Naufrage de la frégate La Méduse/Dédicace

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À Monsieur
Jacques Laffitte,
Représentant du peuple français.

Des malheurs inouis jusqu’alors frappèrent, en 1816, plusieurs de vos compatriotes, M. Jay fit pour eux un appel public à la générosité nationale ; et, quelque empressement que pût y mettre cet écrivain philantrope, votre noble cœur avait déjà conçu et manifesté le désir de voir ouvrir une souscription en faveur des naufragés de la Méduse. Toutes les vertus sont françaises, comme la gloire. À cet appel, à votre exemple, les souscripteurs se hâtèrent, de tous les points de la France libérale, et une grande infortune fut soulagée.

Vous avez encore d’autres titres à ma reconnaissance particulière. On sait envers moi les rigueurs de la justice. Seul de tous les libraires, simple vendeur (avant la saisie) de l’ouvrage incriminé, je me suis vu condamné à plusieurs reprises. Je puis bien appeler cela mon second naufrage.

La justice m’avait condamné comme éditeur : je subissais ma peine quand on a eu des preuves bien convaincantes que je ne l’étais pas. Une méprise de pareil genre, lors de la reconnaissance du Cap-Blanc, avait conduit la Méduse au banc d’Arguin.

Sainte-Pélagie renouvela en plus d’un genre mes douleurs du radeau. Je souffrais, dans cette prison, des blessures et des incommodités, tristes fruits de mon naufrage ; le ministre de la justice refusa constamment de me laisser subir ma détention dans une maison de santé ; les amendes prononcées contre moi montaient ensemble à près de 4,000 fr. ; le fisc inexorable devait prolonger ma captivité jusqu’à ce que j’eusse payé cette somme. Cependant, l’impitoyable censure défendait aux journaux d’appeler encore à mon secours la générosité française ; et tandis qu’une peur sacrilège nouait la bourse de la bienfaisance, vous, presque seul, avez fait pour moi ce que j’espérais de ma patrie entière.

Il n’est pas en moi de vous témoigner ma reconnaissance, mieux qu’en vous dédiant cet ouvrage. Je le présente à vos amis et à vos ennemis : en voyant quelles infortunes vous avez secourues, les uns redoubleront, s’il se peut, d’attachement à votre personne ; les autres n’oseront plus vous faire un crime de vos bienfaits.

A. CORRÉARD.