible ? N’est-ce pas un personnage complètement excentrique, toujours seul d’un côté avec le monde de l’autre ? » Dans ce duel sans trêve ni merci, les gens ne l’intéressent que par l’usage qu’il en peut faire ; toute leur valeur pour lui est dans le profit qu’il en tire ; son unique affaire consiste à exprimer, à extraire, jusqu’à la dernière goutte, toute l’utilité qu’ils comportent : « Je ne m’amuse guère aux sentimens inutiles, disait-il encore[71], et Berthier est si médiocre que je ne sais pourquoi je m’amuserais à l’aimer. Et cependant, quand rien ne m’en détourne, je crois que je ne suis pas sans quelque penchant pour lui. » Rien au-delà : selon lui, dans un chef d’état, cette indifférence est nécessaire ; « sa lunette est celle de sa politique[72] ; il doit seulement avoir égard à ce qu’elle ne grossisse ni ne diminue rien. » — Partant, hors des accès de sensibilité nerveuse, « il n’a d’autre considération pour les hommes que celle d’un chef d’atelier pour ses ouvriers[73], » ou, plus exactement, pour ses outils : une fois l’outil hors de service, peu importe qu’il moisisse dans un coin sur une planche ou qu’il aille s’ajouter au tas des ferrailles cassées. Portalis[74], ministre de la justice, entre un jour chez lui, la figure défaite et les yeux pleins de larmes. — Qu’avez-vous donc. Portalis, dit Napoléon, êtes-vous malade ? — Non, sire, mais je suis bien malheureux : l’archevêque de Tours, le pauvre Boisjelin, mon camarade, mon ami d’enfance… — Eh bien ! que lui est-il arrivé ? — Hélas ! sire, il vient de mourir. — Cela m’est égal, il ne m’était plus bon à rien. » — Propriétaire exploitant des hommes et des choses, des corps et des âmes, pour en user et abuser à discrétion, jusqu’à épuisement, sans en devoir compte à personne, il arrive, au bout de quelques années, à dire aussi couramment et plus despotiquement que Louis XIV lui-même, « mes armées, mes flottes, mes cardinaux, mes conciles[75], mon sénat, mes peuples, mon empire. » — A un corps d’armée qui s’ébranle pour marcher au feu : « Soldats, j’ai besoin de votre vie et vous me la devez. » — Au général Dorsenne et aux grenadiers de la garde[76] : « On dit que vous murmurez, que vous voulez retourner à Paris, à vos maîtresses; mais détrompez-vous, je vous retiendrai sous les armes jusqu’à quatre-vingts ans : vous êtes nés au bivac et vous y mourrez. » — Comment il traite ses frères et parens devenus rois, avec quelle raideur de main il leur serre la bride, par quels coups de cravache et d’éperons il les fait trotter et sauter à travers les fondrières, sa correspondance est là pour l’attester : toute velléité d’initiative, même justifiée par l’urgence imprévue et par la bonne intention visible, est réprimée comme un écart, avec une rudesse brusque qui plie les reins et casse les genoux du délinquant. A l’aimable prince Eugène, si obéissant et si fidèle[77] : « Si vous demandez à Sa Majesté des ordres ou des avis pour changer le plafond de votre chambre, vous devez les attendre ; et si, Milan étant en feu, vous lui en demandiez pour l’éteindre, il faudrait laisser brûler Milan et attendre les ordres... Sa Majesté est mécontente et très mécontente de vous; vous ne devez jamais faire ce qui lui appartient; elle ne le voudra jamais; elle ne le pardonnera jamais. » — Jugez par là de son ton avec les sous-ordres : à propos des bataillons français à qui l’on a refusé l’entrée des places hollandaises[78] : « Déclarez au roi de Hollande que, si ses ministres ont agi de leur chef, je les ferai arrêter et leur ferai couper la tête à tous. » — A M. de Ségur[79], membre de la commission académique qui vient d’agréer le discours de M. de Chateaubriand : « Vous et M. de Fontanes, comme conseiller d’état et grand-maître, vous mériteriez que je vous misse à Vincennes... Dites à la seconde classe de l’Institut que je ne veux pas qu’on traite de politique dans ses séances... Si elle désobéit, je la casserai comme un mauvais club. » — Même quand il n’est pas en colère et grondant, lorsqu’il rentre les ongles, on sent la griffe[80]. A Beugnot[81], qu’il vient de rudoyer horriblement, publiquement, injustement, avec conscience de son injustice et pour produire un effet sur l’assistance : «Eh bien! grand imbécile, avez-vous retrouvé votre tête? » Là-dessus, Beugnot, haut comme un tambour-major, se courbe très bas, et le petit homme, levant la main, prend le grand par l’oreille, « signe de faveur enivrante, » dit Beugnot, geste familier du maître qui s’humanise. Bien mieux, le maître daigne chapitrer Beugnot sur ses goûts personnels, sur ses regrets, sur son envie de rentrer en France. « Qu’est-ce que je veux? Être son ministre à Paris? A en juger par ce qu’il a vu de moi l’autre jour, je n’y serais pas longtemps, je périrais à la peine avant la fin du mois. Il y a déjà tué Portalis, Cretet et jusqu’à Treilhard, qui, pourtant, avait la vie dure : il ne pouvait plus pisser, ni les autres non plus. Il m’en arriverait autant, sinon pis... Restez ici,.. après quoi, vous serez vieux ou plutôt nous serons tous vieux, et je vous enverrai au sénat radoter à votre aise. » — Manifestement[82], « plus on approche de sa personne, plus la vie devient désagréable. » « Admirablement servi, toujours obéi à la minute, il se plaît encore à laisser planer une petite terreur de détail sur l’intérieur le plus intime de son palais. » Un office difficile a-t-il été rempli? Il ne remercie pas, il ne loue pas, ou à peine : M. de Champagny, ministre des affaires étrangères, n’a été loué qu’une fois, pour avoir conclu en une nuit, et avec des avantages inespérés, le traité de Vienne[83] ; cette fois, l’empereur a pensé tout haut, par surprise : « ordinairement, il ne donne son approbation que par son silence. » — Quand M. de Rémusat, préfet du palais, lui a composé, avec économie, précision, éclat et réussite, « quelqu’une de ces fêtes magnifiques où tous les arts sont appelés pour contribuer à ses plaisirs, » Mme de Rémusat[84] ne demande jamais à son mari si l’empereur est content, mais s’il a plus ou moins grondé. « Son grand principe général, auquel il donne toute espèce d’application dans les grandes choses comme dans les petites, c’est qu’on n’a le zèle que lorsqu’on est inquiet. » — Quelle contrainte insupportable il exerce, de quel poids accablant son arbitraire pèse sur les dévoûmens les mieux éprouvés et sur les caractères les plus assouplis, avec quel excès il foule et froisse toutes les volontés, jusqu’à quel point il comprime et il étouffe la respiration de la créature humaine, il le sait aussi bien que personne. On lui a entendu dire : « l’homme heureux est celui qui se cache de moi au fond de quelque province. » Et, un autre jour[85], ayant demandé à M. de Ségur ce qu’on dirait après sa mort, comme celui-ci s’étendait sur les regrets unanimes : « Point du tout, » répond l’empereur; puis, avec un haut-le-corps significatif qui exprime bien le soulagement universel, il ajoute : « On dira : Ouf! »


VI.

Il n’y a guère de souverain, même absolu, qui, constamment et du matin jusqu’au soir, garde l’attitude despotique; ordinairement, et surtout en France, le prince fait deux parts dans sa journée, l’une pour les affaires, l’autre pour le monde, et, dans la seconde, tout en demeurant chef d’état, il devient maître de maison : car il reçoit, il a des hôtes, et, pour que ces hôtes ne soient pas des automates, il tâche de les mettre à l’aise. — Ainsi faisait Louis XIV[86] : être poli avec tout le monde, toujours affable et parfois gracieux avec les hommes, toujours courtois et parfois galant avec les femmes, s’interdire toute brusquerie, tout éclat, tout sarcasme, ne jamais se permettre un mot blessant, ne pas faire sentir aux gens leur infériorité et leur dépendance, les encourager à parler et même à causer, tolérer dans la conversation un semblant d’égalité, sourire d’une repartie, quelquefois se mettre en frais, badiner, faire un conte, telle était sa charte de salon ; il en faut une, et libérale, dans un salon comme dans toute société humaine ; sinon la vie s’y éteint. Aussi bien dans l’ancienne société, l’observation de cette charte s’appelait le savoir-vivre, et, plus exactement que personne, le roi se soumettait au code des bienséances ; par tradition, par éducation, il avait des égards, au moins pour les gens de son monde, et ses courtisans devenaient ses invités, sans cesser d’être ses sujets. — Rien de semblable chez Napoléon. De l’étiquette qu’il emprunte à l’ancienne cour, il ne conserve que la discipline rigide et que la parade pompeuse. « Le cérémonial, dit un témoin[87], s’exécutait comme s’il eût été dirigé par un roulement de tambour ; tout se faisait, en quelque sorte, au pas de charge. » — « Cette espèce de précipitation, cette crainte continuelle qu’il inspire » suppriment autour de lui tout bien-être, toute commodité, tout entretien ou commerce facile ; nul lien, sauf celui du commandement et de l’obéissance. « Le petit nombre des hommes qu’il distingue, Savary, Duroc, Maret, se taisent et ne font que transmettre des ordres... Nous ne leur apparaissions et nous n’apparaissions à nous-mêmes, en faisant uniquement la chose qui nous était ordonnée, que comme de vraies machines, à peu près pareilles, ou peu s’en faut, aux fauteuils élégans et dorés dont on venait d’orner les palais des Tuileries et de Saint-Cloud. »

Pour qu’une machine fonctionne bien, il faut que le machiniste ait soin de la remonter souvent, et celui-ci n’y manque pas, surtout après une absence. Pendant qu’il revient de Tilsitt, « chacun fait avec anxiété[88] son examen de conscience, cherchant sur quelle portion de sa conduite le maître sévère pourra, à son retour, exprimer son mécontentement. Épouse, famille, grands dignitaires, chacun éprouvait plus ou moins cette angoisse, et l’impératrice, qui le connaissait mieux qu’un autre, disait naïvement : « L’empereur est si heureux qu’il va sûrement beaucoup gronder. » Effectivement, à peine revenu, il donne son tour de clé, fort et rude ; puis, « satisfait d’avoir imprimé cette petite terreur, il paraît avoir oublié ce qui s’est passé et reprend son train de vie ordinaire. » — « Par calcul et par goût[89], il ne se détend jamais de sa royauté : » — De là, « une cour froide et muette,.. plutôt triste que digne; sur tous les visages, une expression d’inquiétude,.. un silence terne et contraint. » A Fontainebleau, « parmi les magnificences et les plaisirs, » nul agrément ou jouissance réelle, pas même pour lui. — « Je vous plains, disait M. de Talleyrand à M. de Rémusat; il vous faut amuser l’inamusable. » Au théâtre, il rêve, ou bâille ; défense d’applaudir; devant le défilé « des éternelles tragédies, la cour s’ennuie mortellement ;.. les jeunes femmes s’endorment; on sort du théâtre, triste et mécontent. » — Même gêne dans ses salons. « Il ne savait et, je crois, ne voulait mettre personne à son aise, craignant la moindre apparence de familiarité et inspirant à chacun la crainte de s’entendre dire, devant témoins, quelque parole désobligeante... Pendant les contredanses, il se promène entre les rangs des dames, pour leur adresser des mots insignifians ou désagréables, » et jamais il ne les aborde qu’avec « gêne et mauvaise grâce ;» au fond, il est défiant et malveillant[90] à leur endroit. C’est que « le pouvoir qu’elles ont acquis dans la société lui semble une usurpation insupportable. » — Il n’est jamais sorti de sa bouche [91] un seul mot gracieux ou seulement bien tourné vis-à-vis d’une femme, bien que l’effort pour en trouver s’exprimât souvent sur sa figure et dans le son de sa voix... Il ne leur parle que de leur toilette, de laquelle il se déclare juge minutieux et sévère, et sur laquelle il leur fait des plaisanteries peu délicates, ou bien du nombre de leurs enfans, leur demandant, en termes crus, si elles les ont nourris elles-mêmes, ou les admonestant sur leurs relations de société. » C’est pourquoi « il n’y en a pas une[92] qui ne soit charmée de le voir s’éloigner de la place où elle est. » — Quelquefois il s’amuse à les déconcerter; il est médisant et railleur avec elles, en face, à bout portant, comme un colonel avec ses cantinières. « Oui, mesdames, leur dit-il, vous occupez les bons habitans du faubourg Saint-Germain ; ils disent, par exemple, que vous, madame A..., vous avez telle liaison avec M. B...; vous, madame C... avec M. D... » Si, par des rapports de police, il découvre une intrigue, « il ne tarde guère à mettre le mari au courant de ce qui se passe. » — Sur ses propres fantaisies[93], il n’est pas moins indiscret : ayant brusqué le dénoûment, il divulgue le fait et dit le nom : bien mieux, il avertit Joséphine, lui donne des détails intimes et ne tolère pas qu’elle se plaigne. « j’ai le droit de répondre à toutes vos plaintes par un éternel moi. »

En effet, ce mot répond à tout: et, pour l’expliquer, il ajoute : « Je suis à part de tout le monde ; je n’accepte les conditions de personne, » ni les obligations d’aucune espèce, aucun code, pas même le code vulgaire de civilité extérieure, qui, atténuant ou dissimulant la brutalité primitive, a permis aux hommes de se rencontrer sans se choquer. Il ne le comprend pas, et il y répugne. « Je n’aime guère[94], dit-il, ce mot vague et niveleur de convenances, que, vous autres, vous jetez en avant à chaque occasion ; c’est une invention des sots pour se rapprocher à peu près des gens d’esprit, une sorte de bâillon social qui gêne le fort et ne sert que le médiocre... Ah! le bon goût ! Voilà encore une de ces paroles classiques que je n’admets point. » — « Il est votre ennemi personnel, lui disait un jour M. de Talleyrand ; si vous pouviez vous en défaire à coups de canon, il y a longtemps qu’il n’existerait plus. » — C’est que le bon goût est l’œuvre suprême de la civilisation, le plus intime vêtement de la nudité humaine, le plus adhérent à la personne, le dernier qu’elle garde après qu’elle a rejeté tous les autres, et que, pour Napoléon, ce délicat tissu est encore une entrave ; il l’écarte, d’instinct, parce qu’elle gêne son geste instinctif, le geste effréné, dominateur et sauvage du vainqueur qui terrasse et manie le vaincu.


VII.

Avec de tels gestes, aucune société n’est possible, surtout entre ces personnages indépendans et armés qu’on appelle des nations ou états; c’est pourquoi, en politique et en diplomatie, ils sont interdits; soigneusement et par principe, tout chef ou représentant d’un pays s’en abstient, au moins envers ses pareils. Il est tenu de les traiter en égaux, de ménager leurs susceptibilités, partant de ne pas s’abandonner à l’irritation du moment et à la passion personnelle, bref de se maîtriser toujours et de mesurer toutes ses paroles : de là le ton des manifestes, protocoles, dépêches et autres pièces publiques, le style obligatoire des chancelleries, si froid, si terne et si flasque, ces expressions atténuées et émoussées de parti-pris, ces longues phrases qui semblent tissées à la mécanique et toujours sur le même patron, sorte de bourre mollasse et de tampon international qui s’interpose entre les contendans pour amortir leurs chocs. D’état à état, il n’y a déjà que trop de froissemens réciproques, trop de heurts douloureux et inévitables, trop de causes de conflit, et les suites d’un conflit sont trop graves; il ne faut pas ajouter aux blessures d’imagination et d’amour-propre ; surtout il ne faut pas y ajouter gratuitement, au risque d’accroître les résistances que l’on rencontre aujourd’hui et les ressentimens qu’on retrouvera demain. — Tout au rebours chez Napoléon : même en des entretiens pacifiques, son attitude reste aggressive et militante ; volontairement et involontairement, il lève la main : on sent qu’il va frapper, et, en attendant, il offense. Dans ses correspondances avec les souverains, dans ses proclamations officielles, dans ses conversations avec les ambassadeurs, et jusque dans ses audiences publiques[95], il provoque, menace et défie[96] ; il traite de haut en bas son adversaire, parfois même il l’outrage en face et lui jette au visage les imputations les plus injurieuses[97] ; il divulgue les secrets de sa vie privée, de son cabinet, de son alcôve ; il diffame ou calomnie ses ministres, sa cour et sa femme[98] ; il le blesse exprès à l’endroit sensible, il lui apprend qu’il est une dupe, un mari trompé, un fauteur d’assassinat ; il prend avec lui le ton d’un juge qui condamne un coupable, ou le ton d’un supérieur qui gourmande un subordonné, au mieux, le ton d’un précepteur qui redresse un écolier. Avec un sourire de pitié, il lui explique ses fautes, sa faiblesse, son incapacité, et lui montre d’avance sa défaite certaine, son humiliation prochaine. Recevant à Wilna l’envoyé de l’empereur Alexandre, il lui dit[99] : « Cette guerre, la Russie ne la veut pas, aucune puissance de l’Europe ne l’approuve, l’Angleterre elle-même ne la veut pas, car elle prévoit des malheurs pour la Russie, et peut-être même le comble du malheur... Je sais, autant que vous, combien de troupes vous avez, et peut-être mieux que vous. Votre infanterie, en tout, fait 120,000 hommes, et votre cavalerie, entre 60,000 et 70,000; j’en ai trois fois autant... l’empereur Alexandre est très mal conseillé ; comment n’a-t-il pas honte de rapprocher de sa personne des gens vils : un Armfeld, homme intrigant, dépravé, scélérat, et perdu de débauche, qui n’est connu que par ses crimes et qui est l’ennemi de la Russie ; un Stein, chassé de sa patrie comme un vaurien, un malveillant, dont la tête est proscrite, mise à prix ; un Bennigsen, qui a, dit-on, quelques talens militaires que je ne lui connais pas, mais qui a trempé ses mains dans le sang[100]?.. Qu’il s’entoure de Russes, et je ne dirai rien... Est-ce que vous n’avez pas assez de gentilshommes russes qui, certainement, lui seront plus attachés que ces mercenaires ? Est-ce qu’il croit qu’ils sont amoureux de sa personne? Qu’il donne le commandement de la Finlande à Armfeld, je ne dirai rien ; mais, l’approcher de sa personne, fi donc!.. Quelle superbe perspective avait l’empereur Alexandre à Tilsitt, et surtout à Erfurt!.. Il a gâté le plus beau règne qui ait jamais été en Russie... Comment admettre dans sa société un Stein, un Armfeld, un Vinzingerode? Dites à l’empereur Alexandre que, puisqu’il rassemble autour de lui mes ennemis personnels, cela veut dire qu’il veut me faire injure personnellement, et que, par conséquent, je dois lui faire la même chose : je chasserai de l’Allemagne toute sa parenté de Baden, de Wurtemberg et de Weimar ; qu’il leur prépare un asile en Russie ! » — Remarquez ce qu’il entend par injure personnelle[101], ce qu’il compte venger par les pires représailles, à quel excès monte son ingérence, comment il entre dans le cabinet des souverains étrangers. de force et avec effraction, pour chasser leurs conseillers et gouverner leur conseil : tel le sénat romain avec un Antiochus ou un Prusias ; tel un résident anglais auprès des rois d’Oude ou de Lahore. Chez autrui comme chez lui, il ne peut s’empêcher d’agir en maître. « l’aspiration à la domination universelle[102] est dans sa nature même ; elle peut être modifiée, contenue ; mais on ne parviendra jamais à l’étouffer. »

Dès le consulat, elle éclatait ; c’est pour cela que la paix d’Amiens n’a pu durer: à travers les discussions diplomatiques et par-delà les griefs allégués, son caractère, ses exigences, ses projets avoués et l’usage qu’il compte faire de sa force, telles sont les causes profondes et les motifs vrais de la rupture. Au fond, en termes intelligibles et souvent en paroles expresses, il dit aux Anglais : Chassez de votre île les Bourbons, et fermez la bouche à vos journalistes; si cela est contraire à votre constitution, tant pis pour elle, ou tant pis pour vous ; « il y a des principes généraux du droit des gens devant lesquels se taisent les lois (particulières) des états[103]. » Changez vos lois fondamentales : supprimez chez vous, comme j’ai supprimé chez moi, la liberté de la presse et le droit d’asile ; « j’ai une bien médiocre opinion d’un gouvernement qui n’a pas le pouvoir d’interdire des choses capables de déplaire aux gouvernemens étrangers[104].» Quant au mien, à mon intervention chez mes voisins, à mes récentes acquisitions de territoire, cela ne vous regarde pas : « Je suppose que vous voulez parler du Piémont et de la Suisse? Ce sont des bagatelles[105]... » Il est reconnu par l’Europe que la Hollande, l’Italie et la Suisse sont à la disposition de la France[106]. D’autre part, l’Espagne m’obéit et, par elle, je tiens le Portugal : ainsi, d’Amsterdam à Bordeaux, de Lisbonne à Cadix et à Gênes, de Livourne à Naples et à Tarente, je puis vous fermer tous les ports ; point de traité de commerce entre nous. Si je vous en accorde un, il sera dérisoire : pour chaque million de marchandises anglaises que vous importerez en France, vous exporterez de France un million de marchandises françaises[107] ; en d’autres termes, vous subirez un blocus continental déclaré ou déguisé, et vous pâtirez en paix comme si nous étions en guerre. Cependant, je tiens toujours mes yeux fixés sur l’Egypte ; « six mille Français suffiraient aujourd’hui pour la reconquérir[108] ; » de force ou autrement, j’y reviendrai ; les occasions ne me manqueront pas, et je les guette : « tôt ou tard, elle appartiendra à la France, soit par la dissolution de l’empire ottoman, soit par quelque arrangement avec la Porte[109].» Évacuez Malte, pour que la Méditerranée devienne un lac français; je veux régner sur la mer comme sur la terre, et disposer de l’Orient comme de l’Occident. En somme, « avec ma France, l’Angleterre doit finir naturellement par n’en plus être qu’un appendice : la nature l’a faite une de nos îles, comme celle d’Oléron ou la Corse[110]. » Naturellement, devant cette perspective, les Anglais gardent Malte et recommencent la guerre. — Il a prévu le cas, et sa résolution est prise ; d’un coup d’œil, il aperçoit et mesure la carrière qu’il va fournir ; avec sa lucidité ordinaire, il a compris et il annonce que la résistance des Anglais va « le forcer à conquérir l’Europe[111]... » « Le premier consul n’a que trente-trois ans et n’a encore détruit que des états du second ordre. Qui sait ce qu’il lui faudrait de temps pour changer de nouveau la face de l’Europe et ressusciter l’empire de l’Occident ? »

Subjuguer le continent pour le coaliser contre l’Angleterre, tel est désormais son moyen, aussi violent que son but, et son moyen, comme son but, lui est prescrit par son caractère. Trop impérieux et trop impatient pour attendre ou ménager autrui, il ne sait agir sur les volontés que par la contrainte, et ses coopérateurs ne sont jamais pour lui que des sujets sous le nom d’alliés. — Plus tard, à Sainte-Hélène, avec sa force indestructible d’imagination et d’illusion[112], il agitera devant le public des songes humanitaires; mais, de son propre aveu, pour accomplir son rêve rétrospectif, il lui eût fallu, au préalable, la soumission totale de l’Europe entière : être un souverain pacificateur et libéral, « un Washington couronné, oui, dira-t-il : mais je n’y pouvais raisonnablement parvenir qu’au travers de la dictature universelle; je l’ai prétendue[113]. » — En vain le sens commun lui montre qu’une telle entreprise rallie infailliblement le continent à l’Angleterre, et que son moyen l’écarte de son but. En vain on lui représente à plusieurs reprises[114] qu’il a besoin sur le continent d’un grand allié sûr, que, pour cela, il doit se concilier l’Autriche, qu’il ne faut pas la désespérer, mais bien plutôt la gagner, la dédommager du côté de l’Orient, la mettre par là en conflit permanent avec la Russie, l’attacher au nouvel empire français par une communauté d’intérêts vitaux. En vain, après Tilsitt, il fait lui-même avec la Russie un marché semblable. Ce marché ne peut tenir, parce que, dans l’association conclue, Napoléon, selon sa coutume, toujours empiétant, menaçant, ou attaquant[115], veut réduire Alexandre à n’être qu’un subordonné et une dupe. Aucun témoin clairvoyant n’en peut douter. Dès 1809, un diplomate écrit : « Le système français, qui triomphe aujourd’hui, est dirigé contre tous les grands corps d’états[116], » non-seulement contre l’Angleterre, la Prusse et l’Autriche, mais contre la Russie, contre toute puissance capable de maintenir son indépendance : car, si elle reste indépendante, elle peut devenir hostile, et, par précaution. Napoléon écrase en elle un ennemi probable.

D’autant plus que, dans cette voie, une fois engagé, il ne peut plus s’arrêter; en même temps que son caractère, la situation qu’il s’est faite le pousse en avant, et son passé le précipite dans son avenir[117]. — Au moment où se rompt la paix d’Amiens, il est déjà si fort et si envahissant que ses voisins, pour leur sûreté, sont obligés de faire alliance avec l’Angleterre : cela le conduit à briser les vieilles monarchies encore intactes, à conquérir Naples, à mutiler l’Autriche une première fois, à démembrer et dépecer la Prusse, à mutiler l’Autriche une seconde fois, à fabriquer des royaumes pour ses frères à Naples, en Hollande, en Westphalie. — A la même date, il a fermé aux Anglais tous les ports de son empire : cela le conduit à leur fermer tous les ports du continent, à instituer contre eux le blocus continental, à proclamer contre eux une croisade européenne, à ne pas souffrir des souverains neutres comme le pape, des subalternes tièdes comme son frère Louis, des collaborateurs douteux ou insuffisans comme les Bragances de Portugal et les Bourbons d’Espagne, partant à s’emparer du Portugal et de l’Espagne, des états pontificaux et de la Hollande, puis des villes hanséatiques et du duché d’Oldenbourg, à allonger sur le littoral entier, depuis les bouches de Cattaro et Trieste jusqu’à Hambourg et Dantzig, son cordon de commandans militaires, de préfets et de douaniers, sorte de lacet qu’il serre tous les jours davantage, jusqu’à étrangler chez lui, non-seulement le consommateur, mais encore le producteur et le marchand[118]. — Tout cela, dans les formes autoritaires que l’on connaît, quelquefois par simple décret, sans autre motif allégué que son intérêt, ses convenances et son bon plaisir[119], arbitrairement et brusquement, à travers quels attentats contre le droit des gens, l’humanité et l’hospitalité, avec quel abus de la force, par quel tissu de brutalités et de fourberies[120], avec quelle oppression de l’allié et quelle spoliation du vaincu, par quel brigandage soldatesque exercé sur les peuples en temps de guerre, par quelle exploitation systématique pratiquée sur les peuples en temps de paix[121], il faudrait des volumes pour l’écrire. — Aussi bien, à partir de 1808, les peuples se lèvent contre lui: il les a froissés si à fond dans leurs intérêts et si à vif dans leurs sentimens, il les a tellement foulés, rançonnés et appliqués par contrainte à son service, il a détruit, outre les vies françaises, tant de vies espagnoles, italiennes, autrichiennes, prussiennes, suisses, bavaroises, saxonnes, hollandaises, il a tué tant d’hommes en qualité d’ennemis, il en a tant enrôlé hors de chez lui et fait tuer sous ses drapeaux en qualité d’auxiliaires, que les nations lui sont encore plus hostiles que les souverains. Décidément, avec un caractère comme le sien, on ne peut pas vivre; son génie est trop grand, trop malfaisant, d’autant plus malfaisant qu’il est plus grand. Tant qu’il régnera, on aura la guerre; on aurait beau l’amoindrir, le resserrer chez lui, le refouler dans les frontières de l’ancienne France : aucune barrière ne le contiendra, aucun traité ne le liera ; la paix, avec lui, ne sera jamais qu’une trêve; il n’en usera que pour se réparer, et, sitôt réparé, il recommencera[122] ; par essence, il est insociable. Là-dessus, l’opinion de l’Europe est faite, définitive, inébranlable. — Combien cette conviction est unanime et profonde, un seul petit détail suffira pour le montrer. Le 7 mars, à Vienne, la nouvelle arrive qu’il s’est échappé de l’île d’Elbe, sans que l’on sache encore où il va débarquer. Avant huit heures du matin, M. de Metternich[123] apporte la nouvelle à l’empereur d’Autriche, qui lui dit : « Allez sans retard trouver l’empereur de Russie et le roi de Prusse, et dites-leur que je suis prêt à donner à mon armée l’ordre de reprendre le chemin de la France. » A huit heures un quart, M. de Metternich est chez le tsar, et à huit heures et demie, chez le roi de Prusse; tous les deux, à l’instant, répondent de même. « A neuf heures, dit M. de Metternich, j’étais rentré. A dix heures, des aides-de-camp couraient déjà dans toutes les directions, pour faire faire halte aux corps d’armée... c’est ainsi que la guerre fut déclarée en moins d’une heure. »


VIII.

D’autres chefs d’état ont aussi passé leur vie à violenter les hommes ; mais c’était en vue d’une œuvre viable et pour un intérêt national. Ce qu’ils appelaient le bien public n’était pas un fantôme de leur cerveau, un poème chimérique fabriqué en eux par le tour de leur imagination, par leurs passions personnelles, par leur ambition et leur orgueil propres. En dehors d’eux et de leur rêve, il y avait pour eux une chose réelle, solide et d’importance supérieure, à savoir l’état, le corps social, le vaste organisme qui dure indéfiniment par la série continue des générations solidaires. Quand ils saignaient la génération présente, c’était au profit des générations futures, pour les préserver de la guerre civile ou de la domination étrangère[124]. Le plus souvent ils agissaient en bons chirurgiens, sinon par vertu, du moins par sentiment dynastique et par tradition de famille ; ayant exercé de père en fils, ils avaient acquis la conscience professionnelle ; pour objet premier et dernier, ils se proposaient le saint et la santé de leur patient. c’est pourquoi ils ne prodiguaient pas les opérations démesurées, sanglantes et trop risquées : rarement ils se laissaient induire en tentation par l’envie d’étaler leur savoir-faire, par le besoin d’étonner et d’éblouir le public, par la nouveauté, le tranchant, l’efficacité de leurs bistouris et de leurs scies. Ils se sentaient chargés d’une vie plus longue et plus grande que leur propre vie ; ils regardaient au-delà d’eux-mêmes, aussi loin que leur vue pouvait porter, et ils pourvoyaient à ce que l’état, après eux, pût se passer d’eux, subsister intact, demeurer indépendant, robuste et respecté, à travers les vicissitudes du conflit européen et les chances indéterminées de l’histoire future. Voilà ce que, sous l’ancien régime, on nommait la raison d’état; pendant huit cents ans, elle avait prévalu dans le conseil des princes; avec des défaillances inévitables et après des déviations temporaires, elle y devenait ou elle y restait le motif prépondérant. Sans doute elle y excusait ou autorisait bien des manques de foi, bien des attentats, et, pour trancher le mot, bien des crimes; mais, dans l’ordre politique, surtout dans la conduite des affaires extérieures, elle fournissait le principe dirigeant, et ce principe était salutaire. Sous son ascendant continu, trente souverains avaient travaillé, et c’est ainsi que, province à province, solidement, à perpétuité, par des manœuvres interdites aux particuliers, mais permises aux hommes d’état, ils avaient construit la France.

Or, chez leur successeur improvisé, ce principe manque ; sur le trône, comme dans les camps, général, consul ou empereur, il reste officier de fortune et ne songe qu’à son avancement. Par une lacune énorme d’éducation, de conscience et de cœur, au lieu de subordonner sa personne à l’état, il subordonne l’état à sa personne; au-delà de sa courte vie physique, ses yeux ne s’attachent pas sur la nation qui lui survivra; partant il sacrifie l’avenir au présent, et son œuvre ne peut pas être durable. Après lui, le déluge : peu lui importe que ce terrible mot soit prononcé ; bien pis, il souhaite qu’au fond du cœur, anxieusement, chacun le prononce. « Mon frère, disait Joseph en 1803[125], veut que le besoin de son existence soit si bien senti et que cette existence soit un si grand bienfait, qu’on ne puisse rien voir au-delà sans frémir. Il sait, et il le sent, qu’il règne par cette idée plutôt que par la force ou la reconnaissance. Si demain, si un jour, on pouvait se dire : « Voilà un ordre de choses établi et tranquille, voilà un successeur désigné, Bonaparte peut mourir, il n’y aura ni trouble, ni innovation à craindre, » mon frère ne se croirait plus en sûreté... Telle est la règle de sa conduite. » En vain les années s’écoulent, jamais il ne songe à mettre la France en état de subsister sans lui ; au contraire, il compromet les acquisitions durables par les annexions exagérées, et, dès le premier jour, il est visible que l’empire finira avec l’empereur. En 1805, le 5 pour 100 étant à 80 francs, son ministre des finances, Gaudin, lui fait observer que ce taux est raisonnable[126]. « Il ne faut pas se plaindre, puisque ces fonds sont en viager sur la tête de Votre Majesté. — Que voulez-vous dire? — Je veux dire que l’empire s’est successivement agrandi au point qu’il devient ingouvernable après vous. — Si mon successeur est un imbécile, tant pis pour lui. — Oui, mais aussi tant pis pour la France. » Deux ans plus tard, en manière de résumé politique, M. de Metternich[127] porte ce jugement d’ensemble : « Il est remarquable que Napoléon, tourmentant, modifiant continuellement les relations de l’Europe entière, n’ait pas encore fait un seul pas qui tende à assurer l’existence de ses successeurs. » En 1809, le même diplomate ajoute[128] : « Sa mort sera le signal d’un bouleversement nouveau et affreux; tant d’élémens divisés tendront à se rapprocher. Des souverains détrônés seront rappelés par d’anciens sujets; des princes nouveaux auront de nouvelles couronnes à défendre. Une véritable guerre civile s’établira pour un demi-siècle dans le vaste empire du continent, le jour où le bras de fer qui en tenait les rênes sera réduit en poussière. » En 1811, « tout le monde[129] est convaincu que la première, l’inévitable conséquence de la disparition de Napoléon, du maître en qui seul toute la force est concentrée, serait une révolution. » Chez lui, en France, à cette même date, ses propres serviteurs commencent à comprendre, non-seulement que son empire est viager et ne subsistera pas après sa mort, mais que ce empire est éphémère et durera moins que sa vie : car il exhausse incessamment son édifice, et, tout ce que sa bâtisse gagne en hauteur, elle le perd en solidité. « l’empereur est fou, dit Decrès[130] à Marmont, complètement fou; il nous culbutera tous tant que nous sommes, et tout cela finira par une épouvantable catastrophe. » Effectivement, il pousse la France aux abîmes, de force et en la trompant, en sachant qu’il la trompe, par un abus de confiance qui va croissant, à mesure que, par sa volonté et par sa faute, d’année en année, entre ses intérêts tels qu’il les comprend et l’intérêt public, le désaccord devient plus grand.

Au traité de Lunéville et avant la rupture de la paix d’Amiens[131], ce désaccord était déjà marqué. Il devient manifeste au traité de Presbourg, et plus évident encore au traité de Tilsitt. Il est flagrant en 1808, après la dépossession des Bourbons d’Espagne; il est scandaleux et monstrueux en 1812, au moment de la guerre de Russie. Cette guerre, Napoléon lui-même reconnaît qu’elle est contre l’intérêt de la France[132], et il la fait. Plus tard, à Sainte-Hélène, il s’attendrira, en paroles, sur « ce peuple français qu’il a tant aimé[133]. » La vérité est qu’il l’aime comme un cavalier aime son cheval ; quand il le dresse, quand il le pare et le pomponne, quand il le flatte et l’excite, ce n’est pas pour le servir, mais pour se servir de lui en qualité d’animal utile, pour l’employer jusqu’à l’épuiser, pour le pousser en avant, à travers des fossés de plus en plus larges et par-dessus des barrières de plus en plus hautes : encore ce fossé, encore cette barrière; après l’obstacle qui semble le dernier, il y en aura d’autres, et, dans tous les cas, le cheval restera forcément à perpétuité ce qu’il est déjà, je veux dire une monture, et une monture surmenée. Car, dans cette expédition de Russie, au lieu d’un désastre effroyable, supposez un succès éclatant, une victoire à Smolensk égale à celle de Friedland, un traité à Moscou plus avantageux que celui de Tilsitt, le tsar soumis, et suivez les conséquences : probablement le tsar étranglé ou détrôné, une insurrection patriotique en Russie comme en Espagne, deux guerres permanentes aux deux extrémités du continent contre le fanatisme religieux, plus irréconciliable que les intérêts positifs, et contre la barbarie éparse, plus indomptable que la civilisation unitaire; au mieux, un empire européen sourdement miné par une résistance européenne, une France extérieure superposée de force au continent asservi[134], des résidons et commandans français à Saint-Pétersbourg et Riga comme à Dantzig, Hambourg, Amsterdam, Lisbonne, Barcelone et Trieste; tous les Français valides employés, de Cadix à Moscou, pour maintenir et administrer la conquête; tous les adolescens valides saisis chaque année par la conscription, et, s’ils ont échappé à la conscription, ressaisis par des décrets[135], toute la population mâle appliquée à des œuvres de contrainte; nulle autre perspective pour un homme inculte ou cultivé, nulle autre carrière, militaire ou civile, qu’une faction prolongée, menacée et menaçante, en qualité de soldat, douanier ou gendarme, en qualité de préfet, sous-préfet ou commissaire de police, c’est-à-dire en qualité de sbire et tyranneau subalterne, pour contenir des sujets et lever des contributions, pour confisquer et brûler des marchandises, pour empoigner des fraudeurs et faire marcher des réfractaires. De ces réfractaires, en 1810[136], on en compte déjà 160,000 condamnés nominativement; de plus, 170 millions d’amende ont été imposés à leurs familles. En 1811 et 1812, des colonnes volantes, qui traquent les fugitifs, en ramassent 60,000, que l’on pousse par troupeaux, de l’Adour au Niémen, le long de la côte ; arrivés à la frontière, on les verse dans la grande armée ; mais, dès le premier mois, ils désertent, eux et leurs compagnons de chaîne, au taux de 4 ou 5,000 par jour[137]. Si jamais l’Angleterre est conquise, il faudra aussi y tenir garnison, et par des garnisaires aussi zélés. — Tel est l’avenir indéfini que le système offre aux Français, même avec toutes les bonnes chances. Il se trouve que les chances sont mauvaises et qu’à la fin de 1812 la grande armée gît dans la neige : le cheval a manqué des quatre pieds. Par bonheur, ce n’est qu’un cheval fourbu ; « la santé de Sa Majesté n’a jamais été meilleure[138] ; » le cavalier ne s’est point fait de mal ; il se relève, et, ce qui le préoccupe en cet instant, ce n’est pas l’agonie de sa monture crevée, c’est sa propre mésaventure, c’est sa réputation d’écuyer compromise, c’est l’effet sur le public, ce sont les sifflets, c’est le comique d’un saut périlleux annoncé à si grand orchestre et terminé par une si piteuse chute. Dix fois de suite, arrivant à Varsovie, il répète[139] : «Du sublime au ridicule, il n’y a qu’un pas. » Plus impudemment encore, à Dresde, l’année suivante, il montre à nu et à cru sa passion maîtresse, ses motifs déterminans, l’immensité et la férocité de son impitoyable amour-propre. « Que veut-on de moi, dit-il à M. de Metternich[140] ? Que je me déshonore ? Jamais ! Je saurai mourir, mais je ne céderai pas un pouce de territoire. Vos souverains, nés sur le trône, peuvent se laisser battre vingt fois et rentrer dans leurs capitales; moi je ne le puis pas, parce que je suis un soldat parvenu. Ma domination ne survivra pas au jour où j’aurai cessé d’être fort, et, par conséquent, craint. » En effet, son despotisme en France est fondé sur sa toute-puissance en Europe ; s’il ne reste pas le maître du continent, « il devra compter avec le Corps législatif[141]. » Plutôt que de descendre à ce rôle réduit, plutôt que d’être un monarque constitutionnel bridé par des chambres, il joue quitte ou double, il risquera et perdra tout. « j’ai vu vos soldats, lui dit Metternich, ce sont des enfans. Quand cette armée d’adolescens que vous appelez sous les armes aura disparu, que ferez-vous? » À ces mots, qui l’atteignent au cœur, il pâlit; ses traits se contractent et la fureur l’emporte ; comme un homme blessé qui fait un faux mouvement et se découvre, il dit violemment à Metternich : « Vous n’êtes pas soldat, et vous ne savez pas ce qui se passe dans l’âme d’un soldat. j’ai grandi sur les champs de bataille, et un homme comme moi se f... de la vie d’un million d’hommes[142]. » Sa chimère impériale en a dévoré bien davantage : entre 1804 et 1815, il a fait tuer plus de 1,700,000 Français nés dans les limites de l’ancienne France[143], auxquels il faut ajouter probablement 2 millions d’hommes nés hors de ces limites et tués pour lui, à titre d’alliés, ou tués par lui, à titre d’ennemis. Ce que les pauvres Gaulois, enthousiastes et crédules, ont gagné à lui confier deux fois leur chose publique, c’est une double invasion ; ce qu’il leur lègue, pour prix de leur dévoûment, après cette prodigieuse effusion de leur sang et du sang d’autrui, c’est une France amputée des quinze départemens acquis par la république, privée de la Savoie, de la rive gauche du Rhin et de la Belgique, dépouillée du grand angle du Nord-Est par lequel elle s’achevait, fortifiait son point le plus vulnérable, et, selon le mot de Vauban, complétait « son pré carré, » séparée des quatre millions de nouveaux Français qu’elle s’était presque assimilés par vingt ans de vie commune, bien pis, resserrée en-deçà des frontières de 1789, seule plus petite au milieu de ses voisins tous agrandis, suspecte à l’Europe, enveloppée à demeure par un cercle menaçant de défiances et de rancunes. — Telle est l’œuvre politique de Napoléon, œuvre de l’égoïsme servi par le génie : dans sa bâtisse européenne, comme dans sa bâtisse française, l’égoïsme souverain a introduit un vice de construction. Dès les premiers jours, ce vice fondamental est manifeste dans l’édifice européen, et il y produit, au bout de quinze ans, l’effondrement brusque : dans l’édifice français, il est aussi grave, quoique moins visible ; on ne le démêlera qu’au bout d’un demi-siècle ou même d’un siècle entier; mais ses effets graduels et lents seront aussi pernicieux et ne sont pas moins sûrs.


H. TAINE.

  1. Voyez la Revue du 15 février.
  2. On trouvera les textes et les faits à l’appui dans ma Philosophie de l’art, t. I, 2e partie, ch. IV. — D’autres analogies, qu’il serait trop long de développer, se rencontrent notamment en ce qui concerne l’imagination et l’amour. « Il avait quelque disposition à accepter le merveilleux, les pressentimens et même certaines communications mystérieuses entre les êtres... Je l’ai vu se passionner au murmure du vent, parler avec enthousiasme du mugissement de la mer, être tenté quelquefois de ne pas croire hors de toute vraisemblance les apparitions nocturnes; enfin, avoir du penchant pour certaines superstitions. » (Mme de Rémusat, I, 102, et III. 164.) — Meneval (III, 114) note « ses signes de croix involontaires à la révélation de quelque grand danger, à la découverte de quelque fait important. » — Pendant le consulat, le soir, dans un cercle de dames, il improvisait parfois et déclamait des « nouvelles » tragiques, à l’italienne, tout à fait dignes des conteurs du XVe et du XVIe siècle. (Bourrienne, VI, 387, donne une de ses improvisations. Cf. Mme de Rémusat, I, 102.) — Quant à l’amour, ses lettres à Joséphine pendant la campagne d’Italie sont un des meilleurs spécimens de la passion italienne et « font le plus piquant contraste avec la bonne grâce élégante et mesurée de son prédécesseur. M. de Beauharnais. » (Mme de Rémusat, I, 143.) — Ses autres amours, simplement physiques, sont trop difficiles à raconter ; j’ai recueilli à ce sujet des détails oraux qui sont presque de première main et tout à fait authentiques. Il suffira de citer un texte déjà publié : « A entendre Joséphine, il n’avait aucun principe de morale : n’a-t-il pas séduit ses sœurs les unes après les autres? » — «... Je ne suis pas un homme comme les autres, disait-il lui-même, et les lois de morale ou de convenance ne peuvent être faites pour moi. » (Mme de Rémusat, I, 204, 206.) — Notez encore (II, 350) la proposition qu’il fait à Corvisart. — Ce sont partout les sentimens, les mœurs et la morale des grands personnages italiens aux alentours de l’an 1500.
  3. De Pradt, Histoire de l’ambassade dans le grand-duché de Varsovie, p. 96. L’empereur désire en concevant ; sa pensée devient une passion en naissant. »
  4. Bourrienne, II, 298. — De Ségur, I, 426.
  5. Bodin. Recherches sur l’Anjou, II, 525. — Souvenirs d’un nonagénaire, par Besnard. — Sainte-Beuve, Causeries du lundi, article sur Volney. — Miot de Melito, I, 297. Il voulait adopter le fils de Louis et le faire roi d’Italie ; Louis refusa, alléguant que cette faveur si marquée donnerait une nouvelle vie aux bruits répandus dans le temps au sujet de cet enfant. » Là-dessus, Napoléon, exaspéré, « saisit le prince Louis par le milieu du corps et le jeta avec la plus grande violence hors de son appartement. — Mémorial, 10 octobre 1810. Napoléon raconté qu’à la dernière conférence de Campo-Formio, pour en finir avec les résistances du plénipotentiaire autrichien, il s’est levé brusquement, il a saisi sur un guéridon un cabaret de porcelaine, il l’a brisé sur le parquet en disant : « c’est ainsi qu’avant un mois j’aurai brisé votre monarchie. » (Ce fait est contesté par Bourrienne.)
  6. Varnhagen d’Ense, Ausgewählte Schriffen, III. 77 (audience publique du 22 juillet 1810). Napoléon parle ’abord à l’ambassadeur d’Autriche et à l’ambassadeur de Russie d’un air contraint, en s’imposant la politesse obligatoire; mais il n’y peut tenir. « Rencontrant je ne sais quel personnage inconnu, il l’interrogea, le réprimanda, le menaça et le tint, pendant un temps assez long, dans un état de douloureux anéantissement Les assistans les plus proches, qui ne voyaient pas cette sortie sans quelque angoisse personnelle, assurèrent ensuite que rien ne motivait une telle furie, que l’empereur n’avait cherché qu’une occasion pour donner cours à sa mauvaise humeur, qu’il faisait cela de parti-pris, sur un pauvre diable, pour inspirer de l’épouvante aux autres et pour abattre d’avance toute velléité d’opposition. » — Cf. Beugnot, Mémoires, I, 380, 386, 387. — Ce mélange d’emportement et de calcul explique aussi sa conduite à Sainte-Hélène avec Hudson Lowe, ses diatribes effrénées et les insultes qu’il lance au gouverneur, comme des soufflets en plein visage. (W. Forsith, History of the captivity of Napoleon at Saint-Helena, from the letters and journals of sir Hudson Howe, III. 306.)
  7. Mme de Rémusat, II, 46.
  8. Ibid, I, 359. — Les Cahiers de Coignet, 191 : « Déjà, à Posen, je l’avais vu monter à cheval si en colère qu’il sauta par-dessus son cheval de l’autre côté et donna un coup de cravache à son écuyer. »
  9. Mme de Rémusat, I, 222.
  10. Notamment les lettres adressées au cardinal Consalvi et au préfet de Montenotte. (Ce renseignement m’est donné par M. d’Haussonville.) — Au reste, il prodigue les mêmes mots en conversation. Dans une tournée en Normandie, ayant mandé l’évêque de Séez, il lui dit publiquement : « Au lieu de fondre les partis, vous distinguez entre les constitutionnels et les inconstitutionnels. Misérable !.. Vous êtes un mauvais sujet, donnez votre démission sur l’heure. » — Aux grands-vicaires : « Quel est celui d’entre vous qui conduit votre évêque, lequel d’ailleurs n’est qu’une bête ? » — On lui désigne M. Legallois, qui. dans les derniers temps, était absent. — « F.., où êtiez-vous donc ? — Dans ma famille. — Comment, avec un évêque qui n’est qu’une f… bête, êtes-vous si souvent absent ? etc. » (D’Haussonville. IV, 176, et Rœderer, t. III.)
  11. Mme de Rémusat, I, 101 ; II, 338.
  12. Ibid., I. 224. — M. de Meneval, I, 112. 347 ; III. 120 : « À cause de la circonstance extraordinaire de son mariage, il voulut écrire de sa main à son futur beau-père (l’empereur d’Autriche). Ce fut une grande affaire pour lui. Enfin, après s’être beaucoup appliqué, il finit par écrire une lettre à peu près lisible. » — Encore Meneval fut-il obligé « de rectifier, sans que ses corrections fussent trop visibles, les caractères défectueux. »
  13. Par exemple, à Bayonne et à Varsovie (de Pradt); la scène outrageante et inoubliable qu’il fait, à son retour d’Espagne, à M. de Talleyrand (Mémoires inédits de M. X.., II, 365); l’insulte gratuite qu’il jette à la face de M. de Metternich, en 1813, comme dernier mot de leur entrevue. (Souvenirs du feu duc de Broglie, I, 230.) — Cf. ses confidences non moins gratuites et risquées à Miot de Melito, en 1797, et ses cinq conversations avec sir Hudson Lowe, rédigées aussitôt après par un témoin, le major Gorrequer. (W. Forsyth, I. 161, 200, 247.)
  14. De Pradt, préface, X.
  15. Pelet de la Lozère, p. 7. — Mollien, Mémoires, II, 222. — Souvenirs du feu duc de Broglie, I, 66, 69.
  16. Mme de Rémusat, I, 121 : « Je tiens de Corvisart que ses artères donnent un peu moins de pulsations que le terme moyen ordinaire chez les hommes. Il n’a jamais éprouvé ce qu’on appelle ordinairement un étourdissement. » — Chez lui, l’appareil nerveux est parfait dans toutes ses fonctions, incomparable pour recevoir, enregisrer, combiner et répercuter. — Mais d’autres organes subissent le contrecoup et sont très susceptibles. » (De Ségur, VI, 15 et 16, note des docteurs Yvan et Mestivier, ses médecins.) « Il fallait chez lui, pour que l’équilibre se conservât, que la peau remplit toujours ses fonctions; dès que son tissu était serré par une cause morale ou atmosphérique,.. irritation, toux, ischurée. » De là son besoin de bains fréquens, prolongés et très chauds. « Le spasme se partageait ordinairement entre l’estomac et la vessie. Il éprouvait, lorsque le spasme se portait sur l’estomac, des toux nerveuses qui épuisaient ses forces morales et physiques. » Ce fut le cas depuis la veille de la bataille de la Moskowa jusqu’au lendemain de l’entrée à Moscou: « Toux continuelle et sèche, respiration difficile et entrecoupée; pouls serré, fébrile, irrégulier; l’urine bourbeuse, sédimenteuse, ne sortant que goutte à goutte, avec douleur; le bas des jambes et les pieds extrêmement œdématisés. » — Déjà, en 1806, à Varsovie, « après de violentes convulsions d’estomac, » il s’écriait, devant le comte de Lobau, « qu’il portait en lui le germe d’une fin prématurée et qu’il périrait du même mal que son père. » (De Ségur, IV, 82.) — Après la victoire de Dresde, ayant mangé d’un ragoût à l’ail, il est pris de si violentes tranchées qu’il se croit empoisonné et il rétrograde, ce qui cause la perte du corps de Vandamme, et, par suite, la débâcle de 1813. (Mémoires manuscrits de M. X.., récit de Daru, témoin oculaire.) — Cette susceptibilité des nerfs et de l’estomac est chez lui héréditaire et se manifeste dès la première jeunesse : un jour, à Brienne, mis en pénitence à genoux sur le seuil du réfectoire, « à peine eut-il ployé les genoux, qu’un vomissement subit et une violente attaque de nerfs le saisirent. » (De Ségur, I, 71.) — On sait qu’il est mort d’un squirre à l’estomac, comme son père Charles Bonaparte; son grand-père Joseph Bonaparte, son oncle Fesch, son frère Lucien et sa sœur Caroline sont morts du même mal ou d’un mal analogue.
  17. Meneval, I, 299. — Constant, Mémoires. V 62. — De Ségur, VI, 114, 117.
  18. Le maréchal Marmont, Mémoires, I, 306. — Bourrienne, II, 119. « Hors du champ de sa politique, il était sensible, bon, accessible à la pitié. »
  19. Pelet de la Lozère, p. 7. — De Champagny, Souvenirs, p. 103. l’émotion avait été bien plus forte encore au premier moment. « Depuis près de trois heures, la fatale nouvelle était entre ses mains; il avait exhalé seul son désespoir. Il me fit appeler;., des cris plaintifs sortaient involontairement de sa poitrine. »
  20. Mme de Rémusat, I, 121, 342; II, 50; III. 61, 294, 312.
  21. De Ségur, V, 348.
  22. Yung, II, 329, 331. (Récit de Lucien, et rapport à Louis XVIII.)
  23. Nouvelle relation de l’Itinéraire de Napoléon, de Fontainebleau à l’Ile d’Elbe, par le comte de Wahlburg-Truchess, commissaire nommé par le roi de Prusse (1815), p. 22, 24, 25, 26, 30, 32, 34, 37. — Probablement les scènes violentes de l’abdication et la tentative qu’il avait faite à Fontainebleau pour s’empoisonner avaient déjà dérangé en lui l’équilibre ordinaire. Arrivé à l’Ile d’Elbe, il dit au commissaire autrichien Koller : « Quant à vous, mon cher général, je me suis montré cul-nud. » — Cf., dans Mme de Rémusat, I, 108, une de ses confidences à Talleyrand : il y marque avec crudité la distance qui, chez lui, sépare l’instinct naturel du courage voulu. — Ici et ailleurs, on démêle en lui un coin d’acteur ou même de bouffon italien ; M. de Pradt l’appelait « Jupiter Scapin.» Lire ses réflexions devant M. de Pradt, à son retour de Russie : on dirait d’un comédien qui, ayant mal joué et fait fiasco sur la scène, rentre dans la coulisse, juge son rôle et mesure les impressions du public. (De Pradt, p. 219.)
  24. Bourrienne, I, 21.
  25. Yung, I, 125.
  26. Mme de Rémusat, I, 267. — Yung, II, 109. De retour en Corse, il prend, d’autorité, le gouvernement de toute la famille. « On ne discutait pas avec lui, dit son frère Lucien; il se fâchait des moindres observations et s’emportait à la plus petite résistance; Joseph (l’ainé) même n’osait pas répliquer à son frère. »
  27. Mémorial, 27-31 août 1815/
  28. Mme de Rémusat. I, 105. — Il n’y eut jamais de plus habile et plus persévérant sophiste, plus persuasif, plus éloquent pour se donner les apparences du bon droit et de la raison. De là ses dictées à Sainte-Hélène, ses proclamations, messages et correspondances diplomatiques, son ascendant par la parole, aussi grand que par les armes, sur ses sujets et sur ses adversaires, son ascendant posthume sur la postérité. — L’avocat, chez lui, est d’ordre aussi éminent que le capitaine et l’administrateur. Le propre de cette disposition est de ne jamais se soumettre à la vérité, mais de toujours parler ou écrire en vue de l’auditoire, pour plaider une cause. — Par ce talent, on crée des fantômes qui dupent l’auditoire; en revanche, comme l’auteur l’ait lui-même partie de l’auditoire, il finit par induire en erreur, non-seulement autrui, mais lui-même ; c’est le cas de Napoléon.
  29. Jung, II, 111 (Rapport de Volney, commissaire de Corse, 1791.) — II, 287 (Mémoire pour faire connaître le véritable état politique et militaire de la Corse au mois de décembre 1790), — II, 270. (Dépêche du représentant Lacombe Saint-Michel, 10 septembre 1793.) — Mort de Mélito, I, 131 et pages suivantes. (Il est commissaire pacificateur en Corse, en 1797 et 1801.)
  30. Miot de Melito, II, 2. « Les partisans de la famille du premier consul... ne voyaient en moi que l’instrument de leurs passions, propre uniquement à les débarrasser de leurs ennemis, pour concentrer toutes les faveurs sur leurs protégés. »
  31. Yung, I, 220. (Manifeste du 31 octobre 1789.) — I, 265. (Emprunt à main armée dans la caisse du séminaire, 23 juin 1790). — I, 267, 269 (Arrestation du major d’artillerie M. de la Jaille et d’autres officiers; projet pour s’emparer de la citadelle d’Ajaccio.) — II, 115. Lettre à Paoli, 17 février 1792) : « Les lois sont comme la statue de certaines divinités qu’on voile en certaines occasions. » — II, 125. (Élection de Bonaparte comme lieutenant-colonel d’un bataillon de volontaires, 1er avril 1792.) La veille, il a fait enlever, par une troupe armée, l’un des trois commissaires départementaux, Murati, qui logeait chez les Peraldi, ses adversaires. Murati, saisi à l’improviste, est amené de force et séquestré chez Bonaparte, qui lui dit d’un air grave : « J’ai voulu que vous fussiez libre, entièrement libre; vous ne l’étiez pas chez Peraldi. » — Son biographe corse (Nasica, Mémoires sur la jeunesse et l’enfance de Napoléon) juge cette action très louable.
  32. Cf., sur ce point, les Mémoires du maréchal Marmont, I, 180, 196, les Mémoires de Stendhal sur Napoléon, le rapport de d’Antraigues (Yung, M. 170, 171), le Mercure britannique de Mallet-Dupan, et le premier chapitre de la Chartreuse de Parme, par Stendhal.
  33. Correspondance de Napoléon Ier. (Lettre de Napoléon au Directoire, 26 avril 1796.) — Proclamation du même jour : « Vous avez fait des marches forcées sans souliers, bivouaqué sans eau-de-vie et souvent sans pain. »
  34. Stendhal, Vie de Napoléon, p. 151. « Les officiers les plus terre à terre étaient fous de bonheur d’avoir du linge blanc et de belles bottes neuves. Tous aimaient la musique; beaucoup faisaient une lieue par la pluie pour venir occuper une place au théâtre de la Scala... Dans la triste situation où l’armée se trouva avant Castiglione et avant Arcole, tout le monde, excepté les officiers savans, fut d’avis de tenter l’impossible pour ne pas quitter l’Italie. » — Marmont, I, 296: « Nous étions tous très jeunes,.. tous brillans de force, de santé, et dévorés par l’amour de la gloire... Cette variété dans nos occupations et nos plaisirs, cet emploi successif de nos facultés de corps et d’esprit, donnaient à la vie un intérêt et une rapidité extraordinaires. »
  35. Correspondance de Napoléon Ier, Proclamation du 27 mars 1796 : « Soldats, vous êtes nus, mal nourris; le gouvernement vous doit beaucoup; il ne peut rien vous donner... Je vais vous conduire dans les plus fertiles plaines du monde; de riches provinces, de grandes villes seront en votre pouvoir; vous y trouverez honneur, gloire et richesses. » — Proclamation du 26 avril 1796 : « Amis, je vous la promets, cette conquête! » — Cf., dans les Mémoires de Marmont, la façon dont Bonaparte joue le rôle de tentateur, en offrant à Marmont, qui refuse, l’occasion de voler une caisse.
  36. Miot de Melito, I, 154. (En juin 1797, dans les jardins de Montebello.) « Telles sont la substance et les expressions les plus remarquables de cette longue allocution dont j’ai consigné et conservé le souvenir. »
  37. Miot de Melito. I, 184. (Conversation avec Bonaparte, le 18 novembre 1797, à Turin) : « Je restai pendant une heure tête-à-tête avec le général. Je vais retracer exactement, d’après les notes que j’ai prises dans le temps, notre conversation. »
  38. Mathieu Dumas, Mémoires, III, 156. « Il est certain qu’il en eut la pensée dès ce moment, et examina sérieusement les obstacles, les moyens et les chances de succès. » (Mathieu Dumas cite à l’appui le témoignage de Desaix, qui était dans l’entreprise) : «Il parait que tout était prêt, lorsque Bonaparte jugea que les circonstances n’étaient pas mûres et que les moyens n’étaient pas suffisans. » — De là son départ. « Il voulait se soustraire à la domination et aux caprices de ces méprisables dictateurs, et ceux-ci voulaient se débarrasser de lui, parce que sa gloire militaire et son influence sur l’armée leur faisaient ombrage. »
  39. Lareveillière-Lepaux (l’un des cinq directeurs en exercice), Mémoires, II, 340 : « Tout ce que cette entreprise a de véritable grandeur, comme tout ce qu’elle peut avoir de téméraire et d’extravagant, soit dans sa conception, soit dans son exécution, appartient entièrement à Bonaparte. L’idée n’en était jamais venue au Directoire, ni à aucun de ses membres... Son ambition et son orgueil ne pouvaient supporter l’alternative de ne plus être en évidence, ou d’accepter un emploi qui, si éminent qu’il fût, l’eût toujours placé sous les ordres du Directoire. »
  40. Mme de Rémusat, I, 142 : « Joséphine accusait fort le voyage d’Egypte d’avoir changé son humeur et développé le despotisme journalier dont elle a eu tant à souffrir depuis. »
  41. Rœderer, III. 461 (12 janvier 1803).
  42. Cf. La Révolution, II, 381. (Note I, sur la situation, en 1806), des conventionnels qui ont survécu à la révolution.) Par exemple, Fouché est ministre, Jean-Bon Saint-André préfet, Drouet (de Varennes) sous-préfet, Chepy (de Grenoble) commissaire général de police à Brest; 131 régicides sont fonctionnaires ; parmi eux, ou rencontre 21 préfets et 42 magistrats. — Quelquefois, le hasard d’un document conservé permet de saisir le type sur le vif. (Bulletins hebdomadaires de la censure, années 1810 et 1814, publiés par M. Thurot, dans la Revue critique, 1871) : « Saisie de 240 exemplaires d’un ouvrage obscène, imprimé pour le compte de M. Palloy, qui en était l’auteur. Ce Palloy eut quelque célébrité pendant la révolution ; c’était un des fameux patriotes du faubourg Saint-Antoine. l’Assemblée constituante lui avait concédé la propriété de terrains de la Bastille, dont il envoyait des pierres à toutes les communes. — C’est un bon vivant qui a jugé à propos d’écrire, en très mauvais style, l’histoire fort sale de ses amours avec une fille du Palais-Royal. Il a consenti gaîment à la saisie, moyennant quelques exemplaires qu’on lui a laissés de sa joyeuse œuvre. Il professe une haute admiration et un vif attachement pour la personne de Sa Majesté, et il exprime ses sentimens d’une manière assez piquante, en style de 1789. »
  43. Mémorial, 1er juin 1816.
  44. Mathieu Dumas, III. 363 (4 juillet 1809, quelques jours avant Wagram). — Mme de Rémusat, I, 105 : « Je ne l’ai jamais vu admirer, je ne l’ai jamais vu comprendre une belle action. » — I, 179. Sur la clémence d’Auguste et sur le mot : Soyons amis, Cinna, voici son interprétation; «Je compris que cette action n’était que la feinte d’un tyran, et j’ai approuvé comme calcul ce que je trouvais puéril comme sentiment. »
  45. M. de Metternich, Mémoires, I, 241.— Mme de Rémusat, I, 93 : « Cet homme a été si assommateur de toute vertu... » — Mme de Staël, Considérations sur la révolution française, 4e partie, ch. 18. (Conduite de Napoléon avec M. de Melzi, pour le perdre dans l’opinion, à Milan, en 1805.)
  46. Mme de Rémusat, I, 106, II, 247, 336 : « Tous ses moyens de gouverner les hommes ont été pris parmi ceux qui tendent à les rabaisser... Il ne pardonnait à la vertu que lorsqu’il avait pu l’atteindre par le ridicule. »
  47. Presque tous ses faux calculs viennent de cette lacune, jointe à l’excès de l’imagination constructive. — Cf. De Pradt, p. 94 : « l’empereur est tout système, tout illusion, comme on ne peut manquer d’être quand on est tout imagination. Qui a voulu suivre sa marche l’a vu se créer une Espagne imaginaire, un catholicisme imaginaire, une Angleterre imaginaire, une finance imaginaire, une noblesse imaginaire, bien plus, une France imaginaire, et, dans ces derniers temps, un congrès imaginaire. »
  48. Roederer, III, 495. (8 mars 1804.)
  49. Ibid., III, 537 (11 février 1809.)
  50. Ibid., III, 514. 4 novembre 1804.)
  51. Marmont, II, 242.
  52. Correspondance de Napoléon, Ier. (Lettre au prince Eugène, 14 avril 1806.)
  53. M. de Metternich, I, 284.
  54. Mollien, III, 427.
  55. Mémoires inédits de M. X.., II, 49. (Excellens portraits des principaux agens, Cambacérès, Talleyrand, Maret, Cretet, Real, etc.) Lacuée, directeur de la conscription, est un type parfait du fonctionnaire impérial. Ayant reçu le grand-cordon de la Légion d’honneur, il disait avec une ivresse d’enthousiasme : « Que deviendra la France sous un tel homme ? Jusqu’à quel point de bonheur et de gloire ne la fera-t-il pas monter, pourvu toutefois qu’on sache tirer de la conscription 200,000 hommes tous les ans! Et, en vérité, avec l’étendue de l’empire, cela n’est pas difficile. » — De même Merlin de Douai : « Je n’ai jamais connu d’homme qui eut moins le sentiment du juste et de l’injuste; tout lui semblait bon et bien, étant la conséquence d’un texte de loi. Il était même doué d’une espèce de sourire satanique qui venait involontairement se placer sur ses lèvres,.. toutes les fois que l’occasion se présentait, en faisant l’application de son odieuse science, de conclure à la nécessité d’une rigueur, d’une condamnation quelconque. » — De même Defermon, en matière fiscale.
  56. Mme de Rémusat, II, 366; III, 46, II, 205, 210 ; III. 168.
  57. Mme de Rémusat, II, 278 ; II, 155.
  58. Ibid-, III. 275, II, 45 . (A propos de Savary, son agent le plus intime) : « C’est un homme qu’il faut continuellement corrompre. »
  59. Ibid., I, 109, II, 247, III. 366.
  60. Mme de Rémusat, II, 142, 167, 245. (Paroles de Napoléon) : « Si j’ordonnais à Savary de se défaire de sa femme et de ses enfans, je suis sûr qu’il ne balancerait pas.» — Marmont, II, 194 : « Nous étions à Vienne en 1809. Davoust disait, parlant du dévoûment de Maret et du sien : Si l’empereur nous disait à tous les deux: «Il importe aux intérêts de ma politique de détruire Paris sans que personne en sorte et s’en échappe, » Maret garderait le secret, j’en suis sûr; mais il ne pourrait pas s’empêcher de le compromettre cependant en faisant sortir sa famille. Eh bien ! moi, de peur de le laisser deviner, j’y laisserais ma femme et mes enfans. » (Ce sont là des bravades de servilité, des exagérations de parole, mais significatives.)
  61. Mme de Rémusat, II, 379.
  62. Souvenirs du feu duc de Broglie, I, 230. (Paroles de Maret, à Dresde, en 1813 ; probablement il répète un mot de Napoléon.)
  63. Mollien, II, 9.
  64. D’Haussonville, l’Église romaine et le premier Empire, IV, 190 et passim.
  65. Ibid.t III, 460 à 473. — Cf. sur la même scène, Mémoires inédits de M. X... (Il y était témoin et acteur.)
  66. Mot de Cambacérès. (M. de Lavalette, II, 154.)
  67. Mme de Rémusat, III, 184.
  68. Mémoires inédits de M. X.., III, 320. (Détails sur la fabrication des faux billets, par ordre de Savary, dans une maison isolée de la plaine de Montrouge.— Metternich, II, 358. (Paroles de Napoléon à M. de Metternich): « j’avais tout prêts 300 millions de billets de la Banque de Vienne et je vous en inondais... Je vous remettrai les faux billets. » — Ibid. Correspondance de M. de Metternich avec M. de Champagny à ce sujet (juin 1810).
  69. Mémoires inédits de M. X.., IV, II.
  70. Mme de Rémusat, II, 335.
  71. Ibid., I, 231.
  72. Ibid., I, 335.
  73. M. de Metternich, I, 284.
  74. Beugnot, Mémoires, II, 59.
  75. Mémorial : « Si j’étais revenu vainqueur de Moscou, j’eusse amené le pape à ne plus regretter le temporel, j’en aurais fait une idole,.. j’aurais dirigé le monde religieux, ainsi que le monde politique... Mes conciles eussent été la représentation de la chrétienté, et le pape n’en eût été que le président. »
  76. De Ségur, III, 312. (En Espagne, 1809)
  77. Mémoires du prince Eugène. (Lettre de Napoléon, août 1806.)
  78. Lettre de Napoléon à Fouché, 3 mars 1810. (Omise dans la Correspondance de Napoléon Ier, et publiée par M. Thiers, Histoire du Consulat et de l’Empire, XII, p. 115.)
  79. De Ségur, III. 459.
  80. Paroles de Napoléon à Marmont qui, après trois mois d’hôpital, lui revient d’Espagne avec un bras fracassé et son reste de main dans une manche noire : « Vous tenez donc bien à cette loque? » — Sainte-Beuve, qui a le goût de la vérité vraie, donne le texte crû que Marmont n’a osé reproduire. (Causeries du lundi, VI, 16.) — Mémoires inédits de M. X... M. de Champagny ayant été renvoyé et remplacé, un ami courageux le défendait et alléguait son mérite : « Vous avez raison, dit l’empereur; il en avait quand je l’ai pris; mais, à force de le bourrer, je l’ai abêti. »
  81. Beugnot, I, 456, 464.
  82. Mme de Rémusat, II, 272.
  83. M. de Champagny, Souvenirs, 117.
  84. Mme de Rémusat. I, 125.
  85. De Ségur, III. 456.
  86. L’Ancien régime, p. 161. — Œuvres de Louis XIV, 191 : « s’il y a quelque caractère singulier dans cette monarchie, c’est l’accès libre et facile des sujets au prince, c’est une égalité de justice entre eux et lui, qui les tient, pour ainsi dire, dans une société douce et honnête, nonobstant la différence presque infinie de la naissance, du rang et du pouvoir. Cette société de plaisirs, qui donne aux personnes de la cour une honnête familiarité avec nous, les touche et les charme plus qu’on ne peut dire. »
  87. Mme de Rémusat, II, 32, 39.
  88. Mme de Rémusat. III, 169.
  89. Ibid., II, 32, 223, 240, 259, III, 169.
  90. Ibid., I, 112, II, 77.
  91. M. de Metternich, I, 286. — «On imaginerait difficilement plus de gaucherie dans la tenue que Napoléon n’en avait dans un salon.» — Varnhagen d’Ense, Ausgewahlte Schriften, III, 77. (Audience du 10 juillet 1810) : «Je n’ai jamais entendu une voix si âpre, si peu assouplie. Quand il souriait, sa bouche seule, avec une portion des joues, souriait; son front et ses yeux restaient immuablement sombres... Ce mélange de sourire et de sérieux avait quelque chose de terrible et d’effrayant.» —Une fois, à Saint-Cloud, devant un cercle entier de dames, Varnhagen l’a entendu répéter une vingtaine de fois cette même et unique phrase : « Il fait chaud! »
  92. Mme de Rémusat, II, 77, 169.— Thibaudeau, Mémoires sur le Consulat, p. 18 : « Il leur faisait quelquefois de mauvais complimens sur leur toilette ou sur leurs aventures; c’était sa manière de censurer les mœurs. »
  93. Ibid., Mme de Rémusat, I, 114, 122, 206; II, 110, 112.
  94. Ibid, I, 277.
  95. Hansard’s Parliamentary History, t. 36, p. 310. Dépêche de lord Whitworth à lord Hawkesbury, 14 mars 1803 et récit de la scène que le premier consul lui a faite : « Tout cela se passait assez haut pour être entendu par les deux cents personnes présentes. » — Lord Whitworth (dépêche du 17 mars) s’en plaint à Talleyrand et lui annonce qu’il discontinuera ses visites aux Tuileries, si on ne lui promet pas qu’à l’avenir il n’aura plus à subir de pareilles scènes. — En cela, il est approuvé par lord Hawkesbury (dépêche du 27 mars), qui déclare le procédé inconvenant et blessant pour le roi d’Angleterre. — Scènes analogues, même outrecuidance et intempérance de langage avec M. de Metternich, à Paris, en 1809, et, à Dresde, en 1813 ; avec le prince Korsakof, à Paris, en 1812; avec M. de Balachof, à Wilna, en 1812; avec le prince de Cardito, à Milan, en 1805.
  96. Avant la rupture de la paix d’Amiens (Moniteur, 8 août 1802) : «Le gouvernement français est aujourd’hui plus solidement établi que le gouvernement anglais. » — (Moniteur, 10 septembre 1802) : « Quelle différence entre un peuple qui fait des conquêtes par amour de la gloire et un peuple de marchands qui devient conquérant! » — (Moniteur 20 février 1803) : « Le gouvernement le dit avec un juste orgueil : l’Angleterre ne saurait aujourd’hui lutter contre la France. » — Campagne de 1805, 9e bulletin, paroles de Napoléon devant l’état-major de Mack : « Je donne un conseil à mon frère, l’empereur d’Allemagne : qu’il se hâte de faire la paix ! C’est le moment de se rappeler que tous les empires ont un terme ; l’idée que la fin de la maison de Lorraine serait arrivée doit l’effrayer. » — Lettre à la reine de Naples, 2 janvier 1805 : « Que Votre Majesté écoute ma prophétie : à la première guerre dont elle serait cause, elle et ses enfans auraient cessé de régner ; ses enfans errans iraient mendier dans les différentes contrées de l’Europe des secours de leurs parens. »
  97. Le bulletin annonçant la marche d’une armée sur Naples « pour punir les trahisons de la reine et précipiter du trône cette femme criminelle, qui, avec tant d’impudeur, a violé tout ce qui est sacré parmi les hommes. » — Proclamation du 13 mai 1809 : « Vienne, que les princes de la maison de Lorraine ont désertée, non comme des soldats d’honneur qui cèdent aux circonstances et aux hasards de la guerre, mais comme des parjures que poursuivent leurs propres remords... En fuyant de Vienne, leurs adieux à ses habitans ont été le meurtre, l’incendie. Comme Médée, ils-ont de leurs propres mains égorgé leurs enfans. » — 13e bulletin : « La rage de la maison de Lorraine contre la ville de Vienne. »
  98. Lettre au roi d’Espagne, 18 septembre 1803, et note au ministre espagnol des affaires étrangères, sur le prince de la Paix : «Ce favori, parvenu, par la plus criminelle des voies, à un degré de faveur inouï dans les fastes de l’histoire... Que Votre Majesté éloigne d’elle un homme qui, conservant dans son rang les passions basses de son caractère, n’a existé que par ses propres vices. » — Après la bataille d’Iéna, 9e, 17e, 18e et 19e bulletins, comparaison de la reine de Prusse avec lady Hamilton, insinuations très claires et redoublées pour lui imputer une intrigue avec l’empereur Alexandre. « Tout le monde avoue que la reine est l’auteur des maux que souffre la nation prussienne. On entend dire partout : Combien elle a changé depuis cette fatale entrevue avec l’empereur Alexandre!.. On a trouvé, dans l’appartement qu’occupait la reine de Prusse à Postdam, le portrait de l’empereur Alexandre, dont ce prince lui a fait présent. »
  99. La Guerre patriotique (1812-1815), d’après les lettres des contemporains, par Doubravine (en russe). Le rapport de l’envoyé russe, M. de Balachof, est en français.
  100. Allusion au meurtre de Paul Ier.
  101. Stanislas de Girardin, Mémoires, III, 249. (Réception du 12 nivôse an X). Le premier consul dit aux sénateurs : « Citoyens, je vous préviens que je regarderais la nomination de Daunou au sénat comme une injure personnelle, et vous savez que je n’en ai jamais souffert aucune. » — Correspondance de Napoléon Ier. (Lettre du 23 septembre 1809 à M. de Champagny) : « l’empereur François m’a écrit des injures quand il m’a dit que je ne lui cède rien, quand, à sa considération, j’ai réduit mes demandes à près de moitié.» (Au lieu de 2,750,000 sujets autrichiens, il n’en demandait plus que 1,600,000.) — Rœderer, III, 377. (24 janvier 1801): « Il faut que le peuple français me souffre avec mes défauts, s’il trouve en moi quelques avantages; mon défaut est de ne pouvoir supporter les injures. »
  102. M. de Metternich, II, 378. (Lettre à l’empereur d’Autriche, 28 juillet 1810.)
  103. Note présentée par l’ambassadeur français, Otto, 17 août 1802.
  104. Stanislas Girardin, III, 296. (Paroles du premier consul, 24 floréal an XI) : « J’avais proposé au ministère britannique, depuis plusieurs mois, de conclure un arrangement en vertu duquel on rendrait une loi, en France et en Angleterre, qui défendrait aux journaux et aux membres des autorités de parler en bien ou en mal des gouvernemens étrangers : il n’a jamais voulu y consentir. » — St. Girardin : « Il ne le pouvait pas. » — Bonaparte : « Pourquoi? » — St. Girardin : « Parce qu’une semblable convention eût été contraire aux lois fondamentales du pays. » — Bonaparte : « j’ai une bien médiocre opinion, etc. »
  105. Hansard, t. XXXVI, p. 1298 (Dépêche de lord Whitworth, 21 février 1803, conversation avec le premier consul aux Tuileries). — Seeley, A short History of Napoléon the first. Bagatelles est une expression adoucie; dans une parenthèse qui n’a jamais été imprimée, lord Whitworth ajoute : « l’expression dont il se servit était trop triviale et trop basse pour trouver place dans une dépêche et partout ailleurs, sauf dans la bouche d’un cocher de fiacre. »
  106. Lanfrey, Histoire de Napoléon, II, 482. (Paroles du premier consul aux délégués suisses, conférence du 29 janvier 1803.)
  107. Sir Neil Campbell, Napoléon at Fontainebleau and Elba, p. 201. (Paroles de Napoléon devant sir Neil Campbell et les autres commissaires.) — Le même projet est mentionné presque en termes identiques dans le Mémorial de Sainte-Hélène. — Pelet de la Lozère, Opinions de Napoléon au conseil d’état, p. 238 (séance du 4 mars 1806) : « Quarante-huit heures après la paix avec l’Angleterre, je proscrirai les denrées étrangères et promulguerai un acte de navigation qui ne permettra l’entrée de nos ports qu’aux bâtimens français, construits avec du bois français, montés par un équipage aux deux tiers français. Le charbon même et les milords anglais ne pourront aborder que sous pavillon français. » — Ibid., 32.
  108. Moniteur, 30 janvier 1803. (Rapport de Sébastiani.)
  109. Hansard, tome XXXVI, p. 1298. (Dépêche de lord Whitworth, 21 février 1803, paroles du premier consul à lord Whitworth.)
  110. Mémorial. (Paroles de Napoléon, 24 mars 1806.)
  111. Lanfrey, II, 476. (Note à Otto, 23 octobre 1802.) — Thiers, IV, 49.
  112. Lettre à Clarke, ministre de la guerre, 18 janvier 1814 : « Si, à Leipzig, j’avais eu 30,000 coups de canons (à tirer) le 18 au soir, je serais aujourd’hui le maître du monde. »
  113. Mémorial, 30 novembre 1815.
  114. Lanfrey, III, 339, 399. (Lettres de Talleyrand, 11 et 27 octobre 1805, et mémoire adressé à Napoléon.)
  115. Dans le conseil tenu à propos du mariage futur de Napoléon, Cambacérès avait opiné inutilement pour l’alliance russe. La semaine suivante, il dit à M. X...: « Quand on n’a qu’une bonne raison à donner et qu’il est impossible de la dire, il est simple qu’on soit battu... Vous allez voir qu’elle est si bonne qu’il suffit d’une phrase pour en faire comprendre toute la force. Je suis moralement sûr qu’avant deux ans nous aurons la guerre avec celle des deux puissances dont l’empereur n’aura pas épousé la fille. Or une guerre avec l’Autriche ne me cause aucune inquiétude, et je tremble d’une guerre avec la Russie: les conséquences en sont incalculables.» (Mémoires inédits par M. X.., II, 463.)
  116. M. de Metternich, II, 305. (Lettre à l’empereur d’Autriche, 10 août 1809.) — Ibid. 503. (Lettre du 11 Janvier 1811) : « Mon appréciation sur le fond des projets et des plans de Napoléon n’a jamais varié. Le but monstrueux, qui consiste dans l’asservissement du continent sous la domination d’un seul, a été, est encore le sien. »
  117. Correspondance de Napoléon Ier. (Lettre au roi de Wurtemberg, 2 avril 1811) : « La guerre aura lieu malgré lui (l’empereur Alexandre), malgré moi, malgré les intérêts de la France et ceux de la Russie. j’ai déjà vu cela si souvent que c’est mon expérience du passé qui me dévoile cet avenir. »
  118. Mollien, III, 135, 190. — En 1810, « renchérissement de 400 pour 100 sur le sucre, de 100 pour 100 sur le coton et sur les matières tinctoriales. » — « Plus de 20,000 douaniers étaient employés à la frontière contre plus de 100,000 contrebandiers en activité continuelle et favorisés par la population.» — Mémoires inédits par M. X.., III, 284. — Il y avait des licences pour importer des denrées coloniales, mais à condition d’exporter une quantité proportionnée d’objets fabriqués en France; or l’Angleterre refusait de les recevoir. En conséquence, « ne pouvant rapporter ces objets en France, on les jetait à la mer.» — «On commença d’abord par consacrer à ce commerce le rebut des manufactures, puis ou finit par fabriquer des objets qui n’avaient pas d’autre destination, par exemple, à Lyon, des taffetas et des satins. »
  119. Proclamation du 27 décembre 1805 : « La dynastie de Naples a cessé de régner; son existence est incompatible avec le repos de l’Europe et l’honneur de ma couronne. » — Message au sénat du 10 décembre 1810 : « De nouvelles garanties m’étant devenues nécessaires, la réunion des embouchures de l’Escaut, de la Meuse, du Rhin, de l’Ems, du Weser et de l’Elbe à l’empire m’ont paru être les premières et les plus importantes... La réunion du Valais est une conséquence prévue des immenses travaux que je fais faire depuis dix ans dans cette partie des Alpes. »
  120. On connaît l’affaire d’Espagne; ses procédés, à l’endroit du Portugal, sont antérieurs et du même ordre. — Correspondance. (Lettre à Junot, 31 octobre 1807) : « Je vous ai déjà fail connaître qu’en vous autorisant à entrer comme auxiliaire, c’était pour que vous pussiez vous rendre maître de la flotte (portugaise), mais que mon parti était décidément pris de m’emparer du Portugal. » — (Lettre à Junot, 23 décembre 1807) : « Que le pays soit désarmé; que toutes les troupes portugaises soient dirigées en France;., je désire en débarrasser le pays; que tous les princes, ministres et autres hommes qui peuvent servir de points de ralliement soient envoyés en France. » — (Décret du 23 décembre 1807 : « Une contribution extraordinaire de 100 millions de francs sera imposée au royaume de Portugal pour servir au rachat de toutes les propriétés, sous quelque dénomination qu’elles soient, appartenant à des particuliers... Tous les biens appartenant à la reine de Portugal, au prince régent et aux princes apanages,.. tous les biens des seigneurs qui ont suivi le roi dans son abandon du pays et qui ne seraient pas rentrés dans le royaume avant le 1er février, seront mis sous le séquestre.» — Cf. M. d’Haussonville, l’Eglise romaine et le premier Empire, 5 vol. (notamment les trois derniers). Aucun autre ouvrage ne fait toucher mieux et de plus près le but et les procédés politiques de Napoléon.
  121. Souvenirs du feu duc de Broglie, p. 143. (Spécimen des procédés en temps de guerre, registre des arrêtés du maréchal Bessières, commandant à Valladolid, du 11 avril au 15 juillet 1811.) — Correspondance du roi Jérôme, lettre de Jérôme à Napoléon, 5 décembre 1811. (Spécimen de la situation des peuples vaincus en temps de paix) : « Si la guerre vient à éclater, toutes contrées entre le Rhin et l’Oder seront le foyer d’une vaste et active insurrection. La cause puissante de ce mouvement dangereux n’est pas seulement dans la haine contre les Français et l’impatience du joug étranger elle est encore plus dans le malheur des temps, dans la ruine totale de toutes les classes, dans la surcharge des impositions, contributions de guerre, entretien des troupes, passage des soldats et vexations de tout genre continuellement répétées... A Hanovre, Magdebourg et dans les principales villes de mon royaume, les propriétaires abandonnent leurs maisons et chercheraient vainement à s’en défaire au prix le plus vil... Partout la misère accable les familles; les capitaux sont épuisés; le noble, le paysan, le bourgeois, sont accablés de dettes et de besoins... Le désespoir des peuples, qui n’ont plus rien à perdre parce qu’on leur a tout enlevé, est à craindre. » — De Pradt, p. 73. (Spécimen des procédés soldatesques en pays allié.) A Wolburch, dans le château de l’évêque de Cujavie, « je trouvai son secrétaire, chanoine de Cujavie, décoré du cordon et de la croix de son chapitre, qui me montra sa mâchoire fracassée par les larges soufflets que lui avait appliqués la veille M. le général comte Vandamme pour un refus de vin de Tokai que le général demandait impérieusement et que le chanoine refusait, en disant que le roi de Westphalie avait logé la veille dans le château et avait fait charger ce vin en totalité sur ses chariots. »
  122. Correspondance, lettre au roi Joseph, 18 février 1814 : « Si j’avais signé le traité qui réduisait la France à ses anciennes limites, j’aurais couru aux armes deux ans après. » — Marmont, V, 133 (1813) : « Napoléon, dans les derniers temps de son règne, a toujours mieux aimé tout perdre que rien céder »
  123. M. de Metternich, II, 205.
  124. Paroles de Richelieu au lit de mort : « Voici mon juge, dit-il en montrant l’hostie, mon juge qui prononcera bientôt ma sentence. Je le prie de me condamner, si, dans mon ministère, je me suis proposé autre chose que le bien de la religion et de l’état. »
  125. Miot de Melito, Mémoires, II, 4«, 152.
  126. Souvenirs, par Gaudin, duc de Gaëte (3e vol. des Mémoires, p. 67).
  127. M. de Metternich, II, 120. (Lettre à Stadion, 26 juillet 1807.)
  128. Ibid., II, 291. (Lettre du 11 avril 1809.)
  129. Ibid., II, 400. (Lettre du 17 janvier 1811.) Aux heures lucides, Napoléon porte le même jugement : Cf. Pelet de La Lozère, Opinions de Napoléon au conseil d’état, p. 15 : « Tout cela durera autant que moi; mais, après moi, mon fils s’estimera heureux d’avoir 40,000 francs de rente. » — (De Ségur, Histoire et Mémoires, III, 155) : « Combien de fois alors (1811) on l’entendit prévoir que le poids de son empire accablerait son héritier ! » — « Pauvre enfant! disait-il en regardant le roi de Rome, que d’affaires embrouillées je te laisserai ! » — Dès le commencement, il lui arrivait parfois de se juger et de prévoir l’effet total de son action dans l’histoire : « Arrivé dans l’île des Peupliers, le premier consul s’est arrêté devant le tombeau de J.-J. Rousseau et a dit : « Il eût mieux valu pour le repos de la France que cet homme n’eût jamais existé. — Eh pourquoi, citoyen consul? — C’est lui qui a préparé la révolution française. — Je croyais que ce n’était pas à vous à vous plaindre de la révolution. — Eh bien! L’avenir apprendra s’il ne valait pas mieux, pour le repos de la terre, que Rousseau ni moi n’eussions jamais existé. » — Et il reprit d’un air rêveur sa promenade. » — (St. Girardin, Journal et Mémoires, III, Visite du premier consul à Ermenonville.)
  130. Marmont, Mémoires, III, 337. (Au retour de Wagram.)
  131. Sur ce désaccord initial, cf. Armand Lefèvre, Histoire des Cabinets de l’Europe, 4 vol.
  132. Correspondance de Napoléon Ier. (Lettre au roi de Wurtemberg, 2 avril 1811.)
  133. Testament du 25 avril 1821 : « Je désire que mes cendres reposent sur les bords de la Seine, au milieu de ce peuple français que j’ai tant aimé. »
  134. Correspondance de Napoléon, I, XXII, 119. (Note de Napoléon, avril 1811) : «Il y aura toujours à Hambourg, Brème et Lubeck 8 à 10,000 Français, soit employés, soit gendarmerie, douanes et dépôts. »
  135. Mémoires inédits, par M. X..., III, 571 et suivantes : « Dans cette année 1813, du 11 janvier au 7 octobre, 840,000 hommes avaient déjà été exigés de la France impériale et il avait fallu les livrer. » — Autres décrets en décembre mettant à la disposition du gouvernement 300,000 conscrits sur les années 1806 à 1814 inclusivement. — Autre décret en novembre pour organiser en cohortes 140,000 hommes de la garde nationale, destinés à la défense des places fortes. — En tout, 1,300,000 hommes appelés en un an. « Jamais on n’a demandé à aucune nation de se laisser ainsi volontairement conduire en masse à la boucherie. » — Ibid., III, 489. Sénatus-consulte et arrêté du conseil pour lever 10,000 jeunes gens exempts ou rachetés de la conscription, au choix arbitraire des préfets, dans les classes les plus élevées de la société. L’objet visible de la mesure « était de lever des otages dans toutes les familles dont la fidélité pouvait être douteuse. Nulle mesure plus que celle-là n’a fait des ennemis plus irréconciliables à Napoléon. » — Cf., de Ségur, II, 34. (Il fut chargé d’organiser et de commander une division de ces jeunes gens.) Plusieurs étaient des fils de Vendéens ou de conventionnels, quelques-uns arrachés à leur femme le lendemain de leur mariage, ou au chevet d’une femme en couches, d’un père agonisant, d’un fils malade; « il y en avait de si faible complexion qu’ils semblaient mourans. » — La moitié périt dans la campagne de 1814. — Correspondance, lettre au ministre de la guerre, Clarke, 23 octobre 1813 (au sujet des nouvelles levées). « Je compte sur 100,000 conscrits réfractaires. »
  136. Archives nationales, AF, IV, 1,297. (Pièces 206 à 210). (Rapport à l’empereur par le directeur général des revues de la conscription, comte Dumas, 10 avril 1810.) Outre les 170 millions d’amende, 1,675,457 francs d’amende ont été infligés à 2,335 individus, « fauteurs ou complices.» — Ibid., AF, IV, 1,051. (Rapport du général Lacoste sur le département de la Haute-Loire, 13 octobre 1808.) « On calcule presque toujours dans ce département sur la désertion de la moitié des conscrits... Dans la plupart des cantons, les gendarmes font un trafic honteux de la conscription ; ils tirent jusqu’à des pensions de certains conscrits pour les favoriser. — Ibid., AF, IV, 1,052. (Rapport de Pelet, 12 janvier 1812) : « Les opérations de la conscription se sont améliorées (dans l’Hérault); les contingens de 1811 ont été fournis. Il restait 1,800 réfractaires ou déserteurs des classes antérieures; la colonne mobile en a arrêté ou fait rendre 1,(300; 200 sont encore à poursuivre. » — Faber, Notice (1807) sur l’intérieur de la France, p. 141. « Sur les frontières particulièrement, la désertion est quelquefois effrayante; sur 100 conscrits, on a compté parfois 80 déserteurs.» — Ibid., p. 149: « Il a été annoncé dans les feuilles publiques qu’en 1801 le tribunal de première instance séant à Lille avait condamné, pour la conscription de l’année, 135 réfractaires. et que celui qui siège à Gand en avait condamné 70. Or, 200 conscrits forment le maximum de ce qu’un arrondissement de département saurait fournir. » — Ibid., p. 145. « La France ressemble à une grande maison de détention où l’un surveille l’autre, où l’un évite l’autre... Souvent on voit un jeune homme qui a un gendarme à ses trousses; souvent quand on y regarde de près, ce jeune homme a les mains liées, et quelquefois il porte des menottes.» — Mathieu Dumas, III, 507. (Après la bataille de Dresde, dans les hôpitaux de Dresde) : « J’observai, avec un déplaisir, plusieurs de ces hommes légèrement blessés; la plupart, jeunes conscrits nouvellement arrivés à l’armée, n’avaient pas été blessés par le feu ennemi, mais ils s’étaient mutuellement mutilés aux pieds et aux mains. De tels antécédens et d’aussi mauvais augure avaient déjà été observés dans la campagne de 1809. »
  137. De Ségur, III, 474. — Thiers, XIV, 159. (Un mois après le passage du Niémen, 150,000 hommes avaient disparu des rangs.)
  138. Vingt-neuvième bulletin (3 décembre 1812).
  139. De Pradt, Histoire de l’ambassade de Varsovie, p. 219.
  140. M. de Metternich, I, 147. — Fain, Manuscrit, de 1813, II, 26. (Paroles de Napoléon à ses généraux) : « c’est un triomphe complet qu’il nous faut. La question n’est plus dans l’abandon de telle ou telle province; il s’agit de notre supériorité politique, et, pour nous, l’existence en dépend. » — II, 41, 42. (Paroles de Napoléon à Metternich.) « Et c’est mon beau-père qui accueille un pareil projet ! Et c’est lui qui vous envoie! Dans quelle attitude veut-il donc me placer auprès du peuple français? Il s’abuse étrangement, s’il croit qu’un trône mutilé puisse être un asile en France pour sa fille et son petit-fils... Ah! Metternich, combien l’Angleterre vous a-t-elle donné pour vous décider à jouer ce rôle contre moi? » (Cette dernière phrase, omise dans le récit de Metternich, est un trait de caractère ; Napoléon, en ce moment décisif, reste blessant et agressif, gratuitement et jusqu’à se nuire.)
  141. Souvenirs du feu duc de Broglie, I, 235.
  142. Ibid., I, 230. Quelques jours auparavant, Napoléon avait dit à M. de Narbonne, qui me le répéta le soir même : « Au bout du compte, qu’est-ce que tout ceci (la campagne de Russie) m’a coûté? 300,000 hommes, et encore il y avait beaucoup d’Allemands là dedans. » — Mémoires inédits par M. X..., V, 615. (A propos des bases de Francfort, acceptées par Napoléon trop tard et quand il n’est plus temps.) « Ce qui caractérise cette faute, c’est qu’elle a été commise plus encore contre l’intérêt de la France que contre le sien... Il l’a sacrifiée aux embarras de sa situation personnelle, à la mauvaise honte de son ambition, à la difficulté de se trouver seul, en quelque sorte, en face d’une nation qui avait tout fait pour lui, et qui pouvait justement lui adresser le reproche de tant de trésors épuisés, de tant de sang dépensé pour des entreprises démontrées folles et insoutenables. »
  143. Léonce de Lavergne, Économie rurale de la France, p. 40. (D’après le témoignage de l’ancien directeur de la conscription sous l’empire.)