Narcisse (Sand)/V

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Narcisse (1858)
Calmann Lévy (p. 99-123).
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V


Elle revint, en effet, et, reprenant son manuscrit, qui n’était pas terminé, elle nous dit :

— Le temps et le courage m’ont manqué pour écrire le reste ; je vais tâcher de vous le raconter.

— Eh bien, non, répondit Narcisse, il ne le faut pas. Cela me fait souffrir de vous voir devant nous comme à confesse. Nous ne sommes pas des curés, mordieu ! Vos secrets sont à vous. Répondez seulement à une question, demoiselle, et croyez que, si je me la permets, c’est parce que j’ai peur pour vous, et que… et que, ma foi ! je me souviens de l’amitié qu’il y avait autrefois entre nous ! Cela me ferait de la peine de vous voir malheureuse, et je crois que vous le serez diablement… Pardon ! je veux dire beaucoup, si…

— Achevez, Narcisse ; que supposez-vous ? que me demandez-vous ?

— Je suppose que… tant pis ! Je vous demande si vous pensez à épouser ce monsieur ?

— L’épouser, moi ? y songez-vous ? s’écria mademoiselle d’Estorade, surprise et troublée.

— Dame ! reprit Narcisse embarrassé, une fille comme vous… je veux dire une demoiselle de votre rang, avec tant de religion et d’honneur, ne peut pas voir autrement dans ces choses-là !

— Ces choses-là ? reprit en rougissant mademoiselle d’Estorade ; vous croyez que j’ai de l’amour pour Albany ?

— Dame ! pardonnez-moi. Si vous n’en avez point, c’est tant mieux ; mais vous paraissiez convenir hier…

— Hier, j’étais folle. Je me suis crue coupable en me voyant dévoilée… Coupable ! non, je ne le suis pas comme vous croyez… Pourtant, je devrais l’être beaucoup à mes propres yeux ! Tenez, tenez, il faut que je vous dise tout ; ne m’en empêchez pas, je m’en sens le courage aujourd’hui. Demain, je ne l’aurais peut-être plus.

» Quand Albany m’eut écrit la dernière de ces lettres, il arriva tout à coup à la Faille avec une troupe chantante, il y a de cela six semaines. Je refusai de le recevoir. J’avais espéré qu’il renoncerait à sa mauvaise vie ; je ne croyais pas à la déférence d’un homme qui se jouait ainsi de ses bonnes résolutions, et qui demandait les conseils de l’amitié pour ne pas les suivre. Dans ma vie oisive, au point de vue de la personnalité, j’avais, j’en conviens, subi une sorte de charme et goûté un plaisir qui ressemblait, si j’ose ainsi parler, à un amusement sérieux, en recevant ses lettres.

» Nous autres recluses, nous ne savons rien du cœur humain, et, quand nous avons passé dix ans à oublier la vie de relations et à nous sentir étrangères à la société, nous n’avons guère sujet, convenez-en, de nous méfier de nous-mêmes. On nous représente toujours comme des âmes en peine, dévorées de regrets, d’ennuis, de rêves funestes. Je crois bien que le cloître a caché des larmes, étouffé des victimes ; mais ces temps ne sont plus. On ne force plus personne à s’immoler, on ne sacrifie plus les filles pour établir leurs frères. Les lois ne ratifient plus les vœux éternels. Toute religieuse qui regrette sa liberté peut invoquer le droit inaliénable et retourner au monde, à la société, à la famille.

» Pour moi qui n’avais pas pris d’engagements, même temporaires, je n’avais aucun sujet de m’exalter, et vous avez vu que mon caractère et mes habitudes d’esprit ne m’y portaient pas. Je n’éprouvais aucun ennui : je n’en avais pas le temps. Ce n’est donc pas un besoin d’aimer une personne infortunée plus qu’une autre qui m’intéressait à Albany. Mais, dans ce hasard qui nous avait rapprochés, et dans cette confiance que j’avais peut-être acquis le droit d’avoir en moi-même, je n’ai pas songé à me défendre d’un certain attrait que son éloquence, son esprit et ses talents m’avaient inspiré. Je faisais plus de cas d’une âme si bien douée que de celle du premier venu, et, si j’avais pu la ramener de ses erreurs et la rendre à Dieu et à ses devoirs, j’aurais été contente et un peu glorieuse peut-être.

» J’eus donc quelque tristesse de le voir retombé si bas, car le docteur Fourchois, en m’apprenant ses nouveaux succès sur le petit théâtre de notre ville, m’apprit qu’il était plus que jamais livré au désordre et à la folie ; qu’il passait sa vie à jouer et à se moquer de tout ; enfin, qu’il vivait maritalement avec une actrice sans l’aimer, sans la protéger et sans s’abstenir d’autres intrigues plus fâcheuses encore. Tout cela me fit du mal et me causa une grande honte. Je rougissais d’avoir cru à quelque chose de bon dans cette malheureuse nature. Je priais pour elle et ne sentais pas l’espoir d’être exaucée. Enfin, j’éprouvais une peine singulière, et je désirais de ne plus entendre jamais parler de lui.

» Il fit alors tout au monde pour me voir, malgré moi. Il se présenta dix fois au couvent, et deux soirs de suite, à minuit, je l’entendis chanter sous la terrasse de notre enclos. Il y revint, dans le jour, comme par hasard. Il prodiguait là, en plein air, les plus doux trésors de sa belle voix, au risque de la perdre. Mes religieuses étaient ravies de l’entendre, et voulaient m’emmener au jardin pour l’écouter de plus près. Je m’y refusai. Il m’écrivit des billets fort exaltés ; je ne répondis pas. Je pensais le décourager : je voulais que tout fût fini entre nous.

» Il y a trois jours, une circonstance puérile détruisit le fruit de ma prudence et de ma volonté. Une fauvette avait son nid dans le jasmin de ma fenêtre. Je protégeais la petite couvée, je m’y intéressais. Un coup de vent d’orage dérangea le nid, et un des petits tomba de branche en branche, jusqu’à terre, sans se faire de mal. Je courus pour le ramasser, mais ses petites ailes le portaient déjà. Il se sauva sur un arbre, tomba encore, se releva et franchit le mur qui sépare notre jardin du petit enclos que vous me réclamiez hier, et que je suis prête, maintenant, Narcisse, à vous abandonner.

— Merci, demoiselle ! dit Narcisse, mais j’y tiens comme à un fétu. Donc, le petit fauveteau ?…

— M’inquiétait d’autant plus, dit mademoiselle d’Estorade en souriant à travers un certain malaise, que votre jardin est fréquenté par des chats qui font un grand vacarme toute la nuit. Je courus chercher la clef de cette fatale porte que je n’aurais jamais dû franchir, et je ne retrouvai pas le fugitif, mais bien Albany, qui se promenait tranquillement chez vous, fumant un cigare et gesticulant un rôle tout le long de l’allée qui suit la palissade.

» Je me retirai sans paraître le voir ; mais il m’avait vue, lui. Il s’élança et faillit briser le treillage pour me retenir ; et, comme je ne voulais pas qu’il portât la main sur moi, et que, d’ailleurs, fuir devant lui me paraissait d’une bégueule ridicule, je lui parlai pour lui dire que je ne voulais plus avoir aucune relation avec lui. Je lui montrai même un mécontentement assez sec de l’insistance qu’il mettait à se faire admettre à mon parloir malgré ma défense, et sans se soucier des propos ridicules qui pourraient en résulter pour lui comme pour moi.

» Il s’accusa et me témoigna un repentir violent. Si je lui retirais mon amitié ou du moins ma pitié, il était perdu. Il ne lui restait plus personne au monde. Il était de nouveau brouillé avec sa famille. Son père, ne pouvant l’amener à ses fins, l’avait, disait-il, chassé, presque maudit. Il parlait même de se tuer, tant il était malheureux, isolé sur la terre, découragé de la vie.

» Je l’engageai alors à s’expliquer tout de suite et en peu de mots. Cela lui était impossible. Il avait des aveux embarrassants à faire. Je n’osais rester un instant de plus dans ce jardin où l’on pouvait nous surprendre. Je ne sus pas lui refuser de l’entendre, mais je l’avertis que ce serait la dernière fois. Il s’engagea à ne plus jamais m’importuner, si, après l’avoir écouté, je le jugeais incapable de réhabilitation. Mais, comme je ne pouvais le recevoir au couvent, après l’espèce de petit scandale qu’il avait fait à la porte, et dont mes religieuses s’étaient alarmées, je promis de revenir dans ce même jardin où nous venions de nous rencontrer, pourvu que ce fût à une heure où personne n’avait l’habitude d’y entrer. Il prétendait connaître parfaitement les habitudes de cette localité. Il la voyait, disait-il, à toute heure, en se balançant avec une corde de gymnastique, le long d’un pilastre qui fermait de ce côté la tonnelle des comédiens. Il savait que personne n’y entrait la nuit. Je refusai d’y venir la nuit. Il me proposa le matin, m’assurant que, d’ailleurs, en m’asseyant sur des planches qui se trouvaient là derrière le chèvrefeuille, je ne pouvais être vue de personne.

» Je trouvai tout cela romanesque et ridicule ; je m’y refusai. Il me menaça alors sérieusement de se tuer si je n’écoutais le secret qu’il avait à me confier et d’où dépendaient son honneur et sa vie. Je cédai à regret, craignant que ma démarche ne fût ébruitée et mal interprétée. Il parut y vouloir mettre beaucoup de prudence, et, m’avouant qu’une personne jalouse surveillait ses démarches, il me pria de faire prendre, le soir, dans ce même chèvrefeuille qui nous séparait, un avis qu’il me donnerait de l’heure précise où il serait sûr de n’être suivi ni observé.

» Vous savez le reste. J’eus l’imprudence de faire prendre le billet par Bondois, et, quand je l’eus entre les mains, je rougis de voir que j’acceptais le rendez-vous d’un homme de mauvaise vie, et je résolus de ne pas m’y rendre.

» Pourtant, je m’y suis rendue, et là est ma vraie faute, ma vraie honte. J’ai risqué une démarche innocente, il est vrai, mais qui pouvait compromettre ma réputation, une réputation dont je dois compte à Dieu, puisque je me suis, sinon enchaînée par des vœux, du moins consacrée, par une longue pratique, à son service exclusif.

» L’entretien que vous avez entendu, en partie, roula uniquement sur mademoiselle Julia. Albany avait été mis en prison pour dettes aussitôt après son départ de Touraine. Cette actrice, éprise de lui, l’avait sauvé à son insu. Il m’avait attribué ce mystérieux bienfait. Il avait supposé qu’instruite de ses disgrâces, j’avais satisfait le créancier qui l’avait fait incarcérer. Il venait de découvrir, en arrivant à la Faille avec Julia, que le bienfait venait d’elle. Le sachant orgueilleux, elle le lui avait caché jusque-là ; mais, dans un accès de fureur jalouse, elle le lui avait reproché dans des termes insoutenables, avouant le moyen honteux dont elle s’était servi pour obtenir d’un autre homme, qu’elle haïssait, l’argent nécessaire pour sauver son amant, et voulant que celui-ci admirât l’excès de sa passion pour lui. Albany était tellement désespéré de cette humiliation, qu’il avait engagé trois ans de son avenir pour aller chanter à Nantes, après avoir refusé des conditions désagréables dans cette ville. Il allait partir, mais on refusait, à Nantes, de lui faire l’avance d’une année, et il s’était résolu à accepter enfin mes offres de service, aimant mieux devoir à une amie sérieuse qu’à une folle et coupable maîtresse.

» Je le remerciai d’avoir en moi cette confiance, et je promis que la somme nécessaire lui serait remise dès le lendemain. En même temps, je l’exhortai encore à changer de vie, à rompre avec cette Julia, ou à la prendre au sérieux, afin de la convertir. Il repoussa l’idée de la supporter un jour de plus, et me remercia ardemment d’avoir sauvé son honneur. Voilà, mot à mot, toute l’histoire de nos relations, et le billet que j’ai reçu de lui, hier au soir, en est la preuve :

« Me voici acquitté jusqu’au dernier centime ! Ah ! vous êtes mon bon ange ! Je pars ce soir, après la représentation de Fra Diavolo. Vous seule en êtes instruite. À vous seule, je dirai où je suis ; car je ne veux pas que cette malheureuse essaye de me suivre, et je laisserai passer les quelques semaines que j’ai à courir avant d’aller à Nantes, sans paraître devant le public. Je saurai bien ainsi dépister cette créature. Adieu, je vous vénère et vous adore ! Ne vous offensez pas de ce mot. N’exprime-t-il pas le respect le plus profond et le plus fervent de votre humble et reconnaissant obligé ?

 » Albany. »

— Sans doute, sans doute, dit Narcisse, vous êtes une sainte ! c’est la vérité ! mais, en attendant, cet homme, qui n’a fait que des sottises et des débauches, vous lâche là, sans façon, un mot que personne de vos parents ou de vos vrais amis n’oserait vous dire. Demoiselle, demoiselle ! il faudrait rompre avec toutes ces écritures-là, ou bien ça mènera votre tête ou votre cœur plus loin que vous ne pensez !

Mademoiselle d’Estorade rougit beaucoup et parut faire un grand effort pour ne pas se montrer blessée d’une admonestation si franche. Je crus devoir prendre la parole, car elle m’avait regardé involontairement, et son regard semblait me dire : « Vous qui paraissez avoir l’usage et l’expérience du monde, ne protesterez-vous pas pour moi contre un pareil doute ? »

Mais, au lieu de le repousser, j’avouai nettement que je le partageais.

— Vous avez daigné demander un bon conseil, lui dis-je, et Narcisse vous le donne avec une rudesse qui est un hommage de plus à votre caractère. Ce caractère est si exceptionnel et si supérieur, qu’il ne s’offensera pas du dévouement et de l’intérêt qu’il inspire. Narcisse vous a dit que vous n’étiez pas ici à confesse, et vous avez répondu : « Je dois, je veux me confesser. » Vous l’avez fait. Votre confession est une justification, nous l’avons très-bien compris. De quoi pouviez-vous, en effet, vous accuser ? De trop de charité chrétienne et de bonté compatissante ? À une pénitente comme vous, nous ne pouvons que dire : « Priez pour que nous soyons coupables comme vous ! » Mais l’affaire ainsi jugée et enterrée quant au passé, permettez-nous de songer au chapitre de l’avenir… À moins pourtant que votre confiance ne s’arrête au fait accompli, et que vous ne nous jugiez indignes de vous comprendre et incapables de vous servir. Quant à moi, vous ne me connaissez pas et pouvez m’imposer silence, mais non me forcer à penser autrement que votre fidèle et véritable ami, M. Pardoux.

— Parlez donc ! reprit-elle ; dites tout ce que vous pensez ; j’ai tort d’hésiter à l’entendre. C’est de l’orgueil, je le sens ! Parlez et ne me ménagez pas ! Vous trouvez qu’un sentiment de compassion m’a entraînée trop loin ?

— Non, certes, non, si tout est fini entre Albany et vous. Oui, assurément, oui, si cette liaison doit continuer.

— Je suis bien décidée à ne pas le revoir ; j’y courrais le risque d’être décriée. Mais, en dehors de ce danger, je ne vois pas où serait le crime de recevoir ses lettres.

— Et d’y répondre ? s’écria Narcisse, tout à fait enhardi par la vivacité de sa sollicitude. Oh ! convenez-en, demoiselle, vous avez dans l’idée de lui répondre encore !

— Pourquoi non ?

— Vous y tenez donc bien ?

— Pas tant que vous croyez, Narcisse. Je vous demande seulement de me dire où serait l’inconvénient.

— Vous êtes donc bien sûre de lui ? D’où vous vient cette confiance ? Sur quoi est-elle fondée ? Sur ses bonnes mœurs, sur son caractère irréprochable ? Voyons ! dites, demoiselle ! Pourquoi êtes-vous sûre de cet homme-là, tandis que vous vous méfiez de tous les autres ?

— Moi, je me méfie de tous les autres ?

— Oui, puisque vous vous renfermez depuis si longtemps !

— Je vous ai dit pourquoi je mène cette vie ; vous avez bien vu que ce n’étaient ni la haine du monde ni le mépris du genre humain qui m’y avaient portée. Je ne suis pas méfiante… je n’ai pas le droit de l’être !

— Pourquoi donc n’en avez-vous pas le droit ? Je ne comprends pas cette parole-là !

— Elle signifie que, n’étant plus jeune et n’ayant jamais été belle, je ne pourrais pas, sans sottise, me persuader que je suis exposée à ce que les autres femmes appellent des dangers. Je ne les connais pas, moi, ces dangers-là ! Ils n’ont pas de sens dans mon esprit. On m’a souvent fait entendre que j’étais bien à plaindre d’être ainsi posée dans la vie ; et moi, je ne me suis jamais désolée de mon sort. Il a ses avantages, et je les réclame. Voyons, n’est-ce pas une véritable force que de se sentir, je ne veux pas dire au-dessus, mais en dehors des passions humaines ? Ne dois-je pas jouir de l’impunité attachée à ma disgrâce ? Ne suis-je pas une sœur de charité, une infirmière, au moral et au physique ? Si j’ai le devoir de ne pas détourner la tête devant les plaies et la corruption, n’ai-je pas aussi le droit de dire : « Rien ne peut me souiller, et ma robe d’innocence est si bien tissue, qu’il n’appartient à aucune fange de s’y attacher ? » Aux autres femmes la pudeur farouche et l’horreur des cadavres ; à moi le courage de voir tous les maux, de panser toutes les blessures, d’assister toutes les agonies ! Savez-vous pourquoi, en dépit de mes inclinations austères, je ne me suis pas arrêtée au projet d’être tout à fait religieuse ? C’est parce que la tâche du cloître m’a semblé trop restreinte, et qu’en dehors de ce petit cercle de dévouements journaliers, où l’on tourne toujours sur soi-même, je voyais, dans la liberté, une suite de dévouements imprévus dont la limite n’était pas posée à mon aspiration. Ne comprenez-vous pas que j’étouffe parfois dans le cloître, où, je l’ai reconnu peu à peu, l’on ne rend véritablement service qu’aux siens, c’est-à-dire aux gens qui pensent comme vous ? C’est un sanctuaire où les dévots affluent, et dont les impies n’osent approcher ; et, pourtant, les croyants n’ont pas réellement besoin de nous ; ce sont les désespérés qu’il faudrait sauver. Laissez-moi donc essayer de sauver Albany, et ne dites pas que je me fie à lui. Non, je ne m’y fie pas, et je sais que le mal me le dispute avec des armes plus fortes sur lui que les miennes. Est-ce une raison pour que je l’abandonne ? Ne lui ai-je pas déjà fait quelque bien ? Est-ce la coutume, d’ailleurs, de laisser sans secours et sans assistance morale les malades condamnés ? Ne leur doit-on pas des consolations et des encouragements jusqu’à la dernière heure ?

» Où donc est le danger pour moi, je vous prie ? Vous craignez que je ne vienne à aimer trop cet homme ? Que signifie trop pour un être comme moi ? L’amour est-il possible à qui sait ne pouvoir l’inspirer ? Cet être-là serait fou, qui se dirait : « J’aime, en vue de moi-même, un être nécessairement et fatalement ingrat envers moi. » Non ! non ! je ne suis ni méfiante, ni confiante ! Mon rôle est la neutralité absolue, l’impersonnalité ! J’ai trouvé pour moi ce mot-là, et j’aime à me le répéter. Ne suis-je point ici, en dehors de toute convenance sociale, en rendez-vous avec vous deux ? Toute autre femme que moi pourrait-elle y être avec cette tranquillité d’âme, et y parler, à cœur ouvert, de choses si délicates, sans éprouver de confusion et de crainte ?

Mademoiselle d’Estorade parlait avec un grand abandon. Toute sa timidité avait disparu, et, bien qu’elle eût pu dire toutes ces choses avec une arrière-pensée de coquetterie, tant elle était idéale et d’un charme pénétrant dans ce moment-là, il y avait dans son exaltation une foi vive et aussi une bonne foi sincère. Elle m’inspirait un grand intérêt, mêlé d’un grand étonnement. Était-il possible que jamais l’espoir d’être aimée ne fût entré dans son cœur ? Il le fallait bien, puisqu’elle était riche et célibataire à vingt-huit ans. Mais cette certitude de ne pouvoir inspirer l’amour fût-elle mieux fondée, s’ensuivrait-il rigoureusement qu’elle ne pût ressentir l’amour en dépit d’elle-même ?

Ce dernier point était plus douteux, et je lui en exprimai la pensée avec toute la réserve possible. Narcisse enchérit sur ce doute avec sa rondeur ordinaire.

— Demoiselle, dit-il, moi, j’appelle les choses par leur nom, et ne sais point prendre le biais. Je ne sais pas si on peut, à nos âges, faire la croix comme vous la faites ; mais je dis qu’une femme est toujours une femme, comme un homme est toujours un homme. Une femme a toujours besoin d’aimer un homme plus que tous les autres, surtout quand on est bonne et sage comme vous êtes. Eh bien, ce serait un grand malheur pour vous d’aimer Albany, qui est honnête, je le veux bien, mais qui ne peut être pour une femme qu’un tourment, jamais un soutien.

Bien que mademoiselle d’Estorade écoutât Narcisse avec bienveillance, je vis qu’il ne pouvait la persuader en lui parlant de ses propres intérêts. Cette âme dévouée trouvait probablement à satisfaire son penchant naturel dans l’idée de souffrir et de se tourmenter pour l’objet de son affection. Elle fut plus effrayée de ce que je lui dis de l’avilissement où une âme pure pouvait tomber en faisant alliance trop intime avec une existence souillée par le libertinage. Elle était fière et s’estimait elle-même, en dépit de son humilité chrétienne et de sa modestie exagérée.

— J’y penserai, me dit-elle en terminant l’entretien. Vous m’avez dit des choses sérieuses ; je vous en remercie tous deux, et vous promets de les examiner attentivement.

— Il eût mieux valu, dit Narcisse, nous promettre de ne pas tant examiner, et de couper court à ce commerce de lettres. Je m’en irais plus content, si j’étais sûr que c’est fini ! Mais je n’en suis pas sûr, et je m’en vais chagrin !

— Je vois que vous avez encore de l’amitié pour moi, répondit mademoiselle d’Estorade en lui tendant la main, et je vous en remercie. Ne soyez pas trop inquiet. Ce qui s’est passé entre nous m’a fait sentir que je devais à tout jamais supprimer les entrevues avec Albany, puisque je ne pourrais le voir ouvertement sans scandale, et secrètement sans descendre aux moyens de l’hypocrisie. Qu’eussé-je fait, qu’eussé-je dit, si, au lieu de vous, j’avais été observée par des gens sans délicatesse et sans générosité ? Il m’eût fallu nier, mentir… m’avilir, par conséquent. Non, je ne le reverrai plus ! Cela, je vous le jure, et vous devez compter sur ma parole !

— C’est toujours ça, dit Narcisse. Pour le reste, ma foi, si je savais parler au bon Dieu, je le prierais de vous rendre aveugle pour un temps !…

— Afin que je ne pusse ni lire ni écrire ? Mais ne pourrais-je pas alors vous prier de me lire les lettres d’Albany et vous dicter mes réponses ?

— Faites-le, demoiselle ! Oh ! je sais bien que l’honnêteté de la chose vous permet de tout confier à des amis ! Mais je vous réponds, moi, pourtant, que je jetterais au feu les belles écritures de ce monsieur, et je lui répondrais, de votre part, d’aller à tous les diables !

On se sépara ainsi amicalement et gaiement, sans se promettre de chercher ou de saisir l’occasion de se revoir, et mademoiselle d’Estorade s’éloigna, sans que Narcisse eût su trouver un mot pour lui en témoigner le désir. Il demeura fort triste, et, comme je lui en demandais la cause :

— Ah ! ces dévotes, répondit-il, ça n’aime réellement personne ! Ça peut se mettre des rêvasseries en tête, mais ça ne tient pas aux bonnes amitiés. N’aurait-elle pas dû me dire d’aller quelquefois à son parloir, causer avec elle, ou bien que, quand je viendrais chasser par ici, et qu’elle se trouverait par hasard dans son château, elle ne serait pas fâchée de me rencontrer ? Voyez l’indifférence ! Elle a eu affaire avec nous, rien de plus ; une affaire délicate, on peut dire ! Eh bien, elle n’avait qu’une idée : se justifier et nous empêcher de mal penser d’elle. Et puis après, serviteur, je ne vous connais plus ; en voilà encore pour une dizaine d’années.

— Narcisse, lui dis-je en voyant son émotion et son dépit, vous aimez mademoiselle d’Estorade !

— C’est absurde de dire ça, répondit-il en haussant les épaules. Je l’aime… pardié ! oui, je l’aime comme vous voyez, comme je vous le dis, mais pas autrement. Vous êtes bien sûr à présent que ce n’est pas une femme ; ça n’existe pas, ce pauvre petit être ! C’est un souffle ; on plaint ça ! On pourrait prier ça comme une image… Et encore ! se faire une grande idée de la sainteté… C’est des romans à froid, bons pour les Albany. Moi, je dis que les dévotes, ça ne vaut pas les mères de famille, et que ça fait le bien en vue de soi-même, sans rien aimer qui vaille en ce monde.

— Vous dites, repris-je, que mademoiselle d’Estorade n’est pas une femme ? Moi, je la vois autrement. C’est une femme frêle qui n’aura jamais l’étoffe d’une matrone ; mais c’est une figure qui s’empare de vous et qui vous reste dans l’imagination. On peut très-bien être amoureux de cette figure-là… et même de la personne. Tenez, n’est-ce pas elle qui s’en va, là-bas ?

— Oui, oui, c’est elle, dit Narcisse, je la vois bien, allez ! Elle prend le plus mauvais chemin pour ne pas s’en revenir avec nous.

Nous avions gravi les rochers qui nous entouraient, moi, sans m’en apercevoir, en causant avec Narcisse, qui marchait devant et obéissait instinctivement au besoin de suivre des yeux mademoiselle d’Estorade le plus longtemps possible. Elle descendait légèrement la déchirure d’un massif de roches très-âpres, et gagnait le lit d’un ruisseau qui faisait plusieurs angles avant de se jeter dans la Gouvre. Elle semblait voltiger plutôt que marcher sur les roches. On la sentait faible dans ses mouvements, et de courte haleine, mais adroite et souple, obéissant, sans y songer, à une habitude d’enfance, à une insouciance du danger, ou à une certitude d’en triompher.

— C’est bien cela, me dit Narcisse, à qui j’exprimais mon idée. Elle ne se méfie de rien. Elle croit ne pouvoir jamais tomber !

— Qui sait ? répondis-je. Elle est si menue et si aérienne ! À chaque instant, on dirait qu’elle va glisser ; car elle regarde à peine à ses pieds, et c’est peut-être son esprit qui marche à l’insu de son corps. Si elle tombe… ma foi, elle a peut-être des ailes qui s’ouvriront tout à coup pour la soutenir sur l’abîme.

— La voilà hors de danger, sans accident, reprit Narcisse en redescendant avec moi vers le lit de la Gouvre. Quant au précipice moral qu’elle affronte avec trop d’orgueil, selon moi, que Dieu vous entende !

Le soleil se couchait, et, à mesure que nous avancions vers notre point de départ, ses admirables reflets doraient plus chaudement toutes les masses de verdure et toutes les silhouettes des rochers. Cette suite de tableaux charmants qui se déroulaient devant nous dans le sens opposé à celui où nous les avions déjà vus, prenait des aspects féeriques, et, comme je m’extasiais à chaque pas, Narcisse me dit avec sa candeur habituelle :

— Vous trouvez donc vraiment que c’est beau, ces endroits-là ? J’en suis content, parce que, moi, je les ai toujours aimés. Je n’aurais pas osé dire que des ravins si sauvages et si abandonnés me plaisaient pour autre chose que pour les perdrix et les lièvres qu’on y trouve. Mais, quand j’ai de la fatigue et de l’ennui dans mon chien de métier, et que je vais m’asseoir tout seul, cinq ou six minutes, dans mon petit jardin de ville, je me mets toujours à penser à ce petit ravin tortillé de la Gouvre. Je ferme les yeux et je le vois. Croyez-moi si vous voulez, cela me donne de la fraîcheur dans tout le corps. Je me rappelle le temps où je courais là-dedans nu-pieds comme un petit paysan… et aussi le temps où je commençais à être grand garçon, et où j’y venais avec ma sœur et la grande Juliette, pêcher des écrevisses dans les ruisseaux qui descendent du talus et qui se perdent dans la rivière. Tenez, en voilà un où elle se plaisait à grimper au milieu de l’eau, car les roches y font comme un escalier naturel, et elle avait coutume de dire : « C’est mon ruisseau, c’est l’endroit que j’aime ! » Elle était comme vous, elle disait qu’il n’y avait rien de plus beau que les endroits sauvages et les chemins perdus.

Nous venions de dîner, Narcisse et moi, à la Folie-Pardoux, et nous songions à nous remettre en route ; car, à l’heure lucrative du soir, mon ami le cafetier n’abandonnait pas volontiers son établissement, lorsqu’une servante du château nous apporta un billet ainsi conçu :

« Mon cher monsieur Pardoux, ayez, avec votre ami, l’obligeance de venir tout de suite chez moi.

 » Juliette d’Estorade. »


Cinq minutes après, nous entrions dans la cour délabrée du vieux manoir.

La servante qui nous avait remis le billet et qui nous conduisait dans les appartements avait l’air curieux des gens qui flairent un mystère, et cette physionomie intriguée nous avait empêchés, Narcisse et moi, d’échanger, durant le trajet, nos réflexions sur cet incident inattendu.

Nous trouvâmes mademoiselle d’Estorade très-agitée.

— Il m’arrive, dit-elle en venant à nous, une aventure plus désagréable que tout le reste, et je vous appelle à mon aide. Vous voyez si je vous traite en amis dévoués. Écoutez ! Il vient de me tomber sur les bras une demoiselle que j’ai refusé de recevoir. Mais elle s’obstine et dit qu’elle restera à la porte toute la nuit, s’il le faut, afin de me guetter au passage et de me dire, devant mes gens, ce qu’elle a à me dire.

— Et pourquoi refusez-vous ? dit Narcisse.

— Je ne refuse plus, j’hésite… Cette personne s’appelle Julia.

— Quelle Julia ? La chanteuse, la maîtresse d’Albany ?

— Précisément ; elle a décliné ses noms et qualités en demandant à me voir.

— Et elle attend à la porte ? Nous ne l’avons pas rencontrée !

— Voyant qu’elle s’obstinait, et ne voulant pas qu’elle fît d’esclandre, je l’ai fait introduire dans le salon en bas, en lui envoyant dire que j’étais en affaires, mais que je serais probablement libre dans un quart d’heure.

— Ah ! dit Narcisse, et vous allez recevoir cette princesse-là ?

— Je n’en sais rien. Je vous ai fait venir tous deux pour que vous me donniez conseil.

— Je crois, lui dis-je, qu’il faut recevoir cette demoiselle et savoir ce qu’elle veut.

— Ce qu’elle veut ! je m’en doute, moi, dit Narcisse. Albany a dû, comme il l’a écrit hier à la demoiselle, partir la nuit dernière, et mademoiselle Julia vient demander son adresse pour lui écrire ou le rejoindre.

— Demander son adresse, à moi ? s’écria mademoiselle d’Estorade.

— Dame ! vous seule pourriez la connaître.

— J’en conviens ; mais comment cette demoiselle peut-elle supposer que je connais M. Albany ?

— S’il le lui a dit !

— Il ne l’a jamais dit à personne ; à elle, certes, moins qu’à tout autre !

— Qui sait ? Écoutez-la, vous saurez à quoi vous en tenir.

— La recevoir !… Oui, il le faut bien ; mais… j’ai peur d’elle, je vous le confesse !

— Et vous avez raison, dis-je à mon tour ; ne la recevez pas seule. Qui sait à quelle extrémité peut la porter la jalousie ?

— Vous voyez donc bien ! reprit Narcisse. La Julia est jalouse, et la demoiselle a peur ! Preuve qu’Albany n’est pas si discret.

— Mais, si je garde un de mes gens auprès de moi, dit mademoiselle d’Estorade en l’interrompant, elle affectera de m’insulter en sa présence.

— Sans aucun doute ! répondit Narcisse.

— C’est donc à vous de rester auprès de moi. Seulement, elle en parlera avec malveillance ; elle dira qu’elle m’a surprise à la campagne en compagnie de deux jeunes gens.

— Vous êtes bien bonne pour moi, dis-je en souriant à mademoiselle d’Estorade ; mais j’ai trente-huit ans, je suis marié et père de famille. Il n’y a rien d’inconvenant à ce que je sois ici avec Narcisse pour vous parler d’affaires. Vous nous vendez le petit terrain pour lequel nous avons été hier vous trouver à la ville. Voyons ! Ceci est un cabinet de travail. Nous nous mettons à cette table, nous venons de faire un sous-seing privé. Mademoiselle Julia entre, et nous achevons en sa présence notre petite comédie. Elle demande à vous voir seule ; vous lui dites que c’est inutile et qu’elle peut, si elle a un secret à vous confier, vous parler bas sur cette causeuse. Nous, nous restons dans l’embrasure profonde de la fenêtre, en ayant l’air de relire et de méditer l’acte important pour lequel nous attendons votre signature ; et nous ne vous perdons pas de vue. Est-ce convenu ?

— J’admire et j’obéis ! s’écria mademoiselle d’Estorade. Cette personne peut me dire, en votre présence, tout ce qu’elle voudra. Vous en savez plus qu’elle, puisque vous savez la vérité !

Mademoiselle d’Estorade sonna et envoya dire à mademoiselle Julia qu’elle la priait de monter.

Dans l’intervalle, Narcisse prit une feuille de papier timbré dans un carton que lui désigna la châtelaine, et il rédigea l’acte en disant :

— Demoiselle, vous répugneriez à faire trop de comédie. Je fais l’acte en conscience, et vous le signerez, n’est-ce pas ?

— Oui, répondit-elle en souriant, puisque vous tenez tant à condamner la porte de mon enclos de ce côté-là !

— Merci, demoiselle, vous avez compris ! Combien voulez-vous de ce terrain ?

— Combien voulez-vous le payer ?

— Les yeux de ma tête, si c’est là votre prix.

— Non, ce serait trop cher. Mettons cent francs, que vous porterez demain dans le tronc des pauvres de la paroisse.

— Cent francs, un terrain en ville ? C’est trop peu de moitié au moins ! Vous n’y songez pas. Ah ! si c’est comme ça que vous faites vos affaires…

— Eh bien, puisque c’est pour les pauvres, mettez le double, et n’en parlons plus. Voici cette demoiselle !