Narcisse (Sand)/III

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Narcisse (1858)
Calmann Lévy (p. 55-76).
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III


Nous descendîmes la ruelle qui séparait les derrières du café de ceux du couvent, et Narcisse sonna résolûment à une petite porte. Le guichet s’ouvrit, et un vieux domestique, portier et jardinier, nous demanda ce que nous voulions. Narcisse resta court, et je fus forcé de répondre pour lui que M. Narcisse Pardoux et un de ses amis demandaient à mademoiselle d’Estorade un moment d’entretien particulier. Le vieillard prit un air fort étonné, accompagné d’une expression de doute sur la réponse qu’il aurait à nous rendre. Puis, s’étant fait répéter la demande, comme s’il eût eu peine à en croire ses oreilles sur un fait aussi insolite, il referma le guichet en disant :

— Je vas toujours dire la chose à la demoiselle.

— Vous verrez qu’elle ne nous recevra pas ! me dit Narcisse, du ton dont il eût dit : « Pourvu qu’elle n’ait pas la fantaisie de nous recevoir ! »

Il avait peur ; la sueur lui coulait du front.

On nous laissa dans la rue cinq minutes, qui lui parurent un siècle. Enfin, le portier ouvrit la double porte, et nous dit :

— Si ces messieurs veulent se donner la peine d’entrer, la demoiselle les attend au parloir.

Évidemment, le bonhomme était enchanté de n’avoir pas à faire la désagréable commission d’un refus.

— Ça va donc bien, père Bondois ? lui dit Narcisse, qui, par je ne sais quelle habitude de voisinage, souvenir d’enfance ou mouvement nerveux inexplicable, lui serra la main en passant.

— Vous me faites honneur, monsieur Narcisse, répondit le père Bondois : ça va comme vous voyez. J’étais votre voisin de campagne ; à présent, je suis votre voisin de ville. On ne se voit pas plus souvent pour ça, encore que l’on demeure porte à porte. Moi, je ne sors quasiment jamais en ville. Mais je me rappelle bien le temps où l’on se voyait tous les jours, où votre sœur Louise était toujours au château ! Ah ! c’est grand dommage qu’elle soit morte, mademoiselle Louise ! C’était la grande camarade à la demoiselle. Dame ! il fallait les voir ensemble, là-bas, à Estorade ! L’une qui riait tout fort, l’autre qui riait tout doux ; car la demoiselle, encore que petite enfant, n’a jamais été bien terrible !

En babillant ainsi, le père Bondois nous avait conduits au parloir, à travers de petits corridors voûtés, d’un style Louis XII assez remarquable. C’était la partie ancienne du couvent. Le parloir était du même temps, fort petit, mais très-bien conservé et heureusement nettoyé sans aucune couche de badigeon.

Ce cadre caractérisé me disposa peut-être à trouver mademoiselle d’Estorade plus agréable que je ne m’y étais attendu. Malgré ma première impression, qui avait été assez sympathique pour sa physionomie, les dédains d’Albany pour la bossue et la manière dont Narcisse lui-même parlait de sa tournure, m’avaient influencé malgré moi, et je m’étais préparé à la voir laide ou ridicule de près.

Ce fut tout le contraire. Dès le premier coup d’œil, je reconnus que mademoiselle d’Estorade n’était nullement bossue. Elle était mince et voûtée, il est vrai ; mais, en dépit de sa vilaine robe plate, trop serrée sur sa poitrine et coupée trop carrément sur ses épaules, ses mouvements et même son attitude portée en avant avaient je ne sais quelle grâce touchante qui ne parlait pas aux sens, mais à l’esprit.

Elle était fort petite et fort maigre, mais avec de petits os ; diaphane, et non anguleuse. Il eût fallu bien peu d’art, une simple robe aisée et formant quelques plis droits, pour donner à son corps la ténuité élégante d’une statuette de madone byzantine.

Elle était blonde, et elle avait, disait-on, coupé la plus magnifique chevelure dorée qui ait jamais orné la tête d’une femme, pour ensevelir la sienne sous un béguin plissé, recouvert d’une voilette de crêpe noir nouée sous le menton, en attendant, disait-on encore, le voile d’étamine qu’elle était résolue à prendre en prononçant des vœux éternels.

Ses mains, couvertes à demi par de grosses mitaines tricotées, et ses pieds, chaussés de petits sabots de jardin, me parurent effilés et un peu trop longs. Dans sa figure aussi, il y avait des lignes qui rappelaient le type des personnes contrefaites, car on pouvait dire qu’elle était une bossue manquée ; mais si bien manquée en tant que bossue, qu’il en restait une personne frêle, souple, et d’un charme inexprimable.

Sa taille s’était comme affaissée à l’âge où les jeunes filles sortent, soit en guêpe, soit en papillon, soit en sauterelle, de l’étroite et mystérieuse chrysalide de l’enfance. Avec un peu de soin et d’attention, on l’eût aisément redressée. Mais sa mère était trop dévote pour songer à l’avantage des agréments extérieurs, et Juliette elle-même, dépourvue de coquetterie et de personnalité, s’était abandonnée sans résistance à une sorte d’étiolement prématuré.

Telle qu’elle était, et peut-être même à cause du problème que renfermait ce mélange d’imperfection et de charme, elle m’impressionna vivement. Elle ne ressemblait à personne. Sa voix avait une douceur inouïe, et un léger accent provincial prenait chez elle tant de mélodie que sa parole ressemblait à un chant. Son front avait une pureté exquise, et, bien qu’elle eût perdu la fraîcheur de la jeunesse (elle ne l’avait peut-être jamais eue), la candeur étonnante de son regard et de son sourire lui donnait, par moments, l’air d’un enfant. Quant à ses yeux, leur limpidité extraordinaire, leur expression de bonté chaste et confiante eussent suffi pour la rendre belle. Son regard est resté toujours dans ma mémoire comme une céleste lumière.

Elle nous reçut d’abord avec une extrême timidité, sans lever les yeux sur nous, sans savoir même lequel de nous deux était Narcisse, son ancien compagnon d’enfance. Il lui arriva même plus d’une fois de nous répondre : Oui, madame, et de se reprendre vite pour articuler avec effort ce mot de monsieur que ses lèvres semblaient avoir oublié.

Narcisse était encore plus embarrassé qu’elle. Il tournait son chapeau dans ses mains, et quel chapeau monumental ! Il n’osait s’asseoir, bien qu’on eût placé là des chaises à notre intention, et, tout à coup, il en prit une très-ancienne, très-haute et très-incommode, qui était contre la muraille, et sur laquelle, sans y être invité, il se percha, dans une contenance vraiment douloureuse.

Mademoiselle d’Estorade s’en aperçut, et prenant courage tout à coup, en personne chez qui l’obligeance et la bonté dominent toute répugnance, elle lui dit de sa voix douce, encore tremblante :

— Vous serez mal sur cette chaise, monsieur Pardoux. Prenez celle-ci, et dites-moi en quoi je puis vous obliger.

Narcisse fit de grands efforts pour établir clairement sa demande ; mais il s’embrouilla si bien, que mademoiselle d’Estorade lui dit :

— Pardon, mais je ne comprends pas… Il paraît que mon avoué s’est trompé, et qu’il vous a fait un préjudice en mon nom. Je le regrette beaucoup. J’ignorais que le terrain appartînt à monsieur votre père. On m’a toujours dit que c’était une dépendance du couvent. Cela me paraissait probable ; mais…

— Je ne réclame pas ! s’écria Narcisse ; je ne saurais prouver…

Il me regarda d’un air d’angoisse, et je dus prendre la parole pour exposer la requête amiable qui devait nous servir de prétexte.

Mademoiselle d’Estorade était devenue attentive ; elle s’était calmée et rassurée, bien qu’elle parût surprise et incertaine. Je crus voir qu’elle voulait s’en tirer d’une manière évasive et tant soit peu jésuitique, lorsqu’elle nous répondit :

— Permettez-moi de consulter notre avoué avant de vous répondre. Si ma propriété sur ce petit terrain n’est établie que par une usurpation commise à mon insu, et que M. Pardoux aurait eu la générosité de souffrir, me voilà prête à lui en faire l’abandon ; mais si, au contraire, le terrain a toujours appartenu à la communauté, je n’ai peut-être pas le droit de l’aliéner.

— La communauté, c’est vous ! reprit Narcisse, qui, de son côté, se remettait peu à peu. Le couvent a été vendu dans le temps comme bien national. Vous l’avez racheté depuis peu, restauré, utilisé ; personne n’a à vous en demander compte ; c’est votre bien, et je sais, par votre avoué lui-même, que vos religieuses n’ont rien à y prétendre.

Mademoiselle d’Estorade parut un peu embarrassée.

— C’est possible, dit-elle ; mais j’ai des devoirs envers mes sœurs. Je me suis engagée à leur assurer l’isolement, le repos, le silence, le cloître, en un mot. Que diraient-elles d’un voisinage qui me forcerait à murer tout un bâtiment dont elles peuvent avoir besoin ?

— Elles n’en ont pas grand besoin, à ce qu’il paraît, reprit Narcisse, puisque vous avez donné des ordres à l’architecte de la ville pour qu’il eût à murer et à condamner absolument les fenêtres de ce côté-là. Il m’a dit, hier, que, dans quinze jours, les ouvriers y seraient, et il aurait déjà dû les y mettre ; car nous voici à la fin d’août, et la bâtisse qu’on fait en septembre ne tient pas, dans nos pays, contre les gelées d’hiver.

Mademoiselle d’Estorade ne répondit rien, et Narcisse, qui, en somme, ne manquait pas de finesse, me regarda d’une façon expressive. Je compris qu’il m’ouvrait la porte pour le point délicat de l’entretien, et je pris la balle au bond.

— En effet, dis-je, sans m’adresser précisément ni à lui, ni à mademoiselle d’Estorade, l’étrange retard de ces travaux peut être fort préjudiciable, soit que le couvent les fasse exécuter en pure perte, soit que l’acquéreur du terrain se voie ajourné dans ses projets d’installation, par les dégâts qui en seront la suite.

— Je vois, dit mademoiselle d’Estorade en souriant, que monsieur est pressé de planter des espaliers et de récolter des abricots sur le mur de notre maison.

Et, comme si elle eût craint de manquer de charité en se permettant cette légère malice, elle abattit sur moi son beau regard plein de sympathique aménité.

J’affectai de répondre en futur propriétaire, carré, à idées fixes.

— Certes, mademoiselle, lui dis-je, si, par votre permission, j’obtiens de m’établir sur le terrain, je ne planterai aucun espalier contre le mur de la maison sans votre agrément.

— C’est donc vous, monsieur, reprit-elle avec enjouement, et se moquant un peu de moi en elle-même, qui tenez tant à voir nos fenêtres supprimées et vos possessions agrandies d’un terrain de cinq ou six mètres de largeur ? Vraiment, je serais désolée de vous contrarier pour si peu, d’autant plus que M. Narcisse, qui désire traiter avec vous, est un ancien ami de ma famille ; mais… il faudra absolument que je consulte la communauté sur ce point. Il est possible que ces dames ne veuillent point d’un si proche voisinage, quelque décent et tranquille qu’il puisse être.

— Oh ! s’écria Narcisse, si vous les consultez, vos dames, il y en a qui refuseront, j’en suis bien sûr !

— Vous reconnaissez donc que ma tolérance ne serait pas sans inconvénient pour elles ?

— Je le reconnais de reste, répondit-il avec l’aplomb d’un homme résolu à mettre le feu aux poudres.

Mais, quand mademoiselle d’Estorade lui demanda, avec un étonnement un peu froid, de s’expliquer, il perdit courage et me regarda pour m’appeler à son aide.

— M. Pardoux fait là, dis-je à mademoiselle d’Estorade, une petite indiscrétion. Il trahit malgré lui, pour les besoins de sa cause, un plaisant secret que je lui avais confié.

— Un plaisant secret, à propos de ma maison ? dit mademoiselle d’Estorade, qui devint rouge comme le feu.

— Plaisant ou grave, je l’ignore, et, puisque le mot de secret est lâché, c’est à vous, mademoiselle, à vous qui êtes, de fait, comme la supérieure ou la directrice de cette petite communauté, que nous devons le révéler. Une de vos sœurs, ou de vos dames, comme il vous plaira de les appeler, entretient une intrigue au dehors. Un homme que nous connaissons, Narcisse et moi, et qui n’est que trop connu dans le pays, vient apporter, le soir, des billets doux dans le chèvrefeuille de la palissade, et causer ensuite secrètement, le matin, avec une de vos recluses. Et, comme cet homme passe par-dessus ou par-dessous nos murs, qu’il marche sur nos plates-bandes, écrase nos giroflées, et, d’ailleurs, nous gêne considérablement par sa présence, vu que nous ne faisons pas de lui un cas énorme, je pense que le mieux est, pour nous, de vous avertir de ce petit scandale ; pour vous, de le faire cesser en murant brusquement portes et fenêtres sur ce terrain, que nous nous chargerons d’ailleurs de bien garder, si vous consentez à nous le vendre.

Mademoiselle d’Estorade était devenue pâle comme un lis ; un moment, je crus qu’elle allait s’évanouir, et Narcisse, souffrant de sa détresse, m’adressa, au lieu d’un regard d’admiration pour ma diplomatie, un regard de reproche pour ma cruauté.

Cependant, la pauvre fille surmonta ce moment de faiblesse, et, me regardant jusque dans l’âme, d’un air de pénétration extraordinaire :

— Qui a vu ce que vous dites là, monsieur ? me demanda-t-elle d’une voix brève et comme étouffée.

— Moi, madame, répondis-je avec assurance.

Elle se troubla de nouveau.

— Je vous crois, dit-elle ; mais avez-vous vu la personne ?

— J’ai vu les deux personnes : l’homme parfaitement, la femme nullement quant au visage. Il m’a semblé que c’était une religieuse. À coup sûr, c’était une femme qui venait là en cachette, qui sortait de votre enclos en se glissant dans le feuillage, et qui se baissait derrière la palissade.

Les traits de mademoiselle d’Estorade prirent une expression de douloureuse ironie contre elle-même, lorsqu’elle me fit, avec un effort désespéré, cette nouvelle question :

— Vous n’avez pas vu la figure de cette femme ; mais sa taille avait-elle quelque chose de particulier ?

— Je l’ignore, répondis-je ; j’ai vu sa robe noire et un grand chapeau de paille, voilà tout.

Je ne sais si, sur ce dernier point, je mentais avec aplomb, mais mademoiselle d’Estorade me parut un instant rassurée.

— Alors, reprit-elle, vous ne sauriez affirmer que ce fût une religieuse ? Ces dames ne portent pas de chapeau, même pour aller au jardin.

— Il se peut, dit Narcisse, que ce fût une de vos élèves, ou encore une ouvrière occupée dans l’établissement ; une des mille victimes de M. Albany le chanteur ! Ça nous est fort égal, à nous autres, qu’il en ait une de plus ou de moins ; mais, quand j’ai su la chose, j’ai trouvé que la limite entre votre enclos et le nôtre était un endroit mal choisi pour ses rendez-vous galants ; qu’il compromettait, par là, l’honneur de votre couvent en même temps qu’il abîmait mon jardin, et je me suis promis de le guetter avec un bon gourdin ou un bon fusil de chasse, pour le guérir de cette fantaisie.

Mademoiselle d’Estorade redevint pâle, et, oubliant tout à coup les dix années d’absence et de retraite qui séparaient le passé du présent, elle parla au cafetier comme elle lui eût parlé dans son enfance, à Estorade.

— Narcisse, dit-elle vivement, ne fais pas cela !

Elle rougit, et, se reprenant :

— Ne faites pas de scandale et n’accusez personne… Non, non, je ne dois pas le souffrir, je ne le souffrirai pas ! Aucune de mes religieuses, aucune de mes élèves ou même de mes ouvrières ne sera soupçonnée à ma place. C’est moi, moi seule que vous perdrez, si le cœur de l’un de vous, messieurs, et l’honneur de l’autre ne prennent pas ma défense. C’est moi qui ai été vue sous ce grand chapeau, derrière cette palissade. Oui, Narcisse, c’est moi, Juliette, votre amie d’enfance, qui ai reçu les billets et accepté les rendez-vous de M. Alban Gerbier le chanteur.

Elle parla ainsi debout avec une exaltation fébrile. Elle était héroïque ; car sa pudeur révoltée lui prit aussitôt à la gorge et au cœur, et elle retomba étouffée et comme pâmée sur sa chaise.

— Pauvre Juliette ! s’écria involontairement Narcisse.

Et il étendit la main, mais sans oser prendre la sienne, et il me dit avec angoisse :

— C’était pour son bien, mais nous lui avons fait de la peine et du mal !

J’étais ému et inquiet moi-même ; mais les pleurs vinrent au secours de mademoiselle d’Estorade, et nous les laissâmes couler quelques instants sans rien dire. Après quoi, nous lui jurâmes tous deux d’ensevelir ce secret au plus profond de nos consciences.

— Oui, oui, je le sais, répondit-elle en regardant Narcisse ; ce n’est pas vous qui me perdrez ! car je peux être perdue, moi qui n’ai pourtant rien à me reprocher. Je connais l’aversion des bourgeoises de ce pays pour la béguine, comme elles m’appellent aujourd’hui, pour la bossue, comme elles m’appelaient autrefois, quand je paraissais au milieu d’elles et que je n’avais pas encore renoncé ouvertement au mariage. Et les ennemis de la religion ! Comme ils triompheraient, s’ils pouvaient raconter une pareille aventure ! Quels sarcasmes, quels mépris, quels commentaires ! Ah ! vous le voyez ! ajouta-t-elle en se tournant vers moi, je suis lâche, je crains l’opinion ! Mais ce n’est pas par orgueil, sachez-le bien. Je ne sens pas de honte en moi-même, et, si mon humiliation était utile à quelqu’un, je remercierais Dieu de me l’infliger ; mais donner le mauvais exemple, et faire dire que nos couvents cachent des turpitudes, ah ! cela serait odieux. Ayez pitié de moi !

Nous lui fîmes des promesses si sérieuses, Narcisse et moi, que nous parvînmes à la tranquilliser.

— J’espère, lui dit le cafetier, que vous ne me croyez pas votre ennemi ! vous que ma mère et ma sœur aimaient tant, et qui avez fait tant de bien dans votre vie ! Ne soyez pas plus inquiète de mon ami que de moi-même. Je vous réponds de lui. Et à présent, demoiselle Juliette, gardez votre terrain et faites de la bâtisse ce que vous voudrez ; nous n’étions venus ici que pour vous avertir du danger. Ne parlez plus jamais à ce chanteur. Il a une autre maîtresse, il en a vingt autres, il en prend partout, et il ne se soucie d’aucune. Quant à vous, il ne vous aime pas ; il vous tirera de l’argent pour payer ses dettes, et ce sera tout ! Vous verrez que…

— Assez ! assez sur son compte ! dit mademoiselle d’Estorade avec une soudaine fermeté. Ce n’est pas lui qui est en cause, c’est moi seule ! Il faut que je prenne congé de vous. Voici l’heure de nos offices, et votre visite s’est prolongée au delà de la règle du couvent ; mais je veux vous revoir, je veux vous raconter tout ce que vous ignorez de moi. Je le dois, la vérité l’exige… Tenez, ici, cela est difficile ; mais ailleurs, à Estorade, par exemple ?

— Vous y allez donc encore quelquefois ? s’écria Narcisse. On disait que vous aviez fait le vœu de ne plus sortir !

— On s’est trompé ; je sors quand je veux ; rarement, il est vrai, et il y a bien longtemps que cela ne m’est arrivé ; mais je n’ai fait aucun vœu. Je n’ai point aliéné mes biens, et une visite à mes propriétés de campagne ne sera pas inutile. Quel jour voulez-vous nous y rencontrer ? Je sais que vous avez toujours là votre maison d’autrefois, la Folie-Pardoux ?

— Fixez le jour vous-même, demoiselle.

— Eh bien, le plus tôt possible.

— Demain ?

— Demain, soit ! Serez-vous libre ? ajouta Narcisse en s’adressant à moi.

— Je ne me crois pas nécessaire à cet entretien tout confidentiel, répondis-je. Je n’ai pas l’honneur d’être l’ami d’enfance de mademoiselle d’Estorade…

— Il faut que vous soyez mon ami, reprit-elle. Vous voyez, dans ce moment-ci, je ne suis pas fière. J’attends tout de vous. Eh bien, je n’ai pas de honte à vous le demander ; j’ai quelque espoir de vous en paraître plus digne quand je vous aurai raconté mon histoire. Viendrez-vous ?

Je saluai en signe d’assentiment respectueux. On convint de l’heure et du lieu de la rencontre, qui, pour les convenances, si redoutées en province, devait paraître amenée par le hasard.

— Allons ! dit Narcisse à Juliette en se retirant, vous nous pardonnez, n’est-ce pas, le chagrin… C’était pour vous sauver, voyez-vous ! Et, si vous ne m’en voulez pas, donnez-moi le bonsoir d’autrefois.

— La main ? dit mademoiselle d’Estorade avec un sourire de candeur triste et tranquille. Pas ici ; je ne le puis. Il y a des règlements que j’observe. Mais à Estorade, c’est différent : à Estorade, je suis libre, et je ne mettrai pas de sot scrupule à serrer la main d’un ami.

— À Estorade…, me dit Narcisse, rêveur, quand nous fûmes dans la rue.

— Eh bien, vous voilà heureux de revoir avec elle le pays de vos souvenirs ?

— Oui, oui, je le serais, si… Mais, voyez-vous, à Estorade, elle est libre, elle n’est plus religieuse ; elle y va quand elle veut ; elle n’a pas aliéné ses biens ; elle peut s’y rendre avec mystère et y serrer, dit-elle, sans scrupule, la main d’un ami… Tenez ! tenez ! tout cela veut dire qu’elle peut se marier, et qu’elle y songe ! Je suis bien sûr, à présent, qu’elle est aussi pure que l’enfant de quinze ans d’autrefois ; mais elle a une inclination qui est pire pour son bonheur qu’une intrigue. Elle veut épouser ce comédien ! Elle l’aime, en tout bien tout honneur, la pauvre fille ! Et lui, qui a besoin d’argent pour payer ses dettes, il la plantera là, ou la fera mourir de chagrin.

— Pourquoi ne pas supposer qu’il l’aime et qu’elle le sauvera ?

— Il ne l’aime pas ! Ne vous a-t-il pas dit qu’elle était vieille et bossue ?

— Il répétait ce que l’on dit d’elle, pour mieux cacher son secret ; mais il avait soin de dire qu’il ne l’avait jamais vue. D’ailleurs, vous-même, Narcisse, ne m’avez-vous point parlé de la même manière, et presque dans les mêmes termes ?

— Moi, moi, c’est différent ! Je ne suis pas amoureux ! Je puis dire ce qu’elle est sans lui faire injure !

— Ainsi, vous la trouvez incapable d’inspirer de l’amour ?

— Je n’en ai jamais eu pour elle ! Elle n’a jamais songé à m’en donner ; je ne lui dois rien de ce côté-là ; au lieu que lui, il faut qu’il l’aime comme elle est, ou qu’il la trompe indignement ; il n’y a pas de milieu.

Le raisonnement était juste.

— Nous saurons tout demain, lui dis-je ; prenez patience !

Le lendemain, nous louâmes une affreuse carriole et un assez bon petit cheval, qui, en trois quarts d’heure de trot, nous conduisit à la Folie-Pardoux, en vue très-rapprochée du manoir d’Estorade.

Le pays était charmant ; plusieurs coulées de petites gorges granitiques sillonnaient un vaste plateau élevé, couronné de groupes de beaux châtaigniers, et garni, sur ses versants, de jolis bois de hêtres et de bouleaux. Au fond de ces gorges qui se croisaient en nombreux méandres coulaient, ou plutôt bondissaient de charmants ruisseaux qui, en luttant contre les blocs de leur lit, se donnaient, de temps en temps, des airs de torrent. Mais, malgré ces aspérités et ces bruits, cette nature était riante et comme plongée dans un calme mystérieux.

Au fond de ces ravines, on trouvait l’ombrage frais et sombre de groupes d’arbres et de buissons semés au hasard et jusque dans le lit des ruisseaux. Là, les rochers noirâtres, baignés de l’écume blanche des eaux jaillissantes, et rayés de grands lierres pleins de grâce, offraient une suite de tableaux adorables, dans un cadre que l’œil embrassait sans effort. Les sinuosités des torrents vous forçaient à mille détours où chaque pas variait et embellissait les aspects. Si l’on gravissait les talus, parfois tourmentés et assez élevés, de ces ravines, on découvrait de vastes espaces d’une grande beauté, et la laide ville de la Faille, allumant au soleil, dans un lointain bleu, son clocher d’ardoises neuves, faisait, à son insu, le seul bon effet dont elle fût susceptible.

La Gouvre, ce ruisseau étroit, mais profond et toujours abondant, sur lequel nous fondions la principale espérance de nos usines futures, fournissait encore, malgré la sécheresse et le mauvais état des pelles, une eau limpide aux petits fossés du castel d’Estorade. Ce vieux manoir n’était pas d’une grande étendue. Son groupe de tourelles, resserré sur une plate-forme de rochers d’un beau ton et d’une belle forme, gagnait en hauteur le logement qu’il ne pouvait pas fournir en développement. Sa masse élancée plongeait d’interminables reflets dans l’eau tranquille des fossés, et de colossales vignes vierges grimpaient jusqu’aux fenêtres du premier étage.

Ce château se présentait, à mi-côte, en face de la maisonnette rose, à contrevents vert-pomme, que le père de Narcisse avait bâtie au versant opposé de la vallée, et décorée du nom quelque peu ambitieux de Folie-Pardoux. Il n’y avait rien d’excentrique dans cette demeure bourgeoise, assez confortable, dont l’aspect criard rentrait dans le goût classique de la localité. Je doute que, vue des fenêtres du château, elle offrît un accident agréable dans le paysage ; mais, tout au contraire, le château complétait la charmante vue que l’on avait des fenêtres de la Folie. Il avait l’air fier et mélancolique sous sa couleur sombre et son revêtement de feuillage ; et, précisément de ce côté-là, la Gouvre baignait de ses propres eaux limpides et hâtées son piédestal de granit.

Narcisse n’était pas artiste.

— Voyez, me dit-il, si ce n’est pas dommage de laisser abîmer comme ça une si belle bâtisse ! Car le château, bien que très-vieux, est très-solide encore, et les ouvriers du pays disent qu’il ne serait plus possible d’établir une construction comme ça dans un pareil endroit. Mais c’est trop négligé ! N’avait-elle pas le moyen de faire reblanchir ses tourelles et ses murailles, que voilà aussi noires que le roc ? Et toutes ces herbes, toutes ces branches folles qui dégradent les portes et fenêtres ! Qu’est-ce qu’il en coûterait pour arracher et couper tout ça ? C’est bien triste, n’est-ce pas, d’abandonner une belle propriété ? Et pour quoi ? pour qui ? Est-ce que ça lui sera compté dans le ciel, d’avoir quitté un endroit qu’elle aimait, pour habiter un couvent où son pauvre cœur n’a pas été plus en sûreté qu’ailleurs ?

Nous ne devions pas rendre visite à mademoiselle d’Estorade. Comme elle ne recevait jamais personne à la campagne, cela eût pu surprendre les gens du château et être répété à la ville. Conformément à l’accord fait avec elle, nous devions donc la rencontrer à la promenade, et Narcisse, prenant son fusil et sifflant son chien, passa le premier pour me conduire au lieu du rendez-vous.

Je le suivis pas à pas, dans un sentier très-difficile, en remontant la Gouvre dans la principale de ces longues ravines dont j’ai parlé. Plus nous avancions, plus le tableau devenait sauvage et le sol inculte. La gorge, en se rétrécissant, ne permettait plus à aucune culture, à aucun pâturage de s’établir sur ses flancs abrupts, et pourtant la riante et charmante fraîcheur de cette petite et lointaine solitude n’admettait pas d’idées sombres. Les truites sautillaient dans le ruisseau de cristal, les merles chantaient dans les taillis, et les martins-pêcheurs rasaient de leur vol, semblable à celui d’une flèche d’or, les roches humides et les petites flaques de sable fin et propre, où l’on ne voyait aucune empreinte de pas humains.

Nous marchions depuis près d’une heure, et le sentier n’existait presque plus. Nous posions le pied de pierre en pierre, sur le rivage, remontant les innombrables cascatelles de la Gouvre, ou nous dirigeant à travers les branches et les ronces, quand la rive, trop ardue, nous forçait de faire un petit crochet dans les bois jetés au flanc du ravin. La marche était assez fatigante, quelquefois même un peu dangereuse.

— Ah çà ! dis-je à mon compagnon, mademoiselle d’Estorade a pris un autre chemin, je pense, pour aller à ce rendez-vous ?

— Je le pense aussi, répondit-il. Autrefois elle était, non pas forte sur ses jambes, mais très-adroite de ses pieds : quand on a été élevé dans nos rocailles ! Mais elle doit avoir perdu l’habitude, depuis qu’elle s’est mise en cage. Il y a un autre chemin, par le haut, où elle a pu aller en voiture ou sur un âne.

Mais, au bout de quelques pas, Narcisse s’arrêta, en disant :

— Non ! elle a passé par ici ; voyez ! c’est la trace de son petit sabot qui est là sur le sable. C’est tout frais, elle ne doit pas être loin !

En effet, nous trouvâmes mademoiselle d’Estorade assise au bord de l’eau, sous un vieux chêne, dans une étroite prairie en pente que baignait le ruisseau apaisé, et qu’enfermaient, comme un sanctuaire, d’énormes blocs de rocher aux flancs coupés à pic. Des arbres superbes remplissaient de leurs masses sombres les déchirures de cette crête granitique, dont l’attitude rigide et l’austère nudité donnaient quelque chose d’imposant et même de religieux à la mystérieuse enceinte de verdure qu’elle protégeait.