Napoléon et Caulaincourt

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Napoléon et Caulaincourt
Revue des Deux Mondes4e période, tome 135 (p. 206-217).
NAPOLÉON ET CAULAINCOURT
APRÈS UNE PUBLICATION RÉCENTE

Au lendemain de nos malheurs, il était de mode parmi nous de médire de la diplomatie ; elle était dans un profond discrédit. Les peuples qui ont essuyé de grands revers font volontiers retomber leurs torts sur un bouc émissaire, qu’ils chargent de malédictions ; cela ne guérit pas, mais cela soulage. Nous avons longtemps imputé à nos ambassadeurs, à nos ministres plénipotentiaires des péchés qu’ils n’avaient pas tous commis ; nous les accusions de n’avoir pas su s’informer, de n’avoir rien deviné ni rien prévu. Nous avons appris depuis que plusieurs d’entre eux avaient donné en temps utile de sérieux avertissemens ; était-ce leur faute si on ne les avait pas écoutés ?

Un journaliste célèbre, qui avait plus d’esprit que de jugement, ne craignit pas d’avancer que la diplomatie était la plus inutile des institutions, que les événemens en faisaient foi. Un homme d’État, qui aimait à rire, s’amusa à lui donner raison en prédisant qu’avec la facilité croissante des communications, les gouvernemens, qui auraient des affaires à traiter ensemble, se passeraient désormais d’intermédiaires, de fondés de pouvoir. « Le comte de Beust, a dit le comte d’Antioche dans son intéressante étude sur les Négociations masquées, se plaisait à décrire ces transformations de l’avenir : il voyait son successeur à la chancellerie d’Etat à Vienne s’entretenant familièrement par le téléphone avec le chef du Foreign Office à Londres, pendant que le phonographe, disposé à cet effet, recueillerait de part et d’autre l’entretien. Dès lors plus de dépêches, — Allo ! partout, — plus d’archives, plus de dossiers, plus de signatures, mais une série de cylindres enregistreurs qui répéteraient fidèlement les paroles échangées lorsqu’on voudrait les réveiller pour les consulter. »

Le comte d’Antioche remarque fort sensément à ce sujet que les plus admirables machines ne remplaceront jamais les intelligences et que ce ne sont pas des facteurs négligeables que la considération acquise, le caractère, l’habileté, l’habitude des affaires, les amitiés, les commerces d’esprit et d’idées, la connaissance de l’Europe et des hommes. Il aurait pu ajouter que le vrai diplomate n’est pas seulement un informateur et un négociateur, qu’il ne tient qu’à lui de devenir pour son gouvernement ou son souverain le plus précieux des conseillers, et on aura beau perfectionner les phonographes, ils ne donneront jamais de conseils. Mais il faut avouer que les diplomates qui ont assez d’autorité, de courage, pour oser dire sans détour les vérités qui déplaisent et qui sauvent, sont des hommes rares. C’est un de ces ambassadeurs clairvoyans et intrépides que M. Albert Vandal a mis en lumière dans le troisième et dernier volume de sa belle histoire de l’alliance russe sous le premier Empire. A l’aide de documens inédits, il a montré tout ce que valait Caulaincourt et rendu une éclatante justice à la droiture de son esprit, à la noblesse de son caractère. Il a prouvé par des témoignages irréfragables que si ce sage avait été écouté, Napoléon ne se serait pas embarqué dans la plus redoutable des aventures et n’aurait pas commis la plus grande faute de son règne, celle qui l’a perdu[1].

Caulaincourt, qui reçut en 1808 le titre de duc de Vicence, occupait depuis 1807 l’ambassade de Russie, où il avait succédé à Savary. Dans sa correspondance avec la cour de Sardaigne durant sa mission auprès d’Alexandre, Joseph de Maistre, dont ses panégyristes voudraient faire un grand politique, et qui n’était en matière de diplomatie qu’un éloquent idéologue, doublé de la plus spirituelle des commères, a fort maltraité le duc de Vicence. Il lui en voulait de donner des soupers magnifiques, « où il y avait sept poires de trois cents francs chacune. » Il le considérait, malgré ses poires, comme un homme de mauvaise compagnie. Il l’accusait d’avoir blâmé en termes très cavaliers la visite que le roi et la reine de Prusse avaient faite à Pétersbourg en décembre 1807, et d’avoir dit sans façon chez la princesse Dolgorouky : « Il n’y a point de mystère à ce voyage ; la reine de Prusse vient coucher avec l’empereur. » Il avait résumé en ces mots son impression : « Je contemple beaucoup ici l’ambassade française, qui n’a rien de merveilleux. Le spectacle qui m’a continuellement frappé depuis le commencement de la Révolution, c’est la médiocrité des personnes par qui de si grandes choses s’exécutent. Dans ce moment, il y a un homme véritablement extraordinaire qui mène tout, mais s’il disparaissait, vous verriez crouler l’édifice en un clin d’œil. Je m’amuse à considérer le général Caulaincourt. Il est bien né, et il s’en targue. Il représente un bomme qui fait trembler le monde ; il a 600 000 ou 700 000 francs de rente, il est le premier partout. Je vous assure cependant qu’il a l’air fort commun sous sa broderie, qu’il est roide en bonne compagnie comme s’il avait du fil d’archal dans les jointures, et qu’au jugement de tout le monde, il a l’air de Ninette à la cour[2]. »

Joseph de Maistre n’avait pas su ou n’avait pas voulu reconnaître qu’à défaut de génie ou d’une intelligence de haut vol, celui qu’il traitait de Ninette à la cour avait du caractère et une âme peu commune. A Sainte-Hélène, Napoléon le définira : « un homme de cœur et de droiture, » et quand on a le cœur droit, on a presque toujours l’esprit juste. A la vérité, les consciences pures, les loyautés chevaleresques, qui répugnent à soupçonner le mal, se laissent facilement tromper ; elles ne se tiennent pas assez en garde contre les embûches, contre la duplicité, les manœuvres, les artifices des maîtres fourbes. Mais si elles ne se défient pas assez des hommes, elles se défient des chimères et, en politique, c’est une grande vertu.

Profondément attaché à l’empereur Napoléon, Caulaincourt se permettait de le juger ; quelque admiration qu’il ressentît pour son génie, il redoutait sa dévorante ambition, il ne se lassait pas de prêcher la tempérance des désirs à cet immodéré qui croyait ne rien avoir quand il n’avait pas tout. L’alliance russe lui était chère, et il travaillait de toutes ses forces à la préserver de tout accident fâcheux ; il lui semblait qu’elle était pour son maître non seulement une sûreté, une force, mais un frein, le seul qui pût le tenir. Tout ce qui pouvait compromettre cette précieuse alliance l’inquiétait et l’affligeait. Pourquoi l’empereur Napoléon donnait-il à Alexandre de justes sujets de plainte ? Ne venait-il pas d’incorporer à l’empire français l’Oldenbourg, apanage d’un prince apparenté à la maison de Russie ? Ne s’obstinait-il pas à occuper les provinces orientales de la Prusse ? Et depuis qu’il avait créé et agrandi le duché de Varsovie, ne pouvait-on pas le soupçonner de vouloir en faire une Pologne nouvelle, assez forte pour réclamer son bien à quiconque s’était enrichi de ses dépouilles ? Caulaincourt constatait avec chagrin qu’on se plaignait de plus en plus du grand allié, que les esprits commençaient à s’aigrir, que beaucoup de Russes se demandaient, comme le comte de Nesselrode, « si un véritable état de paix était compatible avec l’existence de l’empereur Napoléon. »

Ce qui le rassurait, c’est qu’il croyait le tsar sincèrement, passionnément pacifique el résolu à ne pas se prévaloir de ses griefs pour engager une lutte dont les hasards devaient l’épouvanter. Ce fut son illusion, son erreur. Alexandre regardait désormais la rupture comme inévitable, il s’y préparait, il avait des plans secrets et de vagues espérances qu’il ne confiait à personne. Il n’était pas le seul qui eût des sujets de mécontentement, personne en Europe n’était content ; il se promettait de grouper autour de lui toutes les fiertés blessées, tous les intérêts en souffrance, et de s’en faire des alliés contre l’ennemi commun.

Mais il savait attendre, et, pour gagner du temps, il s’appliquait à endormir la prudence de l’ambassadeur français, pour lequel il avait beaucoup d’estime. Il lui prodiguait les attentions, les prévenances. Il lui répétait en toute rencontre qu’il attachait un prix, infini au bon vouloir de son grand ami, qu’il ne romprait jamais avec lui, qu’il observerait fidèlement les traités, qu’il ne ferait la guerre que si on l’obligeait a la faire, qu’on pouvait l’en croire, qu’il avait horreur des chemins détournés, des sentiers tortueux, qu’il n’aimait que la politique du grand jour : « Je ne cache rien, général, je n’ai rien à cacher. » — « Caulaincourt, dit M. Vandal, se laissait prendre à la musique de cette voix qui savait moduler sur le même air des variations infinies. Il ajoutait foi aux paroles que lui prodiguait cette bouche, dont le sourire avait une grâce ineffable, et il ne s’apercevait pas que le haut du visage démentait involontairement l’expression des lèvres, que les yeux ne souriaient jamais, ces yeux d’un bleu terne et voilé, que le regard immobile, presque effrayant par sa fixité, ne se posait jamais sur l’interlocuteur et semblait s’absorber dans la contemplation d’un mystérieux fantôme. »

Non seulement ce souverain aux yeux bleus, qui n’avait rien à cacher, tenait la guerre pour inévitable ; persuadé qu’une attaque était la meilleure des parades, il avait conçu, comme le démontre M. Vandal pièces en main, le hardi projet de prendre l’offensive et engagé, à cet effet, des négociations clandestines avec les Polonais, qu’il se flattait de détacher de Napoléon, avec la Suède et Bernadotte, avec la Prusse, avec la cour de Vienne. En même temps il concentrait secrètement ses armées sur la frontière. Elles ne suivaient pas les grandes voies de communication. « Marchant par bataillons ou même par compagnies, divisées en détachemens innombrables, elles se glissaient par des chemins détournés qui n’avaient jamais été des routes militaires. Les précautions les plus rigoureuses avaient été prises pour clore hermétiquement et murer la frontière, pour se défendre contre tout espionnage… Des piquets de cavalerie gardaient toutes les entrées, reliés entre eux par des patrouilles qui circulaient nuit et jour… C’était à l’abri de cet épais rideau que la Lithuanie, la Volhynie et la Podolie se remplissaient de troupes. » Caulaincourt, caressé, cajolé, ne se douta de rien. Ce fut le ministre résident de France à Varsovie, M. Bignon, qui révéla à Napoléon les manœuvres diplomatiques et belliqueuses de la Russie, et par l’ordre de l’empereur, le duc de Cadore signifia au duc de Vicence qu’il était mal instruit, qu’on lui faisait mystère de beaucoup de choses. Ce fut sans doute une mortification pour cet homme droit qui n’aimait pas à soupçonner le mal, mais il ne devait pas tarder à prendre sa revanche, en prouvant qu’il s’entendait mieux à lire dans l’avenir que ceux qui lui reprochaient ses ignorances et son aveuglement.

Les espérances d’Alexandre avaient été déçues ; à Varsovie comme à Vienne, ses négociations secrètes avaient échoué. Que les hommes savent peu ce qui leur convient, et que leurs souhaits sont imprudens ! Sa destinée qu’il accusait, et qu’il aurait dû bénir, condamnait le tsar à suspendre l’exécution de son audacieux projet ; il devait renoncer malgré lui à cette guerre offensive qui l’attirait, et qui selon toute apparence lui eût été funeste. Depuis longtemps déjà des Allemands, comme Wolzogeri, des Russes, comme Barclay de Tolly, avaient insinué que pour avoir raison des Français et de ce dieu de la guerre qui les commandait, il fallait adopter une tactique à la Fabius. « Si je commandais en chef, avait dit Barclay, au lendemain d’Eylau, j’éviterais une bataille décisive et je me retirerais, de sorte que les Français, au lieu de trouver la victoire, finiraient par trouver un second Pultawa. » Un grand événement venait d’affermir dans leur conviction les partisans de la défensive. Wellesley et ses Anglais s’étaient retirés devant Masséna, dont l’attaque était venue se briser contre les fameuses lignes de Torres-Vedras. La guerre de Portugal inspira à un Allemand au service de la Russie, le général Pfuhl, stratégiste de cabinet, un plan de campagne qui consistait à attirer les Français aussi loin que possible de leur base d’opération, et à les attendre dans des lignes de défense fortement établies, entre le Dnieper et la Dwina. Comme le remarque M. Vandal, ce n’était pas encore le système de la retraite à outrance, du recul continu ; mais c’est déjà quelque chose que d’être à demi sage. Alexandre se réconciliait peu à peu avec le plan de Pfuhl. « Dès la fin de mai, il cédait visiblement à l’instinct sauveur qui lui montrait la Russie inexpugnable chez elle et hors d’atteinte. »

Cependant il se calmait par degrés. Voyant la guerre de plus près, il sentait plus vivement les avantages de la paix. Il tenait du moins à prolonger la trêve, à ne pas rompre tout commerce avec la France. Caulaincourt avait obtenu son rappel ; on avait désigné pour son remplaçant le général comte de Lauriston. À plusieurs reprises, Alexandre reçut ou ensemble ou séparément les deux ambassadeurs, celui qui entrait en charge et celui qui faisait ses préparatifs de départ. À l’un et à l’autre il disait les mêmes choses. Il leur déclarait qu’il n’avait aucune intention agressive, que ce n’était pas lui qui ouvrirait la campagne, mais que, si on l’attaquait, il se défendrait avec l’énergie du désespoir, qu’il se battrait « à toute outrance », dût-il se retirer dans les provinces les plus reculées de la Russie et s’ensevelir sous les ruines de son empire. Il tenait ce langage à Lauriston et surtout au duc de Vicence, qui allait rentrer à Paris pour reprendre auprès de son maître son service de grand écuyer. Caulaincourt fut profondément ému de ces déclarations ; il croyait à la sincérité d’Alexandre, et cette fois il avait raison.

S’il n’était pas assez défiant, s’il se laissait prendre aux séductions et aux caresses, s’il était peu versé dans l’art de déchiffrer les visages, les regards et les sourires, il avait en revanche une faculté précieuse, il possédait ce don de divination sympathique qui nous rend capables de nous mettre à la place des autres, de sentir ce qu’ils sentent, d’entrer dans leurs passions, dans leurs intérêts, dans leurs chagrins, dans leurs craintes, et de pénétrer assez le secret des âmes pour pouvoir calculer les événemens. Un vrai diplomate reste toujours l’homme de son pays, mais il ne vit pas en étranger sur la terre étrangère. Caulaincourt avait su deviner l’âme russe. Il était convaincu que les menaces qu’il avait entendues n’étaient pas de vaines paroles, que si on le poussait à bout, Alexandre se défendrait jusqu’à la dernière extrémité et pourrait compter sur son peuple, que, comme l’Espagne, la Russie étonnerait l’Europe par son enthousiasme sombre, par son héroïque obstination. Le fidèle serviteur de Napoléon quitta Saint-Pétersbourg avec le ferme propos d’éclairer son maître, de l’avertir, de lui dire sans déguisement toute la vérité, et sa résolution était d’autant plus méritoire que Napoléon était l’homme qui goûtait le moins les vérités désagréables.

Il arriva à Paris le 5 juin 1811 et se rendit incontinent à Saint-Cloud. Il s’y présenta avant onze heures. L’empereur, qui achevait de déjeuner, le fit entrer dans son cabinet, l’y rejoignit bientôt, et, paraît-il, « le reçut fraîchement. » Alors s’engagea un entretien mémorable, dont M. Vandal a retrouvé le texte dans une précieuse collection de documens inédits et privés. Napoléon, sans préambule, énuméra sur un ton d’amertume tous ses griefs contre la Russie et finit par dire : « Alexandre est faux ; il arme pour me faire la guerre. » Caulaincourt se porta garant de l’innocence du tsar et de la loyauté de ses intentions. Il s’avançait trop, et quand il qualifia de conte ridicule imaginé par les Polonais le plan d’offensive qu’il n’avait pas su pénétrer, et qu’avait dévoilé M. Bignon, il s’attira une dure réplique : « Vous êtes dupe d’Alexandre et des Russes ; vous n’avez pas su ce qui se passait. » A quoi il répondit d’un ton affirmatif que le tsar ne commencerait pas la guerre et désirait l’éviter : « Je suis prêt à me constituer prisonnier et à porter ma tête sur le billot si les événemens ne me justifient pas. » Il se trompait sur le passé ; mais ce qui était faux quelques mois auparavant était devenu vrai ; tant la volonté et les pensées de l’homme sont chose légère, incertaine et changeante.

Il avait parlé avec un tel accent de conviction que l’empereur en fut troublé et se mit à arpenter la chambre en silence. Au bout d’un quart d’heure, sortant de sa rêverie : « Vous croyez donc que la Russie ne veut pas la guerre, quelle resterait dans l’alliance et rentrerait dans le système continental si je la satisfaisais sur la Pologne ? » L’ex-ambassadeur répéta ce qu’il avait souvent dit dans ses dépêches, et ajouta qu’à son avis l’évacuation partielle de Dantzick et des places prussiennes tranquilliserait les esprits, amènerait une détente. « Les Russes ont donc peur ? — Non, mais ils préfèrent la guerre à une situation qui n’est plus la paix. — Croient-ils me faire la loi ?… Bientôt il faudra que je demande à Alexandre la permission de faire défiler la parade à Mayence ! — Non, mais celle qui défile à Dantzick l’offusque. — Les Russes croient-ils donc me mener comme ils menaient sous Catherine leur roi de Pologne ? Je ne suis pas Louis XV ; le peuple français ne souffrirait pas cette humiliation. » Et allant droit à Caulaincourt : « Vous voudriez m’humilier ? » lui dit-il les yeux dans les yeux.

Mais changeant bientôt de ton et de visage, il le prit par l’oreille et lui dit en souriant : « Vous êtes donc amoureux d’Alexandre ?… Je suis un vieux renard, je connais les Grecs. — Votre Majesté me permet-elle une dernière observation ? — Parlez ! mais parlez donc ! » Ce judicieux conseiller parla à cœur ouvert : il dit en substance que la politique équivoque et louvoyante n’était plus de saison, qu’il fallait opter entre deux grands partis, ramener la Russie en lui fournissant une garantie contre le rétablissement de la Pologne ou rétablir la Pologne et s’en faire un point d’appui contre la Russie. « Quel parti prendriez-vous ? — Alliance, prudence et paix. » Et Napoléon ayant dit que la noblesse russe était une classe corrompue et égoïste, incapable d’abnégation et de discipline, qu’après une ou deux batailles perdues, elle obligerait le souverain à signer la paix : « Votre Majesté est dans l’erreur, » interrompit hardiment Caulaincourt.

Comme s’il avait eu le don de prophétie, s’animant, s’échauffant par degrés, il montra ce que serait une guerre dans le Nord, il en dévoila les horreurs. Les Russes savaient qu’ils auraient affaire au grand gagneur de batailles, mais ils savaient aussi combien leur pays était vaste. Ce ne serait point une guerre d’un jour ; il faudrait compter avec un climat de fer, par-dessus tout avec le parti pris de ne jamais céder. Comme argument suprême, il cita les dernières paroles du tsar : « Il est probable que l’empereur Napoléon nous battra si nous acceptons le combat, mais cela ne lui donnera pas la paix. Les Espagnols ont été souvent battus ; ils ne sont pour cela ni vaincus, ni soumis ; ils ne sont pourtant pas si éloignés de Paris, et ils n’ont ni notre climat ni nos ressources. Nous ne nous compromettrons point, nous avons de l’espace derrière nous… Il faut à l’empereur Napoléon des résultats aussi prompts que ses pensées sont rapides : il ne les obtiendra pas. Nous laisserons notre hiver faire la guerre pour nous. Les Français sont braves, mais moins endurans que les nôtres ; ils se découragent plus facilement… Je ne tirerai pas l’épée le premier, mais je ne la remettrai que le dernier au fourreau. Je me retirerai au Kamtchatka plutôt que de céder des provinces ou de signer dans ma capitale conquise une paix qui ne serait qu’une trêve… »

L’empereur écoutait avec une attention étonnée, et tout à coup, « comme si le voile de l’avenir se fût déchiré devant ses yeux, il parut ému, frappé jusqu’au fond de l’âme. » Pour faire diversion à ses perplexités et se remettre de son saisissement, il changea de propos, parla de choses indifférentes. Il fit au duc de Vicence mille questions sur la société russe, se fit conter les intrigues des salons, les amours. « Sumus belle curiosi », aurait-il pu dire comme Cicéron, qui aimait passionnément les ragots et à qui Célius écrivait : « Je suis bien aise qu’un homme de ton rang, un proconsul victorieux, arrête les gens au passage pour leur demander avec quelle femme un tel a été surpris. » Le visage de l’empereur, qu’amusaient les aventures d’alcôve, s’était subitement adouci ; il remercia le duc de Vicence de son zèle, de son dévoûment ; il racheta ses incartades par des paroles obligeantes.

Le duc, qui n’était pas venu chercher des complimens, le ramena à la grande question : « Vous vous trompez, sire, sur Alexandre et les Russes ; ne jugez pas leur armée d’après ce que vous l’avez vue après Friedland, effondrée et désemparée. Menacés depuis un an, ils se sont préparés et affermis ; ils ont calculé toutes les chances, même celles de grands revers, ils se sont mis en mesure d’y parer et de résister à outrance. » Napoléon convint que les ressources de la Russie étaient grandes ; mais qu’étaient donc les siennes ? Et renvoyant la balle, il passa ses armées en revue, comptant les bataillons, les escadrons, les batteries, les divisions, les corps. Il les appelait, il les voyait, il les faisait défiler devant lui, et son cerveau se prenait. La parole vibrante, l’œil en feu, il semblait dire : « Est-il rien d’impossible avec tant d’hommes et de tels hommes ? » Caulaincourt s’était flatté un instant d’avoir gagné sa cause ; il revint de son illusion quand Napoléon lui dit : « Bah ! une bonne bataille fera raison des belles déterminations de votre ami Alexandre et de ses fortifications de sable… Il est faux et il est faible. — Il est opiniâtre ; il cède facilement sur certaines choses, mais il se trace en même temps un cercle qu’il ne dépasse point. »

Le jour tombait, l’ombre envahissait la salle, et Napoléon ne se lassait pas de questionner et de discourir. Il s’était mis à expliquer sa politique. Sautant d’un sujet à l’autre, il se perdait dans les digressions et semblait chercher à dérouter son interlocuteur ; puis tout à coup, par de brusques attaques, il le tâtait, s’efforçait de le surprendre en flagrant délit de contradiction ou d’erreur. Caulaincourt fit un dernier effort : « La guerre et la paix, dit-il, sont entre les mains de Votre Majesté ; je la supplie de réfléchir pour son propre bonheur et pour le bien de la France. — Vous pensez comme un Russe, dit l’empereur redevenu sévère. — Non, Sire, comme un bon Français, comme un fidèle serviteur de Votre Majesté. » Et comme Napoléon déclarait d’un ton d’assurance que les Polonais des provinces russes, les Lithuaniens en particulier, le sollicitaient, lui faisaient signe, l’appelaient, qu’il aurait pour allié tout un peuple en révolte, celui qui parlait ce jour-là en prophète le conjura de croire que les Polonais de Lithuanie s’étaient pour la plupart accoutumés au régime russe, qu’ils hésiteraient à courir de nouveaux hasards, « à se remettre en loterie. » Il eut l’audace d’ajouter : « D’ailleurs Votre Majesté ne peut se le dissimuler, on sait trop maintenant en Europe qu’elle veut des pays plus pour elle que pour les peuples qu’elle délivre. — Vous croyez cela, monsieur ? — Oui, sire. — Vous ne me gâtez pas, répliqua l’empereur d’un ton piqué. Il est temps d’aller dîner. » Et il lui tourna les talons.

Cet entretien, qui témoigne que l’histoire de la diplomatie a ses pages héroïques, avait duré sept heures, et M. Vandal a sûrement raison de dire que jamais Napoléon n’avait entendu un tel langage. Le malheur est qu’il y avait un point faible dans les appréciations et les remontrances de Caulaincourt. Il avait tort de croire que des concessions habiles et une politique généreuse pouvaient encore sauver la paix et l’alliance. En ceci Napoléon voyait plus juste que lui. Il avait compris que c’en était fait, que, devînt-il par miracle le plus modéré des conquérans, les ombrages que, donnait aux peuples et aux souverains sa prodigieuse grandeur ne seraient point dissipés, que, s’il remettait l’épée au fourreau et renonçait aux entreprises, on en formerait contre lui, que sa sagesse passerait pour un aveu d’impuissance et que ses ennemis, rendus plus audacieux, comploteraient de lui reprendre ce qu’il avait pris.

Mais si une nouvelle collision était inévitable, que n’attendait-il qu’on l’attaquât ? « Mieux eût valu cent fois, dit fort justement M. Vandal, laisser l’ennemi sortir de ses frontières et s’enferrer que de l’aller chercher dans ces déserts du Nord où plus d’une fortune illustre avait trouvé son tombeau. » Que n’en croyait-il son grand écuyer, qui était un grand sage ! Pourquoi courir au-devant des désastres que lui annonçait un homme d’honneur, qui avait longtemps pratiqué les Russes ? « Tôt ou tard j’aurai la guerre avec la Russie ; mais ce n’est pas en Russie que je la ferai. » Telle est la conclusion qu’il aurait dû tirer de cet entretien de sept heures et des avertissemens prophétiques de Caulaincourt. Il a prouvé dans l’immortelle campagne de France qu’il s’entendait à se défendre, que, n’eût-il à la main qu’un tronçon d’épée, il était dangereux d’en approcher. Il n’aurait pas eu de peine à se faire attaquer. Jusqu’au dernier moment, Alexandre hésita entre les deux systèmes de stratégie, dont son conseil militaire discutait sans relâche les inconvéniens et les avantages. De part et d’autre, on se combattait avec fureur. Armfeld, qui tenait pour l’offensive, traitait Pfuhl « d’homme néfaste, vomi par l’enfer », le définissait « un singe de Wellington, un composé de l’écrevisse et du lièvre. » Si Alexandre adopta définitivement les propositions de Pfuhl, c’est que, dans le camp opposé, on n’avait point de plan à lui recommander, et qu’on ne commence pas la guerre sans en avoir un. Il se résignait, malgré lui, à la stratégie défensive, qui devait le sauver ; Napoléon aurait cru déchoir s’il eût renoncé à l’offensive qui devait le perdre.

Quoique les prédictions menaçantes de Caulaincourt l’eussent troublé un instant, il ne les prenait pas au sérieux ; il ne pouvait croire à la résistance opiniâtre d’Alexandre et des Russes. Dans les belles années de sa vie, à l’époque de sa vraie grandeur, il avait fait grand cas des forces morales, et les prenant à son service, il avait réussi avec leur aide à créer une France nouvelle et à l’imposer à l’Europe : jamais une imagination plus puissante n’avait été conduite par une raison plus lumineuse. Mais la longue habitude du succès et les éclatantes prospérités avaient altéré son jugement. Désormais, Espagne, Allemagne, Russie, il se souciait peu de savoir ce qui se passait dans l’âme des peuples ; il se dispensait de compter avec ces invisibles puissances qui, lorsqu’on les méprise, déjouent tous les calculs des épées victorieuses. Aussi bien, celui que lord Acton a qualifié « du plus splendide génie qui ait paru sur la terre », avait toujours dit que la sagesse du vulgaire n’était pas faite pour lui. Un instinct secret l’avertissait que le jour où il se refuserait aux grandes aventures, il ne serait plus lui-même, qu’il avait conquis l’admiration par des coups de surprise et subjugué l’Europe en l’étonnant, que sa destinée était de l’étonner toujours, de l’étonner sans cesse, sans lui laisser le temps de respirer, qu’à ce prix seulement il la tenait en respect. Il sentait en un mot que pour qu’on lui permit d’exister, il fallait que son histoire fût une épopée. Hélas ! il y a des épopées qui finissent mal ; mais ce sont peut-être les plus belles.

Il avait l’âme trop haute pour ne pas estimer le galant homme qui lui avait dit si franchement sa pensée ; mais il aurait voulu le gagner, le convertir. « Il était à ses yeux, est-il dit dans les documens privés, comme une puissance qu’il aurait eu grand intérêt à convaincre. » Plus d’une fois il le fit appeler, renoua l’entretien, et quand Caulaincourt lui reprochait « de ne plus vouloir en Europe que des vassaux et de tout sacrifier à sa chère passion, la guerre, » il ne se fâchait pas ; il se contentait de lui tirer l’oreille ou de lui donner de petites tapes sur la nuque ; souvent aussi, cessant de raisonner, il s’appliquait à l’enjôler par des paroles flatteuses et des sourires. « Jamais femme, a-t-on dit de lui, n’eut plus d’art pour faire vouloir, pour faire consentir à ce qu’elle désirait. » Cependant Caulaincourt ne consentait pas ; il s’obstinait à répéter « que la campagne qui se préparait serait un malheur pour la France, un sujet de regret et d’embarras pour l’empereur. »

Quelques mois après, la Grande Armée avait traversé l’Allemagne, atteint la frontière russe, et un fusilier au 6e régiment de la garde écrivait à ses parens : « Nous entrerons d’abord en Russie où nous devons nous taper un peu pour avoir le passage pour aller plus avant… Nous les aurons bientôt arrangés à la blanche sauce ! Quand il n’y aurait que nous, c’est assez. Ah ! mon père, il y a une fameuse préparation de guerre… mais nous ne savons pas si c’est pour la Russie. L’un dit que c’est pour aller aux Grandes-Indes, l’autre dit que c’est pour aller en Egippe, on ne sait pas lequel croire. Pour moi, cela m’est bien égal, je voudrais que nous irions à la fin du monde. »

En attendant de conduire aux Grandes-Indes ses alouettes gauloises et les Polonais, les Allemands, les Lombards, les Napolitains, les Espagnols, les Dalmates et les Croates qui leur tenaient compagnie, Napoléon faisait un jour une reconnaissance sur les bords du Niémen, quand, effrayé par un lièvre, son cheval fit un écart et le désarçonna. Il avait ses superstitions. Le soir, il manda le duc de Vicence, et s’informa si le quartier général s’était ému de l’accident du matin. Puis, il le questionna longuement sur le pays, l’état des routes, les habitans : « Pensez-vous que les Russes me livrent Wilna sans risquer une bataille ? » Le duc de Vicence répliqua qu’il ne croyait point à des batailles rangées, que le terrain n’était pas assez rare en Russie pour qu’on ne nous en cédât pas beaucoup. « Quelle honte, pour Alexandre, s’écria l’empereur, de perdre la Pologne sans combat ! » Il ajouta « qu’une retraite ne sauverait pas les Russes, qu’il allait tomber sur eux comme la foudre, prendre à coup sûr leur artillerie et leurs équipages, probablement des corps entiers. » Et comme le duc de Vicence se taisait, il le somma de s’expliquer, et le duc de Vicence lui répéta une fois de plus « que le tsar se retirerait au Kamtchatka plutôt que de céder des provinces et de signer une paix précaire. »

Un peu plus tard, Napoléon avait pris Wilna. Ce fut là que le 1er juillet il reçut Balachof, l’un des aides de camp du tsar, chargé par son maître de lui porter les dernières paroles de paix. Cette ambassade n’était dans l’esprit d’Alexandre qu’une simple formalité, dont il n’espérait rien ; mais pour se concilier l’Europe, il tenait à mettre les formes de son côté. Napoléon retient Balachof à dîner, et entre la poire et le fromage, il lui dit brusquement : « Quel est le chemin de Moscou ? — Sire, repartit le Russe, on prend le chemin de Moscou à volonté. Charles XII l’avait pris par Pultawa. »

Cette réplique avait-elle irrité l’empereur ? Quand on fut sorti de table, il disserta d’un ton acerbe sur la folie des hommes et particulièrement sur l’extravagance d’Alexandre. Puis, s’avisant que Caulaincourt demeurait silencieux et grave, il lui frappa légèrement la joue : « Eh bien ! vous ne dites rien, vieux courtisan de la cour de Saint-Pétersbourg ? » Et haussant la voix : « L’empereur Alexandre traite bien les ambassadeurs. Il a fait de vous un Russe. » Caulaincourt pâlit ; qu’en présence d’un étranger, d’un ennemi, on se permit de douter de son patriotisme, c’en était trop ; l’injure l’avait blessé jusqu’au fond de l’âme. Dès que Balachof se fut retiré, il éclata, il laissa déborder son cœur et sa colère ; on ne le reconnaissait plus, il était hors de lui. Il déclara qu’il s’estimait meilleur Français que les fauteurs de cette guerre, qu’il se faisait gloire de la désapprouver, qu’il demandait à se retirer du quartier général, à s’en aller dès le lendemain, qu’il sollicitait un commandement en Espagne et la permission de servir l’empereur loin de sa personne. Étonné et confus d’avoir offensé un ami si fidèle, Napoléon s’appliqua à le consoler, à l’apaiser : « Qu’est-ce qui vous prend ? Et qui met votre fidélité en doute ? Je sais bien que vous êtes un brave homme. Je n’ai fait qu’une plaisanterie. » Mais il n’écoutait rien. Oui, c’était un brave homme, et on doit remercier M. Vandal d’avoir fait ressortir cette modeste et sympathique figure, de lui avoir donné dans son livre, qui est une galerie de portraits faits de main d’ouvrier, la place d’honneur qui lui appartenait. Gloire aux grands hommes ! mais respectons les braves gens, qui sont à leur façon une espèce rare. Ceux qu’on rencontre dans l’histoire reposent et rafraîchissent les yeux.

Caulaincourt disputant contre Napoléon, c’est le bon sens aux prises avec le génie et s’efforçant de lui persuader que les hommes merveilleux ne doivent pas trop aimer l’extraordinaire, ni le regarder comme une chose très naturelle, ni se flatter de faire toujours des miracles, ni tenter les dieux jaloux. Mais il ne réussit pas à se faire entendre de ce soleil qui, aveuglé par sa propre lumière, ne voyait plus son chemin et courait droit à l’abîme où il allait disparaître. « Il est d’un sage, disait le poète grec, d’adorer Némésis et d’humilier son cœur devant elle. » Les anciens représentaient cette fille de la Nuit comme une divinité ailée, qui tenait une équerre à la main. Elle est la déesse de l’infaillible mesure, elle rabaisse ce qui lui paraît trop grand, elle châtie les volontés superbes et les désirs infinis, ses vengeances sont aussi rapides que le vol d’un oiseau, et ses ailes font si peu de bruit qu’on ne l’entend pas venir.


G. VALBERT.

  1. Napoléon el Alexandre Ier. IIIe volume : la Rupture ; 1896, librairie Plon.
  2. Mémoires politiques et correspondance diplomatique de J. de Maistre, publiés par Albert Blanc.