Napoléon et la conquête du monde/II/11

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H.-L. Delloye (p. 313-320).

CHAPITRE XI.

LA CHASSE AU LION.



Napoléon fut lui-même, dans cette campagne, exposé à un très-grand danger, lorsque, dans les premiers jours de septembre 1822, étant à Caboul, il voulut prendre part à la chasse au lion, qui est plus commune à cette époque.

À l’orient de Caboul s’étend une plaine large, entrecoupée de bois et de taillis. Ce fut là qu’un lion ayant été signalé, l’empereur, accompagné de quelques aides-de-camp et d’une troupe considérable de chasseurs afghans, commença à le poursuivre.

Napoléon, accablé de si grands travaux, avait peu de loisir pour se livrer à la chasse, mais quand il le pouvait, il le faisait avec une activité tenant de l’enthousiasme ; c’était là son jeu favori, et la pensée de chasser le roi des animaux relevait ce plaisir et lui donnait quelque chose de plus neuf et de plus grand.

À trois lieues de la ville, des rugissements terribles apprirent que les chiens étaient sur les traces du lion. Aussitôt, les chasseurs, qui jusque-là avaient battu la plaine avec précaution, se portèrent en avant ; mais l’empereur, entraîné par son ardeur, se précipita au plus grand galop de son cheval, et laissant derrière lui ses compagnons qui ne pouvaient le suivre, entra dans la forêt, où il fut bientôt seul, et perdu de vue par les siens.

Cependant le lion furieux traversait à bonds énormes la plaine et les bosquets dont elle était coupée ; les coups de carabine et de fusil qui ne l’atteignaient pas ne faisaient qu’irriter sa rage ; il avait déchiré les chiens qui s’étaient le plus pressés sur ses traces, et ayant fait d’immenses détours, il avait mis les autres en défaut, et n’entendant plus leurs aboiements ni les coups de feu, il s’était embusqué dans une partie éloignée des bois, où, près d’une masse de rochers, il se reposait haletant, la crinière soulevée, les yeux et la gueule en sang.

Tout-à-coup le retentissement des pas d’un cheval se fait entendre, un cavalier entre rapidement dans le bois et se dirige vers le rocher.

C’était Napoléon.

Aussi près du lion, seul et dans cet extrême péril, l’empereur saisit le moment où d’un bond il se précipitait sur lui, et l’ajustant avec le plus grand sang-froid, il lui tira son coup de fusil ; mais la balle traversa la crinière sans blesser l’animal, qui, furieux, se jeta en deux autres bonds sur le cheval de l’empereur, et lui enfonçant ses ongles dans la poitrine, le renversa déchiré et mourant. L’empereur avait aussi été renversé, mais, se dégageant promptement, et conservant le calme de son esprit dans cette position dangereuse, il se retira, en marchant à reculons, vers les mêmes rochers d’où le lion était parti, afin de s’y adosser lui-même et l’attendre.

Pendant cette manœuvre, le lion assouvissait sa furie sur le malheureux cheval ; il lui avait ouvert la poitrine, lui déchirait les flancs avec ses griffes, et baignait sa langue de feu dans le sang brûlant de la victime. Et cependant, sans l’abandonner, il suivait de l’œil la marche lente et assurée de Napoléon, qui se retirait et examinait de son côté avec la plus grande attention les moindres mouvements de son terrible adversaire.

Il venait d’atteindre le rocher et de s’y appuyer, lorsque le lion quitta le cheval qui venait d’expirer, se releva, dressant la tête, hérissant la crinière, poussa un seul mais effroyable rugissement, et s’élança à pleins bonds vers Napoléon, qui tira son épée de chasse pour le recevoir.

Cette arme était inutile, sans aucun doute, et l’empereur l’ayant aussitôt compris, la jeta loin de lui, au moment même où quelques pas le séparaient à peine du lion.

Mais au lieu d’une épée, il le frappa de son regard, il asséna sur ses yeux toute l’énergie et la fixité de sa vue ; leurs deux regards s’enfoncèrent, pour ainsi dire, l’un dans l’autre, sans se quitter, et sans que de ces quatre paupières aucune se baissa.

À ce regard de fer le lion bondit surpris, il se dressa sur lui-même, et rugit affreusement. Cependant, comme si sa marche était paralysée, et qu’une puissance inattendue vînt tout-à-coup lui commander, il s’arrêta, écumant de rage et de confusion, devant Napoléon, qui l’oppressait de cette singulière force, l’abattant de cette vue dont il n’avait jusqu’ici abattu que des hommes.

Napoléon vit que le charme avait réussi, et que le lion reconnaissait le pouvoir ; alors il s’appliqua à donner à ses yeux la fascination et la douceur séduisante qu’il savait si bien y faire succéder.

Le lion, toujours pendant à ce regard, y répondit par un mugissement plus sourd ; il avait baissé sa tête qu’il appuyait sur ses pattes, et s’étant couché comme en arrêt devant l’empereur, il épiait sans doute le moment où ses yeux se détourneraient pour dévorer sa victime.

Mais Napoléon n’était pas homme à céder dans cette lutte. Il ne voulut pas se contenter de ce premier succès, mais le poursuivre jusqu’au bout. Tour à tour maîtrisé et adouci par ses regards, le lion parut de plus en plus se calmer et s’affaiblir. Sa crinière s’affaissait sur son cou, le sang disparaissait de ses yeux, sa langue, amollie, se balançait comme celle d’un chien haletant, et rafraîchissait les feux de ses lèvres, et se penchant de plus en plus, il se coucha tout entier à terre, et appuya sa tête énorme sur ses pattes, dont il ne faisait plus apparaître les griffes redoutables.

Alors Napoléon crut le moment venu ; il s’avança d’un pas ferme vers le lion, qui releva vivement la tête ; mais les yeux de l’empereur, incessamment fixés sur les siens, devinrent caressants et comme voluptueux : l’animal tressaillait de plaisir sous ces regards, et l’empereur n’était plus qu’à quelques pas, lorsqu’il vint à lui, agitant sa queue en signe de joie, et balançant ses flancs avec tendresse, puis, étant enfin parvenu jusqu’à ses pieds, il s’enroula autour de lui, se coucha sur le dos, étendit ses pattes énormes en l’air, se jouant avec l’une des mains de Napoléon, qui trempait l’autre dans les rudes tresses de sa crinière.

Ils restèrent ainsi pendant quelque temps, comme deux anciens amis. Napoléon, ne se fiant pas trop à cette affection subite, n’en était pas moins embarrassé et ne savait comment se retirer et terminer cette scène ; mais, le noble lion semblait avoir tout oublié ; son œil, devenu jaune et humide, se fermait à moitié et regardait doucement l’empereur ; il jouait comme un jeune chat avec son compagnon, et ses pattes veloutées et sans griffes se raidissaient et s’étendaient sur lui avec amour.

C’eût été un merveilleux spectacle à contempler que cette union et ces jeux si étranges.

Enfin, Napoléon, après quelques instants, se crut assez maître de l’animal pour se lever et l’appeler à lui. Le lion le suivit tranquillement et la tête basse, comme un chien fidèle, et tous deux sortirent du bois où cette scène s’était passée.

Tout n’était pas fini cependant, et l’empereur craignait avec raison de rencontrer sur son chemin les chasseurs dont le bruit et le tumulte eussent réveillé la fureur de l’animal.

Le hasard permit que la première personne qui s’offrit à ses regards fut un domestique qui, désarçonné par un écart de son cheval, cherchait à pied l’empereur. Napoléon, lui montrant le lion, lui fit signe d’approcher sans manifester de crainte. Cet homme, stupéfait, obéit, et le lion, l’ayant regardé un instant, détourna la tête, et ne parut plus s’en occuper.

Le domestique annonça que les chasseurs s’étaient réunis à quelque distance, attendant l’empereur et très-inquiets de sa disparition. Napoléon le renvoya en lui disant de leur apprendre que le lion s’était soudainement apprivoisé, et en ordonnant à tous de quitter leurs chevaux et de le rejoindre à pied et en silence.

Peu de temps après, les chasseurs et les Asiatiques, obéissant à ses ordres, arrivèrent sans bruit. Le lion, toujours caressé par l’empereur, le pressait de sa tête, et ne s’effrayait pas de ces nouveau-venus, tant il avait mis sa confiance dans son ami. Il marchait donc au milieu de tous ; mais, comme on venait d’atteindre la sommité d’une petite colline qui masquait un village, à la vue des habitations, aux cris des enfants et au tumulte qui s’y faisait entendre, le lion releva sa tête avec fierté. Sa crinière se souleva de nouveau, et, se détachant rudement de la main qui le caressait encore, d’un seul bond il renversa deux Asiatiques, et, en quelques secondes, il avait disparu à l’horizon, sans avoir fait de mal et sans avoir été poursuivi, car Napoléon avait protégé par sa défense la retraite de son noble ami.

On revint à Caboul, et tous restèrent stupéfaits quand Napoléon raconta cette scène merveilleuse, et les Asiatiques, qui commençaient à croire que Napoléon était un dieu, se demandaient entre eux : « Est-ce donc à un homme que les lions obéissent ! »