Napoléon le Petit/2/XI

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Napoléon le PetitOllendorftome 7 (p. 56-61).


xi.
RÉCAPITULATION.

Mais on nous dit : n’allez-vous pas un peu loin ? n’êtes-vous pas injuste ? concédez-lui quelque chose. N’a-t-il pas dans une certaine mesure, « fait du socialisme » ? Et l’on remet sur le tapis le crédit foncier, les chemins de fer, l’abaissement de la rente, etc.

Nous avons déjà apprécié ces mesures à leur juste valeur ; mais en admettant que ce soit là du « socialisme », vous seriez simples d’en attribuer le mérite à M. Bonaparte. Ce n’est pas lui qui fait du socialisme, c’est le temps.

Un homme nage contre un courant rapide ; il lutte avec des efforts inouïs, il frappe le flot du poing, du front, de l’épaule et du genou. Vous dites : il remontera. Un moment après, vous le regardez, il a descendu. Il est beaucoup plus bas dans le fleuve qu’il n’était au point de départ. Sans le savoir et sans s’en douter, à chaque effort qu’il fait, il perd du terrain. Il s’imagine qu’il remonte, et il descend toujours. Il croit avancer et il recule. Crédit foncier, comme vous dites, abaissement de la rente, comme vous dites, M. Bonaparte a déjà fait plusieurs de ces décrets que vous voulez bien qualifier de socialistes, et il en fera encore. M. Changarnier eût triomphé au lieu de M. Bonaparte, qu’il en eût fait. Henri V reviendrait demain, qu’il en ferait. L’empereur d’Autriche en fait en Galicie et l’empereur Nicolas en Lithuanie. En somme et après tout, qu’est-ce que cela prouve ? que ce courant qui s’appelle Révolution est plus fort que ce nageur qui s’appelle Despotisme.

Mais ce socialisme même de M. Bonaparte, qu’est-il ? Cela, du socialisme ? je le nie. Haine de la bourgeoisie, soit ; socialisme, non. Voyez, le ministère socialiste par excellence, le ministère de l’agriculture et du commerce, il l’abolit. Que vous donne-t-il en compensation ? le ministère de la police. L’autre ministère socialiste, c’est le ministère de l’instruction publique. Il est en danger. Un de ces matins on le supprimera. Le point de départ du socialisme, c’est l’éducation, c’est l’enseignement gratuit et obligatoire, c’est la lumière. Prendre les enfants et en faire des hommes, prendre les hommes et en faire des citoyens ; des citoyens intelligents, honnêtes, utiles, heureux. Le progrès intellectuel d’abord, le progrès moral d’abord, le progrès matériel ensuite. Les deux premiers progrès amènent d’eux-mêmes et irrésistiblement le dernier. Que fait M. Bonaparte ? il persécute et étouffe partout l’enseignement. Il y a un paria dans notre France d’aujourd’hui, c’est le maître d’école.

Avez-vous jamais réfléchi à ce que c’est qu’un maître d’école, à cette magistrature où se réfugiaient les tyrans d’autrefois comme les criminels dans un temple, lieu d’asile ? avez-vous jamais songé à ce que c’est que l’homme qui enseigne les enfants du pauvre ? Vous entrez chez un charron, il fabrique des roues et des timons ; vous dites c’est un homme utile ; vous entrez chez un tisserand, il fabrique de la toile ; vous dites : c’est un homme précieux ; vous entrez chez un forgeron, il fabrique des pioches, des marteaux, des socs de charrue ; vous dites : c’est un homme nécessaire ; ces hommes, ces bons travailleurs, vous les saluez. Vous entrez chez un maître d’école, saluez plus bas ; savez-vous ce qu’il fait ? il fabrique des esprits.

Il est le charron, le tisserand et le forgeron de cette œuvre dans laquelle il aide Dieu : l’avenir.

Eh bien ! aujourd’hui, grâce au parti prêtre régnant, comme il ne faut pas que le maître d’école travaille à cet avenir, comme il faut que l’avenir soit fait d’ombre et d’abrutissement, et non d’intelligence et de clarté, voulez-vous savoir de quelle façon on fait fonctionner cet humble et grand magistrat, le maître d’école ? Le maître d’école sert la messe, chante au lutrin, sonne vêpres, range les chaises, renouvelle les bouquets devant le sacré cœur, fourbit les chandeliers de l’autel, époussette le tabernacle, plie les chapes et les chasubles, tient en ordre et en compte le linge de la sacristie, met de l’huile dans les lampes, bat le coussin du confessionnal, balaye l’église et un peu le presbytère ; le temps qui lui reste, il peut, à la condition de ne prononcer aucun de ces trois mots du démon, Patrie, République, Liberté, l’employer, si bon lui semble, à faire épeler l’A, B, C aux petits enfants.

M. Bonaparte frappe à la fois l’enseignement en haut et en bas ; en bas pour plaire aux curés, en haut pour plaire aux évêques. En même temps qu’il cherche à fermer l’école de village, il mutile le Collège de France. Il renverse d’un coup de pied les chaires de Quinet et de Michelet. Un beau matin, il déclare, par décret, suspectes les lettres grecques et latines, et interdit le plus qu’il peut aux intelligences le commerce des vieux poëtes et des vieux historiens d’Athènes et de Rome, flairant dans Eschyle et dans Tacite une vague odeur de démagogie. Il met d’un trait de plume les médecins, par exemple, hors l’enseignement littéraire, ce qui fait dire au docteur Serres : Nous voilà dispensés par décret de savoir lire et écrire.

Impôts nouveaux, impôts somptuaires, impôts vestiaires ; nemo audeat comedere præter duo fercula cum potagio ; impôt sur les vivants, impôt sur les morts, impôt sur les successions, impôt sur les voitures ; impôt sur le papier, bravo, hurle le parti bedeau, moins de livres ! impôt sur les chiens, les colliers payeront ; impôt sur les sénateurs, les armoiries payeront. Voilà qui va être populaire ! dit M. Bonaparte en se frottant les mains. C’est l’empereur socialiste, vocifèrent les affidés dans les faubourgs ; c’est l’empereur catholique, murmurent les béats dans les sacristies. Qu’il serait heureux, s’il pouvait passer ici pour Constantin et là pour Babeuf ! Les mots d’ordre se répètent, l’adhésion se déclare, l’enthousiasme gagne de proche en proche, l’école militaire dessine son chiffre avec des bayonnettes et des canons de pistolet, l’abbé Gaume et le cardinal Gousset applaudissent, on couronne de fleurs son buste à la halle, Nanterre lui dédie des rosières, l’ordre social est décidément sauvé, la propriété, la famille et la religion respirent, et la police lui dresse une statue.

De bronze ?

Fi donc ! c’est bon pour l’oncle.

De marbre ! tu es Pietri et super hanc pietram œdificabo effigiem meam[1].

Ce qu’il attaque, ce qu’il poursuit, ce qu’ils poursuivent tous avec lui, ce sur quoi ils s’acharnent, ce qu’ils veulent écraser, brûler, supprimer, détruire, anéantir, est-ce ce pauvre homme obscur qu’on appelle instituteur primaire ? est-ce ce carré de papier qu’on appelle un journal ? est-ce ce fascicule de feuillets qu’on appelle un livre ? est-ce cet engin de bois et de fer qu’on appelle une presse ? non, c’est toi, pensée, c’est toi, raison de l’homme, c’est toi, dix-neuvième siècle, c’est toi, Providence, c’est toi, Dieu !

Nous qui les combattons, nous sommes « les éternels ennemis de l’ordre » ; nous sommes, car ils ne trouvent pas encore que ce mot soit usé, des démagogues.

Dans la langue du duc d’Albe, croire à la sainteté de la conscience humaine, résister à l’inquisition, braver le bûcher pour sa foi, tirer l’épée pour sa patrie, défendre son culte, sa ville, son foyer, sa maison, sa famille, son Dieu, cela se nommait la gueuserie ; dans la langue de Louis Bonaparte, lutter pour la liberté, pour la justice, pour le droit, combattre pour la cause du progrès, de la civilisation, de la France, de l’humanité, vouloir l’abolition de la guerre et de la peine de mort, prendre au sérieux la fraternité des hommes, croire au serment juré, s’armer pour la constitution de son pays, défendre les lois, cela s’appelle la démagogie.

On est démagogue au dix-neuvième siècle comme on était gueux au seizième.

Ceci étant donné que le dictionnaire de l’Académie n’existe plus, qu’il fait nuit en plein midi, qu’un chat ne s’appelle plus un chat et que Baroche ne s’appelle plus un fripon, que la justice est une chimère, que l’histoire est un rêve, que le prince d’Orange est un gueux et le duc d’Albe un juste, que Louis Bonaparte est identique à Napoléon le Grand, que ceux qui ont violé la Constitution sont des sauveurs et que ceux qui l’ont défendue sont des brigands, en un mot, que l’honnêteté humaine est morte, soit ! Alors j’admire ce gouvernement. Il va bien. Il est modèle en son genre. Il comprime, il réprime, il opprime, il emprisonne, il exile, il mitraille, il extermine, et même il « grâcie » ! il fait de l’autorité à coups de canon et de la clémence à coups de plat de sabre.

A votre aise, répètent quelques braves incorrigibles de l’ex-parti de l’ordre, indignez-vous, raillez, flétrissez, conspuez, cela nous est égal ; vive la stabilité ! tout cet ensemble constitue, après tout, un gouvernement solide.

Solide ! nous nous sommes déjà expliqués sur cette solidité.

Solide ! je l’admire, cette solidité. S’il neigeait des journaux en France seulement pendant deux jours, le matin du troisième jour on ne saurait plus où M. Louis Bonaparte a passé.

N’importe, cet homme pèse sur l’époque entière, il défigure le dix-neuvième siècle, et il y aura peut-être dans ce siècle deux ou trois années sur lesquelles, à je ne sais quelle trace ignoble, on reconnaîtra que Louis Bonaparte s’est assis là.

Cet homme, chose triste à dire, est maintenant la question de tous les hommes.

A de certaines époques dans l’histoire, le genre humain tout entier, de tous les points de la terre, fixe les yeux sur un lieu mystérieux d’où il semble que va sortir la destinée universelle. Il y a eu des heures où le monde a regardé le Vatican : Grégoire VII, Léon X, avaient là leur chaire ; d’autres heures où il a contemplé le Louvre : Philippe Auguste, Louis IX, François Ier, Henri IV, étaient là ; Saint-Just : Charles-Quint y songeait ; Windsor : Elisabeth la Grande y régnait ; Versailles : Louis XIV, entouré d’astres, y rayonnait ; le Kremlin : on y entrevoyait Pierre le Grand ; Potsdam : Frédéric II s’y enfermait avec Voltaire… Aujourd’hui, baisse la tête, histoire, l’univers regarde l’Élysée !

Cette espèce de porte bâtarde, gardée par deux guérites peintes en coutil, à l’extrémité du faubourg Saint Honoré, voilà ce que contemple aujourd’hui, avec une sorte d’anxiété profonde, le regard du monde civilisé !… Ah ! qu’est-ce que c’est que cet endroit d’où il n’est pas sorti une idée qui ne fût un piège, pas une action qui ne fût un crime ? Qu’est-ce que c’est que cet endroit où habitent tous les cynismes avec toutes les hypocrisies ? Qu’est-ce que c’est que cet endroit où les évêques coudoient Jeanne Poisson dans l’escalier, et, comme il y a cent ans, la saluent jusqu’à terre ; où Samuel Bernard rit dans un coin avec Laubardemont ; où Escobar entre donnant le bras à Gusman d’Alfarache ; où, rumeur affreuse, dans un fourré du jardin l’on dépêche, dit-on, à coups de bayonnette, des hommes qu’on ne veut pas juger ; où l’on entend un homme dire à une femme qui intercède et qui pleure : « Je vous passe vos amours, passez-moi mes haines ! » Qu’est-ce que c’est que cet endroit où l’orgie de 1852 importune et déshonore le deuil de 1815 ? où Césarion, les bras croisés ou les mains derrière le dos, se promène sous ces mêmes arbres, dans ces mêmes allées que hante encore le fantôme indigné de César !

Cet endroit, c’est la tache de Paris ; cet endroit, c’est la souillure du siècle ; cette porte, d’où sortent toutes sortes de bruits joyeux, fanfares, musiques, rires, chocs des verres, cette porte saluée le jour par les bataillons qui passent, illuminée la nuit, toute grande ouverte avec une confiance insolente, c’est une sorte d’injure publique toujours présente. Le centre de la honte du monde est là.

Ah ! à quoi songe la France ? Certes, il faut réveiller cette nation ; il faut lui prendre le bras, il faut la secouer, il faut lui parler ; il faut parcourir les champs, aller dans les villages, entrer dans les casernes, parler au soldat qui ne sait plus ce qu’il a fait, parler au laboureur qui a une gravure de l’empereur dans sa chaumière et qui vote tout ce qu’on veut à cause de cela ; il faut leur ôter le radieux fantôme qu’ils ont devant les yeux ; toute cette situation n’est autre chose qu’un immense et fatal quiproquo ; il faut éclaircir ce quiproquo, aller au fond, désabuser le peuple, le peuple des campagnes surtout, le remuer, l’agiter, l’émouvoir, lui montrer les maisons vides, lui montrer les fosses ouvertes, lui faire toucher du doigt l’horreur de ce régime-ci. Ce peuple est bon et honnête. Il comprendra. Oui, paysan, ils sont deux, le grand et le petit, l’illustre et l’infâme, Napoléon et Naboléon !

Résumons ce gouvernement.

Qui est à l’Élysée et aux Tuileries ? le crime. Qui siège au Luxembourg ? la bassesse. Qui siège au palais Bourbon ? l’imbécillité. Qui siège au palais d’Orsay ? la corruption. Qui siège au palais de justice ? la prévarication. Et qui est dans les prisons, dans les forts, dans les cellules, dans les casemates, dans les pontons, à Lambessa, à Cayenne, dans l’exil ? la loi, l’honneur, l’intelligence, la liberté, le droit.

Proscrits, de quoi vous plaignez-vous ? vous avez la bonne part.



  1. On lit dans une correspondance bonapartiste :

    « La commission nommée par les employés de la préfecture de police a estimé que le bronze n’était pas digne de reproduire l’image du Prince : c’est en marbre qu’elle sera taillée ; c’est sur le marbre qu’on la superposera. L’inscription suivante sera incrustée dans le luxe et la magnificence de la pierre : « Souvenir du serment de fidélité au prince-président, prêté par les employés de la préfecture de police, le 20 mai 1852, entre tes mains de M. Piétri, préfet de police. »

    « Les souscriptions entre les employés, dont il a fallu modérer le zèle, seront ainsi réparties : chef de division, 10 francs ; chef de bureau, 6 francs ; employés à 1800 francs d’appointements, 3 francs ; à 1500 francs d’appointements, 2 fr. 50 ; – enfin à 1200 francs d’appointements, 2 francs. On calcule que cette souscription s’élèvera à plus de 6000 francs. »