Nationalisme canadien et Impérialisme britannique
La sérénité de John Bull est déconcertante. Les traditions constitutionnelles vont subir une révision radicale. La situation est de nature à inspirer quelques appréhensions. Des aveux officiels témoignent que la réorganisation de l’armée anglaise subit un temps d’arrêt. Le traité américo-canadien transforme les données du problème impérial. Des esprits avisés, malgré leur patriotique orgueil, ne craignent pas d’avouer tout bas leurs inquiétudes. Elles ne semblent point partagées par l’opinion britannique. Le calme est absolu. Les séances du Parlement manquent de spectateurs. L’absence de toute manifestation révèle une profonde lassitude. Les statistiques du commerce et les préparatifs du couronnement suffisent pour rassurer et pour distraire John Bull.
La presse radicale a accueilli avec une satisfaction unanime la nouvelle d’une entente douanière entre les Etats-Unis et le Canada. Le Daily Chronicle écrit, à la date du 30 janvier 1911 :
Le développement de ses nations-filles fait la gloire de la Grande-Bretagne. La liberté, dont elles jouissent, n’a point affaibli, mais resserré les liens de la race et de la langue. Elles sont unies par des chaînes d’acier à la mère patrie. En négociant un traité de réciprocité avec les États-Unis, le Canada sert la cause de l’Angleterre, car ce pacte, en écartant toute source de difficultés, en favorisant également les intérêts des États-Unis et du Canada, ajoutera un nouveau facteur à ceux qui donnent déjà aux relations anglo-américaines une parfaite harmonie. Cette convention nous rapproche du jour où sera réalisé un grand idéal, où sera conclue cette alliance, entre les États-Unis et l’Empire britannique, dans laquelle résident les meilleurs espoirs, pour la paix et le progrès de l’humanité.
Le Daily News se félicite de ce que « les colonies aient découvert que les tarifs différentiels impériaux porteraient un coup fatal à leur autonomie. » Il nous montre le gentleman-farmer, dans lequel s’incarne la réaction protectionniste, pleurant sur la tombe, fraîchement close, où repose la Tariff Reform, tandis qu’un corbeau narquois chante le refrain du poème célèbre d’Edgar Poe : « Never more, » « Plus jamais. »
Cette victoire de la doctrine libre-échangiste aurait probablement éveillé dans la presse radicale un enthousiasme moins général et moins spirituel, si le traité de réciprocité avait porté un coup direct aux importations anglaises. Or il n’en est rien. John Bull vend, bon an, mal an, au Dominion pour 20 millions de livres de marchandises. 13 millions d’entre elles bénéficient du tarif préférentiel, concédé par sir Wilfrid Laurier. 3 millions seulement de ces expéditions britanniques rentrent dans les catégories visées par le traité actuellement soumis à l’examen des deux Parlemens de Washington et d’Ottawa. Mais ce million de livres n’est pas tout entier compromis : la moitié de ces marchandises continueront à bénéficier d’un tarif moins élevé que celui qui frappe tes objets similaires d’origine américaine ; 170 000 livres franchissent déjà, librement, les douanes du Canada. Il ne reste que 316 000 livres d’importations britanniques, qui seront frappées d’un droit égal à celui que doivent acquitter les concurrens yankees. Il n’y a donc, exactement, qu’un demi pour cent des ventes de l’industrie d’outre-Manche, qui soient, sinon touchées, du moins menacées par les négociations en cours.
Ce fait précis explique, en partie, la satisfaction qu’a affichée la presse radicale, et les hésitations, dont ont fait preuve les feuilles conservatrices. Elles n’ont point été unanimes à proclamer que l’Impérialisme, pour reprendre la formule d’Austin Chamberlain, « venait de subir un désastre. » Sans doute, l’avertissement du Times, malgré sa modération, reste grave (28 janvier 1911) :
… Quelle que soit l’issue actuelle de l’affaire, ses répercussions virtuelles sont immenses, et ne sauraient être exagérées. Il y a une disposition en Angleterre à considérer les questions douanières comme des mouvemens isolés, qui n’influent pas sur les relations internationales et impériales… Les conséquences immédiates du traité peuvent n’être pas grandes, mais le changement, au point de vue des principes, est profond… Le « continentalisme » devient, dans la formation des idées canadiennes, une force de jour en jour plus grande. Nous ne la considérons pas comme un facteur qui puisse, sinon détruire, du moins affaiblir la notion de l’Empire britannique. Mais ce n’en est pas moins un élément que les impérialistes anglais n’ont pas encore compris.
La Pall Mall Gazette essaie de faire de l’esprit. Mais son ironie est triste. Elle nous montre un jeune saumon, — le Canada, — qui profite de ce que sa mère, — l’Angleterre, — sommeille au fond de la rivière, pour courir, avec imprudence, à la poursuite d’un appât dangereux, une mouche volante aux couleurs américaines, lancée par un pécheur subtil.
Le Daily Mail se refuse à partager la tristesse et les inquiétudes du Times, de la Pall Mall Gazette et du Standard :
… Sans le Canada, il ne saurait y avoir de tarifs différentiels ; mais le coup porté à l’armature impériale n’est pas irréparable. La Fédération impériale ne repose pas uniquement sur des tarifs différentiels, ou tout autre système douanier. Elle est la résultante de forces ethniques, plus vigoureuses et plus durables que celles auxquelles peuvent donner naissance tous les traités de réciprocité. Les forces existent encore au Canada, et dans les Iles Britanniques. Notre devoir et notre intérêt nous commandent de les vivifier et de les diriger…
Si lord Northcliffe était tout à fait sincère, il ajouterait qu’il est trop heureux que le parti conservateur cesse de passer, aux yeux de l’électeur anglais, pour le défenseur « du pain cher. » Punch nous représente M. Balfour, versant quelques larmes correctes sur la tombe de la Tariff Reform ; mais ne parvenant pas à cacher, derrière son chapeau cravaté de crêpe, un large sourire de satisfaction. Quelques pages plus loin, l’Elan canadien converse avec l’Aigle américain, sur les débris du mur qu’ils viennent d’abattre d’un commun effort. Et, avant de regagner la forêt de sapins qui ferme l’horizon, l’Elan murmure avec un sourire qui plisse son formidable museau : « C’est très bien, mon vieux copain. Je savais que ce n’était que de la plaisanterie de votre part, quand vous parliez de m’avaler. Et naturellement, je n’ai jamais songé sérieusement, moi non plus, à vous absorber. »
Des intérêts électoraux, des considérations commerciales expliquent la diversité de ces commentaires et la résignation de John Bull. Pour apprécier exactement la valeur politique et économique du nouveau lien, qui va se nouer entre les deux républiques de l’Amérique septentrionale, il est nécessaire d’avoir d’autres guides que les interprètes officiels de l’opinion britannique. Il faut replacer les négociations à leur date, dans l’histoire des relations du Canada avec la mère patrie. Il faut rechercher l’origine de cette évolution, pour préciser l’importance et déterminer les conséquences d’un coup de barre inattendu, Pierre, le paysan canadien, quoi qu’en pense John Bull absorbé par une prospérité inespérée, aveuglé par des politiques partiaux, distrait par des fêtes prochaines, est au carrefour de deux chemins. Avec quelque hésitation, — non sans regarder en arrière, — il s’enfonce plus avant, dans la voie de l’émancipation nationale.
Il y eut un temps, — quinze ans seulement nous en séparent, — où l’ami Pierre passait aux yeux de son maître John Bull et de son voisin Jonathan, pour le type accompli de l’impérialiste anglais.
C’était au jour, — si proche et cependant si lointain, — du jubilé de la Reine Victoria. Pour la première fois, les pompes impériales déroulent, dans les rues de Londres, leur cortège de rajahs, de ministres coloniaux, de lanciers australiens. Jamais le défilé des escadres anglaises n’avait revêtu un pareil éclat. Ni les souvenirs d’une défaite récente, ni l’ombre d’une menace croissante n’ont jeté de voile sur ces fêtes. Les soldats, les cuirassés, les princes, les peuples, l’Empire saluent une femme courbée par les ans et appuyée sur une canne. Le contraste de ces images exalte à la fois la sensibilité et l’orgueil de John Bull. Un ardent frémissement passe à travers les lies Bri-i tanniques, et, transmis par les fils des câbles sous-marins, gagne, sur d’autres hémisphères, par-delà les océans, sous d’autres étoiles, des terres différentes par leur sol, par leur climat et parfois par leur langue. Ce monde, dispersé à travers les mers, habité par toutes les races, pour la première fois, vibre à l’unisson. Et le 16 juin 1897, à Edimbourg, une voix s’élève pour proclamer l’avènement d’une ère nouvelle :
Le temps viendra où les relations entre la mère patrie et les colonies ne pourront demeurer ce qu’elles sont actuellement : elles se briseront ou se resserreront. La réponse à ce dilemme appartient à l’Angleterre, à l’Ecosse, à l’Irlande, car les colonies seront toujours disposées à cultiver la piété filiale à l’égard de la Grande-Bretagne, aussi longtemps que celle-ci les soutiendra… A mesure que les idées séparatistes disparaissent, des sentimens d’union plus étroite prennent leur place. Il existe, aujourd’hui, dans mon pays, un désir de rapprochement avec l’Angleterre… Nous sommes libres certes, dès maintenant ! Mais nous ne sommes que des coloniaux, et nous aspirons à être un peu plus que des coloniaux. Nous aspirons à jouer un rôle plus grand dans l’Empire britannique… Loin de vouloir reculer, nous ne demandons qu’à marcher de l’avant, et à avoir notre part entière dans l’Empire uni.
Quel est l’homme qui exprime, dans un langage aussi vibrant, cette aspiration fiévreuse vers une union plus étroite ? Ce n’est point un Anglais, pas même un Australien. Pas une goutte de sang anglo-saxon ne coule dans ses veines. Son nom a une sonorité étrangère. Son visage porte l’empreinte d’une autre race. Lorsque le peuple anglais entendit un étranger, un Canadien, un Français émettre le vœu que des liens nouveaux vinssent « resserrer » les chaînons trop détendus, élever « les coloniaux » à la dignité de citoyens, répartir également les avantages et les responsabilités du pouvoir, réaliser l’unité impériale, il connut toutes les émotions d’un fol orgueil. Il faut en avoir recueilli l’expression, lors du Jubilé, sur les lèvres des spectateurs et des témoins, pour en comprendre l’intensité. Je ne crois pas que les grenadiers de la vieille Garde entrant dans Vienne, après la capitulation d’Ulm, à Berlin, au lendemain d’Auerstaedt, aient éprouvé une fierté plus profonde, que celles ressentie lors de ces fêtes, par le dernier des petits bourgeois d’outre-Manche, paisiblement assis au coin de son feu, absorbé dans la lecture du Standard. Ce jour-là, le peuple anglais se crut vraiment le peuple élu, investi d’une mission sacrée, maître de ses impériales destinées.
Et le discours de sir Wilfrid Laurier n’est pas qu’un geste. Il est accompagné et suivi d’actes décisifs. C’est le Dominion, conquis sur la France après des luttes acharnées, échappé par miracle à l’annexion américaine, qui pose les premiers rivets de l’armature nouvelle.
Au mois de juin 1893, les libéraux canadiens avaient décidé, qu’ « un traité de réciprocité, juste et libéral » avec les États-Unis constituerait le programme économique de l’opposition. En 1896, la minorité devient la majorité. M. Fielding, celui-là même qui devait négocier le pacte commercial de 1911 avec les Yankees, leur donne, le 22 avril 1897, au nom du nouveau Cabinet, un solennel avertissement : « Si nos voisins ne sont pas disposés à traiter avec nous dans des conditions équitables et raisonnables, nous continuerons néanmoins notre marche en avant, et nous trouverons d’autres marchés pour aider à l’agrandissement du Canada, indépendamment du peuple américain. » Ces paroles ne soulèvent aucun écho. La main tendue est refusée. Les négociations échouent. Et jetant pardessus bord, avec une belle élégance, leurs convictions libre-échangistes, les libéraux canadiens se bornent à remanier les droits protectionnistes fixés par les conservateurs, et à créer, au-dessus du tarif général, un tarif de réciprocité. La 16e résolution, schédule D, réserve sans négociations préalables une préférence de 12 et demi pour 100 à l’Angleterre. La fermeture des guichets américains, — et le fait permet d’apprécier l’importance de leur réouverture en 1911, — décide le Dominion à lever les siens devant les importations privilégiées du Royaume-Uni. Sans attendre que la Grande-Bretagne, pour répondre au geste canadien, ait dénoncé les deux traités qui contiennent en faveur de la Belgique et de l’Allemagne la clause de la nation la plus favorisée et lient le Dominion (30 juillet 1897), avant que celui-ci ait porté le tarif différentiel à 25 et à 33 et demi pour 100 (1898 et 1900), le Times écrit, le 20 avril 1897 :
Dans ces dernières années, il s’est produit peu d’événemens plus susceptibles de conduire à des conséquences plus fécondes que le projet déposé par M. Fielding… C’est le pas le plus décisif qu’on ait encore fait vers la fédération économique de l’Empire.
Une forme d’union nouvelle, — due à l’initiative coloniale, — vient se superposer à l’unité politique, qui, — sinon en fait, du moins en droit, — reste étroite. Le Canada n’est pas une République (Commonwealth), c’est un domaine (Dominion) dont le roi d’Angleterre est souverain. L’autonomie législative, qui n’est que concédée (granted), reste soumise au contrôle du Gouverneur, qui signe les lois, et du Colonial Office, qui les révise. Tous les textes nouveaux sont expédiés au ministère des Colonies : pendant un délai de deux ans, il peut les frapper de son veto. Et si cette autorité ne s’est jamais exercée, il n’en est pas de même de la suprématie judiciaire. Le Conseil Privé de la Couronne anglaise reste la Cour de Cassation impériale. Et, pour prendre l’heureuse formule de M. André Siegfried, ces appels devant la juridiction suprême « apparaissent comme la preuve tangible d’une suzeraineté qui n’abdique pas. »
Il sera possible de revernir et de resserrer ces chaînes rouillées et détendues. Les tarifs différentiels créeront une solidarité d’intérêts. Les émotions militaires provoqueront la fusion des esprits. Et le conflit sud-africain n’aurait pas dégénéré en une guerre sanglante, si les doctrinaires de l’Impérialisme n’avaient pas cru que des victoires militaires anglaises cimenteraient le nouvel Empire. Les sacrifices collectifs, les émotions communes, les souvenirs identiques rendront faciles la réalisation, sur le terrain constitutionnel et politique, de l’unité rêvée. Lorsque, le 13 octobre 1899, sir Wilfrid Laurier autorise le départ pour les champs de bataille de volontaires canadiens équipés aux frais du Dominion, et leur incorporation dans les rangs de l’armée britannique, l’Angleterre tressaille d’émotion. Les premières défaites furent vite oubliées devant l’image des soldats anglais, canadiens, australiens, versant leur sang dans les mêmes combats. L’unité nationale devient un fait accompli. Des couronnes de lauriers entoureront d’un lien indissoluble le faisceau des forces impériales. La barrière des distances est brisée. L’abîme des océans est comblé. La diversité des races et des climats est vaincue. L’Empire constitue une réalité militaire. Et, grisés par la victoire, les représentans du gouvernement anglais, sur les rives du Saint-Laurent, laissent tomber des paroles dangereuses : « Ce contingent, s’écrie lord Minto, le 30 octobre 1899, est le premier présent que le Canada fait à la grande cause impériale. C’est une orientation nouvelle et l’avenir est plein de possibilités… » Et, plus imprudent encore, le commandement en chef des milices canadiennes, le général Hutton, envisage « le jour où ce ne sera plus 1 000 hommes, mais 50 000, mais 100 000, qui pourront être demandés au Dominion pour le maintien de l’unité de l’Empire. »
Quelques mois plus tard, j’assistais à un déjeuner intime que présidait M. Joe Chamberlain. Un sénateur canadien, deux journalistes, un député aux Communes esquissèrent, pour éclairer la religion du voyageur français, le plan de l’Empire un et indivisible. Par un prodige de l’énergie humaine, l’îlot encombré s’est étendu sur les hémisphères, comme un polype géant. Les champs de blé et les troupeaux de moutons, l’Angleterre les relègue, faute de place, au Canada et dans l’Australie. Les champs bruns de l’Oxfordshire, les mottes rouges du Devon ne suffisent plus pour alimenter 43 millions d’hommes, entassés dans une île où vivaient avec peine, jadis, une dizaine de millions d’êtres humains. Les collines, les vallons du Midland et du Yorkshire ont disparu, nivelés par les villes, comblés par les scories. Les terres à froment du Dominion, les centres d’élevage de l’Australie seront reliés aux cités, qu’ils doivent ravitailler, avec autant de sécurité, par les câbles et les steamers, que le sont les comtés ruraux du Sud et de l’Ouest par les voies ferrées à l’Est et au Nord, industrieux et enfumés. Les océans, qui coupent de leurs taches bleues l’étendue de cette nation nouvelle, rappellent simplement ces parcs qui, aujourd’hui encore dans l’île britannique, entre les villes qui se serrent et se touchent, viennent jeter l’ondulation de leurs prairies. L’Empire unifié n’est que l’Angleterre élargie.
Et, cependant, il suffit de regarder Québec, pour voir qu’une autre civilisation a laissé sur le Canada une ineffaçable empreinte. Par-dessus les mâts et les pontons, qui masquent la ville basse, s’élèvent des maisons à pignons, des toits élancés, des clochers effilés, des tours, où les regards d’outre-Manche cherchent en vain une silhouette britannique. Les cloches des églises et des monastères, qui tintent joyeusement, n’ont pas une sonorité anglaise. Les paysans, qui se pressent sur le marché, au pied d’une basilique d’un XVIIIe siècle tout français, n’ont rien de saxon. Ils s’obstinent à grouper leurs maisons sur le bord des routes. Pour la grande stupeur de leurs collègues écossais de l’Ontario et américains du Manitoba, ils n’ont aucun goût pour les chaumières bon marché, auxquelles deux étages et une tôle utilitaire donnent une physionomie banale. Par je ne sais quelle hérédité, ils aiment les longs toits pointus et penchés, qui couvrent la maison basse d’une aile protectrice. Un étage leur suffit. Ils ne peuvent se passer d’une lucarne. Ces gens étranges, dont l’économie n’a rien de britannique, gaspillent, dans des achats de couleurs, un argent précieux. Ils veulent que la chaumière, blanche ou rose, se détache sur la verdure. Les charpentes brunes, les volets verts ont à leurs yeux un attrait particulier. Ils connaissent les machines ; mais ils ne dédaignent ni la faux, ni le râteau. Leur coup de chapeau déférent, leur « bonjour » souriant plongent dans la stupeur l’homme de l’Ouest. Rebelles à la fièvre yankee, ces paysans laborieux et économes, mais satisfaits et résignés, n’ont aucun goût pour la vie intense. Quand l’hiver vient, au lieu de s’embaucher à la ville ou dans le Sud, ils préfèrent profiter des longues veillées, dans la chaumière bien close, pour danser et chanter. Et tandis que sur la campagne silencieuse tombe un lourd manteau d’ouate, les échos de Claire fontaine et de Malbrouck s’en va t’en guerre passent à travers les fentes lumineuses des portes, sous l’auvent des toits blanchis.
Les gars de Québec refusèrent de quitter leurs villages, leurs maisons aux volets verts, leurs églises au clocher pointu, pour aller se faire tuer, sous le drapeau anglais, dans l’Afrique du Sud. Sur 8 000 Canadiens, qui se battirent là-bas, une centaine seulement étaient de souche française. Les cérémonies, organisées à Trois-Rivières et à Montréal, pour fêter la victoire de Mafeking et la délivrance de Ladysmith, furent accueillies par les huées de la foule. Et, au sein du Parlement, une voix ardente et jeune s’élève :
L’Empire britannique est-il vraiment en péril ? Réclame-t-il nos armes pour le sauver ? Ou bien sommes-nous en face d’une tentative de fédération militaire, projet cher à M. Chamberlain ? Voilà des questions que le peuple canadien a le droit de peser et d’entendre résoudre nettement, au moment de se laisser entraîner dans une guerre, dont je ne veux apprécier maintenant ni les causes, ni la légitimité… Il s’agit de savoir si le Canada est prêt à renoncer à ses prérogatives de colonie constitutionnelle, à sa liberté parlementaire, au pacte conclu avec la métropole, après soixante-quinze ans de luttes… Je ne consentirai jamais, quant à moi, à appuyer cette politique rétrograde…
Le député Bourassa démissionne le 18 octobre 1899. Il est réélu à une grosse majorité. Une bataille épique s’engage aux Communes d’Ottawa. Les séances des 13 février, 13 mars, 8 juin 1900, 12 et 20 mars 1901 marquent une étape dans l’histoire du Canada. Le nationalisme franco-canadien se dresse contre l’impérialisme britannique : « Nous sommes les sujets loyaux du Roi, que Dieu le protège ! Mais nous ne voulons pas avoir une trop forte dose de Chamberlainisme, disait-on à l’éminent auteur de Canada in the XXth Century. La lutte commence. Elle fut rapide et violente. Le résultat est décisif. L’armature militaire saute, avant que Joë Chamberlain ait eu le temps de la visser. L’Ouest francisé laisse à l’Est américanisé le soin de dénouer le lien économique. En moins de dix ans d’efforts, les deux nationalismes coalisés détruisent l’œuvre amorcée dès 1879 par sir John Macdonald, reprise en 1897 par sir Wilfrid Laurier et brisent les chaînes que les impérialistes anglais proposaient d’ajouter aux liens juridiques, oubliés et inefficaces, contenus dans un code poussiéreux.
Formé à l’école de l’opportunisme britannique, sir Wilfrid Laurier attache lui-même les rivets, qu’il avait enfoncés avec une maestria impérialiste, en 1895.
C’est l’auteur du vibrant discours, prononcé à Edimbourg le 16 juin 1897, pour saluer le jour prochain où les coloniaux promus au rang de citoyens « auront leur part entière dans l’Empire uni, » qui dicte le 3 février 1902, à la veille de la réunion de la conférence inter-coloniale, la réponse la plus glaciale, qu’ait reçue M. Joë Chamberlain :
Au sujet des différentes questions mentionnées dans votre dépêche, il n’en est qu’une qui puisse laisser espérer une utile discussion : c’est celle des relations commerciales entre les différentes parties de l’Empire. Les relations existantes entre les grandes colonies autonomes, notamment le Canada, et la Métropole sont considérées comme entièrement satisfaisantes, à l’exception de quelques détails de minime importance. Les ministres ne prévoient pas qu’étant donné la condition des diverses colonies, il puisse être établi un système de défense applicable à toutes…
M. Joë Chamberlain se frotte les yeux, rajuste son monocle, relit le billet doux ; de sir Wilfrid Laurier. La guerre a donc été inutile ? Les victoires auraient-elles perdu leur action unificatrice ? Le sang des colonies et de la métropole a-t-il coulé, en vain, sur les mêmes champs de bataille ? Il se refuse à croire qu’un pareil échec, qu’une semblable évolution soient possibles. Des préoccupations électorales des circonstances passagères ont dicté au premier Ministre cette fin de non recevoir. Son attitude changera lorsqu’il se retrouvera à Londres, dans le cadre de la cité impériale, sur les bords du fleuve historique, sous l’action de la dernière et de la plus accueillante des aristocraties politiques. Les souvenirs de 1897 retrouveront toute leur fraîcheur ; et les mêmes paroles s’imposeront à sa pensée fidèle. Ces espérances furent cruellement déçues. Sir Wilfrid Laurier resta strictement cantonné dans les limites posées par la dépêche du 3 février 1902. Les philippiques d’Henri Bourassa, les manifestations de Trois-Rivières et de Montréal avaient laissé dans la souple et prudente intelligence de l’homme d’Etat une impression plus profonde que les splendeurs du Jubilé impérial.
Sans doute, sir Wilfrid Laurier suggère l’idée d’établir un traitement de faveur pour les blés canadiens, à l’aide d’une détaxe sur le droit d’importation établi le 14 avril 1902, et qui sera supprimé le 28 avril 1903, sous la poussée formidable des clameurs populaires. Mais il ne demande et ne propose rien de plus. Le Zollverein est pour lui une formule vide de sens, parce qu’elle est sans avenir. La Canadian Manufacturers’Association veille au grain. Elle fit savoir, dans ses congrès annuels, que l’industrie naissante n’entendait pas faire les frais de la « fédération économique. » Elle veut vivre et grandir. Le Canada ne sera pas « le jardin » de l’Angleterre, mais une nation, qui subviendra à tous ses besoins, et dont les hauts fourneaux seront demain aussi célèbres que ses terres à blé. Qu’il suffise, dit-il, à la mère patrie de pouvoir troquer, grâce à un tarif différentiel, « les produits, que nous ne manufacturons pas, » contre les céréales et les viandes, les fromages et les fruits, dont les Iles Britanniques ont besoin pour ne pas mourir de faim.
En refusant, cinq ans avant le Cabinet Asquith, ce pacte restreint, le ministère Balfour renonce au seul lien qu’il pouvait nouer. Le Kriegsverein, qu’il rêve de substituer à un Zollverein irréalisable, est énergiquement écarté par le Canada.
Paraphrasant un mot de sir Wilfrid Laurier : « Si vous voulez notre aide, appelez-nous dans vos conseils, » M. Joë Chamberlain s’écria :
Messieurs, nous avons besoin de votre aide, dans l’administration de ce vaste Empire, qui est le vôtre, comme il est le nôtre. Le Titan fatigué plie sous le faix trop lourd de son destin. Nous avons porté ce fardeau pendant bien des années, mais nous pensons, aujourd’hui, qu’il est temps que nos enfans nous assistent. Si vous nous en faites la demande, soyez sûrs que nous nous hâterons de vous faire place dans nos conseils (30 juin 1902).
Devant ce langage, les « enfans » du Canada gardèrent un religieux silence. La perspective d’un Imperial Council ne leur dit rien qui vaille. La vision du Titan, pliant sous le poids de ses destinées, ne leur inspire qu’une médiocre sympathie. Et sir Wilfrid Laurier croit prudent d’oublier une formule, qui lui échappa dans la chaleur communicative d’un banquet.
Mais lorsque la Conférence aborde la discussion du projet, « qui consiste à créer, dans chaque colonie, un corps impérial de réserve, qui pourrait servir, en cas de besoin, en dehors de la colonie où il s’est formé, » il ne fait plus la sourde oreille. Il oppose un veto formel :
Les ministres canadiens désirent faire remarquer que leur opposition ne vient pas de raisons financières. Mais ils ont la ferme conviction que le projet en question marquerait un dangereux éloignement des principes du self-government colonial. Le Canada apprécie trop hautement, pour y renoncer, la part d’indépendance locale qui lui a été octroyée par les autorités impériales, et qui a produit des résultats si utiles et si bienfaisans, soit au point de vue matériel, soit au point de vue du rapprochement de la colonie et de la mère patrie.
Il est impossible d’être plus adroit et plus poli. Les Canadiens ont gardé la courtoisie de l’ancienne France, et d’autre part, ils restent les descendans de paysans normands. Fidèles à cette double tradition, sir Wilfrid Laurier et ses collègues refusent, au nom de leur attachement à l’Empire, de le cimenter par une union militaire.
Et, depuis la Conférence de 1902, ce lien militaire a été détendu, au point d’annihiler les articles de la Charte de 1867, qui limitent, dans une dépendance théorique, les droits de la nation canadienne. De même que les manifestations franco-canadiennes ont dicté à sir Wilfrid Laurier son attitude dans la conférence inter-coloniale, de même la colère qu’éveille dans tout le Dominion, en octobre 1903, l’affaire de l’Alaska prépare le gouvernement à adopter, l’opinion à accepter, pour réorganiser la milice et créer une flottille, la solution strictement nationaliste.
Le 20 octobre 1903, un mouvement d’indignation ébranle le Canada tout entier. Le Français de Québec, l’Anglais de L’Ontario éprouvent la même irritation, expriment les mêmes protestations. Le représentant de la Grande-Bretagne, dans la Commission arbitrale chargée de délimiter les frontières de l’Alaska et d’interpréter la convention anglo-russe de 1825, le lord chief justice, lord Alverstone, a abandonné la solution préconisée par ses deux collègues canadiens et s’est rallié à la thèse américaine. Le World de Toronto, le Times de Peterborough sont plus violens que la Presse ou le Devoir. Ce n’est pas M. Bourassa, mais un professeur de droit à Toronto, de sang anglais, M. John King, qui s’écrie, le 24 octobre 1903 :
Nous ne pouvons oublier que cette dernière transaction n’est que la suite de plusieurs autres, qui ont eu le même caractère. Toute l’histoire des négociations et des traités britanniques avec les États-Unis est marquée d’une série de pierres tombales sous lesquelles on a enterré nos droits.
Et, emporté par ce courant d’opinion, le même jour, devant les députés réunis à Ottawa, sir Wilfrid Laurier laisse tomber de graves paroles, un solennel avertissement :
La difficulté, telle que je la conçois, est qu’aussi longtemps que le Canada demeurera une dépendance de la Grande-Bretagne, les pouvoirs que nous avons actuellement resteront insuffisans pour la défense de nos droits. Il est important que nous demandions au Parlement britannique des pouvoirs plus étendus, afin que, si nous avons de nouveau à traiter de pareilles affaires, nous puissions le faire librement, selon la méthode que nous choisirons, et les lumières que nous pourrons avoir.
Sir Wilfrid Laurier ne sollicita point cet élargissement des droits nationaux. Il devait s’apercevoir bientôt que le Canada pouvait négocier, directement, des pactes commerciaux avec toute l’aisance d’un peuple affranchi. Mais il profita du premier incident pour donner au Canada une armée autonome.
Cette occasion, lord Macdonald, — le dernier commandant anglais des milices du Dominion, — se chargea de la faire naître. En débarquant sur le continent nouveau et dans cette société démocratique, ce gentilhomme authentique, ce soldat vaillant éprouve bien des surprises. La médiocrité militaire des miliciens inquiète son impérialisme. La familiarité de ces soldats-citoyens blesse son orgueil. L’intervention des politiciens froisse son sens militaire. En Angleterre, les députés ne contrôlent point les promotions. En Angleterre, Tommy Atkins parle à son officier avec la même déférence qu’à son landlord, et les appelle du même nom « sir. » En Angleterre, fantassins et soldats manœuvrent avec la perfection du professionnel. Et lord Macdonald exprime son étonnement, tout haut, dans des conversations, et bientôt dans des discours. Les Anglo-Canadiens exultent. Les Franco-Canadiens murmurent. Le 14 juin 1904, lord Macdonald, pour avoir blâmé publiquement le ministre de la Guerre, qui avait rayé du tableau d’avancement un officier proposé par le Commandant en chef, est révoqué de ses fonctions.
« C’est là, déclare textuellement sir Wilfrid Laurier, l’acte d’insubordination d’un étranger qui ignore les mœurs des démocraties libres… Nous ne sommes pas habitués dans notre pays à être caporalisés. Le Général en chef doit apprendre que le gouvernement de ce pays est un gouvernement responsable, et que, lorsqu’il fait des propositions au Conseil des ministres, c’est le droit strict du ministre de la Guerre de ne pas les accepter. »
Lord Macdonald était venu, au lendemain de la guerre sud-africaine, pour donner à la coopération militaire des colonies une forme définitive ; il assista à la faillite de l’impérialisme militaire. Le Militia Act de 1904 supprime le poste de commandant en chef, crée un inspecteur général de la milice, « qui peut être un Canadien » et le sera toujours, institue un conseil de la défense nationale (art. 7, 30, 31). Par cette triple innovation, la loi donne à l’organisation militaire une autonomie absolue. Au lieu de concentrer les forces de l’Empire, elle les décentralise. Au lieu de les fondre dans une armée commune, elle accentue leur individualité. Le Militia Act, pour achever cette nationalisation des milices canadiennes, décide (art. 70 et 71) qu’elles ne pourront être employées en dehors de la colonie, que s’il s’agit d’une guerre intéressant directement la défense du Dominion. Quinze jours, au plus tard, après la mobilisation des réserves, le Parlement, s’il est en vacances, sera convoqué et se prononcera souverainement. Le Canada réserve sa liberté et ménage son sang. Le Kriegsverein a vécu. L’union militaire est brisée.
Et, pour préciser d’un geste dramatique cette évolution nationale, voici que les garnisons britanniques d’Halifax et d’Esquimault se rembarquent, fifres et tambours en tête. Elles remettent les forts aux soldats canadiens. Ils n’ont besoin ni de conseils, ni de secours. Ils entendent assurer, eux-mêmes, la défense de la patrie. Lord Macdonald ne fut pas seulement le dernier général, mais presque le dernier soldat anglais, qui ait foulé le sol du Dominion.
La Conférence inter-coloniale de 1907, loin d’arrêter le mouvement, l’accentue.
Sans doute, sir Wilfrid Laurier, renouvelant l’offre de 1902, accepte de créer entre les colonies et la métropole la chaîne durable d’un tarif différentiel. Mais l’initiative que le Cabinet Balfour n’avait point osé prendre, le ministère Asquith l’écarte résolument. Et les discours qu’il entendit les 2 et 6 mai 1907, sir Wilfrid Laurier ne les oublia jamais. En démontrant au représentant du Dominion, avec la rigueur logique des juristes, que l’établissement de droits à l’entrée des denrées alimentaires et des matières brutes, pour favoriser les importations coloniales, se heurte à une impossibilité économique et psychologique, M. Asquith et M. Lloyd George préparèrent la voie aux négociations américo-canadiennes du 21 janvier 1911. En 1907, plus encore qu’il y a dix ans, l’union économique apparaît comme une parfaite copie. La divergence des intérêts matériels s’accentue d’année en année. Chacun des groupemens, qui évoluent dans l’orbite de l’Angleterre, se développe et se transforme, en pleine liberté. L’armature économique reste donc inachevée et provisoire. La création de lignes subventionnées, l’établissement de câbles nouveaux, l’institution d’agens commerciaux ne sauraient remplacer l’action unificatrice des tarifs impériaux.
Les liens politiques ne sont pas plus resserrés en 1907 qu’en 1902. Si les appels devant le Conseil Privé restent autorisés, l’institution d’une Cour suprême est abandonnée et l’établissement de Cours locales de cassation est envisagé. Avant de s’embarquer, sir Wilfrid Laurier s’était prononcé contre l’idée d’un Conseil impérial. Et le secrétariat permanent des conférences périodiques, dont on décide l’organisation, ne saurait être comparé, au point de vue de l’importance politique et du prestige moral, à la formule rêvée par les apôtres du fédéralisme. Quelques mois plus tard, en novembre 1907, la discussion du traité de commerce franco-canadien réveille les polémiques. Le Canada a acquis, sinon en droit, du moins en fait, la pleine souveraineté diplomatique ; il négocie directement d’Etat à Etat, sur le pied de la parfaite égalité. Ses deux représentans, Filon. W. S. Fielding et l’Hon. L. P. Brodeur, n’ont-ils pas signé le parchemin du 18 septembre 1907 ? J’entends bien que le paraphe de sir Francis Bertie figure à côté du leur. Les ambassadeurs anglais maintiennent leur contrôle historique et restent les intermédiaires officiels. Il n’en est pas moins certain que la faculté pour le Dominion d’être représenté par des plénipotentiaires canadiens, posée pour la première fois en 1866 (Sessional Papers of Canada, no 63, 1867-1868) est devenue une habitude et un droit. Et lorsqu’en 1909, une loi adoptée à l’unanimité par le parlement d’Ottawa décide la création d’un bureau spécial des Affaires étrangères, confiée à M. Joseph Pope, un nouveau pas est accompli. Ce n’est pas l’indépendance, mais à la tutelle politique succède la coopération diplomatique. L’émancipation continue.
En abordant le problème de la contribution des colonies à la défense maritime de l’Empire, la Conférence de 1907 imprima au nationalisme franco-canadien une impulsion nouvelle. Quand le docteur Smartt proposa, le 9 mai, de décider que cette contribution était un devoir, sir Wilfrid Laurier, fidèle à l’engagement pris le 28 mars, devant les Communes canadiennes, refusa de s’associer à cette motion. « Nous ne nous laisserons pas entraîner dans le tourbillon du militarisme européen. » Mais la question est posée. Il faut la résoudre pratiquement. Il est impossible de rester sur le terrain des principes.
Après une année occupée par les élections générales et par les fêtes du tricentenaire de Québec, quelques mois avant la réunion de la Conférence de défense impériale, le 29 mars 1909, sir Wilfrid Laurier demande au Parlement d’Ottawa de se prononcer. Il fait adopter, à une écrasante majorité, la notion suivante :
La Chambre reconnaît complètement que le pays a le devoir, à mesure que grandit sa population et sa richesse, d’assumer, dans une plus large mesure, la responsabilité de la défense nationale. La Chambre est d’avis, qu’étant donné les relations constitutionnelles, actuellement existantes, le versement de contributions régulières et périodiques au Trésor impérial, en vue de dépenses navales et militaires, ne constitue pas, pour ce qui est du Canada, la solution la plus satisfaisante du problème de la défense. La Chambre approuvera les crédits nécessaires pour organiser rapidement une force navale canadienne, qui coopérera et sera en relations étroites avec la marine impériale, — et ce, sur les bases suggérées par l’amirauté au cours de la dernière Conférence. — Convaincue absolument que la suprématie maritime de la Grande-Bretagne est essentielle pour la sécurité du commerce, le salut de l’Empire et la paix du monde, la Chambre exprime la ferme conviction, que, chaque fois que le besoin s’en fera sentir, le peuple canadien se montrera prêt et disposé à tous les sacrifices nécessaires pour donner aux autorités impériales une coopération loyale et sincère, en vue de maintenir l’intégrité et de défendre l’honneur de l’Empire.
Sir Wilfrid Laurier se peint, tout entier, dans cet ordre du jour, modèle des transactions opportunistes. Le loyalisme du Canada y est exprimé dans des termes qui défient tout soupçon ; et en même temps les réserves, nécessaires pour rassurer les susceptibilités nationalistes, sont indiquées d’une façon précise. Pas d’union militaire ; pas de flotte commune ; pas de trésor identique. Le Canada fixe lui-même ses crédits et utilise lui-même son argent. Il aura ses escadres et un service autonome. Il n’accepte qu’une étroite coopération et n’admet plus de tribut obligatoire. Il n’est plus une colonie. Il reste un allié. Un siècle de contact avec la politique anglaise a fait l’éducation parlementaire de ces intelligences françaises. Elles évitent l’intransigeance des doctrines. Elles fuient la logique des systèmes. Un sage utilitarisme a pénétré les pensées. Elles savent concilier et réaliser. Et les opportunistes d’Ottawa n’ont plus rien à apprendre de leurs maîtres d’outre-Manche…
La motion du 29 mars 1909 n’est point restée lettre morte. Au cours de l’année financière qui expire le 31 mars 1911, une somme de 3 676 000 dollars a été consacrée à jeter la base d’une force navale. 3 croiseurs du type Bristol et 4 contre-torpilleurs ont été commandés. Deux vieux navires, Apollo et Rainbow, ont été achetés à l’amirauté britannique pour servir de vaisseaux-écoles. Des arsenaux et des cales sèches sont à l’étude. Une loi organique a été votée. Les escadres de l’Atlantique et du Pacifique seront soumises au même régime que les milices canadiennes. « En cas de nécessité, a déclaré sir Wilfrid Laurier, le 12 janvier 1910, le Gouverneur, par un décret rendu en Conseil des ministres, peut mobiliser la flotte et la mettre à la disposition de Sa Majesté. Il n’y a qu’une seule restriction : le Parlement doit être immédiatement convoqué. »
Elle n’a point suffi pour satisfaire les nationalistes franco-canadiens. Sir Wilfrid est parvenu à rassurer les conservateurs, les anglais de l’Ontario, partisans, sinon d’un tribut annuel, du moins d’une flotte commune ; mais il n’a point réussi à faire accepter à M. Henri Bourassa, et à ses partisans, cette transaction, digne par son élégance d’un whig authentique. Le premier ministre a été attaqué avec une violence dont seules quelques citations peuvent donner l’idée.
M. Blondin, député de Champlain, s’écrie devant ses électeurs :
Nous ne devons rien à l’Angleterre. L’Angleterre n’a pas pris le Canada par amour, ou pour planter la croix de la religion, comme les Français l’ont fait, mais pour établir des maisons de commerce et gagner de l’argent. Les seules libertés que nous ayons, nous les avons conquises par la force. Et aujourd’hui l’Angleterre essaie de dominer ses colonies, tout comme la Rome impériale d’autrefois… Nous ne devons rien aux Anglais. Ceux qui ont éventré nos pères, dans les plaines d’Abraham, vous demandent aujourd’hui d’aller vous faire tuer pour eux.
M. Henri Bourassa, qui a dirigé la campagne avec autant de talent que de succès, s’est expliqué devant un rédacteur du Daily Mail (13 décembre 1910). Le Canada peut faire l’économie d’une marine. Quels intérêts maritimes le Dominion a-t-il à protéger ? Les trois quarts de ses transactions se font avec les États-Unis par voie de terre ou de rivière. Ce transit est à l’abri de tous les canons européens. Quant au dernier quart, il est suffisamment garanti par les maximes du droit international. Les seuls dangers qui pourraient, un jour, menacer le Dominion laissent l’Angleterre indifférente. Elle serait, d’ailleurs, incapable de les écarter, et sa filiale devrait en supporter tout le poids. Quant aux périls qui inquiètent le Foreign-Office, ils ne sauraient exercer la moindre répercussion sur les destinées du Canada.
Admettons, pour un instant, c’est d’ailleurs peut-être vrai, que l’Allemagne soit une menace pour la grandeur du Royaume-Uni, pour son commerce, pour sa puissance maritime, nous autres, Canadiens, en sommes-nous responsables ? Avons-nous contribué à diriger la politique qui a fait de l’Allemagne ce qu’elle est aujourd’hui ?
« Pas de marine, » conclut M. Henri Bourassa. « Pas de marine ! » clament les électeurs de la province de Québec. Et lorsque, il y a peu de semaines, la circonscription dans laquelle se trouve la maison de campagne de sir Wilfrid Laurier, Drummond-Arthabasca, est appelée à élire un nouveau député, elle culbute le candidat ministériel et lui préfère son concurrent nationaliste. Une profonde inquiétude vient troubler la paix sereine des chaumières aux longs auvens et aux volets verts.
La marine est une conspiration des Anglais pour noyer les Canadiens. Laurier a consenti, après avoir trahi les intérêts de notre langue, à constituer les équipages de nos futurs navires de guerre avec des Franco-Canadiens… Laurier nous a vendus aux Anglais, en échange des honneurs qu’il a reçus et, dans vingt-cinq ans, il n’y aura plus de Franco-Canadiens.
« Pas de marine, » répètent les mères et les femmes. Et dans un avenir prochain, sir Wilfrid Laurier saura ce qu’il lui en coûte de n’avoir point suffisamment ménagé, quand il a doté le Canada d’une flotte autonome, les susceptibilités et les méfiances des hommes de sa race et de son sang.
Au moment même où, dans l’Est, dans les villages français, aux toits penchés et aux chaumières colorées, entourés d’un damier de champs et d’une ceinture de prés, se déroulent ces manifestations significatives, voici qu’à l’Ouest se révèle une force, économique et sociale, qui va exercer une action nouvelle sur les destinées nationales du Canada. Elle n’a point pris naissance dans l’Ontario, sur cette terre jadis recouverte de forêts, et que los colons écossais ont aujourd’hui transformée en une campagne tout anglaise. Çà et là des fermes à deux étages, flanquées de larges écuries, encadrées de quelques arbres et parfois de quelques fleurs, dressent leurs silhouettes massives et inélégantes. La vente des fruits, la fabrication du beurre, l’élevage du bétail ont remplacé la culture du blé. Et l’aspect verdoyant de cette campagne, coupée par des réseaux de fils de fer, semée de maisons isolées, a un aspect britannique, singulièrement différent de celui que donnent à la province de Québec les chaumières de France, groupées sur le bord de la route, autour d’un clocher. Le yeoman de l’Ontario, qui se rend rarement au bourg voisin, vit isolé dans son cottage, lit soigneusement son journal, exécute pieusement ses devoirs civiques, reste une silhouette intéressante du Canada d’autrefois, mais n’est pas une force de l’avenir au même degré que les paysans prolifiques et acharnés de l’Est, enracinés au sol dont ils ont fait une seconde Normandie, ni que les industriels du blé, ces maîtres de l’Ouest.
Leur exploitation couvre une étendue inconnue des homesteads de l’Est et du Centre : elles n’ont pas moins de 80 et souvent 100 hectares. Une Beauce immense, semée de quelques bouquets d’arbres, débris de la forêt primitive, encerclée par les cimes neigeuses des montagnes prochaines. Pour exploiter avec fruit ces immenses labours, un capital est nécessaire à l’émigrant. La terre est vaste et le climat rude. L’hiver vient vite et dure longtemps. Il faut semer et moissonner rapidement. Le spectacle d’une demi-douzaine de charrues ou de moissonneuses taillant, à la suite l’une de l’autre, dans la terre brune et dans les herbes d’or, n’a rien d’exceptionnel. La batteuse n’est point un de ces instrumens modestes qui, actionnés par une paisible locomobile, devant une foule de gamins recueillis, dépose le grain dans des sacs et rend la paille intacte. L’agriculteur de l’Ouest économise la main-d’œuvre et dédaigne les petits produits. Sa machine géante, à l’aspect difforme, rejette par une énorme cheminée, dans un nuage de fumée, la paille hachée en morceaux et dépose le blé, par un large tuyau, dans des réservoirs mobiles. Quand ils sont pleins, deux paires de chevaux les conduisent à la ville. Le grain est versé dans un entrepôt et conservé pour le compte du fermier. Ce paysan, propriétaire d’un outillage compliqué, et d’un capital important, au courant des procédés de l’agriculture américaine et des fluctuations du marché mondial, est un industriel. Il va à la Bourse et vend à terme. Il est actif et entreprenant. Il ignore la patience. Il méprise la résignation. Sa maison à l’aspect citadin, bâtie en briques ou en bois, sans goût et sans amour, confortable et banale, est aussi différente du cottage écossais de l’Ontario que de la chaumière normande de l’Ouest. Sa ville n’a rien qui rappelle ni Québec, ni Ottawa. Plus de couvens aux toits pointus et aux clochers effilés, plus de palais aux tourelles gothiques et aux fenêtres à croisillons, dressant leurs silhouettes françaises et anglaises, sur la colline, au-dessus de la rivière. Des rues à angles droits, des buildings carrés et énormes, des réseaux de fils, des rangées d’entrepôts à blés : la fièvre et la saleté, la puissance et la laideur des villes américaines, qui poussent trop vite et pensent trop aux dollars pour avoir ni le temps, ni le goût d’être jolies.
Cette ruée vers l’Ouest, vers des terres à blé, auxquelles des siècles de repos et des hectares de forêts assurent une fécondité inconnue, et d’ailleurs éphémère, transforme le problème du nationalisme canadien. Seuls, des chiffres peuvent donner quelque idée de la force économique et sociale, qui naît et grandit. Depuis neuf ans, la production de blé a triplé : elle est passée de 50 millions de boisseaux en 1900 à 128 et 163 en 1908 et 1909. Cet essor est dû uniquement à la mise en valeur de la prairie canadienne :
Années | Ontario | Manitoba | Alberta | Saskatchewan | Canada |
---|---|---|---|---|---|
1900 | 28 | 18 | 0,8 | 4 | 59 |
1902 | 26 | 53 | 0,8 | 13 | « |
1904 | 12 | 39 | 0,9 | 15 | « |
1906 | 22 | 61 | 3,9 | 37 | « |
1908 | 18 | 49 | 7 | 50 | 128 |
1909 | 16 | 45 | 7,9 | 90 | 163 |
Québec ne produit qu’un million de boisseaux. Ontario préfère, de plus en plus, les prés et les vergers. Manitoba est stationnaire. Seuls les comtés nouveaux, par leur fécondité croissante, transforment le Dominion en une Argentine septentrionale. Tandis que l’Est ne possédait, en 1907, que 39 entrepôts à blé, d’une contenance de 20 millions de boisseaux, l’Ouest en comptait, à la même date, 1 354. Le nombre et la capacité de ces magasins, reliés aux diverses voies ferrées du Dominion, ont grandi rapidement, au cours des dernières années, dans les villes qui poussent sur la prairie vaincue et défrichée.
Années | Nombre | Capacité en millions de boisseaux |
---|---|---|
1905 | 1 022 | 47 |
1906 | 1 188 | 50 |
1907 | 1 273 | 55 |
1908 | 1 354 | 58 |
Mais ces monceaux de grains ne restent pas longtemps enfermés dans ces entrepôts. Un tiers de la récolte, environ, suffit à la consommation du Dominion. Les deux tiers doivent être exportés.
Années | Récolte totale (en milliers de boisseaux de blé) | Exportations totales | Achats Anglais | Achats Yankees |
---|---|---|---|---|
1900 | 59 581 | 16 844 | 15 975 | 82 |
1907 | 93 133 | 43 654 | 44 002 | 114 |
1908 | 128 593 | 49 137 | 45 891 | 650 |
1909 | 163 402 | 49 774 | 46 589 | 1 856 |
95 à 99 pour 100 des exportations de blé sont faites à destination de l’Angleterre. Leur volume grandit d’année en année. La moyenne annuelle des ventes de froment faites à la Grande-Bretagne n’était que de 14 millions de boisseaux, pendant la période 1896-1900, de 20 seulement de 1901 à 1905. Elles ont atteint 45 millions en 1909. Elles ont plus que doublé en cinq ans.
L’expédition de ces millions de sacs se heurte à des difficultés croissantes. A moins, — ce qui est impossible, — d’être embarqués à Vancouver et de passer par le cap Horn, ils doivent être acheminés par rail, pour gagner les bords des lacs et les berges du Saint-Laurent. Le ruban d’acier, qui court entre Winnipeg et Fort William, dans une région rocailleuse, recouverte de sapins et semée de lacs, est vite encombré. La rigueur de l’hiver et l’épaisseur des neiges compliquent encore le transport et ralentissent le trafic. 20 pour 100, à peine, de la récolte annuelle peuvent atteindre le bateau, avant les froids. 80 pour 100 restent enfermés dans les entrepôts jusqu’au printemps prochain, et doivent attendre les premiers soleils. Cette organise lion commerciale impose à l’agriculteur de l’Ouest, déjà chargé d’un matériel coûteux, des avances considérables : frais de manutention, frais d’entrepôts, frais de transport viennent grever lourdement un budget, où la colonne des recettes n’est remplie que près d’un an après la moisson.
J’entends bien que pour remédier à cet encombrement des rails, entre Winnipeg et Fort William, qui grandira au fur et à mesure que les champs de blé s’étendront davantage vers le Nord et vers l’Ouest[1], d’importans travaux ont été prévus. On songe à abréger par un canal la voie par trop sinueuse des grands lacs au Saint-Laurent. On prévoit un chemin de fer qui relierait la province de Saskatchewan à Fort Churchill, sur la baie d’Hudson. Le trajet de Fort Churchill à Liverpool n’a que 20 milles de plus que celui de Québec au port anglais. Les icebergs n’interdisent le passage que du 10 novembre au 20 juillet. Les industriels du blé auraient donc trois mois pour acheminer, une partie de leur récolte par la voie nouvelle. La ligne de Winnipeg à Fort William ne sera plus impraticable. 80 pour 100 de la récolte ne resteront plus entassés dans de coûteux entrepôts.
Mais cette certitude n’est encore qu’une espérance. Le tracé est décidé. Le premier coup de pioche n’a pas été donné. Il faudra laisser passer de longs mois, peut-être plusieurs années. Un paysan francisé attend. Un industriel américanisé n’attend pas.
Il est d’autant moins disposé à faire preuve de patience qu’il existe une solution immédiate et pratique. Douze lignes relient le Canada à la république américaine. Le prix du transport de Winnipeg à Liverpool est de 1 franc par boisseau. Il n’est que de 0,15 centimes de Winnipeg à Minneapolis, le grand centre de l’industrie meunière des Etats-Unis. Sur le marché américain, le froment vaut 0,15 centimes plus cher par boisseau que dans les bourgs de l’Ouest canadien : ses blés durs sont particulièrement recherchés pour des mélanges. De l’autre côté de la frontière, si voisine, les champs de blé ne grandissent plus, le rendement à l’hectare reste inférieur à celui du Canada, la population croît par bonds énormes. Dans un avenir prochain, les États-Unis auront besoin de la prairie canadienne pour parer à l’insuffisance de leur récolte. Déjà les exportations américaines de blé restent stationnaires et la population urbaine proteste contre le coût des denrées alimentaires.
1895-1899 | 1900-1904 | 1905-1909 | |
---|---|---|---|
Etendue cultivée en blé (acres) | 39 000 000 | 46 000 000 | 46 000 000 |
Population | 71000 000 | 79 000 000 | 89 000 000 |
Récolte de blé (boisseaux) | 520 000 000 | 626 000 000 | 693 000 000 |
Exportations de blé et de farine (boisseaux) | 171 000 000 | 192 000 000 | 113 000 000 |
Il faut saisir cette occasion, économiser les frais de transport et d’entrepôts, vendre plus cher les fromens et le bétail du Dominion, acheter meilleur marché les charrues et les moissonneuses, secouer le joug des voies ferrées et des industriels syndiqués du Canada.
Ce courant d’opinion, déterminé par des forces économiques dont la puissance grandit d’année en année, ne date pas d’hier.
Lorsque la Commission des Douanes, dont faisaient partie MM. Fielding et Brodeur, entreprit, du 7 septembre 1905 au 9 février 1906, sa tournée mémorable dans le Dominion, elle fut assaillie par les délégations des trois grandes associations agricoles : Dominion grange, Ontario farmers et Manitoba graingrowers. Elles protestèrent contre le projet de surélever le mur des tarifs protecteurs et de prolonger la durée des primes à la métallurgie. L’échec des droits différentiels à la conférence inter-coloniale de 1907, la victoire des radicaux libre-échangistes aux élections anglaises de janvier 1910 précipitèrent le mouvement. L’Association des producteurs de céréales étendit ses ramifications dans le Manitoba et le Saskatchewan. Et lorsque sir Wilfrid Laurier fit, en train spécial, au mois de juillet 1910, un voyage vraiment présidentiel dans l’Ouest, il trouva à chaque gare les industriels du blé, groupés en rangs serrés. A Port-Arthur, le 9 juillet, à Winnipeg, le 15, à Yorktown, le 20, à Melville, le 22, les grands électeurs du parti libéral, dont ils apprécient les vagues tendances démocratiques, firent entendre les mêmes récriminations : la barrière protectionniste doit être abaissée pour laisser librement sortir les stocks de blé entassés et librement entrer les machines agricoles. « Un traité de réciprocité avec les Etats-Unis, » voilà la formule qui se trouve dans toutes les pétitions et sur toutes les lèvres.
Sir Wilfrid Laurier écouta et comprit. Il mesura la force du courant d’un regard sûr et céda avec une élégance toute britannique. Les libéraux de 1906, qui, après l’échec des négociations commerciales avec les Etats-Unis, avaient donné un coup de barre et s’étaient lancés dans la politique protectionniste, virent de bord, une fois de plus, et reviennent au libre-échange. Ils ont pour les principes de la science économique le respect qui convient. Les jalons, posés par l’arrangement conclu en mai 1910 pour éviter l’application du tarif maximum américain, n’ont point été inutiles. Les conversations reprennent. Elles aboutissent, le 21 janvier 1911, à l’accord actuellement soumis à l’approbation des parlemens intéressés.
La convention comprend trois dispositions principales. Un premier article classe les importations, qui entreront librement dans les deux pays. Les fermiers de l’Ouest canadien échangent les plaques de tôles, les fils de fer et d’acier, le coke, dont ils ont besoin pour couvrir leurs hangars, réparer leurs chars, entourer leurs terres, chauffer leurs maisons, contre des céréales, des animaux et des fruits. Un second paragraphe énumère les produits qui seront frappés, quand ils franchiront la frontière, de droits identiques. Sur cette liste, les colons du Manitoba et du Saskatchewan ont fait inscrire, à côté de la farine et des viandes, les automobiles, les montres, les instrumens agricoles. Un dernier article réduit, mais dans une proportion différente, les tarifs qui frappent un certain nombre d’importations. Les Etats-Unis favorisent l’entrée des bois, de l’aluminium, et du fer. Le Canada encourage les expéditions de charbon, de ciment, d’arbres fruitiers.
Le Dominion a conclu un pacte doublement avantageux. Dans cette convention, qui porte sur un chiffre égal d’importations américaines et canadiennes, il n’a baissé ses tarifs que de £ 512, 000, tandis que Washington accepte une réduction de £ 969 000. Mais il y a plus. Sans sacrifier intégralement les intérêts de la métallurgie canadienne, sans ouvrir les portes toutes grandes aux industries yankees, sir Wilfrid Laurier a facilité l’écoulement des denrées agricoles et des matières brutes, que l’insuffisance des transports grevait d’une lourde charge. En 1866, les États-Unis dénoncèrent le traité de réciprocité, dans l’espoir de décider la colonie anglaise à solliciter son incorporation. En 1896, ils se refusèrent dédaigneusement à négocier. Le 11 janvier 1911, sir Wilfrid Laurier a largement vengé ces deux échecs diplomatiques.
1896, nous l’avons montré, est une date dans l’histoire du Dominion. Les négociations de 1911 auront-elles une égale importance ? Et si les industriels canadiens, qu’inquiète la concurrence américaine, les maraîchers et les agriculteurs de l’Ontario, menacés par les jardins de la Californie, ne parviennent pas à faire rejeter le pacte de réciprocité, sera-t-il le point de départ d’une évolution aussi grave, mais en sens inverse, dans les relations. anglo-canadiennes, que celle qu’a déterminée l’échec des pourparlers avec les Etats-Unis, il y a quinze ans ?
Il est certain que l’établissement entre les deux Etats voisins de relations commerciales, sur la base d’une large réciprocité, porte un coup redoutable à l’unité économique de l’Empire, déjà bien compromise.
Tant, que subsisteront les liens nouveaux, il sera impossible à toute conférence inter-coloniale d’envisager la création de tarifs différentiels. Pour s’en convaincre, il suffit de jeter les yeux sur le tableau ci-dessous :
Années | Totales | Russes | Argentines | Américaines | Coloniales | Canadiennes |
---|---|---|---|---|---|---|
1896 | 99 | 17 | 5,9 | 51 | 8 | 6 |
1897 | 88 | 15 | 0,9 | 53 | 7 | 6 |
1898 | 94 | 6 | 5 | 61 | 17 | 7 |
1899 | 98 | 2 | 11 | 59 | 20 | 8 |
1906 | 112 | 15 | 19 | 35 | 35 | 13 |
1907 | 115 | 10 | 31 | 32 | 21 | 15 |
1908 | 109 | 4 | 21 | 39 | 26 | 16 |
1909 | 113 | 17 | 20 | 25 | 44 | 18 |
Les chiffres sont lumineux. Depuis dix ans, la part des colonies dans les achats de blés faits par le Royaume-Uni a augmenté régulièrement. Cette hausse compense, et au-delà, le recul des importations américaines. Si ce mouvement continue, il deviendra possible, sans accroître sensiblement le prix du pain, de réserver aux fromens, moissonnés sur la terre impériale, un régime de faveur. Encore une décade, et l’armature économique pourra être vissée. Mais le rêve de M. Joë Chamberlain devient impossible à réaliser, si les blés et les farines canadiennes manquent. L’écrasante prépondérance des importations étrangères empêche le fonctionnement des tarifs différentiels. L’Empire ne suffit même plus à ravitailler la Grande-Bretagne. Le Canada avait remplacé le Devonshire et le Wiltshire. Il se dérobe à son tour. Le fédéralisme économique fait banqueroute. Les rivets sautent, avant même qu’un maître ouvrier ait eu le temps de les enfoncer plus avant. La destinée veut que John Bull ne puisse jamais moissonner tout son blé dans ses terres. Il était jadis, pour son pain quotidien, tributaire des États-Unis. Il devient, bon gré, mal gré, le client de la Russie et de l’Argentine, bien heureux encore si l’absorption croissante des fromens canadiens par les meuniers et par les spéculateurs américains ne l’oblige pas, bientôt, à payer son blé plus cher que son voisin Froggy, dont il raillait les indulgences protectionnistes et les champs monotones.
Non seulement le traité de réciprocité empêche tout rapprochement économique entre le Canada et la mère patrie, mais il entraîne le Dominion dans l’orbite des Etats-Unis. Il vient imprimer une intensité nouvelle au flux de ballots d’or et d’hommes que l’oncle Sam déverse dans la prairie canadienne, et qui tendent à y entretenir une atmosphère « continentale, » aussi différente de celle que rêvaient les Impérialistes, que l’atmosphère « française » de Québec et de Montréal.
Il y a dix ans, la part de la Grande-Bretagne et des États-Unis dans le commerce du Dominion était sensiblement égale. En 1899 et 1900, sur 63 et 75 millions de livres sterling, John Bull revendiquait 27 et 31 millions, dont 7 et 9 à l’entrée. Jonathan réclamait, pour lui, 28 et 36 millions, dont 19 et 22 importés au Canada. En 1909 et 1910, les échanges du Dominion atteignent 114 et 138 millions de livres. La part de l’Angleterre n’est que de 41 et 49, dont 14 et 19 millions aux importations. Celle des États-Unis est, au contraire, de 56 et 68, dont 37 et 46 pour les seuls achats du Canada. La moitié exactement du commerce du Dominion a lieu entre l’ami Pierre et son voisin Sam. Dans peu d’années, au lieu de 50, ce sera 60 et 70 pour 100. Les trucks, qui vont déverser à Minneapolis les blés du Manitoba et de l’Alberta, ne rentreront pas vides. Sur les douze voies ferrées qui relient les deux Etats, la circulation deviendra plus active. Ces échanges croissans créeront une communauté d’intérêts.
Les marchandises ne seront pas seules à franchir la ligne conventionnelle qui sépare les deux États. Les capitaux et les hommes suivront la même route. Ils ont déjà commencé.
Sans doute le Times évalue à 17 milliards les sommes placées au Canada par l’Angleterre au cours des cinq dernières années, et à 7 milliards seulement les capitaux américains engagés dans le Dominion, pendant la même période. Mais, sur les 17 milliards d’or britannique, 500 millions seulement sont allés à l’industrie proprement dite. Au contraire, sur les 7 milliards d’argent américain, les emprunts d’Etats et de villes, les obligations de chemins de fer n’ont absorbé que 600 millions. Deux tiers des bois de la Colombie britannique sont déjà des propriétés américaines. Les mines et les forêts de l’Alberta sont également attaquées. Les abattoirs, les fabriques de machines agricoles ont constitué d’excellens placemens. Des compagnies foncières yankees sont entrées en concurrence avec le Canadian Pacific Railway, achètent et morcellent la terre.
Elle trouve des preneurs, parmi le flux d’immigrans, qui franchissent la frontière. Le nombre des colons, venus des Etats-Unis, n’était que de 17 000 en 1900. Quatre ans plus tard, il est de 45 000. En 1908, il atteint 59 000. En 1909, un nouveau bond porte les chiffres à 103 000. L’année dernière, grâce à un progrès de 100 pour 100, l’immigration américaine dépasse de 44 000 âmes l’immigration britannique. Cet exode, que le traité de réciprocité ne contribuera pas à ralentir, s’explique par des raisons précises. Le colon yankee n’est point un débutant. Il a déjà défriché la terre de l’Ouest. La prairie a été sa patrie. Il sait cultiver en grand et manier les instrumens américains. Le colon yankee n’est point un pauvre hère. Le capital moyen, dont dispose l’immigrant anglais, n’est que de 75 francs. Son collègue des États-Unis n’a pas seulement de l’expérience : il possède aussi des économies. Son avoir n’est pas, en général, inférieur à 5 600 francs. Il peut attendre la première récolte et acheter ses premiers instrumens. Il trouve plus aisément du crédit. Il fait fortune plus vite. Le pacte commercial va faire à la Prairie canadienne une énorme publicité. Et les immigrans, en nombre croissant, laisseront à d’autres moins audacieux la terre déjà appauvrie par une culture sans engrais et sans fumier, pour se ruer à l’assaut des concessions, dans l’Alberta et le Saskatchewan.
J’entends bien que ces colons ne sont pas tous des Yankees pur-sang. Dans ces statistiques figurent des Canadiens, qui reviennent à la terre natale. Les Polonais et les Scandinaves constituent, à eux seuls, la majorité de ces immigrans. Sur ces cerveaux, l’empreinte américaine ne saurait être que superficielle. Elle n’en est pas moins entretenue par les magazines et par les journaux. Pas une ferme, où l’on ne trouve, sur les tables, quelques-uns de ces périodiques, dont les industriels yankees ont le secret. Les feuilles quotidiennes sont tributaires des câbles américains. Les gens de l’Ouest ne voient les choses anglaises qu’à travers l’Amérique. Les nouvelles leur arrivent transformées à l’américaine. Quand elles parviennent jusqu’à ces maisons isolées, elles n’ont plus la moindre sonorité britannique. La ville, où ils vont régler leurs affaires et prendre quelques distractions, n’est pas anglaise d’aspect. « L’accent avec lequel on parle, écrit M. André Siegfried, l’aspect extérieur des gens, leurs hôtels, leurs bars et leurs théâtres, tout cela laisse croire au visiteur, qu’il est chez l’oncle Sam, et non, après tout, chez John Bull. » Regina et Vancouver sont aussi loin de Toronto et de Trois-Rivières que l’est Québec. Et le traité de réciprocité ne contribuera pas à effacer l’empreinte, dont la civilisation continentale, par l’afflux des marchandises, des capitaux et des colons, marque la Prairie canadienne. L’Ontario, la patrie des fermiers écossais et des industriels anglais, est désormais serré entre deux Canadas, l’un francisé, l’autre américanisé, qui pourraient bien l’étouffer.
Est-ce à dire que la suzeraineté de la Couronne britannique soit compromise ? Non. Les protestations indignées, qu’ont soulevées dans la presse canadienne les gestes sensationnels de deux parlementaires yankees et les commentaires pessimistes de quelques feuilles anglaises, constituent une manifestation précieuse d’un loyalisme fidèle. Elle était inutile. Le simple bon sens suffit à établir que l’annexion reste un péril lointain, aujourd’hui comme hier.
Les immigrans de nationalité américaine ne constituent point des propagandistes dangereux. S’ils étaient des patriotes ardens, ils ne quitteraient pas avec autant d’empressement un pays prospère et ne signeraient pas avec autant d’entrain le serment de fidélité à Georges V. Ce flot de colons n’a aucune unité ethnique. Divers par la race et par le sang, ils se laissent facilement incorporer dans le cadre d’une organisation administrative et d’une vie politique certainement supérieures à celles des Etats-Unis. Ils ont peu à critiquer et beaucoup à admirer, Leurs libertés sont respectées. Leurs habitudes ne sont point heurtées. La langue reste la même. A peine arrivés, ils sont pris dans le tourbillon d’une féconde activité. La prospérité de la prairie canadienne constitue la meilleure garantie du loyalisme des immigrans américains. C’est pour eux, et non pour les enfans des vieilles terres européennes, héritiers de siècles lointains, pénétrés d’une vieille culture, qu’a été écrit l’adage : « Ubi bene, ibi patria. »
Si d’ailleurs la fidélité des gens de l’Ouest venait à fléchir, les gens de l’Est sauraient les rappeler au devoir. La guerre acharnée que livrent à la langue française les prêtres irlandais de l’Ontario, les efforts énergiques faits, de l’autre côté de la frontière, par les églises et les écoles américaines, pour assimiler les franco-canadiens, ont éclairé à jamais les nationalistes de Québec. Ils savent ce qui restera de leur langue et de leur civilisation, le jour où le drapeau étoile aura remplacé l’étendard écarlate sur le palais du parlement, à Ottawa. Les libertés anglaises sont nécessaires pour assurer la vitalité du peuple français de Québec. La suzeraineté britannique est pour lui une question de vie ou de mort.
Et pendant de longues années à venir, la Couronne britannique continuera à exercer, par l’intermédiaire du Foreign et du Colonial Office, sur son domaine de l’Amérique septentrionale, des droits historiques.
Mais cette autorité sera de plus en plus nominale. Il est possible que, dans un avenir lointain, des conflits surgissent entre les deux Canadas de l’Ouest et de l’Est. Il est, en tout cas, certain qu’aujourd’hui, ils ont une passion égale pour l’autonomie nationale. Le mot et le programme de « fédération impériale » leur inspirent une même répulsion.
C’est Québec qui a fait échouer le Kriegsverein. C’est Manitoba et Alberta qui brisent à jamais le Zollverein. M. Henri Bourassa a écrit une brochure pour approuver le traité de réciprocité qui empêche de resserrer le lien des tarifs différentiels. A Melville, le 22 juillet 1910, les mandataires de la Grain Growers’ Association ont protesté contre les armemens maritimes qui constituent une dépense inutile et un engagement dangereux. L’impérialisme britannique est un mot aussi vide de sens, pour le paysan de l’Est, que pour l’industriel de l’Ouest. Pas plus l’un que l’autre ils n’entendent sacrifier au rêve d’une unité irréalisable, ni une liberté, ni un homme, ni un soldat. Alliés peut-être, sujets jamais. Si les politiques d’outre-Manche veulent cultiver le loyalisme canadien, ils substitueront à l’idéal d’un monde anglo-saxon, cimenté à la romaine, celui de la collaboration, dans un cercle limité, sur le pied d’une stricte égalité, de nations autonomes, unies par des sentimens, par des souvenirs, par des intérêts. L’utopie de l’impérialisme fédéraliste disparaît devant ces possibilités d’une alliance impériale, restreinte et conditionnelle.
« On l’a dit avec vérité, s’écriait, il y a treize ans, devant un auditoire anglais, sir Wilfrid Laurier, le Canada est aujourd’hui une nation. » Il vient de le prouver, à la veille de la conférence inter-coloniale du 22 mai, trois mois avant les fêtes du couronnement, par une négociation décisive, qui complète son affranchissement progressif[2], termina une lutte de dix ans, et brise le dernier joug de l’Impérialisme.
JACQUES BARDOUX.
- ↑ Terres concédées ou louées (en milliers d’acres de 40 ares).
1895 365 1899 1 115 1905 4 982 1909 6 404 - ↑ Le 15 mars, les journaux anglais ont annoncé que le Canada entendait désormais n’être plus lié par les traités commerciaux conclus par la Grande-Bretagne, et accordant à des nations étrangères un régime de faveur.