Napoléon et la conquête du monde/II/05
CHAPITRE V.
BATAILLE DE JÉRUSALEM.
À l’approche de cette armée formidable, les Turcs qui occupaient Jérusalem n’essayèrent d’opposer aucune résistance, et évacuèrent la ville en se retirant vers Bethléem.
Ainsi qu’il l’avait annoncé, Napoléon entra le lendemain dans Jérusalem, se dirigea tout d’abord vers l’église du Saint-Sépulcre, dont les ruines n’avaient point été relevées depuis l’incendie de 1811, ne s’y arrêta pas, et étant entré dans le couvent qui renferme le sépulcre lui-même, il s’y fit conduire, et se courba quelques instants, comme absorbé dans une profonde et religieuse contemplation ; puis, étant remonté au couvent, il adressa la parole aux religieux gardiens du sépulcre, et leur annonça son intention de relever l’église détruite, et d’en faire le plus magnifique des monuments du monde. D’autres ordres et d’autres dispositions firent encore éclater l’enthousiasme religieux dont son cœur et sa politique avaient été si subitement saisis ; il voulut également que l’armée défilât tout entière devant le saint sépulcre, et traversât la ville sur tous les points que la tradition chrétienne regardait comme des plus sanctifiés. Et lui-même, étant monté vers la fin du jour sur le mont des Oliviers, il contempla son armée serpentant de toutes parts dans les rues régulières mais étroites de la ville, les remplissant toutes, et animant d’une vie inaccoutumée cette Jérusalem qui semblait morte elle-même depuis qu’un Dieu y avait succombé.
Quand cette première incertitude des soldats et des officiers, qui hésitaient devant le sentiment depuis si long-temps oublié de la religion, eut cédé à une réelle et profonde impression, il arriva que l’armée européenne se crut véritablement, au milieu de Jérusalem, une mission divine. Cette croisade subite, venue peut-être pour un tout autre but, se trouva chrétienne. L’exaltation religieuse les eut bientôt enflammés tous ; elle circula dans l’armée entière comme dans un seul corps, et ce corps, en effet, venait de gagner une âme.
Pendant les huit jours qui suivirent, l’empereur eut soin de soutenir et d’exalter cet enthousiasme. Des prédications à la fois guerrières et religieuses excitaient les esprits si disposés à ce sentiment au milieu du théâtre de leurs croyances et sous le ciel de Jérusalem. C’était une merveille étrange que cette nation militaire transportée dans l’Orient et transformée tout-à-coup en lévites du Christ. La piété, une piété soudaine, avait inondé ces âmes desséchées, et cette armée européenne se nommait elle-même avec orgueil l’armée chrétienne.
Napoléon se félicitait de ces dispositions, et ne tarda pas à les mettre à profit. À peine ces huit premières journées s’étaient-elles écoulées, qu’il parla de retourner vers Saint-Jean-d’Acre pour y venger sa défaite, et y jouer une seconde fois la conquête de l’Asie. Déjà les préparatifs de départ commençaient, et l’armée, dans l’enthousiasme, demandait à grands cris d’être conduite contre les ennemis de la croix, lorsqu’on apprit que le sultan Mahmoud s’avançait lui-même avec toutes les forces de l’islamisme vers la cité sainte des chrétiens, comme pour abîmer dans une seule destruction Jérusalem et l’armée européenne avec son chef et le christianisme. Telles étaient au moins les promesses que le sultan avait solennellement faites à ses troupes, et il les assurait qu’il les tiendrait sous les murs de Jérusalem.
L’empereur apprit avec joie ces nouvelles, et se garda bien, malgré l’exaltation de ses soldats, de prévenir l’arrivée des Turcs, et d’aller lui-même à leur rencontre. Il lui convenait mieux d’attendre au milieu du repos une armée immense, fatiguée d’une longue marche, abandonnant une province où sa force s’agrandissait du souvenir du triomphe, et venant d’elle-même offrir la bataille sous les murs d’une ville dont la vue seule enflammait tous ces cœurs devenus chrétiens dans la Palestine.
Le 20 juillet 1821 fut le jour si ardemment désiré par les chrétiens et les Turcs. Ces deux armées innombrables, comme deux grands peuples transplantés soudainement dans les déserts de la Palestine, se déployèrent dans une plaine située au-delà du Cédron, au nord de Jérusalem. C’était la seconde fois que ces ennemis se retrouvaient en face : les Turcs avec le même enthousiasme rehaussé par leur victoire, et plus sûrs de la fatalité ; les chrétiens ayant de plus qu’à Saint-Jean-d’Acre la vengeance et la foi, deux forces qui, dans leurs cœurs, se confondaient avec le courage, et les disposaient aux miracles de la bataille. Les cloches des couvents et des églises de la ville, muettes depuis si longtemps, faisaient entendre leurs continuelles volées. Les chants des prêtres étaient répétés en chœur par les Européens. Au milieu des rangs, de nouveaux étendards, au signe de la croix, se dressaient à côté des drapeaux tricolores. Tout avait pris un aspect religieux dans cette solennelle journée où, pour la dernière fois, les armées du Christ et de Mahomet se trouvaient en présence, et allaient décider enfin du sort et de la religion du monde, comme jadis, au temps de Charles Martel, dans les champs de Tours et de Poitiers.
Mais Dieu était avec la vérité dans les rangs des Européens, et Napoléon était le général qu’il leur avait donné.
Cette victoire extraordinaire est si connue qu’il serait superflu de la décrire dans ses détails. Ce ne fut pas une bataille, mais un massacre. Les mahométans furent en un instant enveloppés de tous côtés, et écrasés par l’armée européenne, supérieure en nombre. L’enthousiasme religieux paraissait égal, mais plus ardent et plus nouveau chez les Français ; la mêlée fut horrible et courte. Dès les premiers moments, le sultan Mahmoud fut tué, et presque aussitôt l’étendard du prophète pris par les chrétiens. À peine ces deux pertes immenses pour les croyances et le fatalisme des Turcs leur furent-elles connues, qu’ils devinrent comme frappés de délire. Dans leur vertige, ils jetaient leurs armes à terre, et se précipitaient d’eux-mêmes dans les rangs des Français. Ceux-ci ne leur faisaient aucun quartier ; leur furie guerrière était enflammée au plus haut degré. Ils se souvenaient des cruautés exercées par les vainqueurs après Saint-Jean-d’Acre, et à leur tour ils s’étaient promis une vengeance barbare ; ils avaient juré de ne pas faire de prisonnier, et de n’épargner aucun ennemi. Cette journée ne fut qu’une journée d’égorgement et un long meurtre. L’armée mahométane fut entièrement massacrée, car pas un ne voulait fuir ; dans leur désespoir, ils tendaient leur poitrine au fer qui les perçait, et les chrétiens, insatiables de vengeance et de meurtre, ne se reposèrent pas tant qu’un seul Turc resta vivant sur le champ d’extermination.
Napoléon les laissa faire.
Sa vengeance muette était aussi terrible que cette vengeance animée et sanglante. Sa défaite était lavée et sa politique satisfaite. L’islamisme, ce despote effrayant de l’Asie, était anéanti. Trois cent mille guerriers turcs étaient morts dans cette bataille de Jérusalem, et la Turquie avait cessé d’exister avec eux. Du côté des Français, c’est à peine si quinze cents hommes avaient été mis hors de combat. Au milieu de la vapeur du sang et comme pour s’en enivrer encore, l’armée s’exalta en actions de grâce ; ils s’écriaient que la main de Dieu les avait assistés : Napoléon le crut peut-être aussi lui-même. L’Asie occidentale fut frappée de la même pensée à cette nouvelle ; elle vit que le règne de Mahomet était fini, et que le nouveau prophète Buonaberdi, comme elle l’appelait, était venu de l’occident.