Napoléon le Petit/1/VII

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Napoléon le Petit/1
Napoléon le PetitOllendorftome 7 (p. 24-29).


vii.
POUR FAIREE SUITE AUX PANÉGYRIQUES.

Il a réussi. Il en résulte que les apothéoses ne lui manquent pas. Des panégyristes, il en a plus que Trajan. Une chose me frappe pourtant, c’est que dans toutes les qualités qu’on lui reconnaît depuis le 2 décembre, dans tous les éloges qu’on lui adresse, il n’y a pas un mot qui sorte de ceci : habileté, sang-froid, audace, adresse, affaire admirablement préparée et conduite, instant bien choisi, secret bien gardé, mesures bien prises. Fausses clefs bien faites. Tout est là. Quand ces choses sont dites, tout est dit, à part quelques phrases sur la « clémence », et encore est-ce qu’on n’a pas loué la magnanimité de Mandrin qui, quelquefois, ne prenait pas tout l’argent, et de Jean l’Écorcheur qui, quelquefois, ne tuait pas tous les voyageurs !

En dotant M. Bonaparte de douze millions, plus quatre millions pour l’entretien des châteaux, le Sénat, doté par M. Bonaparte d’un million, félicite M. Bonaparte d’avoir « sauvé la société », à peu près comme un personnage de comédie en félicite un autre d’avoir « sauvé la caisse ».

Quant à moi, j’en suis encore à chercher, dans les glorifications que font de M. Bonaparte ses plus ardents apologistes, une louange qui ne conviendrait pas à Cartouche et à Poulailler après un bon coup ; et je rougis quelquefois, pour la langue française et pour le nom de Napoléon, des termes, vraiment un peu crus et trop peu gazés et trop appropriés aux faits, dans lesquels la magistrature et le clergé félicitent cet homme pour avoir volé le pouvoir avec effraction de la Constitution et s’être nuitamment évadé de son serment.

Après que toutes les effractions et tous les vols dont se compose le succès de sa politique ont été accomplis, il a repris son vrai nom ; chacun alors a reconnu que cet homme était un monseigneur. C’est M. Fortoul[1], disons-le en son honneur, qui s’en est aperçu le premier.

Quand on mesure l’homme et qu’on le trouve si petit, et qu’ensuite on mesure le succès et qu’on le trouve si énorme, il est impossible que l’esprit n’éprouve pas quelque surprise. On se demande : comment a-t-il fait ? On décompose l’aventure et l’aventurier, et, en laissant à part le parti qu’il tire de son nom et certains faits extérieurs dont il s’est aidé dans son escalade, on ne trouve au fond de l’homme et de son procédé que deux choses : la ruse et l’argent.

La ruse : nous avons caractérisé déjà ce grand côté de Louis Bonaparte, mais il est utile d’y insister.

Le 27 novembre 1848, il disait à ses concitoyens dans son manifeste :

« Je me sens obligé de vous faire connaître mes sentiments et mes principes. Il ne faut pas qu’il y ait d’équivoque entre vous et moi. Je ne suis pas un ambitieux… Élevé dans les pays libres, à l’école du malheur, je resterai toujours fidèle aux devoirs que m’imposeront vos suffrages et les volontés de l’Assemblée.

« Je mettrai mon honneur à laisser, au bout de quatre ans, à mon successeur, le pouvoir affermi, la liberté intacte, un progrès réel accompli. »

Le 31 décembre 1849, dans son premier message à l’Assemblée, il écrivait : « Je veux être digne de la confiance de la nation en maintenant la Constitution que j’ai jurée. » Le 12 novembre 1850 dans son second message annuel à l’Assemblée il disait : « Si la Constitution renferme des vices et des dangers, vous êtes tous libres de les faire ressortir aux yeux du pays ; moi seul, lié par mon serment, je me renferme dans les strictes limites qu’elle a tracées. » Le 4 septembre de la même année, à Caen, il disait : « Lorsque partout la prospérité semble renaître, il serait bien coupable, celui qui tenterait d’en arrêter l’essor par le changement de ce qui existe aujourd’hui. » Quelque temps auparavant, le 22 juillet 1849, lors de l’inauguration du chemin de fer de Saint-Quentin, il était allé à Ham, il s’était frappé la poitrine devant les souvenirs de Boulogne, et il avait prononcé ces paroles solennelles :

« Aujourd’hui qu’élu par la France entière je suis devenu le chef légitime de cette grande nation, je ne saurais me glorifier d’une captivité qui avait pour cause l’attaque contre un gouvernement régulier.

« Quand on a vu combien les révolutions les plus justes entraînent de maux après elles, on comprend à peine l’audace d’avoir voulu assumer sur soi la terrible responsabilité d’un changement ; je ne me plains donc pas d’avoir expié ici, par un emprisonnement de six années, ma témérité contre les lois de ma patrie, et c’est avec bonheur que, dans ces lieux mêmes où j’ai souffert, je vous propose un toast en l’honneur des hommes qui sont déterminés, malgré leurs convictions, à respecter les institutions de leur pays. »

Tout en disant cela, il conservait au fond de son cœur, et il l’a prouvé depuis, à sa façon, cette pensée écrite par lui dans cette même prison de Ham : « Rarement les grandes entreprises réussissent du premier coup.[2] »

Vers la mi-novembre 1851, le représentant F…[3], élyséen, dînait chez M. Bonaparte :

— Que dit-on dans Paris et à l’Assemblée ? demanda le président au représentant.

— Hé, prince !

— Eh bien ?

— On parle toujours…

— De quoi ?

— Du coup d’État.

— Et l’Assemblée, y croit-elle ?

— Un peu, prince.

— Et vous ?

— Moi, pas du tout.

Louis Bonaparte prit vivement les deux mains de M. F…, et lui dit avec attendrissement :

— Je vous remercie, monsieur F…, vous, du moins, vous ne me croyez pas un coquin !

Ceci se passait quinze jours avant le 2 décembre.

À cette époque, et dans ce moment-là même, de l’aveu du complice Maupas, on préparait Mazas.

L’argent : c’est là l’autre force de M. Bonaparte.

Parlons des faits prouvés juridiquement par les procès de Strasbourg et de Boulogne.

À Strasbourg, le 30 octobre 1836, le colonel Vaudrey, complice de M. Bonaparte, charge les maréchaux des logis du 4e régiment d’artillerie de « partager entre les canonniers de chaque batterie deux pièces d’or ».

Le 5 août 1840, dans le paquebot, nolisé par lui, la Ville d’Edimbourg, en mer, M. Bonaparte appelle autour de lui les soixante pauvres diables, ses domestiques, qu’il avait trompés en leur faisant accroire qu’il allait à Hambourg en excursion de plaisir ; il les harangue du haut d’une de ses voitures accrochées sur le pont, leur déclare son projet, leur jette leurs déguisements de soldats, et leur donne à chacun cent francs par tête ; puis il les fait boire. Un peu de crapule ne gâte pas les grandes entreprises. — « J’ai vu, a dit devant la cour des pairs le témoin Hobbs[4], garçon de barre, j’ai vu dans la chambre beaucoup d’argent. Les passagers me paraissaient lire des imprimés… Les passagers ont passé toute la nuit à boire et à manger. Je ne faisais rien autre chose que de déboucher des bouteilles et servir à manger. » Après le garçon de barre, voici le capitaine. Le juge d’instruction demande au capitaine Crow : « Avez-vous vu les passagers boire ? » Crow : « Avec excès ; je n’ai jamais vu semblable chose[5]. » On débarque, on rencontre le poste de douaniers de Vimereux. M. Louis Bonaparte débute par offrir au lieutenant de douaniers une pension de douze cents francs. Le juge d’instruction : « N’avez-vous pas offert au commandant du poste une somme d’argent s’il voulait marcher avec vous ? » Le prince : « Je la lui ai fait offrir, mais il l’a refusée.[6] » On arrive à Boulogne. Ses aides de camp – il en avait dès lors — portaient suspendus à leur cou des rouleaux de fer-blanc pleins de pièces d’or. D’autres suivaient avec les sacs de monnaie à la main[7]. On jette de l’argent aux pêcheurs et aux paysans en les invitant à crier : vive l’empereur ! « Il suffit de trois cents gueulards », avait dit un des conjurés[8]. Louis Bonaparte aborde le 42e, caserné à Boulogne. Il dit au voltigeur Ceorges Kœhly : « Je suis Napoléon ; vous aurez des grades et des décorations. » Il dit au voltigeur Antoine Gendre : « Je suis le fils de Napoléon ; nous allons à l’hôtel du Nord commander un dîner pour moi et pour vous. » Il dit au voltigeur Jean Meyer : Vous serez bien payés ; il dit au voltigeur Joseph Mény : Vous viendrez à Paris, vous serez bien payés[9]. Un officier à côté de lui tenait à la main son chapeau plein de pièces de cinq francs qu’il distribuait aux curieux, en disant : « Criez vive l’empereur ! [10]» Le grenadier Geoffroy, dans sa déposition, caractérise en ces termes la tentative faite sur sa chambrée par un officier et par un sergent, du complot : « Le sergent portait une bouteille, et l’officier avait le sabre à la main. » Ces deux lignes, c’est tout le 2 décembre.

Poursuivons :

« Le lendemain, 17 juin, le commandant Mésonan, que je croyais parti, entre dans mon cabinet, annoncé toujours par mon aide de camp. Je lui dis : Commandant, je vous croyais parti. – Non, mon général, je ne suis pas parti. J’ai une lettre à vous remettre. – Une lettre ! et de qui ? – Lisez, mon général.»

« Je le fais asseoir ; je prends la lettre ; mais, au moment de l’ouvrir, je m’aperçois que la suscription portait : À M. le commandant Mésonan. Je lui dis : Mais, mon cher commandant, c’est pour vous, ce n’est pas pour moi. – Lisez, mon général ! » J’ouvre la lettre et je lis :

« Mon cher commandant, il est de la plus grande nécessité que vous voyiez de suite le général en question ; vous savez que c’est un homme d’exécution et sur qui on peut compter. Vous savez aussi que c’est un homme que j’ai noté pour être un jour maréchal de France. Vous lui « offrirez 100,000 francs de ma part, et vous lui demanderez chez quel banquier ou chez quel notaire il veut que je lui fasse compter 300,000 francs, dans le cas où il perdrait son commandement.»

« Je m’arrêtai, l’indignation me gagnant ; je tournai le feuillet, et je vis que la lettre était signée : Louis-Napoléon. »

… « Je remis cette lettre au commandant, en lui disant que c’était un parti ridicule et perdu. »

Qui parle ainsi ? le général Magnan. Où ? en pleine cour des pairs. Devant qui ? Quel est l’homme assis sur la sellette, l’homme que Magnan couvre de « ridicule », l’homme vers lequel Magnan tourne sa face « indignée » ? Louis Bonaparte.

L’argent, et avec l’argent l’orgie, ce fut là son moyen d’action dans ses trois entreprises, à Strasbourg, à Boulogne, à Paris. Deux avortements, un succès. Magnan, qui se refusa à Boulogne, se vendit à Paris. Si Louis Bonaparte avait été vaincu le 2 décembre, de même qu’on avait trouvé sur lui, à Boulogne, les cinq cent mille francs de Londres, on aurait trouvé à l’Élysée les vingt-cinq millions de la Banque.

Il y a donc eu en France, il faut en venir à parler froidement de ces choses, en France, dans ce pays de l’épée, dans ce pays des chevaliers, dans ce pays de Hoche, de Drouot et de Bayard, il y a eu un jour où un homme, entouré de cinq ou six grecs politiques, experts en guets-apens et maquignons de coups d’État, accoudé dans un cabinet doré, les pieds sur les chenets, le cigare à la bouche, a tarifé l’honneur militaire, l’a pesé dans un trébuchet comme denrée, comme chose vendable et achetable, a estimé le général un million et le soldat un louis, et a dit de la conscience de l’armée française : cela vaut tant.

Et cet homme est le neveu de l’empereur.

Du reste, ce neveu n’est pas superbe ; il sait s’accommoder aux nécessités de ses aventures, et il prend facilement et sans révolte le pli quelconque de la destinée. Mettez-le à Londres, et qu’il ait intérêt à complaire au gouvernement anglais, il n’hésitera point, et de cette même main qui veut saisir le sceptre de Charlemagne, il empoignera le bâton du policeman. Si je n’étais Napoléon, je voudrais être Vidocq.

Et maintenant la pensée s’arrête.

Et voilà par quel homme la France est gouvernée ! Que dis-je, gouvernée ? possédée souverainement !

Et chaque jour, et tous les matins, par ses décrets, par ses messages, par ses harangues, par toutes les fatuités inouïes qu’il étale dans le Moniteur, cet émigré, qui ne connaît pas la France, fait la leçon à la France ! et ce faquin dit à la France qu’il l’a sauvée ! Et de qui ? d’elle-même ! Avant lui la providence ne faisait que des sottises ; le bon Dieu l’a attendu pour tout remettre en ordre ; enfin il est venu ! Depuis trente-six ans il y avait en France toutes sortes de choses pernicieuses : cette « sonorité », la tribune ; ce vacarme, la presse ; cette insolence, la pensée ; cet abus criant, la liberté ; il est venu, lui, et à la place de la tribune il a mis le sénat ; à la place de la presse, la censure ; à la place de la pensée, l’ineptie ; à la place de la liberté, le sabre ; et de par le sabre, la censure, l’ineptie et le sénat, la France est sauvée ! Sauvée, bravo ! et de qui, je le répète ? d’elle-même ; car, qu’était-ce que la France, s’il vous plaît ? c’était une peuplade de pillards, de voleurs, de jacques, d’assassins et de démagogues. Il a fallu la lier, cette forcenée, cette France, et c’est M. Bonaparte Louis qui lui a mis les poucettes. Maintenant elle est au cachot, à la diète, au pain et à l’eau, punie, humiliée, garrottée, sous bonne garde ; soyez tranquilles, le sieur Bonaparte, gendarme à la résidence de l’Élysée, en répond à l’Europe ; il en fait son affaire ; cette misérable France a la camisole de force, et si elle bouge :… — Ah ! qu’est-ce que c’est que ce spectacle-là ? qu’est-ce que c’est que ce rêve-là ? qu’est-ce que c’est que ce cauchemar-là ? d’un côté une nation, la première des nations, et de l’autre un homme, le dernier des hommes, et voilà ce que cet homme fait à cette nation ! Quoi ! il la foule aux pieds, il lui rit au nez, il la raille, il la brave, il la nie, il l’insulte, il la bafoue ! Quoi ! il dit : il n’y a que moi ! Quoi ! dans ce pays de France où l’on ne pourrait pas souffleter un homme, on peut souffleter le peuple ! Ah ! quelle abominable honte ! chaque fois que M. Bonaparte crache, il faut que tous les visages s’essuient ! Et cela pourrait durer ! et vous me dites que cela durera ! non ! non ! non ! par tout le sang que nous avons tous dans les veines, non ! cela ne durera pas ! Ah ! si cela durait, c’est qu’en effet il n’y aurait pas de Dieu dans le ciel, ou qu’il n’y aurait plus de France sur la terre !

  1. Le premier rapport adressé à M. Bonaparte, et où M. bonaparte est qualifié Monseigneur, est signé Fortoul
  2. Fragments historiques
  3. Flandrin
  4. Cours des pairs. Dépositions des témoins, p.94.
  5. Cours des pairs. Dépositions des témoins, p.75 ; voir aussi les pages 81,88 et 94.
  6. Cour des pairs. Interrogatoire des inculpés, p.13.
  7. Cour des pairs.Dépositions des témoins, p. 103, 185, etc.
  8. « Le président : — Prévenu de Querelles, les enfants qui criaient ne sont-ils pas les trois cents gueulards que vous demandez dans une lettre ? (Procès de Strasbourg.) »
  9. Cour des pairs. Déposition des témoins, p. 143,156, et 158.
  10. Cour des pairs.. Dépositions des témoins, témoin Febvre, voltigeur, p. 142.