Napoléon en Égypte/Chant VIII

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Œuvres de Barthélemy et MéryPlon3 (p. 168-185).


ARGUMENT : Les tentes du Bosphore. – Mustapha et Mourad-Bey. – L’armée d’Orient réunie sur le promontoire d’Aboukir. – Nouveaux auxiliaires égyptiens conduits par El-Mohdi. – L’artillerie volante. – Mort d’El-Mohdi. – La sibylle du Koran. – Charge de Murat. – Kléber. – L’armée ottomane anéantie. – Dernière nuit de Bonaparte en Égypte. – Epilogue.

CHANT HUITIÈME

Aboukir


 
Un camp tumultueux, sorti du sein des mers,
A peuplé d’Aboukir les rivages déserts ;
L’Égypte a salué les tentes du Bosphore :
Leur parure se mêle aux couleurs de l’aurore.
A ces rideaux zébrés d’argent et de satin,
Enflés comme une voile au souffle du matin,

A ces frais pavillons couronnés de bannières,
D’armes, de croissans d’or, de flottantes crinières,
On croirait voir de loin un tapis d’Ispahan
Déroulé sur le sable aux bords de l’Océan.
Du sultan de Stamboul la puissance alarmée
Au noble Mustapha confia cette armée ;
L’imprudent, à son maître, en partant, a promis
De parer le Sérail de têtes d’ennemis !
Chaque jour, dans son camp pompeusement traînée,
On voit la longue chaîne aux vaincue destinée,
Et la cage de fer qui, du champ d’Aboukir,
Au château des Sept-Tours doit transporter Kébir.
A ces fiers Osmanlis, sur ce même rivage,
Se joignent, en poussant une clameur sauvage,
Deux mille Mamelucks, escadron épuisé
Que déroba la fuite aux vainqueurs de Ghizé.
Mourad-Bey les conduit ; rusé dans sa défaite,

De la chaîne libyque il a suivi la crête ;
Il a trompé Desaix, et par un long circuit
Aux périls du Désert échappé cette nuit ;
Du pacha de Stamboul ce noble auxiliaire
Dans un dernier effort veut ressaisir le Kaire.
Le fier Circassien, de tant de chocs froissé,
Etale les lambeaux de son luxe passé,
Et montre avec orgueil aux Ottomans novices
Sa face de lion, belle de cicatrices.
La France, défiée aux plaines d’Aboukir,
A ce sanglant duel se hâte d’accourir ;
Du Kaire, du Fayoum, de l’étroite frontière
Où Suez à deux mers oppose sa barrière,
Du Delta nourricier aux fertiles sillons,
Arrivent à la fois nos joyeux bataillons.
Quels sont ces combattans qu’on aperçoit à peine,

Marchant, le long des flots, sur la poudreuse arène ?
L’armée a reconnu leur éclatante voix :
Des gouffres du Désert ressuscités deux fois,
Et vainqueurs du fléau tyran de la Syrie,
Ils viennent pour combattre aux champs d’Alexandrie ;
On dirait qu’aujourd’hui, sous un climat plus doux,
Un noble instinct les guide à ce grand rendez-vous.
« Amis, leur dit le chef, je vous rends à vos frères ;
Dès ce jour les destins ne nous sont plus contraires ;
Dans ce dernier combat que je vous ai promis,
Écrasez d’un seul coup ce peuple d’ennemis.
Ils sont tous devant vous, soldats ; le Directoire,
Par ma bouche, aujourd’hui, décrète la victoire. »

Il a dit, et déjà ses rapides regards
Ont du camp d’Aboukir mesuré les remparts ;
Devinant leur pensée aussitôt que conçue,
Du combat qui s’apprête il a jugé l’issue :

Dans la plaine il étend ses immenses réseaux,
Et semble marquer l’heure où dans les vastes eaux
Tombera, sans retour, l’armée asiatique.
Tel, sur le haut sommet de sa tour prophétique,
L’homme inspiré qui suit dans la voûte sans fin
Les astres échappés au doigt du séraphin,
Annonce l’heure fixe où, sans heurter les mondes,
Tombent sur notre ciel ces sphères vagabondes,
Et la nuit où, bornant leurs cercles révolus,
Elles percent l’abîme où l’œil ne les suit plus.
Un cri part d’Aboukir ; la redoute qui tonne
A troublé de la mer le repos monotone ;
Aux deux angles du camp par Mourad défendus,
Résonnent les canons que l’Anglais a vendus ;
Et, debout sur le cap, la tour chère au Prophète
D’un turban de fumée environne sa tête.
À ce signal, pareils en nombre à ces oiseaux
Qui dans un jour d’orage obscurcissent les eaux,

Arrivent les tribus de la zône africaine ;
Le hideux El-Mohdi sur ses pas les entraîne ;
Sa voix a réveillé ces enfans des déserts :
L’olivâtre Bédouin sorti des lacs amers,
Le Maure du Sennâr, l’Abyssin qui dévore
La chair des noirs taureaux qui mugissent encore,
L’Arabe qui suspend aux créneaux d’une tour
Sa hutte de roseaux comme un nid de vautour,
Tous les peuples, depuis les rives du Takase,
Bords inhospitaliers que le Cancer embrase,
Jusqu’aux lieux où le Nil, pour la dernière fois,
De la blanche cascade entend mugir la voix.
Devant nos bataillons ces hordes rapprochées
S’arrêtent ; tout-à-coup leurs flèches décochées,
Comme un nuage obscur levé sur l’horizon,
Portent à l’ennemi la mort et le poison.
Autour des rangs français le noir essaim bourdonne :
Tout-à-coup, au signal que Bonaparte donne,

Volent ces artilleurs qui, prompts comme l’éclair,
Font rouler le canon sur ses ailes de fer ;
De sa bouche d’airain la mitraille vomie
Creuse de longs sillons dans la horde ennemie ;
A l’instant le canon, l’arsenal qui le suit,
L’artilleur cavalier, tout s’échappe, tout fuit ;
Sur la ligne où gronda la redoute enflammée,
L’ennemi n’atteint plus qu’une épaisse fumée,
Et vers un but lointain reprenant son essor,
Le canon voyageur tonne et s’envole encor.
El-Mohdi, ranimant ses timides peuplades,
S’écrie, en poursuivant les tonnerres nomades :
« Glorieux instrumens des célestes desseins,
Venez, fils du Désert, Arabes, Abyssins,
Voyez comme le plomb bondit sur ma poitrine !
Mon souffle éteint le feu, mon regard extermine ;
Répandu de mes mains, le sable que je tiens

Abattra dans leur vol les boulets des chrétiens. »
Il dit, en même temps le centaure sauvage
Lance vers l’ennemi le sable du rivage,
Et du divin Prophète invoquant le saint nom,
S’élance sur la ligne où gronde le canon.
Des tribus du Sennâr la stupide phalange
Hurlait avec respect les paroles de l’Ange.
Ô terreur ! Tout-à-coup le céleste envoyé
Bondit dans un éclair et tombe foudroyé…
Un long cri d’épouvante éclate dans la nue ;
Tout fuit : en ce moment une femme inconnue,
Sibylle du Koran, qui de son noir talon
Excite les flancs nus d’un sauvage étalon,
Vers le corps d’El-Mohdi vole et se précipite.
D’un infernal amour son sein ridé palpite ;
Sa main sèche, exercée à fouiller les tombeaux,
Lie aux crins du coursier le cadavre en lambeaux ;
L’étalon, effrayé du fardeau qui le souille,

Porte au désert natal cette informe dépouille,
Et l’on dit, de nos jours, que le corps du démon
Repose enseveli sous les sables d’Ammon.
A travers la poussière et les flots de fumée,
Les Osmanlis du camp ont vu fuir une armée ;
Ils ne soupçonnent pas que leurs lâches amis
Regagnent les déserts qui les avaient vomis ;
A leurs yeux fascinés les chrétiens sont en fuite ;
Le bouillant Mustapha s’élance à leur poursuite ;
Mourad lui crie en vain : « Quelle erreur te séduit ?
Kébir est devant nous ; c’est El-Mohdi qui fuit ! »
Guidés par leur pacha que son orgueil entraîne,
Janissaires, spahis, se jettent dans la plaine ;
Tous gorgés d’opium, enivrés de leurs cris,
De leur camp protecteur ont quitté les abris ;
Tous, altérés de sang et d’horribles conquêtes,
Pour les tours du Sérail vont moissonner des têtes.

Bonaparte s’écrie : « Ils tombent sous nos coups !
Prends la charge, Murat, la bataille est à nous ;
Va leur montrer ce bras que l’Égypte redoute. »
« — Oui, répond le héros sur la selle grandi,
Tu vas voir si déjà mon bras s’est engourdi ;
Ce sabre et mes dragons t’assurent leur défaite ;
Jamais tu ne m’offris une si belle fête ! »
Il dit, et vers les Turcs, à flots précipités,
Il entraîne avec lui ses dragons indomptés,
Escadrons de géans, dont l’adresse fatale
Pousse comme un poignard l’épée horizontale.
Tandis qu’à leur aspect les ennemis troublés
Regagnent de leur camp les abris reculés,
Kléber aux fantassins imprimant son audace,
De l’étroit promontoire emprisonne l’espace.
Tous s’avancent, l’œil fixe, inclinés à demi,
Et sur le premier rang montrent à l’ennemi

Cette lance française au fer triangulaire,
Du fusil tiède encor sanglante auxiliaire.
Resserrés tout-à-coup dans ce cercle de dards,
Les Turcs épouvantés trouvent sur leurs remparts
Murat et ses dragons, Kléber et son épée ;
La route du Désert aux vaincus est coupée ;
La mer leur reste, asile immense mais trompeur,
Où court le désespoir, où s’engloutit la peur ;
Quelque temps sur les flots ce grand débris surnage,
Mais l’agile artilleur consomme le carnage,
Et des enfans d’Allah refuge désastreux,
L’Océan calme et pur se referme sur eux.

Noble France, bondis d’orgueil ! Sonnez, fanfares !
Sur ce champ de combat dépeuplé de barbares,
S’avance, tel qu’un dieu, l’impassible héros,
Paré de ses soldats et de ses généraux ;
Les drapeaux d’Aboukir, du Thabor et du Kaire,


Couronnent en flottant son chapeau militaire.
Murat, de la bataille arrivé le dernier,
A jeté sur se pas Mustapha prisonnier ;
L’héroïque Kléber, perçant la foule immense,
Vers son rival de gloire avec amour s’élance,
Et sur son noble cœur le presse, en s’écriant :
« Aboukir a fixé le sort de l’Orient ;
Qu’aujourd’hui devant vous tout orgueil se confonde :
Vous êtes à mes yeux aussi grand que le monde. »
Mais la nuit, confondant le rivage et les flots,
Aux vainqueurs d’Aboukir conseille le repos ;
Les soldats, possesseurs des tentes du Bosphore,
S’étendent sur l’arène où le sang fume encore.
Demain, sur ces déserts quand le jour aura lui,
Peut-être ils pleureront leur gloire d’aujourd’hui !
Cette nuit un vaisseau sorti d’Alexandrie
A reçu le guerrier qu’implore sa patrie ;

Il vogue sur les flots, et craint que le soleil
De ses vieux compagnons ne hâte le réveil ;
Tel un père entraîné dans un lointain voyage,
A l’heure du départ qui glace le courage,
De ses enfans chéris redoutant les adieux,
Attend que le sommeil ait pesé sur leurs yeux.
Le père de l’armée, en quittant cette rive,
A surpris dans ses yeux une larme furtive ;
Mais il porte en son ame un regret moins amer ;
Ses soldats sont heureux, il leur laisse Kléber.
Et l’armée orpheline, en sa morne attitude,
Contemplait de la mer l’immense solitude !
Soldats ! pourquoi ces pleurs, ce deuil silencieux ?
Un jour vous oublîrez ces funestes adieux ;

L’homme qui du Désert osa frayer les routes,
Vous le retrouverez dans ces sanglantes joutes
Où, de l’Europe entière acceptant les défis,
La France belliqueuse appellera ses fils.
Chargé d’autres lauriers, sur la terre natale
Il chérira toujours sa gloire orientale ;
Et tandis que ses vœux pressent votre retour,
Les pompes de l’Égypte embellissent sa cour,
Et dans le Carrousel les Mamelucks du Kaire
Ornent de leurs turbans sa garde consulaire.
Et vous qui, plus heureux, vainqueurs d’un long exil,
Aujourd’hui pour la France abandonnez le Nil,
Lieutenans du héros dès ses jeunes années,
A son noble avenir liez vos destinées !
Un jour, sous son manteau semé d’abeilles d’or,
Géans républicains, vous grandirez encor ;
Sa main, en vous jetant des fiefs héréditaires,

Chargera de fleurons vos casques militaires.
Eckmuhl, Montébello, Berg, Frioul, Neufchâtel,
Vous donnerez au camp un blason immortel !
Le glaive impérial qui détruit et qui fonde,
Pour vous en écussons découpera le monde,
Et devant l’ennemi, sous le feu des canons,
D’un baptême de sang anoblira vos noms !
Dans ce drame éclatant de quatorze ans de gloire,
Commencé sur le Nil, achevé sur la Loire,
Vous reverrez un jour vos généraux vieillis,
Soldats du Mont-Thabor et d’Héliopolis !
Vos drapeaux, qu’agita l’aquilon d’Idumée,
Marcheront les premiers devant la Grande-Armée ;
Vos pas ébranleront tout le Nord chancelant
Aux plaines d’Austerlitz, d’Iéna, de Fridland ;
Jours de fête où, perçant un rideau de nuages,
Le soleil dardera ses lumineux présages.

Bientôt des bords du Rhin vers l’Asie élancés,
Emules rajeunis de vos travaux passés,
Epouvantant les Czars la sainte métropole,
Vous irez dans Moscou chercher les clefs du pôle ;
Et quand, pour échapper à vos puissantes mains,
Le pôle, sous vos pieds, glacera ses chemins ;
Quand les rois, secouant leur stupeur léthargique,
Convoqueront l’Europe aux champs de la Belgique,
Une dernière fois parés des trois couleurs,
Soldats, vous combattrez dans ce vallon de pleurs
Où la France, portant son dernier coup d’épée,
Tombera digne d’elle au visage frappée !!!
Alors de ce grand siècle, étonné de finir,
Plus rien ne restera qu’un morne souvenir.
Sur une île de rocs, dans l’Océan jetée,
La gloire et le génie auront leur Prométhée,
Et les rois, l’enchaînant à cet écueil lointain,

Au vautour britannique offriront un festin.
Des nations en deuil sublimes mandataires,
Trois hommes le suivront sur les mers solitaires ;
Ils formeront la cour de son étroit palais,
Et sur un sol impur, sous un soleil anglais,
Volontaires captifs dans l’île sépulcrale,
Serviront sans témoins son ombre impériale.
Ainsi, quand sous la voûte aux funèbres parois,
Memphis vit enfermer le plus grand de ses rois,
Consacrant à la mort un culte légitime,
D’étranges courtisans suivirent la victime ;
Et d’une gloire éteinte escortant les débris,
Vivans, dans son tombeau, gardèrent Sésostris !!