Napoléon en Égypte/Préface

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Préface (1828)
Œuvres de Barthélemy et MéryPlon3 (p. 3-9).

PRÉFACE



Trente ans se sont à peine écoulés depuis la glorieuse expédition de l’armée d’Orient, et déjà elle semble appartenir aux âges reculés, tant elle se détache des autres campagnes de la Révolution par un caractère tout particulier et sa couleur antique : le vieux soldat qui la raconte avec la simplicité du camp, nous apparaît, comme un légionnaire de l’armée de Dioclétien, brûlé par le soleil d’Eléphantine. Changez les noms des conquérons, les lieux et les exploits sont les mêmes ; les hastati ont battu des mains devant Thèbes, comme les grenadiers français ; le vexillaire et le porte-drapeau ont planté l’aigle romaine et les trois couleurs dans les mêmes corniches, depuis les temples d’Héliopolis jusqu’aux roches granitiques de Philæ, limites des conquêtes de Dioclétien, dernier bivouac de notre armée républicaine ; enfin, notre 7e hussards, le 2 ventose an vii, s’est montré fidèle au rendez-vous de gloire que lui avait assigné la dixième légion du préfet Mutius, aux pieds de la statue de Memnon ; l’orteil du colosse a conservé religieusement l’empreinte des stylets romains et des sabres de nos cavaliers.

Si on ajoute maintenant que l’Égypte est un pays phénomène ; que ses monumens sont comme les débris d’un monde qui n’est pas le nôtre ; que son fleuve animé, son climat d’airain, ses déserts semés de vertes oasis, sont aussi mystérieux que les hiéroglyphes de ses temples ; on conviendra que jamais sujet aussi grand n’offrit ses inspirations à notre poésie nationale. Sans doute bien d’autres avant nous l’avaient reconnu, et ils ont été bien plus rebutés par les obstacles du plan qu’excités par les élémens poétiques du sujet. Dès que la première idée de ce poëme s’offrit à nous, il y a bien des années, elle devint, sans relâche, l’objet de nos entretiens journaliers : Bonaparte s’y révélait avec son auréole de gloire si fraîche et si pure ; l’armée, avec sa majesté antique ; l’Égypte, avec ses souvenirs, ses temples, ses mirages, ses vents poétiques, sa végétation puissante et sa merveilleuse aridité. Mais nous ne voyions partout que des tableaux, nulle part l’action d’une épopée ; nous cherchions une Iliade là où nous ne pouvions trouver qu’une Odyssée militaire. Se jeter dans l’imitation des anciens, c’était folie ; les larges proportions de l’épopée sont si effrayantes ! Et d’ailleurs, notre littérature marchait à pas de géant sur des routes nouvelles tracées par le génie : de quel œil de juste pitié n’aurait-on pas regardé notre enfer, notre paradis, nos enchantemens, nos fades amours, et surtout notre merveilleux, si nous avions été assez mal avisés pour en mettre dans un sujet où la réalité est plus merveilleuse que la fiction ? Le destin de l’inconnu poëte Aubert était pour nous un grand sujet d’effroi ; c’était un professeur de rhétorique sous l’Empire, qui fit sur la campagne d’Égypte son épopée en douze chants, d’après les règles de M. de La Harpe ; l’unité d’action et de lieu y est religieusement observée ; batailles, voyages, expédition de Syrie, tout se passe autour des murs du Caire ; chaque général français y brûle pour une Zoraïde ou une Aménaïde ; on y trouve un récit, une conjuration diabolique, une forêt enchantée et une descente aux enfers : c’est un travail complet, mais qui n’est plus dans nos mœurs littéraires.

Placé devant ces considérations, deux partis restaient à prendre : renoncer à notre sujet, ou le traiter en suivant l’histoire. C’est le dernier que nous avons choisi par amour pour l’Égypte et la France. Mais, en dégageant notre poëme de tous les accessoires de l’antique épopée, il ne fallait ni copier servilement l’histoire en gazetier, ni la tronquer par des licences poétiques : entre ces deux écueils était une route à suivre, étroite, mais encore belle ; nos juges décideront si nous nous en sommes écartés.

Dans une époque où tant de liberté est donnée aux travaux de l’imagination, on nous pardonnera peut-être d’avoir fait un poëme qui ne rentre dans aucune des catégories inventées dans les écoles. Si les anciens rhéteurs eussent pu soupçonner qu’un jour une armée française combattrait aux Pyramides, à Thèbes, au Thabor, avec de la mitraille et des baïonnettes, sous les ordres d’un Agamemnon de trente ans, nul doute que le cas ayant été prévu, les théories ne nous auraient pas manqué pour faire, selon les règles, un poëme militaire sans fable, sans merveilleux, sans amour. À défaut de ces théories, il a fallu inventer des formes en harmonie avec un sujet tout neuf.

Mais, tout en conservant l’intégrité de l’histoire dans ce qui touche spécialement l’armée française, nous nous sommes emparés des incidens qui ressortaient de la nature du sujet, des mœurs et des hommes de l’Égypte, soit que ces incidens fussent presque historiques, soit qu’ils nous aient été communiqués comme traditions des pays ; il y avait là un merveilleux d’un nouveau genre, moins large que celui des épopées antiques, mais plus raisonnable et plus conforme à nos goûts actuels ; ainsi, nous avons mis en œuvre cette grande figure d’El-Modhi, ce typhon de l’Egypte moderne, qui n’est autre chose que la barbarie et le fanatisme personnifiés, luttant contre la civilisation.

La partie descriptive occupe une grande place dans notre poëme : nous avons fait tous nos efforts pour lier nos tableaux à l’action ; les peintures du sérail de Mourad, de l’aurore sur les plaines de Ghizé, du repas oriental, des danses des Almé, de l’inondation du Nil, du désert, du mirage, du Kamsim, d’une tempête à Ptolémaïs, de la peste, forment, avec le sujet, un tout compact ; elles nous ont tenu lieu de ces longs épisodes épiques que le cadre trop étroit de notre plan n’aurait pu comporter.

Enfin, pour achever de mettre le lecteur dans la confidence des idées du poète, précaution souvent fort inutile, il nous reste, un mot à dire sur le mode de versification que nous avons cru devoir employer [1].

L’alexandrin a été accusé de monotonie, et il faut convenir que beaucoup de poètes ont contribué à justifier l’accusation en le chargeant de rimes pauvres, sèches et parasites ; et pourtant ce vers, manié par un homme habile, a tant de souplesse et d’élasticité, qu’il se prête à tous les genres, à tous les tons ; aussi léger, aussi gracieux que le vers de dix pieds, il peut s’élever jusqu’à la majestueuse simplicité de l’hexamètre latin. Le rhythme, monotone par excellence, est celui des octaves italiennes, à cinq voyelles finales, ou des strophes anglaises hérissées de consonnes : nous n’avons jamais songé à les attaquer. attaquer en France ; car ainsi sommes-nous faits : quand l’humeur critique nous domine, nous l’exerçons toujours contre les nôtres, tant est grand notre respect pour les étrangers et pour les morts ! C’est donc un poëme en vers alexandrins que nous offrons au public ; nous avons essayé de les rajeunir plutôt en les ramenant aux principes de l’école du seizième siècle, qu’en les jetant dans le moule des poëtes du siècle dernier. Si nous avons fait erreur, la faute n’en doit pas être imputée à l’alexandrin, mais à nous. Au reste, la question, tant en faveur du rhythme que du plan, sera bientôt décidée, si le lecteur parvient à lire nos huit chants avec intérêt, sans fatigue et sans ennui.


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  1. On a souvent répété que notre époque n’est pas poétique, et que les vers ne sont plus en faveur ; c’est comme si l’on avait dit que notre siècle n’est plus ni peintre ni musicien : la direction grave imprimée vers les études sérieuses, loin de nuire aux arts l’agrément et d’imagination, ne fera que les rendre plus nécessaires, en France surtout. Chez nous, on est volontiers métaphysicien, philosophe, mais on aime à descendre des hauteurs de la pensée pour aller au salon ou à l’opéra, et pour lire des vers, s’ils sont bons. Si c’est à des résultats positifs qu’on juge de la faveur accordée à un art, jamais siècle ne fut au contraire plus poétique que le nôtre. Tous nos grands poètes sont sur le chemin de la fortune, non pas avec les doute cents livres de M. Colbert, mais grâces à la généreuse protection du public ; ministre bien plus riche et bien plus puissant. Le siècle anti-poétique était celui où le libraire Barbin disait : « M. Despréaux, votre Lutrin s’enlève ; nous en vendrons cinq cents exemplaires, s’il plaît à Dieu. ».