Napoléon et la conquête du monde/II/07

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H.-L. Delloye (p. 284-288).

CHAPITRE VII.

RUINES DE PALMYRE.



Ce n’est qu’en Orient que l’on peut travailler en grand, disait souvent Napoléon. Cette vieille mère des peuples, l’Asie, est toujours la reine du monde. Tout a été ou est grand chez elle : sa population, son étendue, ses monuments, ses catastrophes. Le souverain de l’Europe lui-même ne venait imposer sa monarchie de conquérant qu’après les monarchies des Assyriens, des Perses et des Romains, qu’après les conquêtes d’Alexandre, de Gengiskan et de Tamerlan ; mais il venait à son tour clore cette série de conquêtes en faisant déborder sur l’Asie la monarchie française et napoléonienne, plus puissante que toutes les autres, et il est utile, avant de le suivre plus loin, d’arrêter quelques instants les regards sur ce qu’était alors la puissance de Napoléon en Asie.

Conquérant de l’Arabie et de l’Asie mineure, suzerain de la Russie d’Asie et de la Sibérie, maître, par la réunion des colonies anglaises et hollandaises, de l’Hindoustan, il ne se trouvait plus en dehors de sa domination que la moitié de ce continent, la Perse, l’empire chinois, la Tartarie et l’Inde au-delà du Gange.

Tous ces états furent conquis successivement, et, on peut le dire, sans de grands travaux. Deux années écoulées depuis la bataille de Jérusalem suffirent à compléter l’entier succès de l’expédition. Des volumes d’histoire suffiraient à peine à décrire les merveilles de ces deux années ; pour moi, je déclare que je n’aspire pas à reproduire ici tant de détails. Il était plus facile à l’empereur de vaincre qu’il ne l’est à son historien d’écrire, et ce rude meneur laissait bientôt et loin derrière lui l’histoire, qui, accablée de fatigue, ne pouvait le suivre.

Et, comme Plutarque l’a dit dans sa biographie d’Alexandre de Macédoine, ce Napoléon du vieil âge :

« Je prierai mes lecteurs de ne pas me faire un crime si, au lieu de raconter en détail toutes ces actions célèbres, je me contente d’en rapporter en abrégé la plus grande partie… Qu’il me soit plutôt permis de pénétrer jusqu’aux signes de l’âme, afin d’y saisir les traits les plus marqués du caractère, et de peindre d’après ces signes la vie de ce grand homme, en laissant à d’autres le détail des combats et des actions éclatantes. »

Je suis de l’avis du bon Plutarque, et disposé à l’imiter.

On remarqua le soin que prit l’empereur de détourner son armée des lieux les plus illustrés par les victoires d’Alexandre ; il semblait les éviter au contraire ; les champs de bataille d’Issus et d’Arbelles (ou plutôt de Gangamelle) furent laissés loin de sa route, et la curiosité de ses généraux ne put être satisfaite.

La réunion de savants qui suivait son expédition le supplia de traverser les ruines de Palmyre et de Balbek. Il consentit avec d’autant plus de facilité à cette demande, que sa propre pensée était de diriger la marche de l’armée sur les côtes de la mer, afin de retrouver et d’accompagner la flotte européenne, qui avait reçu des ordres à cet égard.

On assure que cette mystérieuse solitude de Palmyre frappa son esprit d’étonnement ; il fut surpris en contemplant cette forêt de colonnes s’élevant tout-à-coup dans le désert, ces palais magnifiques encore reconnaissables, et ces débris gigantesques dans un lieu où ne respirait pas même un débris de peuple ; il vit que les ruines durent plus que les nations, et que les traditions s’écroulent quelquefois avant les pierres.

On sait à peine l’histoire de Palmyre. Placée pendant quelque temps dans le désert comme une halte de commerce entre le golfe Persique et la Méditerranée, tant que les négociants y avaient consenti, elle avait vécu une des villes les plus florissantes du monde, avec ses temples, ses portiques, ses avenues de colonnades sans terme, ses héros, sa reine et ses philosophes ; et quand le commerce, cette abstraction capricieuse sur la terre, l’eut abandonnée avec mépris, comme il a fait de Babylone, de Tyr, de Carthage et de Venise, il se trouva que Palmyre devint un cadavre sans mouvement et sans bruit, mais conservant encore l’attitude admirable de sa vie passée.

Les savants recueillirent avec avidité les dessins et des fragments de ses monuments. Ce fut encore un des fruits inestimables de cette conquête que la description des ruines de Palmyre et de Balbek, qui, publiée depuis à Paris et à Londres, diffère en quelques points de la première description publiée à Londres, en 1753, par Robert Wood.

Soit que Napoléon voulût donner du repos à son armée, soit qu’il voulût laisser grandir dans l’Asie, encore inconquise, les merveilleuses nouvelles de la bataille de Jérusalem et de la destruction du culte de Mahomet, il se plut à ralentir sa marche vers la Perse. On savait aussi que de grandes armées se réunissaient dans le nord de l’Hindoustan, et peut-être mesurait-il dans ses retards le temps déjà prévu où se combinerait la jonction de toutes ses forces militaires.

Ainsi, pendant que l’Inde portait vers ses frontières septentrionales des armées françaises, que les flottes de l’empire s’échelonnaient depuis le golfe Persique jusque dans la mer de Chine, que des armées feudataires russes s’approchaient de la Tartarie indépendante, et que l’Asie centrale respirait à peine en se voyant ainsi enveloppée de tous côtés, l’empereur, ayant traversé le désert et ses ruines, s’avança avec son armée vers Bagdad, qui se soumit, conquise même avant d’être aperçue, et, ayant gagné l’Euphrate, il descendit le fleuve jusqu’à la ville d’Hilla.