Napoléon et la conquête du monde/II/21
CHAPITRE XXI.
AJACCIO.
L’entrée de l’empereur dans la capitale de l’Europe surpassa encore en pompe et en enthousiasme tout ce qu’on avait vu jusque-là, et il y aurait de la témérité à essayer de raconter ce que ceux qui en ont été témoins croient à peine eux-mêmes.
Parmi les hommages qui vinrent se verser à ses pieds, et que les peuples et les rois s’efforçaient de rendre plus dignes de lui, Napoléon distingua surtout celui des habitants de sa ville natale, de ses compatriotes, des Français d’Ajaccio.
Tous s’étaient réunis en une immense députation, tous sans qu’aucun eût manqué ; les femmes, vêtues uniformément en blanc avec des ceintures tricolores, étaient précédées par les hommes, les enfants venaient ensuite, et sur des chars qui suivaient étaient les vieillards, les malades et ceux qui ne pouvaient marcher à côté de leurs concitoyens, afin que tous fussent présents à cette réunion.
Le jardin des Tuileries était rempli de cette population. L’empereur descendit du palais et les reçut sur les degrés du pavillon de l’Horloge, et le colonel Fesch, maire d’Ajaccio, et parent de Napoléon, s’étant avancé de quelques pas, se prosterna avec respect et prononça ce discours :
« Nous venons aussi apporter à votre majesté les hommages et le tribut de respect et d’enthousiasme des habitants de notre ville, de votre ville d’Ajaccio.
« Ajaccio, sire, était trop glorieuse d’avoir vu naître votre majesté dans son sein, pour qu’elle ne songeât pas à le manifester au monde par une grande décision.
« Sire, nous avons décidé que personne à l’avenir ne pourrait plus naître où vous avez vu le jour.
« Nous avons tous abandonné nos habitations et détruit notre ville ; en ce moment nos frères des autres villes de Corse élèvent ces ruines volontaires en une haute pyramide qui portera au ciel et aux temps à venir le témoignage de notre résolution.
« Au pied de cette pyramide on lira ces mots :
« Sire, il vous aurait fallu voir cette joie unanime avec laquelle nous quittâmes les maisons de nos pères ! avec quel enthousiasme nous assistions à leur destruction ! Il n’y avait qu’une pensée, la vôtre, qui absorbait toutes les autres en enthousiasme et en amour.
« Sire, pendant que nous sommes tous à Paris, nos frères de Corse nous rebâtissent une autre ville, auprès de celle que nous avons fièrement et librement sacrifiée, et nous demandons à votre majesté qu’elle accorde à cette cité nouvelle le nom de Napoléon. »
L’empereur ne répondit pas d’abord, mais une larme brilla dans ses yeux. Il embrassa avec effusion le colonel Fesch, et s’écria à haute voix : « Mes amis ! mes compatriotes ! je voudrais vous embrasser tous. »
En ce moment les rangs des habitants d’Ajaccio se rompirent, et ils se précipitaient aux pieds de l’empereur qui traversait cette foule avec un attendrissement qu’il ne pouvait plus maîtriser.
Il leur dit encore : « Vous m’avez donné une ville, je vous en donnerai une autre, et elle sera digne de vous et de mon nom, que je lui donne. »
À ses ordres rapidement exécutés, la nouvelle Ajaccio, nommée Napoléon, s’éleva comme par un prodige, et au bout de quelque temps tous ses habitants quittèrent la France, comblés de faveurs et de présents de l’empereur, et entrèrent dans cette ville que Napoléon avait fait construire à ses frais et avec la plus grande magnificence.
Depuis cette époque Napoléon parut réconcilié avec la Corse, qu’il avait semblé oublier ou méconnaître jusque-là ; mais ce grand témoignage de l’amour de ses compatriotes réveilla en lui les sentiments les plus vifs, et la Corse fut désormais une de ses provinces qu’il chérissait le plus.