Napoline/Chapitre IV

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Poésies complètesLibrairie Nouvelle (p. 140-143).



                         CHAPITRE IV


                               
     EXPLICATIONS : LE CŒUR, LE MONDE ET L’ARGENT

Voilà, grâces au ciel, mon poème achevé !
Mais, faut-il dire enfin ce qu’il vous a prouvé ? —
Oui, — dût-on accuser mes vers de vieillerie, —
J’èn conviens, cètte histoire est une allégorie.

Napoline mourante est le Génie — éteint,
Énervé par le monde, en ses élans contraint :
Sous un châle de l’Inde ayant ployé ses ailes,
Sous un chapeau d’HERBAUT cachant les étincelles
Qui trahissent l’orgueil de son front lumineux ;
C’est un ange — étouffant, sous des fleurs et des nœuds,
Les sublimes rayons de la sainte auréole ;
C’est Corinne — tombée au pied du Capitole,
Tombée avant.la gloire et morte avant l’amour ;


Morte pour avoir vu le monde en son vrai jour ;
C’est une noble vie — en un temps d’égoïsme,
Une grande pensée — avortée en sophisme ;
C’est, en un mot, l’enfant d’un héros, d’un vainqueur,
Élevée en naissant par un fat joli-cœur.

Voici pour Napoline.
                               Oh ! quant à la duchesse,
N’allez pas voir en elle une illustre princesse,
Ni madame de R***, ni madame de T…
Ce que j’ai peint en elle est la Société,
Telle que je l’ai vue, et telle qu’on la trouve ;
Belle quand elle fuit, — laide quand on l’éprouve ;
Squelette bien vêtu, mannequin coloré,
Frêle idole de bois dans un temple doré ;
Beauté de convenance, affreuse sans toilette ;
Femme qui gagnerait à n’être que coquette ;
Souper de comédie, au dessert de carton ;
Fruits de Florence, en marbre, — et roses de Batton ;
Nature d’opéra, vertu de mélodrame ;
Ne donnant rien aux arts, rien à l’esprit, à l’âme,
Abreuvant de dégoûts ses plus chers favoris…
Voilà comme j’ai vu le monde de Paris.

L’Héritière — n’est pas un portrait équivoque
En elle, j’ai montré le vrai dieu de l’époque,
L’Argent ! —qui rend l’esprit et le courage nuls,
Qui change le génie et l’amour en calculs ;
L’Argent ! la providence ou plutôt la ressource
De l’univers ! Dieu saint ! dont le temple est la Bourse.
Dans ce temple superbe ouvert à son pouvoir,
Le prêtre est un banquier, l’autel est un comptoir,
Et le parquet bruyant est le saint tabernacle,
Dont un agent de change est le sublime oracle.

À la voix argentine on nous voit courir tous.
L’Argent fait nos talents, dénature nos goûts :
Tel eût représenté Socrate, Achille, Horace,
D’un infirme au pouvoir dessine la grimace ;
Tel eût fait pour l’autel des psaumes en latin,
Flétrit son bon curé du nom de calotin ;
Tel eût été flatteur du tyran sous l’Empire,
Se fait flatteur du peuple, et bâcle une satire.
De l’argent du libraire ils sont tous envieux ;
Et puis la médisance — est ce qu’on vend le mieux.

Lui seul fait tous les frais de notre politique :
L’Europe est un bazar, Paris une boutique.
À l’Argent notre orgueil lui-même est immolé ;
Ce que coûte l’honneur est bientôt calculé.
C’est le budget et non l’honneur que l’on consulte.
Quarante millions !… pour venger une insulte,
Ah ! vraiment, c’est trop cher ! — Et l’on courbe le front :
Pour garder son argent, on garde son affront,
Et l’on supporte en paix l’arrogance ennemie…
Par lâcheté ?… Non pas, — mais par économie.

Enfin, dans ce jeune homme au cœur noble, bien né,
À de bas sentiments par son siècle entraîné,
Dans Alfred — j’ai montré ce qu’on est dans le monde,
Quand on veut que la mode ou l’argent vous seconde.
Hélas ! dès qu’on y rêve un brillant avenir,
Il faut se faire avare et vain pour parvenir ;
Car il faut de l’argent, beaucoup d’argent, pour être
Quelque chose à Paris, — et se faire connaître ;
Et, comme Alfred, chacun sacrifie à l’argent
Les rêves de son cœur, d’un cœur même exigeant.
Comme lui, pour briller, à de vaines chimères
On immole ses goûts, ses vertus les plus chères  : —


Puis, lorsqu’on est blasé sur tant de vanité,
Lorsque de ces plaisirs on voit la nudité,
Quand on sait que ce jeu ne satisfait personne,
Que le monde jamais ne rend ce qu’on lui donne…
Sur le passé l’on jette un douloureux regard…
Aux premiers vœux du cœur on revient, — mais trop tard !

Oh ! si chacun faisait ce que j’ai fait moi-même,
Si l’on osait donner sa vie à ce qu’on aime,
On n’éprouverait point de regrets… de remord !
Car c’est un crime aussi que de tromper le sort :
Qu’une femme sans cœur vive pour la parure,
Elle a raison, — et suit l’instinct de sa nature :
Qu’un franc ambitieux, aspirant au pouvoir,
Se,fasse intéressé, — fort bien, c’est son devoir ;
Mais qu’on se fasse ingrat avec une âme tendre,
C’est une impiété que je ne puis défendre.

En tout il faut agir avec égalité ;
Au monde il faut donner ses talents, sa gaîté,
Mais son âme… jamais. — Ah ! je lui rends justice :
Il ne demande pas ce cruel sacrifice ;
Et même s’il vous voit sacrifier vos goûts
À ses lois, — le premier il se moque de vous.
J’aime le monde, moi, — mais ma philosophie
Au dieu des vanités jamais ne sacrifie.
Et si ce monde, un jour, m’a prêté son appui,
C’est que — sans le blesser — je n’ai rien fait pour lui.
J’ai bravé la Fortune… elle m’a visitée ;
Je l’accueille gaîment, sans l’avoir invitée ;
Mais j’aime… et de mon cœur seul je subis la loi.

Vous que le monde ennuie et trompe, — imitez-moi.


Paris, 1833.