Naufrage et aventures de M. Pierre Viaud, natif de Rochefort, capitaine de navire

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PRÉFACE



Les aventures de M. Viaud ſont faites pour intéreſſer les cœurs honnêtes & ſenſibles. On ſera étonné des infortunes affreuſes qu’il a éprouvées pendant quatre-vingt-un jours, depuis le 16 Février 1765 juſqu’au 8 Mai 1766. On conçoit à peine comment un homme a pu vivre dans une ſituation auſſi terrible. C’eſt dans cette occaſion qu’on peut dire que la vérité n’eſt pas vraiſemblable. Mais tout ce qu’on rapporte dans cette Relation eſt atteſté. M. Viaud eſt actuellement plein de vie, & eſtimé de ceux qui le connoiſſent. Sa bonne foi, ſon intelligence dans la Marine, lui ont mérité la confiance de pluſieurs Négocians. Il ne craint pas de publier ses Aventures, & de les laisser paroître ſous ſon nom : c’est lui-même qui les a écrites ; on n’y a changé que quelques mots & quelques expreſſions en faveur de ces lecteurs difficiles, auxquels le ſtyle ſimple & ſouvent groſſier d’un Marin auroit pu déplaire ; mais on a conservé précieusement ses idées, ses réflexions, & autant qu’il a été poſſible, ſa maniere de les rendre : on a préféré à une plus grande correction, cette rudeſſe marine, si l’on peut s’exprimer ainſi, qui n’eſt peut-être pas ſans mérite, & qui a ſur-tout un ton de franchiſe & de vérité que l’on verra certainement avec plaiſir. On laiſſe l’élégance & la delicateſſe du ſtyle aux Romanciers, qui en ont beſoin pour dédommager leurs Lecteurs du vuide de leurs productions. Quel effet pourroient produire, sans cet attrait, les actions souvent mal imaginées de leurs Héros chimériques ? Elles attacheroient peut-être les jeunes gens qui recherchent avidement ces ſortes d’Ouvrages, & dont le goût n’eſt pas difficile ; mais les hommes faits les mépriſeroient ſans les lire. Les infortunes de M. Viaud n’ont pas beſoin de ces ornemens étrangers. On ne trouve pas ici l’hiſtoire de ſa vie : on n’y voit que la relation de ſon naufrage, & des malheurs qui l’ont suivi. M. Pierre Viaud eſt Capitaine de Navire, & a été reçu en cette qualité à l’Amirauté de Marennes au mois d’Octobre 1761. C’eſt par erreur que dans la première Edition de ſon Naufrage on a dit qu’il étoit de Bordeaux : on a été trompé par une perſonne qui prétendoit être bien inſtruite. On ne pouvoit conſulter M. Viaud qui étoit alors abſent : il a écrit lui-même pour avertir de cette erreur peu importante ſans doute & facile à corriger.

Qu’il nous ſoit permis d’ajouter un mot sur cette nouvelle Édition : on a lieu d’eſpérer qu’elle ſera auſſi-bien accueillie que la premiere : on en a retranché quelques répétitions ; c’eſt à ces ſeules corrections qu’on a dû ſe borner. Ce n’eſt pas ici un Roman qu’on peut augmenter ou élaguer à ſa volonté. Les faits ont dû reſter tels qu’ils font. Quelques Lecteurs ont été révoltés du meurtre du Nègre : on n’entreprendra pas de le juſtifier ; mais on les priera de conſidérer un inſtant les circonſtances dans lesquelles ſe trouvoient M. Viaud & ſa malheureuse compagne, lorsqu’ils se porterent à cette atrocité. Le deſeſpoir & la faim qui la leur firent commettre, les excuſent peut-être en partie. Pluſieurs personnes ont prétendu que ce fait n’étoit pas vraisemblable, & en ont conclu que la relation n’étoit qu’un roman. Si ce trait étoit unique, leur incrédulité pourroit être fondé ; mais les voyageurs en fourniſſent une infinité d’exemples, dont la plupart ſont aſſez connus. Qu’elles nous permettent de leur en citer un qui l’eſt moins ; nous le rapporterons d’après la dépoſition qui en fut faite au commencement de l’année 1766, entre les mains de M. George Nelſon, Lord-Maire de Londres, & reçu par M. Robert Shank, Notaire public.

David Harriſon, Commandant du petit Bâtiment la Peggy, de la nouvelle Yorck, s’étoit rendu à Fyal, l’une des Acores, où il avoit chargé du vin & des eaux-de-vie. Il en étoit parti le 24 Octobre 1765 pour retourner à la nouvelle Yorck.

Dès le 29 le vent qui étoit favorable changea tout-à-coup ; des tempêtes qui se ſuccéderent juſqu’au 1er Décembre ſuivant, endommagèrent beaucoup son vaiſſeau, y ouvrirent des voies d’eau, renverſerent ſes mâts, déchirerent ſes voiles, & les mirent toutes hors d’état de ſervir, à l’exception d’une ſeule. Le mauvais temps continua encore après le premier Décembre. Les proviſions étoient épuiſées ; le navire avoit été écarté de ſa route, il ne pouvoit avancer : l’équipage étoit dans la situation la plus déplorable, n’attendant des ſecours que du haſard. Un matin on apperçut deux vaiſſeau ; l’un de la Jamaïque, & faisant route pour Londres & l’autre de la nouvelle Yorck, allant à Dublin. L’agitation de la mer ne permit pas au Capitaine Harriſon de s’approcher de ces vaiſſeaux qui furent bientôt hors de ſa vue. L’équipage déſeſpéré, manquant de tout, ſe jetta ſur le vin & sur les eaux-de-vie de la cargaiſon : il abandonna au Capitaine deux petites meſures d’eau de quatre pintes chacune, qui étoit l’unique reſte des proviſions. Quelques jours s’écoulerent. Les matelots parvinrent, en s’enivrant, à adoucir les déchiremens de la faim. Ils rencontrerent bientôt un nouveau navire ; ils lui firent les ſignaux ordinaires pour marquer leur détreſſe : ils eurent la conſolation de voir qu’on y repondoit. La mer etoit calme ; les deux vaiſſeaux s’approcherent : on promit du biſcuit aux malheureux ; mais on ne le leur donna pas ſur le champ. Le Capitaine s’excuſa de ce délai sur une observation qu’il avoit commencé & qu’il vouloit finir ; & il eut la barbarie de s’éloigner ſans tenir sa parole ; la conſternation & le déſeſpoir de l’équipage de la Peggy augmenterent. Il y avoit encore une paire de pigeons & un chat vivans dans le bâtiment : on les dévora les uns après les autres. La tête du chat échut au Capitaine, qui assure qu’il n’a jamais rien mangé de plus délicieux. Les huiles, les chandelles, les cuirs, ſervirent encore d’alimens à ces malheureux, & furent conſommés le 28 Décembre. On ne fait comment ils vécurent jusqu’au 13 Janvier ſuivant ; ils étoient encore tous vivans. Le matin ils ſe rendirent dans la chambre d’Harriſon, qui étoit retenu au lit par la goutte. Le Contre-maître prenant la parole, après avoir peint des couleurs les plus terribles la ſituation déplorable à laquelle ils étoient tous réduits, lui déclara qu’il étoit néceſſaire d’en sacrifier un pour sauver les autres, & qu’ils étoient réſolus de tirer au fort. Le Capitaine fit tout ce qu’il put pour les détourner de cette horrible réſolution. Ils ne l’écouterent pas : il lui repondirent qu’il leur étoit indifférent qu’il l’approuvât ou non ; que ce n’étoit point par déférence qu’ils lui en avoient fait part ; & que s’ils l’avoient prévenu qu’ils alloient tirer au fort, c’étoit parce qu’il en devoit auſſi courir les risques lui-même : car, ajouterent-ils, l’infortune générale anéantit toutes les diſtinctions. Ils le quitterent à ces mots, & monterent sur le pont où ils firent parler le ſort.

Le Capitaine avoit un Negre, ce fut lui qui périt le premier. Il y a lieu de ſoupçonner que les Matelots s’étoient contentés de feindre de tirer au ſort, & l’avoient fait tomber sur lui. Il fut immolé sur le champ. L’un d’eux preſſé par la faim, lui arracha le foie & le dévora, ſans avoir la patience de le faire griller. Il en tomba malade, & mourut le lendemain avec tous les ſimptômes de la rage. Ses camarades auroient bien voulu le conſerver pour le manger après le Negre ; mais la crainte de mourir comme lui les en empêcha, & ils le jetterent dans la mer.

Le Capitaine ne voulut point partager leur horrible repas ; il ſe contenta de ſon eau qu’il mêloit avec un peu de liqueur, & il ne prit point d’autre nourriture. Le corps du Negre ménagé avec beaucoup d’économie, dura jusqu’au 26 Janvier. Le 29, la troupe reſolut de chercher une autre victime : elle alla encore en inſtruire Harriſon, qui fut forcé d’y consentir ; mais craignant que s’il laiſſoit ſes Matelots le ſoin de faire prononcer le ſort sans lui, ils ne lui donnaſſent par beau jeu, il ranima ſes forces : il fit écrire sur de petits billets le nom de chaque homme, & après les avoir pliés, il les mit dans un chapeau. L’équipage resta dans le ſilence pendant ces préparatifs : la terreur étoit peinte sur tous les viſages. Celui qui porta la main au chapeau pour en tirer un bilet, ne le fit qu’en tremblant : il le remit au Capitaine qui l’ouvrit, lut tout haut & leur fit lire le nom de David Flat. Le malheureux que le ſort avoit nommé, parut se reſigner tout-à-coup. Mes amis, dit-il à ſes compagnons, tout ce que j’ai à vous demander, c’eſt de ne me pas faire ſouffrir : dépêchez-moi aussi promptement que le Negre ; & se tournant vers celui qui avoit fait cette première exécution : c’est toi que je choiſis, ajouta-t-il, pour me porter le coup mortel. Il demanda ensuite une heure pour ſe préparer à la mort. Ses compagnons fondirent en larmes, la pitié combattit la faim, & ils réſolurent de retarder le ſacrifice juſqu’au lendemain matin à onze heures. Ils ſe déterminerent à ce délai dans l’espérance de trouver quelqu’autre ſecours. L’infortuné Flat n’en reçut qu’une foible conſolation. La certitude de mourir le lendemain fit ſur lui une impression ſi profonde, qu’il tomba dangereuſement malade. Son état devint si cruel, qu’avant la nuit quelques Matelots propoſerent de le tuer sur le champ, pour mettre fin à ses ſouſſrances. Mais la réſolution qu’on avoit priſe d’attendre au lendemain matin, prévalut. À dix heures & demie on avoit déja allumé un grand feu pour rôtir les membres du malheureux Flat. Celui qui devoit le tuer chargeoit déja le piſtolet dont il vouloit ſe ſervir, lorſqu’on apperçut un vaiſſeau : c’étoit la Suſanne qui revenoit de la Virginie, & faiſoit voile pour Londres. Le Capitaine instruit de l’état de la Peggy, fit porter à l’équipage les ſecours les plus prompts, & le conduiſit à Londres. Deux matelots périrent pendant la route. Flat recouvra ſa ſanté, & le Capitaine Harriſon à ſon arrivée fit la déclaration dont on vient de voir le précis : elle eſt auſſi authentique qu’on peut le deſirer, & peu de relations font aussi atteſtées que celle-là. Il étoit intéreſſant pour le Commandant de la Peggy qu’elle le fût, parce qu’il devoit répondre du vaiſſeau & de sa charge qui n’étoit point pour son compte. Son intérêt eut pu le porter a en impoſer ; mais il n’a pas été poſſible de douter des faits qu’il a déclarés : le témoignage de l’équipage de la Suſanne a confirmé ſon recit. Aucun motif ne pouvoit engager M. Viaud à tromper ſur ſa ſituation. Il a été malheureux ; mais lui ſeul a perdu dans ſon voyage, ainſi que ses compagnons. Il n’a écrit l’hiſtoire de ſes infortunes qu’à la ſollicitation d’un ami auquel il ne pouvoit rien refuſer ; & lorſqu’il a conſenti à la publier, il y a été déterminé par l’eſpoir triſte, mais conſolant, de voir les ames honnêtes & sensibles s’attendrir ſur ſon ſort.


NAUFRAGE
ET
AVENTURES
DE M. PIERRE VIAUD,
CAPITAINE DE NAVIRE.



VOUS avez été long-tems inquiet ſur mon ſort, mon ami ; vous étiez preſque perſuadé, ainsi que ma famille, que j’avois péri dans mon dernier voyage ; le tems que j’ai paſſé ſans écrire, vous confirmoit dans cette opinion ; ma lettre, dites-vous, a ſéché les larmes que l’idée de ma perte faiſoit couler : les regrets de mes amis me flattent & m’attendriſſent ; ils me conſolent de mes malheurs paſſés, & je me félicite de vivre pour goûter encore le plaiſir d’être aimé.

Vous vous plaignez de ce que je ne ſuis entré dans aucun détail sur mon naufrage ; raſſuré ſur ma vie & sur ma ſanté, vous deſirez un récit plus circonſtancié de mes aventures : je n’ai rien à vous refuſer ; mais c’eſt une entrepriſe pénible, & dont je viendrai difficilement à bout ; je ne puis me rappeller sans frémir les infortunes que j’ai eſſuyées : je ſuis étonné moi-même d’y avoir réſiſté ; peu d’hommes en ont éprouvé de pareilles ; plusieurs exciteront la pitié d’une ame auſſi sensible que la vôtre : quelques-unes vous feront horreur. Vous verrez à quel excès a été quelquefois le déſeſpoir dans lequel m’ont plongé mes ſouffrances, & vous ne ferez point surpris qu’elles aient épuiſé mes forces, affoibli mon tempérament, & qu’un état auſſi terrible que le mien m’ait ôté souvent l’usage de la raiſon.

N’attendez pas ſur-tout que je mette de l’ordre dans cette relation ; j’ai perdu la plupart des dates ; pouvoient-elles fixer mon attention lorsque j’étois accablé des peines les plus cruelles ? Chaque jour ajoutoit à mes ſouffrances ; le malheur préſent m’affectoit trop vivement pour me permettre de ſonger à celui qui l’avoit précédé ; pendant près de deux mois mon ame a été incapable de tout autre ſentiment que celui de la douleur ; toutes ſes facultés ſembloient suspendues par le délire & la fureur du déſeſpoir ; les époques ſe ſont presque toutes effacées de ma mémoire, & je ne me reſſouviens plus que d’avoir ſouffert. Je vous rapporterai les faits tels qu’ils ſont, ſans ornement, ſans art ; ils n’en ont pas beſoin pour intéreſſer mon ami ; je ſuis peu exercé à écrire : vous ne chercherez pas de l’élégance dans mon ſtyle ; vous y trouverez le ton d’un Marin, beaucoup d’incorrections & de franchiſe.

Lorſque je partis de Bordeaux au mois de Février 1765, ſur le Navire l’aimable Suſette, commandé par M. Saint Cric, à qui je ſervois de second, je ne m’attendois pas aux malheurs que la fortune me préparoit dans le nouveau monde. Mon voyage fut heureux, & j’arrivai à Saint Domingue ſans avoir éprouvé aucun accident. Je ne vous parlerai point de mon ſéjour dans cette Isle ; des ſoins de commerce remplirent tous mes momens ; je m’occupai enfin de mon retour en France ; le temps en approchoit ; il étoit déja fixé ; je tombai malade quelques jours avant l’embarquement. Affligé de ce contretemps, ne l’imputant qu’au climat du pays, je me perſuadai que je me rétablirois auſſitôt que je l’aurois quitté ; cette idée consolante me fit deſirer avec impatience le jour du départ : il arriva ; je n’en tirai point le ſoulagement que j’avois eſpéré ; la mer, le mouvement du vaiſſeau augmenterent mon mal ; on me ſignifia que je ne pouvois continuer la route sans danger ; ma foibleſſe m’en aſſuroit à chaque instant : je fus forcé de consentir à redescendre à terre, & l’on me debarqua dans le mois de Novembre à la Caye de Saint Louis[1] Cette neceſſité d’interrompre mon voyage fut la source de mes infortunes.

Quelques jours de repos à Saint Louis, & les ſoins généreux de M. Deſclau, un habitant de cette Iſle qui m’avoit donné un logement dans sa maison, me rendirent bientôt ma première ſanté. J’attendois avec une vive impatience l’occaſion de retourner en Europe : Il ne s’en présentoit aucune ; un long ſéjour à Saint Louis pouvoit nuire à ma fortune ; cette inquiétude ſe joignoit à l’ennui qui me dévoroit ; M. Deſclau, mon hôte, s’en apperçut, la généroſité avec laquelle il m’avoit ſecouru pendant ma maladie, m’avoit inſpiré la reconnoiſſance la plus vive, & la plus tendre amitié ; je ne pus lui cacher la cause de mes chagrins ; il y prit part y n’oublia rien pour me conſoler. Un jour il vint me trouver, & me tint ce discours : J’ai réfléchi sur votre ſituation ; la crainte de reſter longtemps ſans emploi eſt la seule chose qui vous afflige ; l’eſperance d’en trouver, eſt le motif qui vous fait ſouhaiter de vous revoir promptement en France ; ſi vous m’en croyez, vous renoncerez à ce projet : vous avez quelques fonds, tentez la fortune, vous pourrez les tripler ; je vous en fournirai les moyens. Je compte me rendre inceſſamment à la Louiſiane avec des marchandises dont la vente est ſûre ; celles que je me propoſe d’y prendre à mon retour, me produiront un bénéfice honnête. Je connois ce commerce, je l’ai fait pluſieurs fois, j’en connois tous les avantages ; il dépend de vous de les partager en me ſuivant ; vous me remercierez un jour du conseil que je vous donne.

Dans la position ou je me trouvois, je n’avois pas de meilleur parti à prendre ; ce diſcours de M. Deſclau lui étoit dicté par l’amitié ; je ne balançai pas à suivre ſes avis ; je m’aſſociai avec lui pour une partie de ſon fonds ; nous fimes les achats néceſſaires, & il me servit dans cette occaſion avec le zèle le plus empreſſé, & la probité la plus exacte. Nous fretâmes le Brigantin le Tigre, commandé par M. la Couture ; le chargement ſe fit avec toute la célérité poſſible, & nous nous embarquâmes au nombre de 16, ſavoir, le Capitaine, ſa femme & ſon fils, ſon second, neuf matelots, M. Deſclau, un Nègre que j’avois acheté pour me ſervir, & moi.

Nous appareillâmes de la rade de Saint Louis le 2 Janvier 1766, faiſant route vers le trou Jeremy, petit port au nord de la pointe du Cap Dame Marie, où nous reſtâmes vingt quatre heures ; nous en partimes pour nous rendre au petit Goave[2] ; mais cette seconde traverſée ne fut pas ſi heureuſe que la première. Nous eſſuyâmes un grain forcé de douze heures qui nous auroit infailliblement jettés sur les Cayes-mittes[3], ſi la violence du vent qui céda un peu, ne nous eut permis de faire uſage de la voile pour nous écarter de cette côte. Un peu moins d’entêtement, & plus d’expérience de la part de notre Patron, auroient pu nous éviter ce danger. Je commençai dès-lors à m’appercevoir qu’il avoit plus de babil que de ſcience ; je prévis que notre voyage ne ſe termineroit pas ſans accident, & je me promis bien d’avoir l’œil ſur ſa manœuvre, pour prevenir, s’il étoit poſſible, les périls auxquels ſon ignorance pourroit nous expoſer.

Nos affaires nous obligèrent de ſéjourner pendant trois jours au petit Goave ; nous dirigeâmes, en partant, notre route vers la Louiſiane ; les vents nous furent presque toujours contraires. Le 26 Janvier, nous apperçumes l’Iſle des Pins[4], que notre Capitaine ſoutint être le Cap de Saint-Antoine. Je pris la hauteur : je découvris facilement qu’il se trompoit ; j’eſſayai vainement de lui démontrer qu’il étoit dans l’erreur ; ſon opiniâtreté ne lui permit pas d’en ſortir ; il continua ſa route sans précaution, & il nous conduiſit dans les briſans ; nous y étions déja enfoncés, lorſque je m’en apperçus pendant la nuit à la clarté de la lune. Je ne m’amuſai pas à lui faire des reproches ; il commençoit à ſentir qu’il avoit eu tort de ne m’avoir pas cru, & la crainte faiſant taire son amour-propre, le contraignit de l’avouer. Le danger étoit preſſant ; je pris la place du Capitaine en ſecond, qui étoit très-mal & hors d’état de nous ſervir. Je fis virer de bord, & je commandai la manoeuvre qui ſeule pouvoit nous sauver la vie : le ſuccès y répondit ; mais après avoir évité ce péril, nous nous trouvâmes expoſés à une infinité d’autres.

Notre bâtiment, fatigué par la mer, faiſoit déjà de l’eau dans plusieurs endroits ; l’équipage étoit inquiet, il vouloit que je me chargeaſſe de la route ; mais je n’avois qu’une connoiſſance théorique de ces côtes où je n’avois jamais été, & je savois qu’elle ne peut jamais ſuppléer qu’imparfaitement à la pratique ; je sentois d’ailleurs que ce ſeroit faire de la peine au Capitaine ; on ne pouvoit lui refuſer le droit de conduire un navire qui lui appartenoit. Je ne voulus pas lui donner ce déſagrément, & je me contentai d’obſerver attentivement ſa manœuvre, tant pour ma tranquillité, que pour celle de tout le monde qui n’avoit plus confiance qu’en moi.

Nous doublâmes enfin le Cap de Saint-Antoine ; de nouveaux coups de vent nous aſſaillirent, & ouvrirent encore des voyes d’eau que les deux pompes épuiſoient avec peine, quoiqu’on y travaillât ſans relache. Le vent ne ceſſoit pas de nous être contraire. Le mauvais temps augmentoit, la mer s’agitoit & nous menaçoit d’une tempête furieuſe ; nous n’aurions pu y reſiſter. L’alarme étoit generale ſur notre bâtiment ; cette ſituation douloureuſe & terrible ne paroiſſoit pas prête à changer. Dans ces circonſtances, funeſtes, le 16 Fevrier à ſept heures du soir, nous rencontrâmes une Frégate Eſpagnole venant de la Havane, & portant le Gouverneur & l’Etat-major qui alloient prendre poſſeſion de Miſſiſſipi ; elle nous demanda compagnie, ce que nous accordâmes avec joie, car nous l’aurions priée de nous permettre de la suivre si elle ne nous avoit pas prévenus. Rien n’est plus conſolant pour des Marins, dans le cours d’un voyage fatiguant & pénible, que de rencontrer quelque vaiſſeau qui tienne la même route ; ce n’est pas qu’ils puiſſent compter en tirer beaucoup de ſecours au milieu d’une tempête, ou chacun eſt trop occupé de ſa propre conſervation pour ſonger à celle des autres ; mais dans l’attente d’un péril, il semble qu’il sera moindre lorsqu’on ſait qu’il ſera partagé.

Nous ne conſervâmes pas long-temps la compagnie de la frégate, nous la perdîmes pendant la nuit, elle faiſoit route à petite voile, nous n’en pouvions porter aucune, & nous étions contraints de tenir à la cape. Le lendemain nous nous trouvâmes seuls ; nous découvrîmes une nouvelle voye d’eau qui redoubla notre confirmation. On me conſulta sur ce qu’il falloit faire, Je ſentis qu’il étoit neceſſaire d’alléger promptement le bâtiment : néceſſité cruelle pour des Marchands, qui ſont obligés de jetter eux-mêmes dans la mer une partie des biens qu’ils ont acquis avec beaucoup de peines, & ſur lesquels ils ont fait des ſpéculations qui pouvoient les augmenter ; mais dans de pareilles circonstances, la conservation de la vie est le premier intérêt, on l’écoute lui seul, & l’on oublie tous les autres. Je fis décharger le brigantin de toutes les marchandises de poids. J’établis un puits au grand panneau avec les barriques de notre cargaison, afin d’eſſayer ſi l’on pourroit achever d’épuiser l’eau avec des ſeaux, les deux pompes ne ſuffiſant pas. Ces ſoins furent inutiles ; l’eau nous gagnoit de plus en plus ; le travail des Matelots les épuiſoit avec de foibles ſuccès. Il étoit impoſſible de tenir la mer encore longtemps : nous primes la résolution de relâcher à la Mobille, c’étoit le ſeul port ou le vent nous permettoit de nous rendre, c’étoit auſſi le plus près ; nous étions à quatre ou cinq lieues des Iſles de la Chandeleur.

Nous dirigeâmes donc notre route vers la Mobille, mais le Ciel ne nous permit pas d’y arriver ; le vent qui nous étoit favorable changea au bout de deux heures ; nous fumes obligés de renoncer à notre projet ; nous fimes tous nos efforts pour gagner Paſſacole, port plus éloigné que celui de la Mobille ; mais cette entrepriſe échoua encore, les vents toujours déchaînés contre nous, nous contrarierent de nouveau, & nous retinrent au milieu d’une mer agitée contre laquelle nous combattions, privés de l’eſpoir de prendre port nulle part, & attendant le moment où l’océan ouvriroit ſes abîmes pour nous engloutir.

J’ai fait pluſieurs voyages dans ma vie, je ne me ſouviens pas d’en avoir fait où j’aie tant ſouffert, & où la fortune m’ait été aussi contraire, jamais le ciel & la mer ne ſe ſont réunis avec plus de fureur & de confiance pour tourmenter de malheureux voyageurs. Nous ſentions enfin qu’il étoit impoſſible de ſauver notre bâtiment & nos effets ; la conservation même de notre vie devenoit difficile ; nous nous occupâmes de cet unique soin, & nous tentâmes de faire côte aux Apallaches, mais nous ne pûmes parvenir à les gagner. Nous reſtames à la merci des flots entre la vie & la mort, gémiſſant sur notre infortune, aſſurés de périr, & faiſant néanmoins des efforts continuels pour sortir de danger. Tel fut notre état depuis le 12 Février juſqu’au 16. Le soir à ſept heures, nous nous trouvâmes échoués sur une chaîne de briſans, à deux lieues de la terre. Les ſecouſſes furent si terribles, qu’elles ouvrirent l’arrière de notre bâtiment ; nous demeurâmes trente minutes dans cette situation, éprouvant des alarmes inexprimables. La violence & la force des lames nous jetterent au bout d’une demie-heure hors de ces briſans & nous nous retrouvâmes à flots sans gouvernail, combattus par l’eau qui nous environnoit, & par celle qui entroit dans notre vaisseau, & qui augmentoit à chaque inſtant.

Le peu d’eſpoir qui nous avoit encore ſoutenus jusqu’alors, s’évanouit tout-à-fait & notre bâtiment retentit des cris lamentables des matelots, qui se faisoient leurs adieux, se préparoient à la mort, imploroient la miséricorde du Ciel, lui adressoient leurs prières, & les interrompoient pour faire des vœux, malgré l’affreuſe certitude ou ils étoient de ne pouvoir jamais les accomplir. Quel ſpectacle, mon ami ! Il faut en avoir été le témoin, pour s’en former une idée, & celle que je vous trace est bien imparfaite & bien au-dessous de la réalité.

Je partagois les terreurs de l’équipage. Si mon déſeſpoir éclatoit moins, il étoit égal au ſien. L’excès du malheur, l’aſſurance qu’il étoit inévitable, me rendirent un reſte de fermeté ; je me ſoumis au fort qui m’attendoit, & qu’il n’étoit pas en mon pouvoir de changer ; j’abandonnai ma vie à l’être qui me l’avoit donnée, & je conservai assez de courage pour envisager de ſang froid le moment fatal, & pour m’occuper des moyens qui pouvoient le retarder.

Ma tranquillité apparente en impoſa à l’équipage ; je lui inſpirai dans ce moment affreux une eſpece de confiance qui le rendit docile à mes ordres. Le vent nous pouſſoit vers la terre : je fis gouverner avec les bras & les écoutes de miſaine ; & par un bonheur inoui, & auquel nous ne devions pas nous attendre, nous arrivâmes le même ſoir à neuf heures à l’eſt de l’Iſle des Chiens, & nous y fimes côte à une portée de ſuſil de la terre ; l’agitation de la mer ne nous permettoit pas de la gagner ; nous ſongeames à couper nos mâts pour faire un radeau qui pût nous y conduire ; pendant que nous nous occupions de cet ouvrage, la violence du vent, la force des vagues jetterent notre Brigantin ſur ſur le côté de bas-bord ; ce mouvement imprévu faillit à nous être funeste, nous devions tous périr & tomber dans lamer ; nous échappâmes à ce péril, & quelques-uns des Matelots que la ſecouſſe y avoit précipités, eurent le bonheur de regagner le bâtiment, & de pouvoir profiter des secours que nous leur donnâmes pour y remonter.

La lune, qui juſqu’à ce moment nous avoit prêté une foible clarté, que les nuages interceptoient ſouvent, ſe cacha tout-à-coup ; privés de sa lumière favorable, il nous fut impossible de penser à nous rendre à terre ; il fallut nous réſoudre à paſſer la nuit sur le côté de notre vaisseau. Que cette nuit nous parut songue ! Nous étions expoſés à une pluie affreuſe ; on eut dit que le Ciel ſe fondoit en eau ; les vagues qui s’élevoient à chaque minute couvroient notre navire, & se briſoient sur nous ; le tonnerre grondoit de toutes parts ; les éclairs qui brilloient par intervalles nous faisoient découvrir dans un horiſon immenſe une mer furieuse & prête à nous engloutir ; les ténèbres qui leur ſuccédoient étoient plus terribles encore.

Attachés au côté de notre bâtiment, cramponnés pour ainſi dire à tout ce que nous avions pu ſaiſir, mouillés par la pluie, tranſis de froid, fatigués des efforts que nous faiſions pour reſiſter à l’impétuoſite des flots qui nous auroient entraînés avec eux, nous vîmes renaître le jour ; il éclaira les dangers que nous avions courus, & ceux que nous courions encore ; ce ſpectacle nous parut encore plus effrayant ; nous apercevions la terre à peu de distance, & nous ne pouvions nous y rendre ; l’agitation de la mer épouvantoit les plus intrépides nageurs, les ondes rouloient avec une fureur dont on a peu vu d’exemples ; le malheureux qui s’y ſeroit exposé eût couru le riſque d’être emporté en pleine mer, ou d’être écraſé contre le navire ou contre la terre. Le déſeſpoir s’empara de nos Matelots à cet aſpect, leurs cris plaintifs & lugubres redoublèrent, le ſifflement des vents, le bruit du tonnerre, celui qu’excitoit l’océan n’étouffoient point leur plaintes, & en s’y mêlant ils en augmentoient l’horreur.

Plusieurs heures s’écoulèrent sans apporter aucun changement à notre état : un Matelot[5] qui depuis le jour n’avoit ceſſé de verſer des larmes, & qui s’étoit montre plus foible que ses compagnons, les ſèche tout-à-coup, garde un profond ſilence pendant quelques minutes, ſe lève enfin avec une agitation extraordinaire.

Qu’attendons-nous, s’écria-t-il avec la fermeté du déſeſpoir ? La mort nous environne de tout côté, elle ne tardera pas à fondre ſur nous ; volons au-devant d’elle, hâtons ces coups lents à nous frapper, c’eſt dans les flots que nous devons la trouver ; peut-être que si nous la cherchons elle nous fuira ; la terre eſt devant nous, il n’eſt pas impossible d’y arriver… Je vais le tenter. Si je ne réuſſis point j’avance la fin de mes jours de quelques heures, & je diminue la durée de mes malheurs.

À ces mots il ſe plonge dans la mer : pluſieurs, animés par ſon exemple, veulent le suivre ; je leur montre leur camarade roulé par les flots, ſe débatant inutilement contr’eux, entraîné vers le rivage qu’il touche déja, remporté par la mer, diſparoiſſant quelques minutes, & ne reparoiſſant que pour être vu écraſé contre un rocher. Ce tableau cruel les fit frémir, & leur ôta l’envie de l’imiter.

La plus grande partie du jour s’étoit écoulée, il étoit cinq heures du soir, nous ſongions avec terreur à la nuit que nous avions déja paſſée ; nous frémſſions d’avance de celle qui alloit la suivre. Les mâts & les haubans que nous avions coupés la veille, avoient été emportes par les vagues ; l’espoir de nous sauver dans un radeau s’étoit évanoui ; nous avions un mauvais canot, mais hors d’état de faire le court trajet du navire jusqu’à terre ; nous l’avions examiné à différentes reprises & chaque fois nous avions renoncé & nous en servir. Trois Matelots, plus courageux ou plus désespérés, oſèrent s’embarquer sur cette frêle machine ; ils y deſcendirent ſans avertir personne de leur deſſein ; nous ne nous en apperçumes que lorsqu’ils ſe furent éloignés ; nous les regardâmes comme des hommes perdus ; nous fumes témoins de leurs efforts, des peines qu’ils ſe donnèrent & des riſques qu’ils coururent à chaque inſtant d’être ſubmergés ; ils réuſſirent cependant contre notre attente, & abordèrent au rivage ; nous enviâmes leur félicité ; tous regrettèrent de n’avoir pas eu la même hardieſſe ; chacun se plaignit de n’avoir pas été prévenu de leur projet. Si l’aſpect d’un heureux a jamais été terrible aux yeux d’un infortuné, ce fut dans cette ocaſſion ; les ſignes qu’ils nous faiſoient, leurs démonstrations de joie étoient autant de coups de poignard pour nous ; leur bonheur sembloit ajouter à notre infortune ; ce que je vous dis ici est sans doute horrible & révolte l’humanité ; ce ſentiment affreux n’en est cependant pas moins dans la nature ; il ne lui fait pas honneur, je l’avoue, mais il est vrai. Que ceux qui le condamneront ne nous regardent pas pour cela comme des monſtres, qu’ils se mettent d’abord à notre place, & qu’ils nous jugent.

La nuit nous déroba bientôt la vue de nos compagnons qui s’étoient ſauvés : contraints de rester encore sur notre bâtiment, nous comparions leur situation & la nôtre qui nous paroiſſoit plus mauvaiſe ; nos ſouffrances ſembloient augmenter parce qu’ils ne les partageoient pas. Cette nuit fut auſſi terrible que la première, la fatigue fut la même, & l’épuisement où nous étions de la veille nous laiſſoit à peine la force de la supporter.

Depuis que notre navire etoit ſur le côté, nous n’avions pas pu pénétrer dans l’intérieur ; nous n’avions pas osé y faire des ouvertures, dans la crainte d’ouvrir de nouveau passages à l’eau qui en le rempliſſant l’auroit eu bientôt briſé, & nous auroit privés du seul aſyle où nous puſſions nous repoſer ; nous étions en conſéquence sans provisions, nous n’avions pas le pouvoir de nous en procurer, & nous avions paſſé tout ce temps sans boire & ſans manger.

Le ciel ſembloit avoir pris plaiſir à rassembler ſur nous toutes les infortunes ; nos corps fatigués demandoient en vain du repos & des alimens pour réparer leurs forces, l’un & l’autre leur étoient refuſés ; jamais nous n’avions vu la mort dans un appareil plus affreux. Notre brigantin échoué étoit retenu dans la terre par de gros rochers, les vagues lui donnoient des ſecouſſes épouvantables qui l’ébranloient, & menaçoient à chaque inſtant de le rompre & de nous enſevelir : heureusement pour nous il tint bon.

Le lendemain, 18 Février, nous revîmes le jour dont nous avions deſeſpèré de jouir encore ; la mort qui nous eût délivré de nos ſouffrances eût été ſans doute un bienfait ; mais l’amour de la vie est le ſentiment le plus puiſſant sur le cœur de l’homme : il le conſerve jusqu’au dernier inſtant : les tourmens qu’il éprouve peuvent l’affoiblir ; il est rare qu’ils l’éteignent entièrement. Notre premier mouvement en nous voyant encore ſur le côté du brigantin, fut de remercier le ciel de nous avoir conſervés jusqu’à ce moment, & d’élever vers lui nos mains ſuppliantes pour le conjurer d’achever ſon ouvrage, & de mettre le comble à ſon bienfait en nous facilitant les moyens de nous rendre à terre. Jamais prière ne fut plus ardente ; le ciel touché parut l’exaucer ; le vent ſe calma un peu ; l’agitation furieuse de la mer diminua, & nous offrit un ſpectacle terrible encore à la vérité, mais beaucoup moins que les jours précédens. Un de nos Matelots, excellent nageur, après avoir examiné quelques temps le chemin qu’il y avoit à faire pour atteindre la terre, ſe détermina à riſquer le paſſage. J’irai, nous dit-il, rejoindre mes compagnons nous eſſayerons de calfater & décintrer le canot ; peut-être parviendrons-nous à le mettre en état de faire quelques voyages à bord pour vous ſauver à tous la vie ; il n’y a plus que cette reſſource à tenter ; nous ne devons pas différer ; nos forces s’affoibliſſent à chaque inſtant n’attendons pas qu’elles ſoient abſolument éteintes ; employons le peu de vigueur qui nous reste encore, à nous tirer de cet horrible état.

Nous applaudîmes à son discours ; nous l’encourageâmes du mieux qu’il nous fut poſſible à l’éxécution de ce deſſein, le feul qui pût nous être utile ; nous lui donnâmes des mouchoirs, & dix braſſes de ligne qui pouvoient ſervir à calfater le canot ; il s’en chargea & ſe jetta dans la mer ; nous le vîmes plusieurs fois sur le point de périr ; nos yeux inquiets s’attachoient à tous ses mouvemens, nous le regardions comme notre unique ressource, notre unique ſauveur ; nous partagions les riſques qu’il couroit ; notre fort dépendoit du ſien ; nous l’encouragions du geſte & de la voix ; nous travaillions pour ainsi dire avec lui ; nous ſouffrions lorſqu’il avoit de la peine à surmonter les obstacles que lui préſentoient les flots ; notre imagination, nos désirs ardens nous mettoient à ſa place ; nous éprouvions ce qu’il éprouvoit ; nous triomphions des vagues nous cédions à leur fureur ; nous fatiguions autant que lui ; nous demandions au ciel de le ſecourir ; ſon ſalut devoit faire le nôtre. Enfin après avoir paſſé cent fois alternativement de la crainte à l’eſpérance, nous le vîmes gagner le rivage avec des efforts infinis. Nous tombâmes auſſi-tôt à genoux pour en remercier le ciel ; un rayon de joie ſe répandit dans nos âmes & les fortifia.

Il étoit alors ſept heures du matin ; nous attendimes avec impatience le moment où l’on viendroit nons chercher ; nous reſtions continuellement tournés vers la terre ; nos yeux avides s’y élançoient ; ils regardoient nos quatre Matelots occupés autour du canot ; ils ne perdoient aucun de leurs mouvemens autant que l’éloignement le leur permettoit ; cette attention vive & soutenue sembloit adoucir notre impatience, & nous faire trouver moins long le temps de l’attente, nous hâtions leur travail par nos vœux ; il avançait cependant avec lenteur, & nous frémiſſions que quelque fois qu’il ne fût inutile ; il fut fini à trois heures après midi ; nous vîmes lancer le canot à l’eau, il s’approcha de notre bâtiment. Comment peindre la joie de l’équipage à cette vue ! Elle éclatoit par des cris, par des larmes délicieuſes : chacun embraſſoit ſon compagnon, & ſe félicitoit de cette faveur du ciel.

Cet attendriſſement, cette ſenſibilité mutuelle ne durèrent pas, tout changea lorsqu’il fut question de s’embarquer : le canot étoit petit, il ne pouvoit contenir qu’une partie de notre monde, tous ne pouvoient y entrer sans le surcharger ; chacun le ſentoit, mais aucun ne vouloit reſter pour un second voyage ; la crainte de quelqu’accident qui pût l’empêcher de revenir, celle de rester encore expoſé ſur le brigantin, portoient tous les Matelots à demander à paſſer les premiers. Ceux qui avoient amenené le canot me conjurèrent d’en profiter sur le champ, en me diſant qu’ils n’eſpéroient pas qu’il fut en état de venir deux fois : ces mots entendus de tout le monde excitèrent de nouveaux gémiſſemens, & rendirent les ſollicitations plus preſſantes. Je pris aussitôt mon parti ; j’élevai la voix, & j’imposai silence à tous. Vos clameurs, vos inquiétudes, leur dis-je, sont inutiles, & ne servent qu’à ſuſpendre notre salut ; vous periſſez tous, ſi vous périſſez à vouloir être transportés tous à la fois : écoutez la raiſon, ſoumettez-vous à ce qu’elle dicte, & eſpérez. Nous courons tous les mêmes riſques ; les préférences ſeroient odieuſes dans une occaſion telle que celle-ci ; le malheur nous rend tous égaux, que le ſort choiſiſſe ceux qui doivent partir les premiers, ſoumettez-vous à sa déciſion ; & pour montrer à ceux de vous qu’il ne favoriſera pas, que ce n’est point une raison de perdre l’espérance, je reſterai avec eux, & je ne quitterai le brigantin que le dernier.

Cette reſolution les étonna & les mit d’accord : un Matelot avoit par haſard des cartes dans sa poche, ce fut avec ce jeu que nous fimes parler le ſort. De onze que nous étions encore, quatre s’embarquèrent avec les quatre Matelots qui avoient amené le canot ; ils arrivèrent heureuſement à terre, & l’on revint chercher les autres ; pendant ce temps j’avois remarqué que la violence de l’eau avoit détaché en partie i’arcaſſe[6] de notre bâtiment ; à l’aide de M. Deſclau & de mon Negre, je parvins à l’en ſéparer tout-à-fait ; ce débris me parut propre à ſuppléer au canot pour me conduire à terre. M. Defclau à qui j’en parlai, en jugea comme moi. Nous y deſcendîmes avec mon Negre lorſque tout le monde fut embarqué, nous ſuivîmes le canot, & nous abordâmes presque en même temps.

Avec quelle joie ne nous vîmes-nous pas ſur la terre ! Quelles graces ne rendîmes-nous pas au ciel ! Quelle douceur nous éprouvâmes à reposer nos corps ſur un plancher ſolide, ſans crainte de le voir manquer ſous nous ! Des huîtres que nous trouvâmes ſur le bord d’une riviere dont l’embouchure n’étoit pas éloignée, nous fournirent un repas delicieux ; la privation de nourriture que nous avions ſouffert depuis le 16, donna à celle-ci l’aſſaifonnement le plus agréable ; nous jouîmes de notre ſituation, préſente ; nous paſſames une nuit paiſible dans un sommeil profond qui répara nos forces, & qui ne fut point troublé par les inquiétudes de l’avenir. Le lendemain nous nous éveillâmes avec la même ſatisfaction ; mais elle ne fut pas de longue durée.

Notre Capitaine en ſecond étoit tombé malade quelques jours après notre départ ; la fatigue du voyage, le mouvement du vaiſſeau, les alarmes perpétuelles dans lesquelles nous étions, avoient aggravé ſon mal ; à peine avoit-il eu la force de quitter ſon lit lorſque nous avions échoué, & je ſuis encore étonné qu’il ait eu celle de gagner le côté du navire lorsque les flots l’avoient couché, le temps que nous paſſames dans cette ſituation acheva de l’épuiſer. Lorſqu’il fut question d’entrer dans le canot, il fut le premier nommé par le ſort, & il y deſcendit ſans ſecours ; la nature ſembloit s’être ranimée en lui, mais c’étoit un effort dangereux que la crainte lui avoit fait faire, & qui raſſemblant toutes ses forces pour un moment, les epuiſa ; il fut le seul de l’équipage qui paſſa une mauvaise nuit à terre : il eut la conſtance de ſouffrir ſans ſe plaindre, il ne voulut point nous réveiller. Lorsque le jour nous eut arrachés des bras du ſommeil, j’allai le voir, je le trourvai dans la plus grande foibleſſe ; j’appelai pour le ſecourir, tout le monde se raſſembla ; mais que pouvions-nous ? Ma derniere heure eſt venue, nous dit-il, je remercie le ciel de m’avoir conſervé juſqu’au moment ou je vous verrois tous ſauvés. Cette inquiétude ne me fuit point au tombeau. O mes chers compagnons, puiſſiez-vous profiter des faveurs que le ciel vous accorde ? Vous n’êtes peut-être pas encore à la fin de vos peines ; j’aime à me perſuader que vous avez paſſé les plus graves ; je n’en partagerai plus avec vous ; priez pour moi… Je meurs.

Il perdit connoiſſance à ces mots, & un inſtant après il rendit le dernier ſoupir. Sa perte nous arracha des larmes, & suspendit notre joie : elle nous fit faire des réflexions. Nous étions dans un lieu déſert, la terre ferme n’étoit pas éloignée ; mais comment nous y transporter ? Nous nous empreſſâmes de rendre les derniers devoirs à notre ſecond Capitaine[7]. Nous l’ensevelîmes dans ſes habits, & nous creuſâmes sa foſſe dans le sable. Après avoir terminé cette pieuſe & lugubre cérémonie, nous nous promenâmes ſur le bord de la mer ; nous y trouvâmes nos malles, pluſieurs barriques de taffia, & quantité de balots de marchandiſes que la mer y avoit jettés, & qui devoient y être arrivés avant nous. Ces effets, à la réferve du taffia, étoient alors d’une bien foible valeur à nos yeux ; nous aurions préféré un peu de biſcuit, des armes à feu pour nous défendre, pour nous procurer du gibier, & ſur-tout du feu dont nous manquions, & qui auroit ſéché nos habits & nos membres tranſis par le froid & l’humidité. Ce dernier beſoin étoit celui qui ſe faiſoit sentir avec le plus de violence ; notre imagination se tournant toute entière de ce côté, ne s’exerçoit que sur les moyens de la ſatiſfaire ; nous eſſayames en vain la méthode des ſauvages, en frottant deux morceaux de bois l’un contre l’autre ; mais notre maladreſſe ne nous permit pas d’en venir à bout.

Nous renoncions enfin l’eſpoir de faire du feu, lorſque je remarquai que la mer s’étoit presqu’entièrement calmée ; je réſolus de faire un voyage à bord, à l’aide du canot ; si par hasard il venoit à me manquer, le trajet n’étoit pas long, je ſavois nager, & les flots conſidérablement abaiſſés ne m’exposoient pas à un grand danger. Je tâchai d’engager un ou deux Matelots, très-bons nageurs, à m’accompagner. Ils frémirent à ma seule proposition ; ils se reſſouvenoient de ce qu’ils avoient ſouffert sur le côté du brigantin ; ils trembloient de s’y revoir encore sans eſpérance de revenir, ſi la mer recommençoit à s’agiter. Je ne jugeai pas à propos d’inſiſter, je n’aurois rien gagné peut-être ; & s’ils n’étoient déterminés à me suivre, toujours en proie à leurs craintes, tremblans à la moindre vague qu’ils auroient vu s’élever, ils ne m’auroient été d’aucun ſecours, & n’auroient fait que me nuire & que m’embaraſſer dans mon entrepriſe. L’idée ſeule de notre navire effrayoit tout le monde : on eſſaya de me détourner de mon projet ; je plaignis cette terreur panique, & je courrus m’embarquer avec précipitation sans vouloir rien entendre, de peur que tous les avis réunis ne me rendiſſent aussi foible, car j’ai remarqué dans pluſieurs occaſions où je me suis trouvé, combien l’exemple de pluſieurs peut influer ſur un seul. Un brave ſoldat devient puſillanime avec des lâches, comme un lâche prend ſouvent le courage de ceux qui l’entourent ?

J’arrivai heureuſement au brigantin ; la mer en s’abaiſſant avoit laiſſé une partie de l’entrée libre ; j’y amarai mon canot, & je paſſai dedans, non ſans peine, il y avoit beaucoup d’eau, j’en eus quelquefois juſqu’à la poitrine. Je ne trouvai pas facilement ce que je cherchois, tout avoit été bouleversé ; par un haſard dont je me félicitai, je rencontrai sous ma main un petit baril, qui contenoit environ vingt-cinq livres de poudre à tirer ; il étoit placé dans un endroit où l’eau n’étoit pas montée ; le baril d’ailleurs en auroit été difficilement pénétré ; c’étoit une outre autrefois employée à mettre de l’eau-de-vie qui étoit bien conditionnée, & dans laquelle M. Lacouture avoit mis sa poudre. Je pris avec cela ſix fuſils, pluſieurs mouchoirs de pariaca, des couvertures de laine ; & un sac qui pouvoit contenir trente-cinq à quarante livres de biſcuit ; je trouvai encore deux haches, & c’est tout ce que je pus tirer.

Je revins dans l’Iſle avec ma petite cargaison : elle y fut reçue avec une joie générale. Je fis ramaſſer un gros tas de bois ſec, dont on trouvoit une grande quantité sur la côte, & je fis auſſitôt du feu ; ce fut une douceur incroyable pour toute notre petite troupe. Nous nous occupâmes à ſécher nos habits, les couvertures que j’avois apportées, & quelques-unes des hardes que nous avions trouvées dans nos malles, J’ordonnai enſuite à quelques Matelots de prendre de l’eau de la rivière pour paſſer notre biscuit que la mer avoit presque entièrement gâté ; cette eau étoit plus ſalée que douce, mais elle n’étoit point amère ; nous la corrigions avec du taffia & nous nous en contentions, parce que nous n’imaginions pas que cette Iſle en fournit d’autre[8].

Pendant que quelques-uns s’occupoient à paſſer notre biscuit, & à l’étendre ensuite pour le faire ſécher, d’autres nettoyoient les ſix fuſils ; & les mettoient en état de ſervir ; ils furent bientôt prêts. J’avois dans ma malle quelques livres de plomb en grains ; j’en donnai avec de la poudre à nos deux plus adroits tireurs ; ils chaſſèrent, & nous apportèrent au bout d’une heure cinq ou ſix pièces de gibier, car il est très-abondant ſur cette côte. Nous le fîmes cuire, & il nous fournit un excellent ſouper le soir même. Nous paſſames ensuite la nuit auprès de notre feu, enveloppés dans nos couvertures qui etoient ſèches ; nous étions chaudement, & les autres commodités nous euſſent paru peu de choſe en comparaiſon de celle-là. Le lendemain 20 Février, nous réfléchîmes sur ce que nous avions à faire ; le paſſage du mal-être à un état meilleur, & nos occupations de la veille ne nous avoient pas permis de ſonger à l’avenir ; nous nous étions eſtimés heureux depuis que nous avions échappé au naufrage ; nous ceſſâmes de l’être en penſant à ce que nous allions devenir. Nous étions dans un lieu déſert, il n’y avoit aucun chemin frayé pour nous conduire & quelqu’endroit habité ; il falloit traverſer des rivières extrêmement larges, des bois épais & inacceſſibles dans lesquels on risque de s’égarer à chaque pas. Les bêtes féroces étoient à craindre ; la rencontre des Sauvages n’étoit pas moins dangereuſe ; nous ignorions s’il n’y en avoit pas actuellement dans notre Iſle ; nous ſavions que ceux qui habitent la côte des Appalaches, abandonnent leurs villages pendant l’hiver, ſe rendent dans les Iſles voisines où ils chaſſent jusqu’au mois d’Avril, qu’ils retournent ſur la terre ferme, avec les dépouilles des animaux qu’ils ont tués, & vont les troquer avec les Européens, contre les armes, la poudre & l’eau-de-vie dont ils ont beſoin.. Il ſe pouvoit faire que nous fuſſions surpris par un parti considérable de ces Sauvages, au moment où nous nous y attendrions le moins ; qu’ils ne nous arrachaſſent la vie pour s’approprier les miſérabies effets qui nous restoient encore : nous craignîmes auſſi que les barriques de taffia qui étoient sur la côte ne tombaſſent entre leurs mains. Ces barbares qui aiment cette liqueur auroient pu s’enivrer, nous rencontrer dans cet état où il eſt impoſſible de leur faire entendre raiſon ; & nous maſſacrer sans pitié. Nous ne balançâmes pas & prévenir ce péril en défonçant toutes ces barriques ; nous n’en conſervâmes que trois, nous les cachâmes dans un bois ; & pour plus grande ſûreté, nous les enterrâmes dans le ſable.

Nous demeurâmes ce jour entier & le suivant dans les inquiétudes que ne pouvoient manquer de nous inspirer ces réflexions. Nous tremblions à chaque inſtant d’être attaqués par les Sauvages ; nous n’oſions plus nous écarter les uns des autres ; le jour & la nuit nous veillions alternativement, regardant de tous côtés, dans la crainte d’être ſurpris. Quelques-uns qui ſe défioient de la vigilance de celui qui faiſoit sentinelle, interrompoient leur repos pour veiller en même temps. Je n’ai jamais vu rassemblés sur un si petit nombre d’hommes, tant de malheurs & tant de timidité.

Le 22 Février au matin, presque toute notre troupe fatiguée de la veille de la nuit s’étoit enfin laiſſé surprendre au ſommeil. Tout-à-coup, deux Matelots que la crainte tenoit encore les yeux ouverts, s’écrient d’un ton lamentable : Alerte, voici des Sauvages, nous ſommes perdus. Tous ſe lèvent à ce mot, & ſans ſonger à prendre d’autres informations, ſe préparent à fuir. Je réuſſis enfin à les arrêter ; je les force à regarder ces Sauvages qu’on nous annonçoit ; ils étoient au nombre de cinq, deux hommes, trois femmes, tous armés d’un fuſil & d’un caſſe-tête. Que craignez-vous, leur dis-je ? Cette troupe eſt-elle ſi redoutable ? N’eſt-elle pas inférieure à la nôtre ? Nous sommes en état de leur faire la loi, s’ils ne viennent pas avec des intentions pacifiques ? attendons-les, ils peuvent nous servir & nous aider à ſortir de ce lieu.

Mes compagnons rougirent de leur terreur, ils s’aſſirent tranquillement auprès de leur feu, Les Sauvages arrivèrent ; nous les reçûmes avec de grandes démonſtrations d’amitié ; ils y répondirent par de pareilles. Nous leur fimes préſent de quelques-unes de nos hardes, & de quelques taſſes de taffia qu’ils burent avec plaiſir. Celui qui étoit à leur tête parloit un peu eſpagnol, un de nos Matelots qui entendoit cette langue, lia conversation avec lui, & nous, ſervit d’interprète.

Nous apprîmes du Sauvage qu’il s’appelloit Antonio, & qu’il étoit de Saint-Marc des Appalaches ; il étoit venu hiverner dans une Iſle éloignée de trois lieues de celle ou nous étions. Quelques débris de notre naufrage, que la mer avoit entraînés sur la côte où il s’étoit établi, l’avoient engagé à venir dans l’lſle aux Chiens. Il avoit avec lui sa famille, compoſée de ſa mère, de ſa femme, de ſa ſœur & de son neveu. Nous lui demandâmes s’il vouloit nous conduire à Saint-Marc des Appalaches, en l’aſſurant qu’il feroit content de nous. Il se retira à l’écart à cette proposition ; il parla pendant près d’une heure avec ſa famille, nous remarquâmes que durant ce temps il porta ſouvent les yeux sur nos armes, sur nos malles, nos couvertures & nos autres effets. Nous ne ſavions que penſer de cette conférence : nous conçûmes quelques ſoupçons contre lui ; mais l’air ouvert avec lequel il nous revint trouver, & l’offre qu’il nous fit de venir nous prendre inceſſamment, les diſſipa ; il nous dit que nous n’étions qu’à dix lieues de Saint-Marc des Appalaches, & il nous trompoit, car il y en avoit vingt-ſix ; mais nous l’ignorions : peut-être que ſi nous euſſions été plus inſtruits, ce petit défaut de bonne foi nous auroit fait tenir sur nos gardes.

Antonio repartit avec nos préſens ; trois de nos Matelots ne firent point de difficulté de s’en aller avec lui ; il promit de revenir le lendemain avec ſa pirogue. Il tint effectivement parole ; nous le vîmes le 23 ; il nous apporta une outarde & la moitié d’un chevreuil. Comme il étoit arrivé tard, nous ne nous embarquâmes point ce jour-là. Le 24 nous chargeâmes une partie de nos effets, & nous partîmes au nombre de ſix, parce que la pirogue n’en pouvoit contenir davantage. Ceux qui reſtèrent derriere nous, exigèrent que je m’en allaſſe le premier ; bien aſſurés, diſoient-ils, que je ne les oublirois pas, & que ſi le Sauvage refusoit de les venir prendre, je ſaurois l’y forcer.

Antonio nous débarqua dans l’autre Iſle où nous trouvâmes nos trois compagnons, qui l’avant-veille avoient pris les devans. Je n’eus rien de plus préſſé à mon arrivée, que de répondre à la confiance qu’avoient en moi les cinq Matelots que nous avions laiſſés dans l’Iſle aux Chiens : je conjurai notre hôte de les amener avec le reſte de nos effets ; mais je ne pus le déterminer à entreprendre tout de suite ce voyage ; il vouloit, diſoit-il, nous conduire auparavant en terre ferme. Je n’y conſentis point : ſon opiniâtreté me devint ſuſpecte, & je le forçai de céder à la mienne. Après deux jours entiers de ſollicitations, j’obtins qu’il se mit en route, & le 28 Février nous nous trouvâmes tous réunis ; ce fut une conſolation pour nous : dès que nous n’étions pas ensemble, il ſembloit qu’il nous manquoit quelque choſe, nous nous regardions comme des frères, nous nous prêtions mutuellement des ſecours & de l’appui ; la diſtinction des états avoit diſparu, le Capitaine & le Matelot étoient amis & égaux : rien de plus tendre que les liaiſons formées par le malheur ! Nous étions quatorze, nous ne formions tous qu’une famille.

Dès que tout notre monde fut rassemblé, je ſommai le Sauvage de tenir sa promeſſe, & de nous conduire enfin en terre ferme ; mais l’ardeur qu’il avoit d’abord montrée s’étoit beaucoup ralentie ; il nous fuyoit pour éviter nos ſollicitations. Tout le jour il alloit chaſſer avec sa famille, & le ſoir il ne paroissoit point dans ſa cabanne qu’il nous avoit abandonnée, & que nous habitions ; nous ne ſavions que penser de sa conduite. Que vouloit-il faire de nous ? Epioit-il le moment de s’emparer de nos effets & de nous quitter ? Ce ſoupcon nous excita à la vigilance, & nous la fimes si exacte, qu’il lui fut impossible de nous voler. Quelques-uns de nos compagnons, las de ſes délais, propoſerent un parti violent, mais qui nous auroit épargné peut-être bien des malheurs : c’étoit de tuer les cinq Sauvages, & de nous emparer de leur pirogue, pour tenter d’arriver aux Appalaches. Je les détournai de ce deſſein, dont les conſéquences me parurent très dangereuses ; il étoit à craindre que les Sauvages de leur nation ne fuſſent instruits de leur mort, & ne vouluſſent la venger ; aucun de nous ne connoiſſoit ces Iſles & ces mers ; comment aurions-nous trouvé la terre ferme ? Le haſard seul pouvoit nous y conduire. Mais eſt-il prudent de s’embarquer sans autre eſpérance que celle qui eſt fondée sur le haſard ? Nous demeurâmes cinq jours dans cette Iſle, vivant de notre pêche & de notre chasse, économiſant notre biſcuit dans la crainte de le voir manquer, & nous bornant à une once par jour. Enfin à force de chercher Antonio, nous le rencontrâmes, nous parvînmes à le gagner par nos prières & par quelques préſens ; il consentit à nous mener. Notre troupe ſe diviſa encore, & le 5 Mars nous chargeâmes dans la pirogue la meilleure partie de nos effets : nous nous y embarquâmes au nombre de ſix ; ſavoir, M. Lacouture, sa femme, son fils âgé de quinze ans, & qui par un prodige inconcevable avoit réſiſté, ainsi que sa mère, à toutes nos traverſes, M. Defclau & moi. J’emmenai auſſi mon Negre qui ſaiſoit le ſixième. Antonio & sa femme vinrent avec nous ; les trois autres Sauvages reſterent avec nos huit Matelots, dont nous ne nous ſéparâmes pas ſans verser bien des larmes. Nous éprouvâmes, les uns & les autres, un ſerrement de cœur, un ſaiſiſſement qui sembloit nous annoncer que nous nous ſaiſions nos derniers adieux, & que nous ne nous verrions plus.

Ce voyage si ardemment déſiré, obtenu avec tant de peine, devoit nous être plus funeste que celui où nous avions fait naufrage. Nous avions dejà eſſuyé bien des infortunes, de nouvelles nous attendoient. C’est ici, mon ami, que j’ai eu le plus besoin de ma fermeté, & qu’elle m’a abandonné pluſieurs fois. Vous trouverez dans ce que je vais vous raconter, des malheurs extraordinaires, & ces événemens horribles que je vous ai annoncés, & dont le ſouvenir seul me fait frémir encore.

Antonio nous avoir aſſuré que notre voyage ne dureroit pas plus de deux jours ; nous avions fait nos proviſions en conſéquence. La crainte des événemens nous avoit cependant fait prendre les vivres pour quatre jours ; ils conſiſtoient en 6 à 7 livres de biſcuit, & plusieurs quartiers d’ours & de chevreuils boucannés. Cette précaution étoit raiſonnable, mais elle ne fut pas ſuffiſante ; notre route devoit être plus longue, & nous nous en apperçûmes dès le premier jour. Antonio s’arrêteta après trois lieues, & nous descendit dans une Iſle, où il nous força de demeurer juſqu’au lendemain, que nous ne fîmes pas un chemin plus considérable. Je remarquai qu’au lieu de nous paſſer du côté de la grande terre, il s’amuſoit à nous promener d’lſles en Iſles[9]. Cela me donna des inquiétudes, & augmenta la défiance que sa conduite m’inſpiroit. Six jours s’écoulèrent dans ces petites traverſées ; nos proviſions étoient épuiſées ; nous n’avions plus d’autre nourriture que les huîtres que nous rencontrions sur le rivage, & quelque peu de gibier que le Sauvage nous donnoit quelquefois.

Les jours ſuivans ne changèrent rien à la manière dont Antonio nous faiſoit voyager. Nous partions à huit ou dix heures du matin, il nous contraignoit de nous arrêter à midi juſqu’au lendemain ; souvent nous faiſions nos haltes dans des lieux déſagréables où nous ne trouvions rien à manger, & où l’eau nous manquoit auſſi.

Il y avoit ſept jours que nous étions en route ; la terre ferme, cet objet de tous nos déſirs, le but de notre voyage, ne paroiſſoit point ; point ; nous étions accablés de fatigue, épuiſés par la mauvaiſe nourriture que nous prenions en très-petite quantité ; nous étions déjà ſans forces, & presſque incapables de pouvoir ramer. Cet état cruel fit ſur moi une impreſſion qu’il n’avoit pas encore fait ; l’excès du malheur échauffa mon sang, aigrit mon caractère ; je ne vis dans Antonio qu’un ſcélérat adroit qui vouloit abuſer de notre infortune, & nous faire périr inſenſiblement. Ces réflexions m’agitoient au milieu de la nuit, & me tenoient réveillé auprès d’un grand feu que nous avions allumé, & autour duquel dormoient mes compagnons. J’appelai M. Deſclau & M. Lacouture ; je leur fis part des idées ſiniſtres qui m’occupoient ; je leur fis ſentir ce que nous devions attendre de ce perfide Sauvage ; ce qu’il avoit fait déjà juſtifioit ma défiance. Je leur dis nettement qu’il en vouloit à nos jours, & que c’étoit fait de nous ſi nous ne le prévenions pas. Je ne conçois pas comment je pus inſiſter avec tant de chaleur sur la neceſſité de tuer Antonio ; c’étoit moi qui dans l’Iſle avois empêché nos Matelots de s’en défaire. Je ne ſuis pas né barbare ; mais l’infortune m’avoit rendu féroce, capable de méditer un meurtre & de l’exécuter ; la circonstance où j’étois me ſervoit d’excuſe, & ce qui arriva ensuite, acheva de justifier ma réſolution à mes yeux.

M. Defclau & M. Lacouture jugèrent différemment de ce deſſein ; ils me rappellerent les mêmes raisonnemens dont je m’étois ſervi pour en détourner nos Matelots. Ils ne me persuadèrent pas ; mais je cédai à leurs repréſentations ; je passai le reſte de la nuit avec eux sans rien entreprendre.

Le lendemain 12 Mars, nous fimes encore deux lieues, & nous deſcendîmes à l’ordinaire dans une Iſle, abattus par la miſère, preſſés du besoin de dormir. Nous prîmes chacun une couverture dans laquelle nous nous enveloppâmes ſuivant notre uſage, & nous nous couchâmes autour d’un grand feu. Le ſommeil nous gagna, & nous nous y livrâmes avec joie, parce que c’étoit autant de temps de diminué ſur notre infortune : mais le mien ne fut pas long ; mes inquiétudes me reprirent avec plus de force ; l’agitation de mon ſang écarta loin de moi le repos ; les idées les plus funeſtes se préſentèrent à mon imagination. Je ne fais ſi l’on doit croire aux preſſentimens : c’eſt une chimere peut-être que la philoſophie a détruite avec bien d’autres préjugés. Je n’entreprendrai pas de diſſerter sur ce ſujet ; je dirai simplement ce que j’ai éprouvé. Je crus me voir ſur le bord de la mer, où j’apperçus le Sauvage avec sa femme gagnant le large avec sa pirogue. Mon imagination étoit ſi fortement frappée de cet objet, que je croyois l’avoir devant les yeux ; il m’échappa un cri perçant qui réveilla mes compagnons ; ils me tirèrent, en m’interrogeant, de l’eſpece d’extaſe dans laquelle j’étois. Je leur dis ce qui m’occupoit ; ils se moquèrent de mes terreurs. Leurs discours, leurs railleries me firent croire qu’en effet j’avois rêvé ; j’étois trop éloigné du rivage pour pouvoir facilement y voir ce que j’imaginois avoir vu. Je finis par rire comme les autres de ce qui venoit de ſe paſſer. Ils ne tardèrent pas à ſe rendormir : moi-même je me laiſſai aller à un ſommeil profond, & ce ne fut qu’à minuit que je réveillai en ſurſaut, avec la même idée dont je m’étois moqué quelques, heures auparavant.

Mes inquiétudes furent alors plus vives ; je ne pus réſiſter à l’envie d’aller voir ce qui se passoit sur le bord de la mer. Je me lève seul, ſans rien dire, sans réveiller perſonne ; je marche d’un pas chancelant sur le rivage ; le ciel étoit ſerein ; la lune répandoit une clarté vive que rien n’interceptait ; elle aide mes yeux, je les porte vers l’endroit où devoit être la pirogue ; je ne l’apperçois plus ; je cherche, je regarde de tous côtés… Elle étoit diſparue. J’appelle le Sauvage : perſonne ne répond. Mes compagnons éveillés par mes cris, accourent sur le bord de la mer ; je n’ai pas besoin de les informer de ce qui ſe paſſe ; ils pouſſent des plaintes douloureuſes ; ils gémiſſent d’avoir retenu mon bras, lorſque j’allois la veille prévenir les deſſeins du perfide : mais de quoi ſervent les regrets, lorsque le mal est fait, & qu’il eſt irréparable ?

Nous voilà donc une ſeconde fois ſeuls dans une Iſle déſerte, ſans ſecours, ſans alimens, ſans armes, ſans moyens pour nous en procurer. Nous n’avions que les vêtemens qui étoient ſur nos corps & nos couvertures ; nos fuſils nos effets étoient dans la pirogue ; nos épées même que nous emportions ordinairement avec nous, y étoient reſtées ce jour-là. Toutes nos armes offenſives & défenſives conſiſtoient dans un mauvais couteau qui ſe trouva par haſard dans ma poche, & j’étois le ſeul de la troupe qui en eût un. L’lſle ne produiſoit aucune racine, aucun fruit que nous puiſſons manger ; la mer n’y jettoit aucun coquillage. Quelle ſituation affreuſe ! Quelle espérance nous restoit-il ? Et comment se soutenir par le courage avec tant de raiſon de le perdre ?

Dès que le jour commença à paroitre, nous ramaſſâmes nos couvertures, qui étoient l’unique bien qui nous reſtoit ; nous nous rendîmes ſur le rivage, dans l’eſpérance incertaine d’y trouver quelques huîtres pour ſoulager notre faim. Nos recherches furent inutiles ; nous marchâmes pendant près de deux heures sans, appercevoir le moindre aliment, ni même une goutte d’eau potable.

Nous arrivâmes enfin au bout de cette Iſle ſtérile ; de-là, nous en découvrîmes une autre qui n’étoit séparée de celle où nous étions que par un trajet d’eau d’un demi-quart de lieue, nous y avions paſſé un jour & une nuit avec le Sauvage. Je me rappellai que nous y avions trouvé d’excellens coquillages & de la bonne eau. Combien nous regrettâmes de n’avoir pas été plutôt abandonnés ſur celle-là ! Nous y aurions du moins vécu. Cette réflexion ajoutoit à notre douleur. Nous nous aſſimes ſur le sable en contemplant d’un oeil avide cette Iſle déſirée & en gémiſſant de la ſlérilité de la nôtre.

Après nous être repoſés quelque tems, nous ſentant preſſés par la faim, nous delibérâmes s’il falloit haſarder de traverſer le bras de mer qui ſéparoit les deux Iſles : nous devions nous attendre à mourir, ſi nous ne le tentions pas. Perſonne n’héſita mais lorſque nous allions l’entreprendre, nous fumes arrêtés par une réflexion qui ne s’étoit pas encore préſentée. Nous avions avec nous Madame Lacouture & ſon fils : comment pourroient-ils nous ſuivre ? Ce paſſage n’étonnoit pas des hommes accoutumés à l’eau ; mais comment une femme & un enfant l’entreprendroient-ils ſans danger ? Nous voyions déjà M. Lacouture inquiet meſurant des yeux le canal, & ſongeant au moyen de conduire ſurement deux perſonnes qui lui étoient ſi cheres. L’humanité ne nous permettoit pas de les laiſſer derrière nous. Nous offrîmes de nous relayer ſucceſſivement pour leur donner la main à tous les deux, tandis que mon Negre qui étoit le plus petit de la troupe, marcheroit devant, ſonderoit le terrein, & nous avertiroit des endroits où il ne ſeroit pas uni.

Je pris la main de Madame Lacouture. M. Deſclau prit celle du jeune homme : le mari fit deux paquets de nos couvertures & d’une partie de nos habits que nous quittâmes, en chargea un ſur la tête de mon Negre, garda l’autre, & nous nous mîmes en route. Heureuſement le fond étoit aſſez ſolide & aſſez égal : l’eau, dans ſa plus grande profondeur, ne nous alloit que juſqu’à l’estomac. Nous marchâmes avec lenteur, & nous arrivâmes à l’autre bord. Madame Lacouture, pendant cette traversée pénible, montra un courage & une vigueur qui me ſurprirent ; elle les conserva dans toutes les circonstances, & on ne peut pas dire que sa compagnie fût inutile ni embarraſſante.

Parvenus enfin à cette Iſle où nous eſpérions trouver des alimens, nous éprouvâmes une autre incommodité qui penſa nous être funeſte. Nous avions passé une heure & demie dans l’eau ; le froid nous saisit auſſitôt que nous en fûmes ſortis ; il nous étoit impoſſible de faire du feu pour nous ſécher & pour nous réchauffer ; nous n’avions aucun inſtrument pour cela. Il n’y avoit pas une seule pierre dans cette Iſle, ni dans toutes celles où nous nous étions arrêtés.

Nous ſentimes vivement la privation du feu ; c’est en nous donnant du mouvement, en nous agitant ſans ceſſe, que nous parvînmes à nous échauffer ; nous marchâmes pour cet effet pendant quelques heures, en cherchant des huîtres que nous dévorions à mesure que nous en rencontrions. Dès que nous fûmes raſſaſiés, nous en fîmes une petite provision que nous portâmes auprès d’une ſource d’eau douce où nous nous établîmes. Nous nous y repoſâmes. Le ſoleil qui étoit fort chaud, nous permit de reſter quelque temps aſſis ſans ſouffrir du froid que nous craignions d’éprouver, il ſécha nos habits mouillés, sans quoi leur humidité nous auroit prodigieuſement incommodés pendant la nuit. Cela n’empêcha pas que nous ne la paſſaſſions d’une manière très désagréable ; le froid nous réveilla pluſieurs fois, & nous n’eûmes pas d’autre parti à prendre pour l’éloigner, que celui de nous lever & de nous promener.

Le lendemain il fit un vent de ſud & de ſud-eſt, qui contribua à nous échauffer : nous allâmes chercher des coquillages vers le bord de la mer ; elle n’étoit point baiſſée, & nous n’en trouvâmes point ; nous fûmes forcés de nous en tenir à ceux que nous avions amaſſés la veille : nous eûmes occaſion de remarquer que lorſque le vent venoit du même côté, la mer ne se retiroit point, & qu’il falloit ſe précautionner d’avance pour des proviſions, & les faire toujours avant l’heure de la marée. Nous n’acquîmes cette connoiſſance qu’à nos dépens, après avoir reſté quelquefois ſans vivres ; nous étions obligés de chercher parmi les herbes & les racines, celles que nous croyions pouvoir ſuppléer aux coquillages : nous ne pûmes faire usage que d’une plante qu’on appelle la petite vinette & qui est une eſpece d’oſeille ſauvage.

Je ne m’arrêterai pas ſur ce que nous fîmes pendant les dix premiers jours qui s’écoulèrent depuis celui où Antonio nous avoit abandonnés. Nous eûmes beaucoup à ſouſſrir du froid pendant la fraîcheur des nuits, & quelquefois de la faim ; nous paſſions les journées entières à chercher de quoi fournir à notre ſubsiſtance, & pleurer sur nos infortunes, & à demander au ciel de daigner y mettre un terme. Notre état étoit toujours le même, & nos peines, nos plaintes, nos inquiétudes ne vous préſenteroient que des détails, monotones sur lesquels il est inutile de m’appéſantir.

Le 22 Mars ou environ, car je ne puis vous répondre de l'exactitutde des dates qui vont suivre, pendant que nous continuions nos gémiſſemens ordinaires, & que nous rêvions aux moyens de quitter ce triſte ſéjour, nous nous rappellâmes que dans une Iſle voisine, où notre Sauvage nous avoit menés, il y avoit une vieille pirogue qu’on avoit abandonnée ſur la côte. Nous imaginâmes qu’il ne ſeroit peut-être pas impossible de la raccommoder & de nous en servir pour traverſer le bras de mer qui nous, ſéparoit de la terre ferme. Cette idée nous ſéduifit ; l’eſpoir qu’elle nous inspira pouvoit être chimérique, mais nous nous y livrâmes avec autant d’ardeur que si nous euſſions été certains de sa réalité Les malheureux ne ſont pas difficiles en eſpérances ; ils ne voyent dans tous les projets qu’ils font que le terme de leurs maux : c’eſt à ce point que ſe terminent toutes leurs combinaisons. Les circonſtances qui peuvent les empêcher d’y arriver, les obstacles inévitables qu’ils trouveront ſouvent devant eux, ne se présentent que foiblement à leur imagination ; leur eſprit les rejette avec effroi, & refuſe de les examiner, de peur qu’ils ne lui fassent perdre l’idée flatteuſe qui les conſole.

Nous raiſonnâmes done, M. Deſclau, M. Lacouture & moi, sur les moyens de nous rendre auprès de cette vieille pirogue. Nous nous orientâmes du mieux que nous pûmes ; nous évaluâmes le chemin que nous aurions à faire pour arriver à cette Iſle ; nous conjecturâmes que nous n’en étions qu’à quatre ou cinq lieues, & effectivement nous ne nous trompions pas. Nous ne nous diſſimulâmes point les difficultés que nous rencontrerions dans ce voyage ; nous nous attendîmes & trouver des rivières & un bras de mer à traverſer ; mais cela ne nous rebuta point. Nous reſolûmes de tenter l’entreprise, ſûrs de l’exécuter pourvu qu’elle fût possible. Dès le même jour nous nous mîmes en marche ; nous ne voulûmes point conduire avec nous Madame Lacouture & son fils : l'un & l’autre n’auroient fait que nous retarder ; ils ne pouvoient ſupporter comme nous la peine & la fatigue ; nous aurions été obligés peut-être de les laiſſer derrière nous ſur le bord de quelque rivière où nous n'aurions pas trouvé de gué, & qu’il auroit fallu absolument paſſer à la nage. Madame Lacouture ſentit ces raiſons ; elle consentit à nous attendre avec son fils ; je leur laiſſai mon Nègre pour les servir, & nous partîmes après leur avoir promis de revenir inceſſamment avec la pirogue, ſi nous la raccommodions, & sans elle, ſi elle ne pouvoit nous être utile, ou si nous ne pouvions la trouver.

Le projet que nous avions formé étoit notre unique eſpoir & notre ſeule reſſource, nous nous en entretînmes pendant notre route ; nous en parlions comme d’une choſe dont l’exécution etoit ſûre ; cela ranimoit notre courage, nous donnoit une nouvelle vigueur, & nous faisoit trouver le chemin moins long. Dans tous les états de la vie, dans toutes les circonstances, les hommes ſe bercent de chimères : on en voit quitter les plaiſirs réels dont ils jouiſſent, pour en imaginer de nouveaux & s’amuſer de l’illuſion : c’eſt pour les infortunés qu’elle eſt réellement un bonheur ; tant qu’elle les occupe, le ſentiment de leurs peines les affectent moins vivement, ils les oublient pour ainſi dire.

Nous arrivâmes enfin, après trois heures & demie de marche, à l’extrémité de notre Iſle. Nous n’avions point rencontré de rivières aſſez larges pour nous arrêter longtemps ; celles que nous vîmes n’auroient paſſé que pour de foibles ruiſſeaux en Europe ; il ne nous fut pas difficile de les traverſer. Nous trouvâmes au bout de l'Iſle une espece de canal d’un quart de lieue, qui nous ſéparoit de celle où nous dirigions nos pas : cette étendue d’eau à traverſer nous cauſa quelque effroi ; nous la meſurions des yeux avec une certaine inquiétude ; le désir de nous procurer une voiture, l’ardeur avec laquelle nous nous occupions à ſortir de notre miſère, soutinrent notre résolution. Nous nous aſſîmes pendant une heure pour nous repoſer ; nous avions beſoin de toutes nos forces pour réuſſir dans le trajet que nous allions entreprendre ; nous ignorions ſi le canal feroit par-tout guéable ; nous tremblions qu’il ne le fut pas, & que l’eſpace que nous aurions à traverser à la nage, ne fut trop conſidérable pour nos forces ; cette idée nous retint encore en ſuſpens pendant une demi-heure ; enfin nous réſolûmes de tout riſquer. Avant d’entrer dans l'eau, nous nous jettâmes à genoux ; nous adreſſâmes au ciel une prière courte, mais fervente, dans laquelle nous lui demandions ſon appui : des infortunes auſſi longues que les nôtres, les périls ſans ceſſe renaiſſans auxquels nous étions expoſés, nous avoient fait ſentir plus que jamais le beſoin d’un secours ſurnaturel, & la nécéſſité de recourir à Dieu. Après avoir rempli ce devoir, nous nous jettâmes dans l’eau, en nous confiant & la Providence ; ce fut elle qui nous ſoutint & qui nous empêcha de périr dans cette traverſée.

Le terrein ſur lequel nous marchions étoit très-inégal ; nous ne faiſions pour ainſi dire que monter & deſcendre : nous n'étions pas à cent pas du bord, que nous perdîmes tout-à-coup le gué ; nous plongeâmes malgré nous ; ce contre-temps nous étourdit, il nous fit preſque prendre la réſolution de revenir sur nos pas ; nous avancions cependant à la nage ; nous trouvâmes bientôt le fond, & nous nous apperçûmes que ce qui nous avoit ſi fort effrayés, étoit un trou dans lequel nous étions tombés, & que nous aurions évité si nous nous étions écartés de dix ou douze pas. Nous finîmes notre route sans accident, trouvant tantôt plus d’eau, tantôt moins, & en ayant quelquefois juſqu’au menton.

Nous n’en pouvions plus lorfque nous arrivâmes à l'autre bord ; nous fûmes contraints de nous jetter par terre, & de nous y reposer en attendant que nous euſſions repris aſſez de forces pour pouvoir aller plus loin. Le temps, heureusement pour nous, étoit très ſerein, aucun nuage ne cachoit le soleil ; ſes rayons qui dardoient à plomb ſur nous, nous garantirent du froid, dont nous n’aurions pu nous defendre ſans ce ſecours & ſéchèrent nos habits & nos couvertures que nous avions apportées avec nous.

Dès que nous nous fûmes reposés pendant quelque temps, nous ramaſſâmes des coquillages que le haſard nous préſenta, & qui réparèrent nos forces. Nous rencontrâmes à peu de diſtance une eſpèce de puits, dans lequel nous trouvâmes de l’eau douce qui nous servit à nous déſaltérer. Nous marchâmes ensuite vers la côte où devoit être la pirogue ; nous ne tardâmes pas à la découvrir ; personne ne pouvoit nous en diſputer la poſſeſſion. Nous l’examinâmes en arrivant d’un œil avide & curieux ; elle étoit dans l’état le plus déplorable. Au premier aſpect, il nous parut impoſſible de la rendre jamais capable de quelque uſage. Nous ne nous en tînmes cependant pas à ce premier examen ; il eut été aſſreux pour nous d’avoir fait un voyage aussi pénible & auſſi long dans cette eſpérance, pour la voir ensuite trompée. Nous la retournâmes de tous les côtés, nous en fondâmes toutes les parties, & je reconnus que tous nos efforts seroient inutiles. M. Deſclau & M. Lacouture n’en jugèrent pas comme moi ; je me rendis à leur raiſonnement : après tout, il n’y avoit aucun risque à eſſayer de la raccommoder ; ce ne ſeroit que du temps & de la peine perdus. Nous étions accoutumés à la peine ; & quant au temps, à quelle autre choſe pouvions-nous l’employer ? Cette occupation pouvoit d’ailleurs nous diſtraire, nourrir un foible reſte d’espérance, & tout cela étoit précieux dans une ſituation aussi fâcheuſe que la nôtre.

Nous nous mîmes sur le champ & cet ouvrage ; nous ramaſſâmes des gaules & une certaine herbe qui croît au haut des arbres, & que l’on apelle Barbe eſpagnolle : c’étoient les matériaux que nous devions employer pour radouber notre frêle bâtiment. Ce ſoin nous occupa le reste de la journée ; nous fûmes enfin obligés de quitter ce travail de bonne heure pour chercher des alimens, & heureuſement nous n’en manquâmes pas.

Le soleil venoit de ſe coucher ; un vent frais commençoit à s’élever, & nous menaçoit d’une nuit qui ſeroit très froide. Chaque fois que nous nous trouvions dans ces circonſtances, nous pleurions amèrement l’impuissance ou nous étions de faire du feu : la découverte du moindre caillou auroit été pour nous le tréſor le plus précieux mais j’ai déjà dit qu’on n’en voyait aucun dans ces Iſles. Dans ce moment je me rappellai que le Sauvage qui nous avoit si cruellement trahis, avoit changé la pierre de ſon fuſil le jour qu’il nous avoit fait faire halte dans cette Isle, Ce souvenir fut un trait de lumière qui ramena un léger eſpoir dans mon âme. Je me lève avec une précipitation qui ſurprend mes deux camarades je les quitte sans leur dire où je vais ; je cours avec précipitation vers le lieu où Antonio nous avoit débarqués : il n’étoit pas éloigné. J’y arrive, je reconnois la place où nous avions paſſé la nuit : on y voyoit encore les restes des cendres du feu que nous y avions allumé. Je parcours lentement les endroits voiſins ; je cherche avec attention le lieu ou le Sauvage avoit changé ſa pierre & jetté la mauvaiſe ; il n’y a pas un coin que je n’examine avec l’attention la plus ſcrupuleuse, pas un brin d’herbe que je ne ſoulève pour voir ſi elle ne me cache point cette pierre ſi précieuse ; pendant un gros quart d’heure je fais des recherches vaines ; la nuit approche ; je ne jouis plus que d’un foible crépuſcule, à l’aide duquel je diſcerne à peine les objets. Je renonçois déjà à mon eſpérance, & je me dispoſois à rejoindre mes compagnons, plus triſte & plus affligé que je ne l’étois en les quittant, lorsque je ſens ſous mes pieds nuds, car j’avois quitté mes ſoulliers qui ne pouvoient plus être d’aucun uſage, je ſens, dis-je, un corps dur ; je m’arrête avec un secret fremiſſement, partagé entre la crainte & l’eſpérance : je me baiſſe, je porte une main tremblante sous mon pied que je n’avois oſé déranger, de peur de perdre le corps qu’il couvroit ; je le saisis : c’étoit en effet la pierre à fusil que je cherchois ; je la reconnois avec une joie qu’il me ſeroit difficile de vous exprimer, & qui vous ſurprendra sans doute, ainsi que ceux qui n’ont pas été dans ma ſituation, & qui dans cette vieille pierre ne verront qu’un miſérable caillou. O mon ami ! puiſſliez-vous ignorer toujours ce que c’eſt que le beſoin, le malheur qui empêche de le ſatisfaire, & quelle importance & quel prix ils attachent aux choſes les plus viles & nos yeux.

Tranſporté de joie, je courus à mes compagnons : bonne nouvelle, m’écriai-je de fort loin, & avant même qu’ils puſſent m’entendre : je l’ai trouvée, je l’ai trouvée. Ils accoururent à mes cris, & m’en demandèrent la cause. Je leur montrai ma pierre à fusil ; je leur dis de cueillir du bois ſec ; je tirai mon couteau, le seul inſtrument de fer que nous poſſédions ; je déchirai mes manchettes qui me ſervirent d’amadou, & je parvins à allumer un grand feu qui nous défendit contre la fraîcheur de la nuit, & repoſa en les échauffant nos membres fatigués. Que cette nuit nous parut délicieuse en comparaison de celles que nous avions paſſées précédemment ? Avec quelle volupté nous nous étendîmes autour de notre feu ! Que notre ſommeiL fut long & paisible ! Les rayons du ſoleil en tombant ſur nous à ſon lever, occaſionnèrent seuls notre réveil.

Il eſt inutile de vous dire avec quel ſoin je ſerrai cette pierre véritablement précieuſe ; la crainte de la perdre & d’être privé de ce ſecours, nous garantit des précautions que je pris ; je n’en négligeai aucune : je ne voulus jamais m’en séparer ; elle reſta enveloppée dans deux mouchoirs que j’attachai à mon cou, & encore ne pus-je m’empêcher pluſieurs fois d’interrompre mon ouvrage pour y porter la main, & tâter ſi elle y étoit encore.

Nous paſſâmes le second jour de notre arrivée dans cette Iſle à continuer nos travaux pour réparer la pirogue ; nous la cintrâmes avec une de nos couvertures que nous ſacrifiâmes à cet objet : nous achevâmes notre ouvrage au moment où le jour ſiniſſoit, & nous paſſâmes une ſeconde nuit avec l’eſpoir de ne pas voir notre peine inutile : le déſir d’en faire l’épreuve nous éveilla de bonne heure : nous n’eûmes rien de plus preſſé que de mettre notre pirogue à l’eau ; tout ce que nous avions fait ne l’avoit pas rendue meilleure ; il étoit impoſſible de s’y exposer sans danger. M. Lacouture jugea encore qu’on la remettroit peut-être en état, en employant deux autres couvertures. Il se propoſa de la conduire dans l'Iſle où nous avions laiſſé sa femme & son fils. M. Deſclau & moi, nous ſongeâmes à chercher les moyens de rejoindre celle du Sauvage où étoient nos huit Matelots dans l'eſpérance d’y retrouver Antonio, & de le forcer à nous mener aux Appalaches, ou à nous ôter la vie. Nous promîmes à M. Lacouture de ne point l’abandonner ſi nous reuſſiſſions, & de lui envoyer des ſecours prompts, ou de le rejoindre ſi nous ne venions pas à bout de notre deſſein. Nous lui fîmes nos adieux, & nous gagnâmes l’autre extrémité de l’Iſle ; mais nous ne fîmes encore que nous fatiguer inutilement par ce voyage : nous n’apperçûmes aucun paſſage qu’il fût possible & même prudent de tenter. Un canal d’une lieue nous retenoit loin de l’lſle d’Antonio : un pareil trajet n’étoit point praticable à deux hommes ſeuls, qui n’avoient d’autre ſecours que celui qu’ils pouvoient tirer de leurs bras & de leurs jambes.

Nous revinmes ſur nos pas ; nous ne trouvâmes plus M. Lacouture sur la côte où nous l’avions laiſſé ; il en étoit déjà parti avec ſa pirogue pour ſe rendre auprès de ſa femme ; il avoit côtoyé le rivage, & nous reprîmes le chemin que nous avions fait lorſque nous étions venus. Nous n’arrivâmes que ſur le soir au bord du canal qui nous restoit à traverſer : nous attendîmes le lendemain pour entreprendre ce passage : notre latitude ne nous auroit sans doute pas permis de l’exécuter avec ſuccès. Les alarmes que nous avions eues la première fois, ſe repréſenterent à notre souvenir, & nous ne jugeâmes pas à propos de nous y expoſer pendant la nuit. L’infortune rend l’homme extrêmement timide : en vain dans certains momens il appelle la mort qu’il regarde comme ſon aſyle & le terme de tous ſes maux : dès qu’elle s’approche, il fait tous ſes efforts pour l’éloigner.

Le lendemain nous repaſſâmes le canal avec autant de bonheur que la première fois, & avec moins de risques. Nous arrivâmes auprès de Madame Lacouture, qui n’avoit pas passé le temps de notre abſence sans inquiétude sur notre ſort & sur notre retour : nous trouvâmes son mari auprès d’elle ; il étoit arrivé la veille avec la pirogue qu’il avoit amenée heureuſement ; mais ce voyage quelque court qu’il eut été, n’avoit pas laiſſé de l’endommager beauconp. Le travail que nous y avions fait n’avoit aucune ſolidité ; la plupart de ses parties s’étoient disjointes, & ouvroient de tous côtés des passages à l’eau. Ce peu de ſuccès nous découragea d’abord, & nous fit renoncer à l’idée d’y travailler encore. Nous paſſâmes le reſte de cette journée à nous reposer. Notre retour avec ma pierre à fuſil fut un bonheur pour Madame Lacouture, qui depuis si long-temps avoit été privée du feu. Nous en allumâmes un qui lui donna de nouvelles forces.

Les huîtres & les racines avoient fait jusqu’à ce moment notre unique nourriture, & quelquefois nous n’en avions pas une quantité ſuffiſante. La providence nous en fournit ce jour-là d’une autre eſpece, J’avois quitté mes compagnons pour me promener sur la côte : les réflexions déchirantes qui m’occupoient, m’empêchèrent de m’apercevoir que je m’en écartois beaucoup ; elles me menèrent loin & long-temps. Un chevreuil mort que je rencontrai devant mes pas, me retira de ma rêverie : je l’examinai & le tournai de tous les côtés ; il étoit encore assez frais : il me parut avoir été bleſſé, & s’être ſauvé à la nage juſques dans ce lieu, où la perte de son ſang, la douleur que devoit lui avoir cauſé sa bleſſure, l’avoient ſans doute forcé de s’arrêter, & ou il étoit mort enſuite. Je le regardai comme un préſent du ciel, & le chargeant avec peine ſur mes épaules, je revins auprès de mes compagnons, que je ne retrouvai qu’après environ une heure de marche.

Tout notre monde fut surpris de mon heureuſe découverte, & en remercia le ciel. Nous avions besoin d'une nourriture plus ſolide que celle dont nous uſions tous les jours. Nous nous préparâmes à faire le meilleur repas que nous euſſions fait depuis longtemps. Nous nous empreſſâmes tous autour de notre chevreuil, que nous eûmes bientôt écorché & dépecé. Nous en fîmes cuire à notre feu une quantité suffisante pour nous raſſaſier, & nous paſſâmes enſuite une nuit paiſible.

Le jour ſuivant, qui étoit je crois, le 26 Mars, le déſir de sortir de cette Iſle nous fit encore courir à notre pirogue, à laquelle nous revenions sans ceſſe avec une nouvelle ardeur, & que nous n’abandonnions jamais ſans un regret mortel. Le peu de ſuccès de notre premier travail ne nous empêcha pas d’en entreprendre un ſecond. Nous nous flattâmes de réuſſir mieux, & de profiter de l’expérience que pouvoient nous donner les fautes que nous avions faites la première fois. Nous fîmes uſage de la même espèce de matériaux que nous avions déjà employés : nous ne nous preſſâmes point ; nous mîmes trois jours entiers à cet ouvrage, auquel nous ſacrifîmes encore deux couvertures pour le cintrer. Lorſqu’il fut achevé, nous n’eûmes pas lieu d’en être plus contents. Cette malheureuse pirogue ne pouvoit être un quart d’heure ſur l’eau ſans ſe remplir. Cet inconvénient nous deſeſpéroit, & nous n’y trouvions point de remède. Cependant nous n’avions pas d’autre bâtiment pour nous tirer de l’état déplorable auquel nous étions réduits. Empreſſés d’en sortir, nous fermâmes les yeux ſur le danger. Nous n’avions que deux lieues à faire pour arriver à la terre ferme ; mais il étoit impoſſible de nous embarquer tous ; c’eut été submerger la pirogue, & la faire enfoncer en y entrant. Nous nous déterminâmes à partir tous trois, M. Lacouture, M. Deſclau & moi. Pendant que deux de nous rameraient, le troisième devoit s’occuper sans ceſſe à tirer l’eau qui entreroit dans le bâtiment. Nos chapeaux devoient servir à ce travail ; nous pouvions par ce moyen diminuer le danger : Il n’en existoit pas moins à la vérité ; mais enfin il falloit s’y exposer, s’abandonner à la Providence, & attendre d’elle les secours dont nous avions beſoin pour réuſſir dans ce trajet périlleux.

Cette réſolution ayant été priſe, nous en remîmes l’exécution au lendemain. Nous employâmes le reste de la journée à faire conſentir Madame Lacouture à attendre avec ſon fils & mon Nègre que nous puſſions lui envoyer un bateau plus ſolide, ce qui ne nous ſeroit pas difficile ſi nous parvenions à la terre ferme. Ce ne fut pas sans peine que nous vînmes à bout de la conſoler & de la déterminer à nous laiſſer partir ſans elle. Je lui promis de lui laiſſer ma pierre à fuſil & mon couteau ; & j’avoue que ce ne fut pas ſans quelques regrets que je consentis à céder ces deux meubles qui nous avoient été ſi utiles, & dont je pourrois avoir beſoin moi-même, ſi je faisois un second naufrage avec la pirogue, ou ſi j’arrivais dans un lieu désert ; mais il falloit bien qu’elle eut quelques ſecours.

Dès que nous eûmes appaiſé ses regrets, & mis fin à ſes lamentations, nous ramaſſâmes des provisions pour elle & pour nous ; nous en embarquâmes quelques-unes pour nous en ſervir pendant notre voyage. Enfin le 29 Mars au lever du ſoleil, nous entrâmes dans la pirogue : elle étoit à flots ; nous ſentions le plancher sur lequel nous étions fléchir sous nos pieds : le poids de trois corps tels que les nôtres la fit un peu enfoncer, & nous vîmes bientôt l’eau qui la gagnoit. Cet aſpect m’ôta toute eſpérance ; je ne pus me défendre d’un ſecret frémiſſement : la terreur la plus profonde s’empara de mon âme ; il me fut impoſſible d’y réſiſter : je voyois déjà la mort devant moi ; je ne voulus plus riſquer le trajet : je ſortis avec précipitation de la pirogue. Non mes amis, m’écriai-je en me tournant vers M. Lacouture & M. Deſclau, non, nous ne pouvons entreprendre ce voyage ; nous ne ferons pas un quart de lieue avec ce bâtiment ; il s’enfoncera avant ce temps, & nous laiſſera au milieu d’une mer inconnue, & loin de toute Iſle où nous puissions nous réfugier. Reſtons dans celle où nous ſommes : attendons-y les ſecours du ciel ou la mort, mais n’en précipitons pas l’inſtant : il mettra fin à nos longues ſouffrances, & notre patience & notre réſignation nous mériteront peut-être bientôt ce bienfait.

J’avois ſauté sur le rivage en diſant ces mots. M. Lacouture me preſſait de revenir, & ſe moquoit de ma peur. Mes ſollicitations, mes raiſonnemens ne purent le gagner : il perſita dans le deſſein de tout riſquer, & M. Deſclau partit avec lui. Je reſtai sur le bord, d’où je les regardai avec tristesse : je les vis avancer avec peine, tourner une petite Iſle qui étoit à une portée de fuſil de la nôtre, & qui les déroba bientôt à mes yeux : je ne doute point qu’ils n’ayent péri ; je n’en ai jamais eu aucunes nouvelles, & sans doute leur naufrage ne tarda pas long-temps. Sans l’lſle qui étoit entre nous, & qui me les cachoit, j’aurois vu la pirogue s’enfoncer, & mes malheureux compagnons s’enſevelir avec elle dans les flots. L’état de ce bâtiment bâtiment eſt une preuve à laquelle il n’y a point de réplique à faire ; & quelques rapports que j’eus occaſion d’entendre, & dont je parlerai dans la ſuite, ne ſervirent qu’à m’aſſurer de leur perte.

Je revins auprès de Madame Lacouture, qui ne s’attendoit plus à me revoir : elle n’avoit pas voulu être présente à notre embarquement ; comme elle n’y conſentoit qu’avec peine, ce ſpectacle auroit augmenté sa douleur. Je la tronvai aſſife auprès du feu, le dos tourné contre le rivage, & pleurant amèrement ſur ſa ſituation. Ma préſence la ranima. Vous n’êtes donc pas encore partis, me dit-elle ? Ah ! qui vous arrête ? Croyant votre départ certain, je cherchois à m’accoutumer à notre ſéparation : cette idée affligeante commençoit à m’affecter moins, par l’eſpérance que vous ne m’oublieriez pas ; mais je vous revois, je n’oſe me livrer à la joie ; les regrets vont bientôt la faire diſparaître, & ſe renouveller avec plus d’amertume,

Je ne jugeai pas à propos de lui donner de plus vives inquiétudes, en lui diſant naturellement la cauſe de mon retour, & les craintes que je concevois pour nos deux voyageurs, dont l’un étoit son mari. Je lui cachai le péril auquel il étoit expoſé ; je lui dis simplement que pour ſurcharger encore moins la pirogue, j’avois préféré de reſter avec elle ; que M. Lacouture enchanté de ma réſolution qui rendoit ſon voyage moins périlleux, & l’aſſuroit qu’il laiſſoit du moins un ami ſûr auprès de sa femme & de son fils, avoit continué sa route avec plus de tranquillité, & que je lui avois promis de ne rien épargner pour leur rendre tous les ſervices qui feroient en mon pouvoir. Madame Lacouture me remercia avec la plus vive reconnoissance ; ma preſence sembloit la conſoler & la raſſurer tout-à-fait sur l’avenir.

Nous n’étions enfin plus que quatre dans notre Isle, & j’étois obligé de ſonger à la conservation & à la subſiſtance de tous. Madame Lacouture & ſon fils étoient trop foibles pour m’être d’un grand ſecours ; je n’en tirois guères que de mon Negre ; mais c’étoit une eſpece de machine organiſée, qui n’avoit que des bras & des jambes à employer à notre ſervice ; il manquoit à chaque instant de jugement & de prévoyance, & j’étois obligé d’en avoir pour lui comme pour les autres : il ne m’étoit utile que dans les occaſions ou il falloit agir, & où ses forces m’étoient néceſſaires.

Pendant quelques jours que nous paſſâmes encore dans cette Iſle, les vents de sud & de sud-est ſouſſlèrent long-temps, & nous furent très-funeſtes en nous empêchant de trouver des provisions. Nous fûmes obligés de nous reſtraindre à la vinette, qui faisoit une nourriture très-légère, ſans ſubſtance, & qui affaibliſſoit notre estomac sans le raſſaſier. Le chevreuil que j’avois trouvé avoit été bientôt dévoré ; le hasard qui me l’avoit procuré ne renaiſſoit plus, & il ne falloit pas compter deux fois sur ses bienfaits. Nos peines enfin augmentoient à chaque inſtant.

Six jours s’étoient écoulés depuis le départ de M. Lacouture & de M. Deſclau : j’avois quelquefois eſpéré, foiblement à la vérité, de recevoir de leurs nouvelles, & des secours de leur part ; mais je n’oſai plus m’en flatter. Madame Lacouture elle-même ne comptoit plus ſur eux ; elle me disoit qu’elle croyoit ne les plus revoir, & que sans doute ils avoient péri. Je ne pouvois calmer ſes craintes & ſes foupçons ; je les éprouvois moi-même, & je connoiſſois d’ailleurs la fragilté de leur bâtiment. Le mal-aiſe que je reſſentois, mes longues infortunes me donnoient de l'humeur, de l'ennui, du dégoût, & dans cet état j’étois incapable de déguiſer ce que je penſois, & d’avoir des ménagemens.

Las de ma situation douloureuse, reconnoiſant avec amertume que je ne devois attendre que de moi les moyens de la changer, j’imaginai de faire un radeau sur lequel nous puſſions nous embarquer, Je ſaiſis vivement cette idée, & je regrettai de ne l’avoir pas eue avant le départ de mes deux compagnons ; ils m’auroient secondé dans ce travail plus utile & plus ſûr que : celui que nous avions fait & cette malheureuse pirogue que nous avions été chercher ſi loin. Je réſolus du moins de ne pas différer l’exécution de ce nouveau dessein, tandis qu’il me restoit encore des forces pour l’entreprendre. J’en fis part à Madame Lacouture, qui l’adopta avidement, & qui ſurmontant la foibleſſe naturelle à son sexe, & que nos malheurs avoient encore augmentée, mit elle-même la main à l'ouvrage : nous nous en occupâmes tous les quatre. Je chargeai le jeune Lacouture de dépouiller quelques arbres de leur écorce, en lui indiquant ceux qui pouvoient nous être plus utiles. Nous nous mîmes, sa mère, mon Negre & moi, à raſſembler les plus grosses pièces de bois ſec que nous prûmes trouver. Il y en avoit de conſidérables que nous avions de la peine à remuer, & que nous roulâmes tous les trois avec effort sur le rivage. Nous y en conduiſîmes une douzaine : ce ſoin nous retint un jour entier, à cauſe de notre foibleſſe ; à chaque instant nous étions contraints de nous repoſer : après avoir pris haleine pendant quelques momens, nous recommencions à travailler avec une conſtance que ſoutenoit ſeul le déſir de ſortir du lieu de notre exil.

Nous étions tous extraordinairement fatigués lorſque la nuit nous força d’interrompre notre beſogne. Nous trouvâmes heureuſement auprès de notre feu une grande quantité d'huîtres, de palourdes, de lambies & d’autres coquillages que le jeune Lacouture avoit pris ſur le bord de la mer, & qu’il y avoit transportés. Ces alimens cruds étoient très-groſſiers & très-indigèſtes ; nous imaginâmes de les faire griller sur des charbons : c’étoit la première fois que cette idée nous étoit venue ; nous l’eſſayâmes, & nous nous en trouvâmes bien. Ces sortes de poiſſons perdirent toute leur mauvaiſe qualité par la cuiſſon ; ils devinrent plus légers, plus nourriſſans ; mais ils furent moins agréables au goût : nous ne pouvions les aſſaiſonner ; un peu de ſel nous aurait ſuffi, mais nous n’en avions point, & nous ne ſavions comment en faire. Le radeau qui nous occupoit abſolument, ne nous permit pas d’en chercher les moyens. Nous pouvions nous paſſer de sel, mais nous ne pouvions ſonger à finir nos jours dans cette Iſle.

Le lendemain nous reprîmes notre ouvrage de la veille : les écorces d’arbres que le jeune Lacouture avoit préparées, me ſervirent à attacher nos pièces de bois les unes aux autres. Ce lien ne me parut pas ſuffiſant ; j’occupai Madame Lacouture à couper une de nos couvertures par bandes qui me servirent à faire un lien plus solide. Mon Nègre, pendant ce temps, roula auprès de moi quelques autres pièces de bois moins peſantes, que je joignis à celles qui étoient déjà aſſemblées. Mon radeau fut fini à midi. Je pris un morceau de bois que j’aſſujettis de mon mieux au milieu de mon ouvrage pour ſervir de mât ; j’y attachai une couverture entière qui devoit nous tenir lieu d’une voile.

Nous défîmes enſuite une partie de nos bas, dont le fil fut employé à faire des cordages pour les haubans, les bras & les écoutes.

Tous ces différens travaux nous tinrent le reſte de la journée ; mais enfin nous les achevâmes. Je me munis d’une dernière pièce de bois de moyenne groſſeur, dont je me propoſai de me ſervir comme d’un gouvernail. Réſolus de partir le lendemain de grand matin, nous commençâmes tout de ſuite & faire provision d’huîtres & de racines : nous fûmes assez heureux pour en trouver une quantité prodigieuſe, dont nous chargeâmes ce que nous crûmes néceſſaire ſur notre radeau. Il étoit amarré avec soin dans le ſable ; la marée montante devoit le mettre à flots : elle commençoit ordinairement à ſe retirer au point du jour, & nous comptions en profiter pour partir. En attendant ce moment, nous nous repoſâmes aupres de notre feu ; nous n'y goutâmes pas long-temps le sommeil ; il ſurvint un orage affreux pendant la nuit ; la pluie, la clarté des éclairs, le bruit du tonnerre nous reveillèrent : lamer s’enfla beaucoup ; elle s’agita avec la plus grande fureur : nous tremblâmes pour le radeau qui nous avoit donné tantde peine. Hélas ! nous ne pûmes point en profiter ; les vagues le détachèrent & l’entrainèrent à la mer, après l'avoir mis en pièces. Ce temps affreux dura toute la nuit ; il ne ceſſa qu'au retour du ſoleil.

Nous étions accourus sur le rivage pour voir ſi notre machine n’auroit point réſiſté à la tempête : nous ne la vîmes plus, elle avoit disparu. Le courage nous, abandonna : nous paſſâmes le reste du jour à nous déſoler, à nous plaindre, sans ſonger à rien entreprendre de nouveau. Un autre fléau vint encore nous accabler : depuis que nos malheurs avoient commencés, nous n'avions point été malades, notre ſanté s’étoit confervée, & nous n’éprouvions pas d’autres incommodités que notre foibleſſe. Mon Negre, pendant que nous nous affligions, avoit couru la côte pour chercher quelques coquillages : il n’en vit aucun ; mais il trouva la tête & la peau d’un marſouin qu’il nous apporta. Le tout nous parut fort corrompu ; mais le beſoin écarte la délicateſſe, & notre estomac avide demandoit cette nourriture dont la vue étoit ſi dégoûtante. Nous la mangeâmes toute entière : un heure après nous ſentimes un malaiſe insupportable : notre estomac étoit surchargé, & ne pouvoit se débarraſſer de cet horrible aliment. Nous eûmes recours à l’eau, dont heureuſement nous ne manquions pas : nous en bûmes beaucoup ; elle ne nous ſoulagea que par degré. Nous fûmes tous incommodés d’une diſſenterie cruelle, qui nous fatigua pendant cinq jours, & qui mit le fils de Madame Lacouture aux portes du tombeau.

L’idée de conſtruire un autre radeau m’étoit venue lorsque j'avois vu le premier emporté ; mais la laſſitude me força de renoncer à l'entreprendre sur le champ, & je ne fus pas en état de le faire tant que dura notre maladie. Elle finit enfin, mais elle nous laiſſa tous dans une foibleſſe extraordinaire. La crainte de la voir augmenter me détermina à m'occuper sur le champ de la conſtruction d’un nouveau radeau : il ne falloir pas attendre que l'épuiſement total de mes forces me mit dans la néceſſité de renoncer pour toujours à ce projet. J’exhortai Madame Lacouture à me seconder encore : elle fit comme moi un effort ſur elle-même, & nous nous mîmes tous à l’ouvrage, à l’exception de ſon fils qui étoit très-mal, & dont l’état me causoit les plus vives alarmes.

Nous étions alors au 11 Avril ou environ. Nous travaillâmes sans relâche, & avec autant de promptitude que notre foibleſſe, qui étoit extrême, nous le permit, Nous n’eûmes entièrement achevé que le 15 au soir. Les pièces de bois que nous employâmes nous donnèrent beaucoup de peine à rouler ; nous étions obligés de les aller chercher au loin : celles qui étoient le plus près de la mer, avoient été employées déjà au radeau que nous avions perdu. Nous tremblions à chaque instant que le mauvais temps ne vînt interrompre notre ouvrage, & le détruire avant qu’il fut achevé : nous ne pouvions prendre aucune précaution ; il falloit l’exécuter ſur le rivage, & dans le lieu le plus près de la mer, afin qu’en montant elle le mit elle-même à flots : il nous auroit été impoſſible de l’y mettre nous-mêmes ; comment ſerions-nous venus à bout de le remuer ? Le moindre nuage que nous apercevions dans le ciel, le moindre degré de force qu’acquéroit le vent, nous faiſoient frémir, & sembloient nous préſager une tempête. Nous nous arrêtions alors ; nous n’oſions poursuivre notre travail, dans la crainte qu’une seconde fois nous ne puſſions en profiter.

Nous nous y remettions cependant, mais c’étoit avec dégoût, avec inquiétude.. Nous ſacrifiâmes à ce bâtiment le reſte de nos couvertures & de nos bas. Si les flots nous l’avoient encore enlevé, il ne nous reſtoit plus aucune reſſource, aucune eſpérance, & nous n’aurions plus attendu que la mort.

Les craintes ne nous quittèrent point durant la nuit du 15 au 16. La ſérénité du ciel nous raſſuroit à peine : nous ne dormîmes point ; nous la passâmes à ramaſſer des proviſions pour deux jours en coquillages & en racines, & à les charger ſur notre radeau, réſolus de partir le lendemain, ſi nous le poſſédions encore. Le jour vint enfin ; il nous promettoit un temps favorable. J’allai réveiller le jeune Lacouture pour nous embarquer ; il étoit le ſeul que la fatigue avoit forcé de ſe repoſer, Je l’appelle, il ne me répond point. Je m’approche de lui pour le réveiller en le ſecouant. Je le trouve froid comme le marbre, ſans mouvement, ſans ſentiment ; je le crus mort pendant quelques minutes : en paſſant la main ſur ſon cœur, je ſentis qu’il battoit encore. Notre feu étoit preſque éteint. Comme nous devions quitter l’Iſle, & que nous ne pensions plus en avoir besoin, nous ne nous étions pas donné la peine de rentre tenir. J’appelai mon Negre pour le ranimer, tandis que je cherchois à réchauffer ce malheureux jeune homme, en lui frottant les bras, les mains & les jambes. Madame Lacouture qui étoit éloignée, arrive dans ce moment. Qui pourroit peindre ſon état, ſes cris, ſa douleur, à la vue de son fils expirant ! Elle tomba à côté de lui dans un évanouiſſement profond qui me fit trembler. Occupé auprès de l’enfant, quel secours pouvois-je donner à la mère ? Je leur partageai mes ſoins. Celle-ci me ſembla dans un état auſſi terrible que ſon fils. Le Negre avoit rallumé le feu. Je lui ordonnai de ſoutenir le jeune homme, & de le réchauffer par degré. À force de ſoins & de mouvemens, je fis revenir la mère à elle-même, Je m’attachais à la conſoler, à lui donner de l’espérance : elle ne m’écoutait pas. Son fils reprit enfin connoiſſance, le froid l’avoit ſaiſi pendant la nuit, & cela, joint à lépuiſement où il étoit l’avoit plongé dans cette léthargie, qui eut terminé ses jours si j’avois tardé un instant à le secourir.

Quelle ſituation étoit alors la mienne ! abandonné dans une Iſle déſerte, manquant de tout, au milieu de deux personnes dange-reusement malades, ne ſachant quel remède leur donner, n’ayant que des huîtres, des poissons, de mauvaises racines & de l’eau à ma portée. Dans quel moment ſurtout étoient-elles tombées dans ce funeſte état ? à l’instant où nous nous préparions à quitter cette Iſle, à nous rendre dans un lieu où nous trouverions des hommes & du ſecours. Il ne fallut plus ſonger à les embarquer ce jour là ; la mère & le fils etoient trop foibles. Partir, c’étoit les exposer à une mort certaine. Les laisser, c’étoit une inhumanité dont l’idée ſeule révoltoit mon cœur, & dont j’étois incapable. Reſter moi-même avec eux, c’étoit n’exposer à ne voir jamais la fin de mes peines, à perdre le ra-deau qui m’avoit tant coûté, à le voir emporter par les flots. Cette dernière idée, que le premier malheur que nous avions éprouvé fortifioit encore, dechiroit mon cœur, & me jettoit dans un deſeſpoir que rien ne pouvoit calmer, & que chaque minute augmentoit. Je ne balançai pas cependant je remplis les devoirs que l’humanité m’impoſoit : je me reſignai à tous les maux qui m’étoient encore préparés ; je les offris au ciel, & j’en attendis ma récompenſe.

Je courus décharger le radeau des proviſions que nous y avions placées. Mon cœur ſaigna encore à la vue de cet ouvrage qui m’alloit peut-être devenir inutile. Je ſongeai à l’amarrer de maniere qu’il pût réſiſter long-temps à l’impétuoſité des flots, s’il ſurvenoit une nouvelle tempête. J’en détachai le mât, les cordages, & tout ce que je ne pouvois plus eſpérer de recouvrer ſi je venois à le perdre, & je les mis dans un lieu sûr à l’abri de la fureur de la mer. Je pris la couverture ſur-tout que je portai à nos malades qui avoient beſoin de ce meuble. Je passai la journée à leur donner des ſoulagemens : heureux s’ils pouvoient contribuer à les rétablir, & à lever les obſtacles qui s’opposoient à notre départ !

La douleur de Madame Lacouture, ses inquiétudes sur ſon fils, étoient la seule cauſe de son mal, Je parvins & les dissiper en ra-deau</noinclude> en partie, non pas en lui donnant des eſpérances que je n’avois pas, car j’etois persuadé que nous perdrions le jeune homme, mais en lui inspirant du courage, & en l’exhortant à la soumission aux volontés du ciel. Je croyois qu’il étoit important de la préparer ainsi par degrés au coup qui devoit la frapper, & que je n’imaginois pas être fort éloigné. En effet le jeune homme étoit dans la position la plus douloureuse il avoit toute sa connaissance ; mais sa foibleſſe étoit si grande, qu’il étoit forcé de se tenir couché. Ses membres ne pouvoient ſoutenir le poids de son corps, & ce n’étoit qu’avec des efforts infinis qu’il ſe tournoit d’un côté ſur l’autre. S’il vouloit changer de place, il étoit obligé de ramper & de se traîner sur le ventre. Je veillai sans ceſſe auprès de lui pendant la nuit ; lui-même ne ferma pas l’œil : il me parloit quelquefois, c’étoit pour me remercier de mes ſoins, & pour me témoigner combien il y étoit ſenſible, & le regret qu’il avoit de retarder notre voyage. Je n’ai rien entendu de plus tendre & de plus touchant que les diſcours qu’il me tenoit sur ce ſujet. Ce jeune homme avoit une ſenſibilité profonde, un ſens & une fermeté qu’on n’a pas ordinairement à cet âge. Il se trouva très-mal vers le point du jour ; il n’y avoit presque pas de minutes où je ne m’attendiſſe à le voir paſſer : j’avois eu la précaution de tenir ſa mère à quelque diſtance de lui, afin qu’elle ne le vît point expirer, s’il venoit à rendre le dernier ſoupir. Ce ſpectacle eſt toujours affreux pour des étrangers ; combien l’aurait-il été pour une mère ! Je n’aurois pas répondu que Madame Lacouture eût conservé la fermeté que j’avois tâché de lui inſpirer, & je voulois lui dérober au moins cette cruelle image, dont l’effet est ſouvent moins ſenſible lorsqu’on ne l’a pas sous les yeux.

Le jeune homme dans ce moment me dit avec effort : Pardonnez-moi les inquiétudes & les peines que je vous donne ; je n’attends plus aucun ſuccès de vos ſoins ; je sens que l’instant de ma mort est proche ; je ne quitterai pas cette Iſle ; quand même mes jours ſe prolongeroient, je ne pourrois vous ſuivre, mes jambes me refuſeroient absolument tout service : arrivé avec vous sur la terre ferme, je n’en ſerois pas plus heureux : les endroits habités ne se trouvent pas ſur la côte ; comment pourrois-je m'y rendre ? Il me faudroit reſter exposé dans les bois aux bêtes farouches, & à des incommodités plus cruelles encore que celles que j'éprouve à présent. M’en croirez-vous, M. Viaud, ajouta-t-il après un inſtant de réflexion, partez sans m’attendre ; ne vous inquiétez pas de mon ſort : il ne peut être long ; profitez de votre radeau ; craignez de perdre avec lui l’eſpérance qui vous reſte de vous ſauver : emmenez ma mère ; Ce ſera une consolation pour moi ; tant qu’elle ſera avec vous, je ne craindrai rien pour elle. Vous laiſſerez ſeulement auprès de moi le plus de proviſions que vous pourrez ramaſſer, & j’en ferai uſage tant que le ciel me laiſſera la vie. Si vous arrivez en lieu de ſûreté, vous ne m’oublierez point, & vous aurez ſans doute l’humanité de revenir ici me porter des ſecours dont je profiterai ſi je respire encore, ou me donner la ſépulture ſi vous me trouvez mort. Ne me répondez point, ajouta t-il ; en voyant que j’allois l’interrompre ; ce que j’exige est juste : il ne faut pas que l’eſpérance incertaine de me mettre en état de partir avec vous, vous faſſe riſquer de périr avec moi : je ſuis déterminé à périr seul ; mais éloignez-vous, ſauvez ma mère, & cachez-lui mon état & le conseil que je vous donne.

Je demeurai confondu & ce diſcours : je n'y répondis point ; j’en étois incapable : une foule d’idées confuſes se préſentèrent à mon imagination, & toutes me disoient que notre ſalut dépendoit de ce conseil, que la néceſſité m’ordonnoit de le suivre. Agité de mille mouvemens de compaſſion, de douleur & d’incertitude, je me jettai ſur le jeune homme que j’embraſſai avec tendreſſe ; je mouillai son visage de mes larmes, en vantant ſon courage, en l’exhortant à le confer-ver, sans lui parler de mes réflexions, & sans lui dire non plus que je ne pouvois céder à ſon avis. Il me ſerra les mains, en me disant de réfléchir à ce qu’il m’avoit proposé.

Je le quittai, & je fus en effet occupé de ſon discours : je l’admirais ; mais je songeois en frémiſſant que c’étoit fait de nous tous, si je balançois à entreprendre un voyage qu’il paroiſſoit désirer. Cependant l’idée de le laisser me déſeſpéroit ; j’aurois pu le porter sur le radeau, & lui faire partager notre fortune pendant la traversée ; mais qu’en aurois-je fait quand nous ferions arrivés à terre ? Il ne pouvoit se remuer ; son ſéjour dans l’lſle étoit moins dangereux ; il n’y avoit point de bêtes féroces contre lesquelles il eut à ſe défendre. À force de m’arrêter ſur cette idée, mon âme s’y accoutuma ; & je l'avouerai, cette d’abandonner le jeune Lacouture me parut moins terrible. Mon intérêt, celui de ſa mère, notre perte inévitable, me firent penſer qu'une néceſſité auſſi preſſante que celle dans laquelle nous étions, me diſpenſoit de toute espèce de ménagement.

Je dois cependant dire qu’au milieu de ces réflexions, il s’en préſentoit d’autres qui raſſuroient l’humanité gemiſſante d’une résolution qu’elle ne prenoit qu’avec peine. Je penſois que mon voyage ſeroit court, que j’arriverais promptement dans un lieu habité, où je pourrois prendre un bateau & des hommes pour le venir chercher & le tranſporter auprès de ſa mère. Ce raiſonnement étoit bien haſardé, le ſuccès l’étoit encore davantage ; mais le malheur me le fit regarder comme très-ſolide & très-ſenſé.

Cependant je ne pus me réſoudre à partir de toute la journée. Le soir, le jeune Lacouture me fit des reproches de mes délais. Si votre ſéjour en ce lieu pouvoit prolonger ma vie, me dit-il, je n’aurois rien à vous opposer ; mais vos efforts ſeront inutiles, je le sens ; je puis languir encore un jour ou deux, & pendant ce temps il peut s’élever une autre tempête qui vous privera de votre radeau : vous voudrez alors vous éloigner, & vous n’en aurez plus le pouvoir ; vous gémirez d’avoir différé, & vos regrets ſeront d’autant plus violens, que ce délai m’aura été inutile : j’aurai péri ſous les yeux de ma mère ; j’emporterai en mourant l’affreuſe ſouffrance qu’elle me ſuivra bientôt ; je la laiſſerai dans les pleurs & dans le déſeſpoir ; ce lieu cruel qu’elle ne pourra plus quitter, me rappellera sans cesse à son souvenir, & renouvellera la source de ſes pleurs. L’abſence, l’éloignement, le temps pourroient la conſoler. Profitez de cette nuit pour faire vos préparatifs ; raccommodez votre bâtiment ; ramaſſez vos proviſions, laiſſez-m’en une certaine quantité, & partez demain au point du jour ; reveillez, ma mère au moment du départ ; elle croira que je ne ſuis plus, & que vous voulez l’arracher à ce ſpectacle funeſte ; ne la tirez pas de son erreur, partez & conſolez-la.

L’état de ce jeune homme, le ſang froid avec lequel il prononçoit ce diſcours, la néceſſité enfin, tout me détermina. Je pris la couverture dont il étoit enveloppé, & je lui donnai à la place une redingotte que je portois par-deſſus mon habit. Je me dépouillai encore de ma veſte que je lui laiſſai : j’allai redreſſer le mât de mon radeau ; j’y attachai la couverture : pendant ce temps, mon Negre fut ramaſſer des coquillages ; il en trouva beaucoup ; ma cargaison fut bientôt prête ; je l’aidai à transporter une quantité ſuffisante de vivres auprès du jeune Lacouture. Nous ſéchâmes plusieurs poiſſons au feu, afin qu’ils puſſent ſe conſerver plus longtemps, nous les mîmes à ſa portée. Le printemps étoit venu, les nuits n’étoient plus auſſi fraîches & le feu lui devenoit moins néceſſaire.

Je me repoſai quelques heures en attendant celle de mon départ ; mais je ne dormis point : je parlai long-temps avec le jeune homme, qui faiſoit des efforts continuels ſur lui-même pour me conſoler de notre ſéparation, & pour me recommander ſa mère. Une heure avant le jour il tomba dans une nouvelle foibleſſe ; il perdit la connoiſſance ; je ne pus réuſſir à le faire revenir : des cet instant, je le regardai comnme un homme mort. Le dirai-je ? je vis dans ſon trépas un bonheur pour lui, & un soulagement pour moi ; je l’abandonnois avec moins de regret. Le jour vint, il reſpiroit encore, mais il ne parloit plus : il me paroiſſoit dans les douleurs de l’agonie ; je ne penſai pas qu’il put vivre encore une demi-heure. Je mis cependant près de lui le plus d’alimens qu’il me fut poſſible ; je remplis d’eau routes les écailles des huitres que nous avions ouvertes, afin qu’il trouvât des secours, s’il reprenoit aſſez de forces pour pouvoir en profiter ; mais je ne l’éſperois pas, & en rempliſſant ce ſoin, je ne doutois pas qu’il ne fut inutile. Je le renommandai au ciel, & je courus auprès de sa mère que je réveillai avec peine. Ranimez votre courage, Madame, lui dis-je bruſquement, le ciel veut que nous nous éloignions ; obéiſſons à ses décrets ; hâtons-nous : craignons un délai qui nous feroit ſans doute funeſte, & qu’il ne ſeroit plus en notre pouvoir de réparer. Juſte ciel ! s’écria-t-elle, mon fils est mort… je n’ai déjà plus d’époux… j’ai tout perdu.

Elle ſe tut à ces mots ; elle répandit un torrent de larmes ; je ne m’amuſai pas à les eſſuyer : je la pris dans mes bras, & avec l’aide de mon Negre, je la tranſportai dans le radeau, sans qu’elle fit la moindre reſiſtance. J’avois craint qu’elle ne demanda à voir ſon fils : ce mouvement naturel eût pu lui être dangereux, & retarder encore notre départ jusqu’au lendemain. La perſuaſion où elle étoit qu’il avoit rendu le dernier ſoupir, l’empêcha d’y ſonger. De quel ſecours lui eut-elle été après ſa mort ? Elle n’avoit pas besoin d’un ſpectacle de cette espèce, capable de lui ôter les forces qui lui restoient, & qu’il lui étoit important de conſerver.

Moi-même, quand nous eûmes gagné le large, je fus perſuadé que le jeune homme n’étoit plus. Occupé de ces idées en gouvernant notre bâtiment, j’adressai pour lui mes prières au ciel, & je le conjurai en même temps de nous être plus favorable. Nous étions partis le 19 Avril, ſi ma mémoire ne me trompe point. Nous voguâmes vers la terre ferme ſans éprouver le moindre accident, ſi ce n’est beaucoup de fatigue. Notre navigation dura douze heures, au bout deſquelles nous prîmes terre. Notre premier mouvement fut de rendre grâces à Dieu de notre heureuse arrivée. Nous abandonnâmes notre radeau, & nous n’emportâmes que nos proviſions, notre couverture & les cordages que nous avions faits de nos bas. Nous nous avançâmes dans le pays, que nous trouvâmes impraticable, & presque généralement inondé. Cet inconvénient nous affligea ; il nous fit reconnoître que le malheur ne nous quitteroit pas de ſitôt, & qu’il nous accompagneroit encore ſur la terre ferme.

Le soleil alloit se coucher ; la laſſitude que nous éprouvions, la crainte de nous égarer pendant la nuit dans un lieu que nous ne connoiſſions pas, nous fit ſonger à chercher un endroit où nous puſſions la paſſer avec le moins d’incommodité. Nous choisîmes un tertre que ſon élévation mettoit à l’abri de l’humidité. Trois gros arbres qui étoient à peu de distance les uns des autres, & dont les branches épaiſſes se joignoient, nous ſervirent de couvert. Je tirai ma pierre à fuſil que je n’avois point négligé d’emporter, & j’allumai un grand feu, auprès duquel nous mangeâmes une partie des proviſions que nous avions apportées.

Nous nous attendions à repoſer tranquillement, & nous en avions un véritable beſoin ; mais à peine nos yeux furent-ils fermés, que nous entendîmes des hurlemens affreux qui nous réveillèrent, & portèrent l’effroi dans nos âmes : c’étoient les cris des bêtes féroces. Nous les entendions de tous côtés : elles sembloient ſe répondre & nous environner. Nous nous levâmes avec une terreur dont rien ne peut rendre l’idée. Nous nous attendions à chaque minute à voir fondre ſur nous ces monstres furieux : nous portions nos regards par-tout où nous entendions leurs hurlemens, qui ne faiſoient qu’augmenter. Il ſembloit que ces animaux farouches s’approchoient de nous : nous en jugions du moins ainſi par leurs cris, qui de minute en minute nous paroiſſoient plus violens & plus forts.

Mon Negre, dans ce moment ne put reſiſter à sa peur : il courut à l’un des arbres sous lesquels nous étions, & s’élançant avec une rapidité inconcevable, il y grimpa sur le champ, & courut se cacher au sommet. Madame Lacouture l’avoit suivi : elle le prioit à mains jointes de l’attirer avec lui, & de l’aider à gagner cet aſyle. En vain je l'appeilois, & lui criois de ne pas s’éloigner du feu dont les bêtes féroces ne s’approcheroient pas, & que je tâchois d’augmenter en y jettant beaucoup de bois. Elle ne m’écoutoit point ; elle continuoit à pleurer, à ſupplier mon Negre, que sa propre frayeur rendoit ſourd à ſa voix. Je tâchois vainement auſſi de me faire entendre, & je n’oſois courir auprès d’elle pour la ramener ; je craignois de m’écarter du feu qui faiſoit ma ſûreté. Dans un instant je l’entendis pouſſer un cri terrible, & crier : au ſecours, M. Viaud, je ſuis perdue. Je ne pus me réſoudre à l’abandonner ; je saisis un gros tiſon enflammé, & mon zèle supérieur à mon effroi, me conduiſit de son côté. Je la vis accourant de toutes ſes forces, & pourſuivie par un ours d’une groſſeur demeurée, qui s’arrêta à mon aſpect. J’avouerai que ſa vue me fit frémir. Je m’avançai d’un pas chancelant en lui préſentant mon tiſon. Je joignis Madame Lacouture, & je la ramenai à notre braſier, où l’ours ne nous suivit pas. Je le lui fis obſerver, en lui apprenant que l’on se ſervoit du feu avec ſuccès pour écarter les monstres des forêts. L’ours qu’elle vit de loin immobile, & nous regardant d’un oeil étincelant, la persuada de la vérité de ce que je lui diſois, & la raſſura.

L’arbre sur lequel étoit monté mon Negre, étoit à quelques pas de nous. Sa terreur ne lui avait pas permis de choiſir : il n’avoit pas même fait attention qu’il y en avoit un beaucoup plus proche. Je l’entendis bientôt pouſſer à ſon tour un cri horrible : je portai mes regards de ce côté. Le feu que j’avois allumé étoit très flamboyant ; il m’aida à voir l’ours qui s’étoit dreſſé contre l’arbre sur lequel s’étoit refugié ce malheureux. & qui se diſpoſoit à y monter. Je ne ſavois comment m’y prendre pour le ſecourir. Je lui criai de monter au sommet de l’arbre, de chercher les branches les plus pliantes, mais qui fuſſent capables de le soutenir, & où il ne fut pas possible à l’ours de le joindre : car ces animaux guidés par leur inſtinct, s’attachent, autant qu’il eſt possible, aux branches les plus groſſes, & craignent de ſe fier à celles qui plient ſous leur corps. Je m’aviſai en même temps de lancer auprès de cet arbre de gros tiſons allumés, qui puſſent effrayer l’animal, & l’engager à quitter ſon entrepriſe. J’en jettai plusieurs avec tant d’adreſſe & de bonheur, qu’ils s’arrêtèrent au pieds de l’arbre, ſe croiſerent les uns ſur les autres en tombant, & continuèrent d’y brûler comme dans notre feu, qui par le ſoin que j’avois pris, étoit devenu un bûcher extrêmement ardent. La clarté que jettèrent ces brandons éblouit l’ours, qui redescendit avec précipitation, en prenant le côté du tronc qui leur étoit opposé & s’éloigna ſur le champ.

Il ne fallut pas ſonger à dormir de toute cette nuit. C’étoit une choſe impoſſible avec l’épouvante que nous inſpiroient les bêtes farouches, dont les hurlemens étoient continuels, & redoubloient de moment en moment. Jamais je n’ai rien entendu de ſi terrible & de ſi affreux. Pluſieurs ours s’approchèrent encore de nous, & à une diſtance aſſez peu éloignée pour que nous puſſions les appercevoir à la clarté de notre feu. Nous découvrîmes aussi des tigres qui nous semblèrent d’une groſſeur extraordinaire ; peut-être la crainte nous les montroit-elle ainſi. Il y en eut un qui s’avança même beaucoup, malgré nos cris. Quelques brandons allumés que nous lançâmes de ſon côté, l’obligèrent de s’éloigner ; mais ce ne fut pas ſans avoir jetté des cris furieux auxquels tous ces monſtres répondirent.

Pour nous débarraſſer de la viſite que d’autres auroient été tentés de nous faire encore, & de plus près, nous jettâmes beaucoup de tiſons à une certaine distance autour de notre grand feu, de manière que nous en étions preſque environnés. Cette précaution, en forçant ces animaux à s’écarter loin de nous, les déroboit à notre vue, & diminuoit par-là nos frayeurs ; mais nous ne pûmes le faire qu’aux dépens de notre bûcher ; le bois qui le compoſoit étoit preſque tout conſumé, & nous craignions fort qu’il ne le fût entièrement avant le jour ; mais heureusement la nuit étoit plus avancée que nous ne le croyions. Les hurlemens qui nous avoient ſi fort épouvantés, diminuèrent, s’éloignèrent, & ceſſerent enfin auſſi-tôt que le jour parut. Les bêtes féroces, à ſon approche, rentrent dans leurs repaires, pour n’en sortir que lorsque les ténèbres ont pris ſa place.

Je profitai de ce moment pour ramaſſer quelques pièces de bois que je jettai encore dans notre feu. J’appelai ensuite mon Nègre, que j’eus bien de la peine à faire descendre de l’arbre où il s’étoit caché, & qui vint enfin plus mort que vif.

Après la fatigue & l’effroi de la nuit, nous ne pouvions nous remettre ſur le champ en route ; nous avions beſoin de repos, & nous le cherchâmes. Notre agitation ne nous permit pas de le trouver facilement ; nous sommeillâmes plutôt que nous ne dormîmes jusqu’à midi ; alors nous prîmes un léger repas qui conſomma le reste de nos provisions. Nous nous mîmes ensuite en route, & nous marchâmes du côté de l’eſt, dans le dessein de nous rendre à Saint-Marc des Appalaches, eſpérant de rencontrer dans notre marche quelques Sauvages qui daigneroient nous guider, nous fournir quelques vivres, ou nous donner la mort : nous n’en avions rien de pis à craindre, & nous aurions mieux aime mourir tout d’un coup, que de vivre comme nous avions vécu, passant de malheurs en malheurs, expoſés à périr par la faim, ou sous la dent des monſtres.

Nos forces ne nous permirent pas de faire beaucoup de chemin ; notre journée se borna à une marche d’une heure & demie : nous nous hâtâmes de faire halte avant l’entier épuiſement de nos forces. Encore pleins de l’effroi de la veille, nous voulions avoir le temps & le courage de faire le plus grand amas de bois. Nous en entaſſâmes autant que nous le pûmes, dans un lieu ſitué comme celui où nous nous étions arrêtés la veille. Après avoir préparé notre bûcher, ſans y mettre le feu, j’en dispoſai douze autres à l’entour, à vingt pas de diſtance, & dans un égal éloignement les uns des autres ; nous devions par cette précaution en être entourés de tous les côtés : elle nous parut la plus ſure pour nous garantir des attaques des bêtes féroces.

La crainte étoit le premier ſentiment qui avoit réclamé nos ſoins : il falloit qu’il fût bien puissant, puisqu’il étoit ſupérieur à notre faim. Nous ſongeâmes enfin à chercher de quoi la contenter. Le terrein ſur lequel nous étions étoit extrêmement ſterile ; nous n’y voyions ni coquillages, ni racines bonnes à manger : toutes nos perquiſitions furent inutiles ; nous ne découvrîmes rien qui put nous ſervir d’aliment ; trop heureux de trouver une eau bourbeuſe, mais douce, & dont nous bûmes beaucoup : ce fut toute la nourriture que nous primes ce ſoir-là.

Dès que la nuit parut, je fis du feu, & j’allumai tous nos bûchers. Je n’avois pas voulu le faire plutôt, parce qu’il nous étoit inutile, & que je voulois ménager le bois que j’avois amaſſé avec peine, afin qu'il durât juſqu'au jour. Nous nous couchâmes auſſi tôt, afin de goûter quelques heures de sommeil, avant que les bêtes farouches se repandiſſent dans la plaine, & vinſſent nous troubler par leurs hurlemens. Elles ne nous interrompirent en effet qu’à minuit : nous dormîmes très profondément juſqu’à ce moment ; notre laſſitude nous empêcha de les entendre plutôt, & j’en juge ainſi par le bruit effroyable qu’elles faiſoient à l'instant de notre réveil : on eut dit que tous les monſtres sauvages du nouveau monde s’étoient réunis dans ce déſert pour nous épouvanter par leurs cris. Nous diſtinguions ceux de diſſerentes eſpèces : les rugiſſemens des lions nous parurent ſur-tout épouvantables ; ils perçoient par-dessus le bruit que faisoient les autres animaux. Nous les entendîmes à une diſtance peu éloignée : il sembloit qu’ils étoient autour de nous, & que nous n'en étions séparés que par nos feux : c'étoit une barrière que nous nous ſavions bon gré de leur avoir oppoſée. Aucun n’en approcha aſſez près pour se laisser distinguer, & ce fut un bonheur pour nous : car étourdis comme nous l’étions de leurs hurlemens qui les annonçoient en si grand nombre, nous n’aurions pu soutenir leur vue ; un ſeul que nous aurions apperçu, nous auroit fait craindre l’approche d’un plus grand nombre, & nous aurions ſuccombé à notre effroi.

Madame Lacouture & mon Negre furent dans un état affreux ; je les vis plus d’une fois prêts à s’évanouir ; ma terreur n’étoit aſſurément pas moindre que la leur, & j’oſai cependant leur parler pour les raſſurer. Hélas ! en les exhortant au courage, j’avois perdu le mien ; une ſueur froide couloit de tout mon corps : j’étois ſaiſi, & le feu auprès duquel j’étois couché, me fut d’un grand ſecours.

Le jour en écartant les bêtes féroces, mit fin à nos alarmes ; elles avoient ſuſpendu le sentiment de la faim ; nous l’éprouvâmes dans ſa plus grande violence, aussitôt que nos craintes furent diſſipées. C’eſt ainsi que nous ſouffrions alternativement les maux les plus cruels. Le besoin de manger, l’impoſſibilité de le satisfaire, ſont aſſurément les plus inſupportables. Nous eſſayâmes de tout ce qui ſe présentoit à nos yeux ; nous ramaſſions de la terre, nous la portions dans notre bouche, & nous la rejettions aussi-tôt,

Nous ne penſâmes point à nous repoſer le matin, comme nous avions fait la veille ; nous marchâmes dans l’eſpérance de rencontrer quelque choſe. Nous goûtâmes de toutes les plantes que la terre produiſoit dans ce déſert ; mais c’étoient des eſpeces de bruières, des ronces sans feuilles, dont la tige étoit un bois dur que nos dents avoient de la peine à broyer, & que nous ne pouvions avaler enſuite. Chaque eſſai que nous faiſions avec auſſi peu de ſuccès, nous arrachoit des larmes, & augmentoit notre deſeſpoir. À une heure après midi, nous nous arrêtâmes, accablés de douleur, & hors d’état de pouvoir aller plus avant. Nous nous couchâmes ſur la terre, incertains ſi nous aurions la faculté de nous relever, & attendant la mort, l’appellant par nos cris, & mettant en elle tout notre eſpoir.

Mon Negre qui étoit auſſi foible que nous, ranimé par la fureur du besoin, se lève, & court à un arbre dont les branches étoient peu élevées, & auxquelles il pouvoit atteindre en levant les bras. Il en arrache les feuilles & les dévore avec une avidité qui nous étonne, & qui nous fait imaginer que ces feuilles ont un goût délicieux. L’idée qu’elles peuvent ſervir de nourriture, leur donne à nos yeux un air appétiſſant : nous volons après mon Negre, pour partager ſon triſte repas : notre imagination prête à ces feuilles une faveur qu’elles n’ont point ; nous ne les mangeons pas, nous les dévorons : ce mets charge notre eſtomac sans le raſſiſier. Après en avoir pris beaucoup, nous ſongeons que la quantité peut nous être nuiſible, & nous nous impoſons la loi d’être ſobres.

Contents de ce repas, que nous ſupposons nourrissant, nous travaillons à nous mettre en état de passer la nuit ; nous ranimons nos forces pour préparer des bûchers comme la veille ; nous nous mettons tous à cet ouvrage ; l’abondance de bois ſec qui est répandue autour de nous, facilite ce travail ; il est bientôt fini. Nous nous aſſeyons en attendant l’heure d’y mettre le feu ; mais à peine nous fûmes-nous repoſés une heure que nous nous ſentîmes tous très-mal ; les feuilles que nous avions mangées, cauſèrent un ravage affreux dans notre eſtomac. Nous recourûmes à l’eau ; nous nous traînâmes avec effort auprès d’une ſource d’eau voiſine, à laquelle nous arrivâmes avec bien des difficultés. À peine eûmes nous bu, que nous nous ſentimes extrêmement gonflés : il ſembloit que ces feuilles étoient des éponges. Nous eſſuyâmes un vomissement qui nous en débarraſſa par degrés, avec des convulſions horribles, & nous ne les rendîmes pas ſans beaucoup de ſang.

Nous demeurâmes long-temps ſans force & preſque ſans mouvement auprès de cette ſource ; croyant toucher à notre dernière heure, incapables de nous en éloigner. Le ſoleil en ſe couchant nous laissa dans cette ſituation déplorable. La nuit s’avançoit ; nous n’avions plus la faculté de nous remuer ; nous gémiſſions de ne pouvoir retourner à nos feux pour les allumer ; nous nous repréſentions déjà les bêtes féroces fondant sur nous & nous dévorant. Cette appréhenſion augmentoit encore notre foibleſſe ; nous ſoupirions, nous verſions des larmes nous proférions quelques plaintes ; nous n’avions pas la force de pouſſer des cris.

La nuit parut tout-à-fait, & augmenta notre effroi. Nous eſſayâmes de nous traîner encore vers nos bûchers ; nous fîmes les plus grands efforts pour y réuſſir, & nous frémiſſions des obſtacles que nous éprouvions. Nous nous y rendîmes enfin mais nous étions épuiſés. À peine pus-je frapper des coups aſſez forts sur ma pierre pour en tirer des étincelles ; je parvins difficilement à les recevoir ſur une manchette que Madame Lacouture avoit arrachée de ſa chemiſe ; & lorſque que je l’eus enfin allumée, je me vis presque sur le point de renoncer à l’eſpoir de communiquer le feu à quelques morceaux d’écorces ſèches & à des feuilles : ni les uns ni les autres, nous ne pouvions ſouffler pour les enflammer. Ce travail nous tint près d'une demi-heure. Nous jettâmes ces écorces allumées ſur notre bois, qui s’enflamma heureuſement ſans difficulté.

Le bruit affreux que nous avions entendu les nuits précédentes, recommença alors dans l’éloignement. Nous nous félicitions d’être parvenus à faire du feu : nous en ſentions la néceſſité. Pour nous raſſurer tout-à-fait, il falloit allumer les autres bûchers que nous avions dreſſés autour de nous. Nous fîmes de nouveaux efforts pour cela ; nous nous partageâmes cette beſogne, & chacun ayant pris deux brandons dans chaque main, alla les jetter dans différens tas de bois, & vint en prendre de nouveaux pour allumer les autres. La peur qui nous animoit nous donna les forces & l’activité néceſſaires ; nous demeurâmes même moins de temps à cette opération que notre foibleſſe n’en ſembloit exiger. À peine l'eûmes-nous finie, que les cris que nous avions entendu s’approcher de nous, retentirent de toutes parts, & à une très-légere diſtance.

Combien alors nous ſentîmes-nous heureux devoir pu allumer nos feux, & de nous trouver au moins en ſûrete sous leur abri ! Nous les avions beaucoup multipliés ce soir-li, & ce ſoin nous avoit rendus plus tranquilles : il ne nous empêcha cependant pas de sentir la plus vive épouvante ; elle étoit augmentée par la foibleſſe où nous étions, & par le beſoin de nourriture. Celle que nous avions priſe nous avoit encore plus affoiblis ; elle nous avoit horriblement fatigues. Sur la fin de la nuit, nous nous endormîmes cependant ; ce fut l'épuiſement qui en fut ſans doute la cauſe.

Nous ne nous réveillâmes qu’au grand jour, un peu repoſés à la verite, ſoulagés en partie, mais tourmentés plus vivement par le beſoin dévorant de la faim. Nous regardâmes avec un fremiſſement & un dégoût ſupérieur encore au besoin, l’arbre dont les feuilles nous avoient ſemblé ſi appétiſſantes la veille, & qui nous avoient mis à deux doigts de la mort. Nous nous levâmes pour continuer notre route, dans l’eſpoir de faire enfin quelque découverte plus heureuſe qui nous ſoutînt. Nous fîmes, comme le jour précédent, divers essais de différentes ſubſtances, mais avec auſſi peu de ſuccès : nous ne rencontrions plus que des arbres & des arbriſſeaux qui ne nous fourniſſoient rien.

La faim cependant devenoit plus vive ; l’eſpoir de la soulager nous ſoutenoit à chaque pas, & nous fit continuer notre marche jusqu’à midi. Nos regards erroient autour de nous, & s’élançoient dans le plus grand éloignement ſans rien découvrir. Nous étions sur une hauteur d’où nous apercevions de tous côtés un horizon immense : à droite étoit la mer ; un bois ſur notre gauche qui s’étendoit à perte de vue ; & devant nous, ſur le chemin que nous devions prendre, une plaine aride & déſerte, ou l’œil n’appercevoit que des traces de bêtes féroces, & rien qui put nous nourrir. Cette perſpective nous jetta dans le déſeſpoir le plus amer ; notre âme abattue perdit tout courage ; nous ne ſongeâmes plus à continuer notre route, puiſque nous ne voyions pas à quoi elle devoit aboutir, & qu’il n’y avoit pour nous aucune apparence de conſolation ou d’alimens.

Nous descendîmes vers la gauche ; nous dirigeâmes nos pas vers la forêt ; elle n’étoit pas éloignée : ſon épaiſſeur nous fit trembler ; les arbres étoient preſſés les uns contre les autres ; on ne pouvoit paſſer entr’eux que dans certains endroits ; le chemin qu’on eût voulu y prendre, y finiſſoit après quelques pas & l’on trouvoit d’autres paſſages, dont pluſieurs ramenoient à l’entrée, tandis qu’un plus grand nombre auroit pu conduire le voyageur plus loin dans l’intérieur, où il ſe ſeroit égaré, ſans eſpoir d’en sortir jamais, & ſûr d’y périr victime de la faim ou des bêtes féroces.

Aucunn de ces arbres n’offroit quoi que ce ſoit à nos yeux pour notre ſubſiſtance ; la plupart portoient des feuilles de l'eſpece de celles qui nous avoient causé tant de mal. C’en eſt fait m’écriai-je avec le ſentiment le plus amer de la douleur ; C'en est fait, il faut mourir ; nous ne pouvons plus ſoutenir notre miſérable vie.

Je me jettai à terre en prononçant ces mots. Madame Lacouture ſe mit à côté de moi : mon Negre se plaça à nos pieds, & à quelque distance : nous répandions tous des larmes ; nous ne nous regardions pas ; nous observions un ſilence farouche ; nous étions enſevelis dans des réflexions funeſtes ; nous nous devinions mutuellement ; nous n’avions pas beſoin de nous les communiquer ; elles ne rouloient que ſur notre affreuſe ſituation.

Dans ce moment les plus noires idées m’agitoient. Eſt-il quelqu’un, me disois-je, qui jamais ſe soit vu réduit à la même extrémité que moi ? Quel homme s’eſt trouvé dans un déſert, manquant de tout, & prêt & succomber ſous la faim ? Il me vint auſſitôt à l'eſprit les aventures de quelques voyageurs, qui éloignés de leur route par la tempête, retenus dans des mers inconnues par des vents contraires, surpris quelquefois par des calmes, ont vu épuiſer leurs provisions, ſans pouvoir les renouveller. Je ſongeai qu’après avoir ſouffert la faim juſqu’à la dernière extrémité, ces malheureux n’avoient pas eu d’autre reſſource que de ſacrifier l’un d’eux pour le salut de tous ; & que le ſort avoit choisi quelquefois la victime qui devoit, en perdant la vie, soutenir celle de ses compagnons, en leur donnant son corps même pour aliment.

Oſerai-je vous l’avouer, mon ami ? Vous allez frémir en liſant ce qui me reste à vous apprendre ; mais croyez que votre terreur n'est pas encore égale à la mienne. Voyez à quel excès le deſeſpoir & la faim peuvent nous porter, & plaignez-moi des malheurs auxquels j’ai été exposé.

Lorſque ces aventures terribles ſe préſentèrent à mon imagination, mes yeux égares tombèrent sur mon Negre : ils s’y arrêtèrent avec une espèce d’avidité. Il se meurt, m’ériai-je avec fureur, la mort la plus prompte ſeroit un bienfait pour lui : il va y succomber lentement ; tous les les efforts humains ſont inſuffiſans pour l’en garantir ; pour quoi ſa mort ne me ſeroit-elle pas utile ?

Cette réflexion affreuſe, je l’avouerai, ne révolta pas mon imagination : ma raiſon étoit aliénee ; elle éprouvoit la foibleſſe de mon corps : la faim me preſſoit ; je ſouffrois des déchiremens cruels dans mes entrailles ; le désir de les appaiſer me dominoit tout entier ; les moyens étoient impoſſibles ; il n’y avoit que celui-là : mon âme troublée étoit incapable de réfléchir & d’examiner ; elle formoit des ſouhaits horribles & me fourniſſoit mille sophiſmes pour les juſtifier.

Quel mal ferai-je, continuai-je encore ? Il est à moi ; je l’ai acheté pour me servir ; quel plus grand ſervice peut-il jamais me rendre ? Madame Lacouture agit tee des mêmes idées funeſtes, avoit entendu ces derniers mots : elle ignoroit les réflexions qui les avoient amenés, & les raiſonnemens qui les avoient précédés ; mais le beſoin l’éclairoit : elle m’appelle d’une voix foible ? je jettai les yeux sur elle : elle porta les ſiens sur mon Negre, & me le montrant de la main, elle les retourna sur moi d’une manière terrible, & fit un geſte plus expressif encore, & que j’entendis.

Il sembloit que ma fureur attendoit le moment où elle ſeroit avouée par un conseil : je n’héſitai plus, ravi de la voir penſer comme moi, je me crus juſtifié ; je me lève avec précipitation, & ſaiſiſſant un bâton noueux dont je me ſervois pour m’appuyer dans nos marches, je m’approche du Negre qui étoit aſſoupi, & je lui en décharge un coup violent sur la tête : il le tira de son aſſoupiſſement, & l’étourdit. Ma main tremblante n’oſa pas redoubler ; mon cœur frémit ; l’humanité gémiſſante y pouſſa un cri qui m’ôta la force de continuer.

Le Negre revenant à lui, se leva sur ses genoux, joignit les mains, & me regardant d’un air troublé, me dit d’un ton languiſſant, & avec l’accent de la douleur : Que fais-tu, mon Maître… Que t’ai-je fait ?… Grâce… grâce au moins pour la vie !… Je ne pus reſifter à mon attendriſſement ; mes larmes coulèrent ; pendant deux minutes il me fut impoſſible de répondre, & de prendre un parti. Les déchiremens de la faim étouffèrent enfin en moi la voix de la raiſon : un cri lugubre, un nouveau coup d’œil de ma compagne, me rendirent toute ma fureur. Égaré, hors de moi-même, plein d’un tranſport inouï, je me jette ſur ce malheureux, je le précipite à terre, je pouſſe des cris pour achever de m’étourdir, & pour m’empêcher d’entendre les ſiens qui auroient détruit ma cruelle réſolution. Je lui lie les mains derrière le dos ; j’appelle ma compagne qui vient m’aider dans cette barbare opération : elle appuye un genou ſur la tête de l’infortuné, tandis que moi je tire mon couteau… je l’enfonce de toutes mes forces dans ſa gorge, & j’y fais une ouverture très large, qui le prive ſur le champ de la vie.

Il y avoit un arbre renverſé auprès de nous ; j’y traînai le Nègre ; je l’y plaçai deſſus en travers pour faciliter l’écoulement de ſon ſang. Madame Lacouture me prêta encore la main dans cette circonſtance.

Ce coup horrible avoit épuiſé nos forces & notre fureur : nos yeux se détournèrent avec effroi de ce corps ſanglant, qui vivoit le moment d’auparavant : nous frémîmes de ce que nous venions de faire ; nous courûmes rapidement à une source voiſine, pour y laver nos mains ſanglantes, que nous ne regardions plus qu’avec horreur. Nous tombâmes à genoux pour demander pardon au ciel de l'acte d’inhumanité que nous venions de commettre ; nous le priâmes aussi pour le malheureux que nous venions d’égorger.

Combien la nature réunit les extrêmes ! Que de ſentimens opposés nous agitèrent en un inſtant ! La piété succédoit à la férocité : celle-ci reprit bientôt ses droits. La faim preſſante interrompit nos prières. Grand Dieu ! nous écriâmes-nous, vous voyez notre situation & notre miſère épouvantable !… c’eſt elle qui a ordonné le meurtre que nos mains ont commis… Pardonnez à des infortunés, & beniſſez au moins la nourriture affreuse qu'ils vont prendre ; ne la leur rendez pas funeste… elle leur a ſuffiſfamment coûté.

À ces mots, nous nous levons, nous allumons un grand feu, nous consommons enfin notre action inhumaine. Oſerai-je entrer dans ces détails ? ils me révoltent au seul souvenir. Non, mon ami, je n'ai jamais été barbare… Je le fus… Hélas ! je n’étois pas né pour l'être. Vous me connoissez aſſez pour que je n’aie pas beſoin d’apologie auprès de vous. Vous devez être mon ſeul lecteur ; & je ſupprimerois cette partie de mon hiſtoire, ſi j’imaginois que j’en euſſe jamais d’autres. Quelle idée ſe formeroient-ils de mon caractère ? De quelles atrocités ne me foupçonneroient-ils pas capable ? C’est d’après un oubli de ma raison, occaſionné par les plus grands malheurs, qu’ils prétendroient peut-être m’apprécier. Peu ſeroient aſſez justes pour méditer ſur mes infortunes, & pour ſentir que celles de l’eſpece des miennes sont faites pour opérer de grands changemens dans le naturel des hommes, & que les écarts auxquels elles peuvent les livrer, ne doivent pas leur être imputés à crime.

Auſſitôt que notre feu fut prêt, j'allai couper la tête du Negre ; je l’attachai au bout d’un bâton & la plaçai devant le braſier où j'eus ſoin de la retourner souvent pour la faire cuire également. Notre faim ne nous permit point d’attendre que cette cuiſſon fut entière, nous la dévorâmes en peu de temps ; & après nous être raſſaſiés, nous nous arrangeâmes pour paſſer la nuit dans ce lieu & pour nous couvrir des atteintes des bêtes féroces. Nous nous attendions que leur approche nous empêcheroit de dormir, & nous ne nous trompâmes point. Nous paſfâmes la nuit à dépecer par morceaux la chair de notre Negre, à la faire griller sur des charbons, à la paſſer à la fumée pour la rendre propre à ſe conserver. Ce que la faim nous avoit fait ſouffrir, nous faiſoit craindre d’y être exposés encore, & nous ne pouvions l’éviter qu’en nous aſſurant des proviſions qui puſſent durer longtemps. Nous reſtâmes encore le lendemain & la nuit ſuivante dans le même lieu, pour finir nos préparatifs. Pendant ce temps, nous fûmes très économes de nos alimens, & nous ne mangeâmes que ce qu’il étoit difficile de conſerver, & que par conſéquenr nous ne pouvions pas emporter avec nous. Nous fîmes plusieurs paquets du reste que nous enveloppâmes dans des mouchoirs qui nous reſtoient, dans des morceaux de l'étoffe de nos habits, & nous les attachâmes ſur nous avec les cordages de notre radeau.

Le 24 Avril ou environ, nous nous remîmes en chemin ; le ſéjour que nous avions fait nous avoit repoſés, la nourriture que nous avions prise nous avoit rendu des forces ; ſurs de n’en pas manquer de quelque temps, nous ne craignîmes point de nous engager au milieu du déſert qui nous avoit parut ſi terrible le jour où nous avions donné la mort au Negre. Notre voyage ſe fit avec lenteur : nous ne nous remîmes pas en route tous deux ſeuls sans regretter le compagnon qui nous ſuivoit auparavant, & dont nous portions les tristes restes avec nous. Nous marchâmes pluſieurs jours avec beaucoup de fatigue &. d’embarras, & travers des joncs voisins de la mer, ou au milieu des ronces, des épines, & d’autres plantes non moins dangereuſes, qui nous mettoient les pieds & les jambes en ſang.

Cette incommodité, moins terrible que la faim, ne laiſſa pas de nous retarder souvent. Les piquures des mouſtiques, des maringouins, & de la multitude des autres inſectes que l’on rencontre sur ces côtes, nous avoient défigurés de manière que nous n’étions plus reconnoiſſables. Notre visage, nos mains, nos jambes étoient couverts de ces piquures, qui les avoient prodigieusement enflés, Pour les éviter, s’il étoit poſſible, nous nous rendîmes sur le bord de la mer, réſolus de le ſuivre déſormais, dans l’eſpérance d’y faire aussi quelquefois d’heureuses découvertes, qui nous procurant ſur le champ quelques vivres, ménageroient ceux que nous portions. Nous ne fûmes point trompés dans cette attente ; lorsque la mer étoit basse, & que le temps étoit beau, nous trouvions quelquefois sur le ſable de petits coquillages & de petits poissons plats, que nous prenions à l’aide d’un bâton pointu par un bout avec lequel nous les perçions ; mais nous n’en avions jamais ſuffisamment pour nous raſſaſier, & nous en trouvions encore très-rarement ; c’étoit cependant un ſecours qui n'étoit pas à dédaigner, & que nous recevions de la Providence avec des cœurs touchés & reconnoiſſans.

Je ne puis vous donner, jour par jour, le détail de cette route pénible que nous ſuivions avec confiance, & dont le terme ſembloit s’éloigner. Les joncs dont le bord de la mer étoit couvert dans plusieurs endroits, & à travers lelquels nous étions contraints de paſſer, nous étoient auſſi funeſtes que les ronces que nous avions voulu fuir : ces joncs ſecs & cassés par les vents, nous déchiroient les jambes, & les entamoient de la manière la plus cruelle. Les bêtes féroces nous effrayoient toutes les nuits. & ce que nous trouvions de plus affreux, c’étoit la néceſſité de manger souvent de horrible mets que nous avions préparé. Notre fureur s’étoit appaiſée avec la faim ; la raison avoit repris ſon empire ; elle fremiſſoit à l’idée ſeule d’une nourriture humaine ; nous n’y recourions qu’à l’extrêmité, lorsque nous ne trouvions abſolument rien, & que la faim renaiſſante faisoit diſparoître le dégoût.

Un ſoir, comme nous faiſions notre halte ordinaire, je me ſentis ſi foible, qu’à peine eus-je la force de ramasser le bois néceſſaire pour notre feu ; il me fut impoſſible de préparer des bûchers autour de notre aſyle, comme je le faiſois toutes les nuits ; mes jambes prodigieuſement enflées ne pouvoient plus me ſoutenir. J’imaginai de ſuppléer à ces bûchers, en mettant le feu aux joncs & aux bruyères : le vent qu’il faiſoit ne pouvoit manquer de l’étendre ; cela suffiſoit pour écarter les bêtes féroces. Il devoit en réſulter un autre avantage pour notre voyage, c’est qu’il dépouilleroit notre chemin de ces joncs incommodes, & que nous pourrions marcher plus facilement sur le rivage en ſuivant la trace du feu. Effectivement le lendemain le feu nous avoit marqué notre route. Je regrettai de ne pas m'être aviſé plus tôt de cet expédient, qui nous auroit préſervé des bleſſures que nous avions aux jambes, qui nous faiſoient beaucoup ſouffrir.

& nous obligeoient de faire de très petites journées.

Nous trouvâmes auſſi ſur notre chemin quelques proviſions qui nous furent très agréables : c’étoient deux ſerpens à ſonnettes l’un en avoit quatorze, & l’autre vingt-une ; ce qui fait connoître facilement leur âge, ſi réellement il leur croît une sonnette à la fin de chaque année : ils étoient très gros ; le feu les avoit ſurpris pendant leur ſommeil, & les avoit étouffés ; ces ſerpens nous fournirent des alimens frais pour toute cette journée & pour la ſuivante : nous séchâmes auſſi partie de leur chair pour la conſerver, & nous la joignîmes aux proviſions que nous avions déjà.

Dans le cours de notre voyage, je trouvai encore l’occaſion de les augmenter. J'apperçus un matin dans une marre d’eau voiſine, un cayman[10] endormi : je m’en approchai pour le reconnoître. La vue de ce monstre ne m’inspira aucune terreur, quoique je ſuſſe combien il eſt dangereux. La seule idée qui se préſenta à mon imagination, fut que ſi je pouvois le tuer, ce ſeroit un ſupplément conſidérable à nos alimens, J’héſitai un moment à l'attaquer ; mais ce ne fut pas la crainte qui m’arrêta, ce fut l’incertitude de la manière dont je devois m’y prendre.

Je m’avançai avec mon bâton (fl)

qui étoit d’un bois dur & peſant ; je lui en déchargeai précipitament trois coups ſur la tête, avec une telle vigueur, que je l'étourdis au point qu’il ne put ſe jetter ſur moi, ni fuir : il ouvrit ſeulement une gueule affreuſe, dans laquelle j’enfonçai promptement le bout de mon bâton qui formoit une pointe aſſez aiguë : je trouvai la gorge que je traverſai, & baiſſant aussitôt l’extrémité de mon arme ſur la terre, j’y tins le monstre comme cloué : il faisoit des bonds & des mouvemens ſi affreux, que si mon bâton n’avait pas été fortement assujetti dans le sable, & a une certaine profondeur, il m’eut été impoſſible de contenir cet animal farouche, & j’aurois.

été la victime de ma témérité,

J’employois toutes mes forces pour le retenir : j’étois dans une poſition fatiguante qui ne me permettoit pas de faire d'autre mouvement pour achever de tuer le monſtre, J’appelai Madame Lacouture, en la priant de venir me ſecourir ; mais elle n’oſa pas le faire : elle fut ſeulement me chercher un morceau de bois de trois ou quatre pieds de long, & me l’apporta. Je m’en servis pour achever d’étourdir l’animal, en le frappant d’une main, & en tenant mon bâton de l’autre. Dès qu’il ne fit presque plus aucun mouvement, ma compagne raſſurée prit ma place, & pouvant alors employer mes deux mains, j’achevai de caſſer la tête au cayman, & je lui coupai la queue.

Ce triomphe me coûta beaucoup de peine, & m’en dédommagea. Nous ne ſongeâmes point & poursuivre notre route de ce jour-là : nous nous occupâmes & faire un bon repas, & à préparer la chair du cayman, comme nous avions préparé celle de notre Negre : nous la coupâmes par morceaux de la grandeur de la main, afin qu’ils ſéchaſſent plus facilement, & nous retinſſent moins longtemps. La peau me servit à faire des souliers à la ſauvage pour Madame Lacouture & pour moi : nous nous enveloppâmes les jambes d’un autre morceau de cette peau qui nous tint lieu de bottines, & nous garantit de la piquure des inſectes qui nous avoient tant fait ſouffrir, & que leurs aiguillons ne pouvoient pénétrer : d’autres morceaux servirent à couvrir nos mains & notre viſage. Nous nous fîmes des eſpeces de maſques, que nous trouvâmes d’abord incommodes, mais qui nous préſervant encore des morſures, nous rendirent le plus grand ſervice.

Tels furent les ſecours différens que nous tirâmes de notre cayman : nous paſſâmes tout ce jour & la nuit ſuivanre à ces préparatifs : nous ne voulûmes point dormir, & nous renvoyâmes à la nuit suivante le ſoin de goûter quelque repos : nous craignions d’allonger notre voyage par des ſéjours : il étoit déjà aſſez long par les petites journées que nous étions contraints de faire. Le lendemain notre marche fut arrêtée au bout d’une heure, par une rivière qui ſe jettoit dans la mer : elle étoit peu large, mais ſon courant étoit très-rapide. J’examinai si nous pourrions la traverſer ; je me déshabillai & j’allai la ſonder : je trouvai des obstacles inſurmontables, la profondeur de l’eau qui obligeoit de se mettre à la nage, la force du courant qu’il étoit difficile de couper, & qui infailliblement m’auroit entraîné dans la mer. Quand j’aurois pu vaincre ces difficultés, Madame Lacouture ne l’auroit pu elle-même. Je revins à terre avec un chagrin inconcevable : il n’y avoit pas d’autre parti à prendre que celui de remonter cette rivière, en ſuivant le bord ; juſqu’ace que nous trouvaſſions ſon cours plus tranquille, ou quelque haut fond qui rendit le trajet plus aiſé.

Nous recommençâmes à marcher : deux jours entiers s’écoulèrent, & nous ne vîmes rien qui nous donnât de l’eſpérance. Plus nous allions, plus la rivière nous paroiſſoit impraticable, nos inquiétudes & notre déſeſpoir augmentèrent ; nous déſeſpérions déjà de quitter le pays ; nous n’avions rencontré aucun aliment pendant ce temps ; nous avions été en conſéquence forcés de recourir au cayman, laiſſant le Negre pour la dernière extrêmité : nous tremblions d’épuiſer nos proviſions avant d’être arrives dans quelque lieu habité, & de ne trouver aucun moyen de les renouveler.

Effrayés du paſſé, incertains de l’avenir, & de la durée de nos infortunes, nous paiſſions les heures à eſpérer, à gémir, à déſeſperer. Enſuite la vue d’une riviere toujours rapide ajoutoit à notre laſſitude ; l'impoſſibilité de la traverser, la néceſſité de marcher encore ſans ſavoir quand nous trouverions un lieu favorable, nous ôtoient le courage.

Sur la fin du ſecond jour que nous ſuivions cette rivière, je tournai ſur le bord avec mon bâton, une tortue qui pouvoit peser environ dix livres. Cette nouvelle reſſource que la Providence nous envoyoit, ſusſendit les murmures qui nous échappoient à chaque instant, & les changea en actions de grâces. Nous avions vu auparavant une grosse poule d’Inde qui venoit boire tous les soirs & tous les matins à notre vue, & qui paroissoit avoir ſon nid dans les environs ; mais nous le cherchâmes en vain : l'eſpoir de trouver un aliment très fin dans ſes œufs, nous avoit fait faire les recherches les plus exactes ; elles ne nous réuſſirent point : c’étoit un chagrin pour nous, qui ne contribuoit pas peu à nous donner de l’humeur, & à nous faire maudire notre deſtinée.

La découverte de la tortue nous réconcilia un peu avec la fortuue : nous ſongeâmes à la faire cuire ; notre foyer etoit déjà préparé. Quelle fut ma conſternation, lorſque je ne trouvai plus ma pierre a fuſil ! Je vidai toutes mes poches, je les retournai ; je défis les paquets qui contenoient nos vivres ; je fouillai par-tout avec l’attention la plus scrupuleuſe ; Madame Lacouture me secondoit ; nous ne la trouvâmes point. Quels fuent nos regrets ! Ils étoient proportionnés au beſoin que nous avions de cette pierre, & aux ſecours que nous en avions tirés. Jamais perte n’a donné plus de douleur & un homme. Nous regardions cette tortue, que nous avions trouvée avec tant de joie, de l’œil le plus indifférent ; nous l’aurions troqué volontiers contre la pierre ; nous aurions perdu avec moins de chagrin la moitié des provisions que nous avions. Comment, ſans ſon secours, nous garantir du froid & des attaques des bêtes féroces ? Comment cuire nos alimens, nous en procurer, nous mettre à l’abri de l’humidité ?

Madame Lacouture n’étoit pas moins affligée que moi. Je songeai que nous n’avions pu perdre cette pierre que dans le lieu où nous avions repoſé la nuit précédente, ou sur la route que nous avions faite depuis. Malgre ma foibleſſe & ma laſſitude, je ne balançai pas un instant à retourner sur mes pas pour la chercher. Je propoſai à Madame Lacouture de me ſuivre ou de m’attendre. Elle fut obligée de se déterminer au dernier parti ; elle n’avoit pas assez de forces pour entreprendre de marcher encore. Elle trembloit cependant de reſter ſeule ; mais elle ne désiroit pas moins que moi que nous euſſions le bonheur de recouvrer le tréſor que nous avions perdu. Elle me fit promettre de ne pas l’abandonner, & de revenir le plutôt qu’il me seroit poſſible.

Nous avions fait heureusement peu de chemin ; une heure & demie avoit été la durée de la courſe du jour ; la nuit étoit encore éloignée. Je retournai ſur mes pas, dans le dessein d’être de retour avant les ténèbres ; mais la choſe me fut impoſſible : j’étois trop foible pour avancer promptement ; je ne faisois d’ailleurs pas un pas, ſans regarder si je ne retrouverois pas ma pierre ; j’eſpérois qu’elle auroit été perdue sur le chemin, que je la rencontrerois, ſans être obligé d’aller bien loin ; mais il fallut poursuivre jusqu’au lieu où nous nous étions repoſés.

J’avois mis beaucoup de temps ; la nuit paroiſſoit déjà lorsque j'arrivai ; je ne distinguois presque plus les objets ; je cherchai partout où je remarquai des traces de nos pas : ſoins inutiles, je ne découvris rien. Je me couchois sur la terre ; je paſſois mes mains par-tout ; elles ſuppléoient à mes yeux, dont l’obſcurité ne me permettoit pas de faire usage.

Las de me fatiguer en vain, je courus au feu que j'avois allumé la nuit précédente, pour voir ſi j’y trouverois encore quelque charbon qui me mit en état de le renouveler, & de m’éclairer enſuite dans mes perquisitions. Il étoit absolument éteint : je n'y vis plus que des cendres, & pas la moindre étincelle.

Accablé de ce nouveau contre-temps, comme si je n’euſſe pas dû m’y attendre, je reſtai couché, livré à la douleur la plus profonde déſeſpérant de tirer aucun fruit de ma peine, incapable de rejoindre Madame Lacouture de cette nuit, & ne ſongeant pas même à l’entreprendre. L’idée de repartir ſans ma pierre, me déſoloit ; je réſolus d’attendre le jour, pour la chercher de nouveau, eſpérant de réuſſir enfin à la trouver.

J’allai me jetter ſur les tas de fougères, de feuilles & de plantes différentes qui nous avoient ſervi de lit ; je pensai que c’étoit peut-être dans cet endroit que j’avois fait ma perte. Je délibérait un instant ſi j’attendrois le lendemain pour y faire mes recherches : c’étoit le parti le plus raisonnable. Le grand jour m’étoit absolument néceſſaire ; je ne devois pas n’attendre à rien trouver dans l'obſcurité : j’en étois bien perſuadé ; mais mon inquiétude étoit trop vive pour supporter des délais.

Je passai mes mains à pluſieurs repriſes ſur tous les points de la ſurface de ce lit ; elle ne sentirent rien ſous elles. Mon premier dessein étoit de me borner à cet eſſai, & de renvoyer au jour des recherches plus exactes ; mais je ne pus reſiſter à mon impatience. Je dérangeai cet amas de plantes, poignée par poignée : il n’y en eut pas une qui ne me paſſât par les mains. Je les mettois dans un autre endroit après les avoir bien examinées. Je demeurai la plus grande partie de la nuit dans cette occupation ; je déſeſpérois déjà de retrouver mon tréſor. Toutes ces plantes avoient changé de place. J’étendis mes mains ſur le terrain nu qui en étoit auparavant couvert, & elles s’arrêterent sur l’objet de mes recherches. Je le ſaiſis avec une joie égale au regret que m’avoit cauſé ſa perte ; je le ferrai soigneusement, & je pris toutes ſortes de précautions pour n’en être plus privé a l’avenir.

Pendant que j’avois été occupé de ce ſoin, je n’avois pas été ſans inquiétude au sujet des bêtes féroces. Leurs cris s’étoient fait entendre, mais dans un grand éloignement. Je frémis pluſieurs fois & pour moi, & pour ma malheureuſe compagne qui se trouvoit ſeule, & dont l’effroi devoit être extrême au milieu de la nuit. Je ſongeai à me rendre auprès d’elle pour la raſſurer, s’il étoit possible ; mais j’avoue que la crainte de faire quelque rencontre dangereuse, me retint long-temps en ſuſpens. Je réfléchis enfin que le ſoin que nous avions eu de mettre le feu partout sur notre route, avoit dû éloigner les monſtres, & qu’ils s’étoient retirés, pour le fuir, aux extrémités de ces déſerts. En effet, depuis ce temps, ils ne s’étoient jamais approchés des lieux où nous faiſions nos haltes, & nous n’avions plus entendu leurs hurlemens que dans un certain éloignement, qui diminuoit de beaucoup nos terreurs. Je me persuadai enfin que je n’en rencontrerois aucun, & je me mis en route ; mais ce ne fut pas ſans frémir, & sans être pluſieurs fois sur le point de m’arrêter & de faire du feu pour me raſſurer.

Je poursuivis cependant mon chemin ; la crainte me donna des ailes, & malgré ma foibleſſe, j’arrivai encore auprès de Madame Lacouture environ deux heures avant le jour. Je faillis à la manquer & à m’écarter beaucoup de l’endroit où je l’avois laiſſée : l'obſcurité, la peur m’empêchoient de reconnoître ce lieu. Un gémiſſement que j’entendis par haſard & qui me fit friſſonner, m’avertit que j’allois paſſer auprès d’elle ſans m’en apercevoir. Elle avoit entendu le bruit de mes pas, & dans ſon effroi elle avoit imaginé que c’étoit une bête farouche qui venoit à elle : c’est ce qui lui avoit fait pouſſer ce gémiſſement. Je l’appelai à haute voix : eſt-ce vous, Madame ? Oui, me répondit-elle, d’une voix preſque éteinte. Bon Dieu ! que vous m’avez effrayée, & que votre éloignement & votre retard m’ont fait paſſer de cruels momens ! Avez-vous entendu ces hurlemens horribles ? Ils ont frappé mon oreille. J’ai cru que puiſque vous ne reveniez point, vous aviez été dévoré, & que je ne tarderois pas à l’être.

Je vis encore, m’écriai-je ; je vous retrouve ; nous en avons été tous deux quittes pour la peur : j’ai retrouve ma pierre ; nous allons avoir du feu ; nous pourrons nous repoſer & prendre quelque nourriture.

En diſant ces mots, je ramaſſois quelques morceaux de bois ſec ; et tirois du feu de ma pierre ; un lambeau de ma chemiſe qui étoit entièrement uſée & presque réduite en charpie, me tint lieu d’amadou : depuis long-temps elle me ſervoit à cet usage, & j’employois indiſtinctement la mienne ou celle de Madame Lacouture.

Nous eûmes bientôt un grand feu, auquel nous fîmes cuire une partie de notre tortue, dont la chair se trouva très-tendre & très-ſucculente. Nous trouvâmes dans son corps, en l’ouvrant, une multitude de petits œufs que nous grillâmes ſur les charbons, & qui nous procurèrent un aliment également sain & rafraîchiſſant, qui nous fit beaucoup de bien. Nous nous endormîmes enſuite, & le repos dont nous avions besoin, & qui dura cinq heures, nous ſoulagea & nous rendit quelques forces.

A notre réveil, nous conſultâmes entre nous, si nous continuerions notre route. En regardant la rivière dont le cours étoit aſſez droit, nous déſeſpérâmes de trouver de long-temps un lien commode pour la traverser. Nous nous déterminâmes à riſquer le passage dans celui où nous étions. Pour cela j’imaginai de construire un radeau. Six arbres effeuillés par le temps, que l’eau avoit entraînés, & qui s’étoient arrêtés vers le bord, auprès d’un autre arbre que le vent avoit couché sur l’eau, & dont les racines tenoient encore fortement à la terre, me parurent des matériaux ſolides & faciles à employer. J’entrai dans l'eau, qui heureusement n’étoit pas profonde dans cet endroit : j’amarrai quatre de ces arbres enſemble ; ils étoient ſuffiſans : les liens que j’employai furent des écorces : j’y ajuſtai de mon mieux une longue perche, plus groſſe à une extrémité qu’à l’autre, pour me servir de rame & de gouvernail.

Cet ouvrage étant fini, nous nous préparâmes à partir. Nous nous dépouillâmes de nos habits, dont nous fîmes un paquet que nous aſſujettîmes avec des écorces. Nous prîmes cette précaution afin de pouvoir nous sauver plus facilement, s’il nous arrivoit quelque accident. Nos habits nous auroient incommodés, ſi nous étions tombés dans l’eau ; & en les réuniſſant dans un paquet, nous nous ménagions la facilité de les rattraper ; s’il falloit que je me miſſe à la nage pour les aller chercher. L’évènement nous prouva que nous avions eu raiſon de nous précautionner ainſi.

L'état où nous étions, Madame Lacouture & moi, nous rendoit inutiles les ménagemens qu’exige la pudeur. À peine ſongions-nous, depuis que nous voyagions ensemble, que nous étions d’un sexe différent. Je ne m’étois apperçu de celui de ma compagne, que par la foibleſſe ordinaire aux femmes. Elle ne voyoit dans le mien que la fermeté, le courage que je tachois de lui inspirer, & les ſecours que mes forces, un peu plus grandes que les siennes, me mettoient dans le cas de lui donner. Tout autre sentiment étoit mort en nous, & la nature épuiſée, indifférente sur tout autre objet, ne nous demandoit que des alimens.

La crainte des accidens qui pouvoient nous arriver, ne nous permit pas de nous ſéparer de nos provisions comme de nos habits ; la perte de ceux-ci nous eût moins affligés que celle des autres. Nous défîmes nos paquets pour les arranger de manière à pouvoir les attacher autour de notre corps, aſſurés de les ſauver avec nous, ou de périr avec eux. Nous descendîmes ſur notre radeau, que je pouſſai au large, en gouvernant du mieux que je le pus avec ma perche. Le courant nous entraîna d’abord avec une rapidité qui me fit trembler : il nous avoit tranſportés en un inſtant à plus de trois cens pas du lieu où nous nous étions embarqués : je craignois qu’il ne nous entraînât de même juqu’à la mer. Je manœuvrai avec une peine infinie pour parvenir à le couper. J'y réuſſis à la fin, mais c'étoit toujours en cédant & en deſcendant prodigieusement, de manière que je ne comptois arriver à l’autre bord qu’à une demi-lieue plus bas que le point d’où nous étions partis.

Après bien des efforts, je parvins à paſſer le milieu de la rivière. Le courant alloit bientôt cesser d’être ſi rapide. Nous étions presqu’au bout de l’endroit où il avoit le plus de violence, lorsqu’il jetta notre radeau en travers ſur un arbre qui se trouvoit près de nous à fleur d’eau. Le mouvement que je fis pour l’éviter, contribua à notre naufrage. La ſecouſſe fut ſi forte, que les liens de notre bâtiment ſe rompirent : les pièces de bois qui le compoſèrent ſe ſéparèrent : nous tombâmes dans l’eau, & nous nous ſerions infailliblement noyés, ſi je ne m’étois pas pris d’une main aux branches de cet arbre : je ſaiſis en même temps, de l’autre, Madame Lacouture par les cheveux, au moment où elle plongeoit déjà, prête à disparoître ſans doute pour toujours. Le sommet de ſa tête étoit ſeulement à fleur d’eau. Je la tirai avec précipitation ; elle n’avoit pas perdu connaiſſance : je lui criai de remuer les bras & les jambes pour m’aider à la ſoutenir.

L’endroit où nous étions étoit très-profond. Je la fis grimper sur le corps de l’arbre, dont je fis le tour à la nage. L’autre extrémité touchoit au bord, & cela me donna la facilité de l’y conduire : elle s’y aſſit. Je détachai les paquets de vivres que j’avois autour de moi, & que je mis à ses côtés. Je revins à la rivière pour voir ſi je découvrirois nos habits : ils s’étoient arrêtés aux branches de l’arbre où je les vis encore ; mais le mouvement de l’eau les en détachoit ; & au moment où je m’y jettois pour les aller chercher, le courant commençoit à les emporter. Je nageai après eux : j’eus le bonheur de les atteindre, & je les pouſſai devant moi vers le rivage, ou je les conduiſis.

Mon premier ſoin fut de les porter à Madame Lacouture, qui les délia, en exprima l’eau, & les étendit au ſoleil, pendant que je préparois du feu pour les ſécher plus promptement, & pour faire cuire encore quelques morceaux de notre tortue que nous avions apportée. Nous ne perdîmes rien dans notre naufrage. Nous ne regrettions pas notre radeau, qui, s’il nous avoit menés à l’autre bord, eut alors ceſſé de nous être utile, & que nous aurions abandonné.

Après avoir pris un repas qui nous rétablit de notre fatigue, nous fîmes ſécher nos proviſions. Ce ſoin nous prit toute la journée. Nous paſſâmes la nuit dans ce lieu, & le lendemain nous trouvant repoſés & rafraîchis, nous nous remîmes en marche, cherchant toujours à nous rendre à Saint-Marc des Appalaches, nous orientant comme nous pouvions, & tremblant toujours de nous égarer. Les bois qui ſe trouvoient du côté de la rivière, n'étoient pas plus praticables ; les bruyères, les joncs étoient aussi déſagréables & auſſi dangereux : nos chauſſures, nos bottines, nos eſpeces de gants & de maſques étoient uſés, l’eau qui les avoit mouillés, les avoit mis hors d’état de ſervir d’avantage : les ronces nous déchiroient ; les mouſtiques & les maringouins nous tourmentoient comme auparavant ; leurs morſures venimeuſes & continuelles avoient prodigieusement enflé nos corps : nous trouvions encore moins de vivres que de l’autre côté : notre Negre & notre cayman furent notre unique reſſource.

Nous marchâmes plusieurs jours avec toutes ces incommodités, qui augmentoient journellement : nous ſouffrions également du corps & de l’eſprit ; l’eſpérance conſolante ne venoit plus nous bercer de ses chimeres ; nous étions dans un état affreux, & nous ressemblions plus à des tonneaux ambulans qu’à des hommes. Nous marchions peſamment, pouvant à peine mettre un pied devant l’autre, & nous relevant difficilement lorsque nous étions aſſis.

Madame Lacouture réſiſta plus longtemps que moi : tant que j’avois eu quelques forces, j’avois ménagé les ſiennes, & je m’étois chargé de tous les ſoins pénibles : son esprit étoit aussi plus tranquille que le mien, parce qu’elle ſe repoſoit de tout sur moi seul. J’avois eu juſqu’alors tous les embarras mais il étoit temps de céder à de ſi longues infortunes.

Un jour, n’en pouvant plus, abattu, voyant à peine, parce que les ampoules qu’avoient faites autour de mes yeux les inſectes dont j’ai parlé, les avoient affoiblis, & les couvroient preſque tout-à-fait, je m’étois jetté ſur le rivage, ſous un arbre, à une centaine de pas de la mer. Après m’être repoſé pendant une heure, j’eſſayai de me lever pour continuer de marcher : cette entrepriſe étoit au-deſſus de mes forces.

C’en est fait, dis-je à ma compagne, je ne puis aller plus loin ; ce lieu-ci ſera le terme de mon voyage, de mes infortunes & de ma vie : profitez des forces qui vous reſtent encore, pour tâcher de gagner un lieu habité : emportez avec vous nos provisions ; ne les conſommez pas inutilement à m’attendre ici : je vois que le ciel ne veut pas que j’en ſorte ; il m’en avertit par mon épuiſement : le courage & la ſanté qu’il vous a conſervés, montrent qu’il a d’autres vues ſur vous : jouiſſez de ſes bienfaits, & penſez quelquefois à un infortune qui a partagé ſi long-temps vos malheurs, qui vous a ſoulagée autant qu’il a pu, & qui ne vous eût jamais abandonnée, s’il lui avoit été permis de vous ſuivre, & s’il avoit le pouvoir de vous être encore utile : cédons à la néceſſité cruelle qui nous impoſe de ſi dures loix : partez, tâchez de vivre ; & lorſque vous aurez oublié, dans l’abondance, la diſette que nous éprouvons, dites quelquefois : J’ai perdu un ami dans les déſerts de l'Amérique. Vous vous retrouverez ſans doute un jour avec des Européens ; les occaſions des vaiſſeaux qui retournent dans ma patrie, ne vous manqueront pas : profitez-en pour me rendre un ſervice, l’unique que je puisse ſouhaiter, & que j’attends de votre amitié : écrivez à mes parens le ſort de l’infortuné Viaud ; apprenez-leur qu’il n’eſt plus, & qu’ils peuvent se partager les tristes débris de ſa fortune, les employer comme ils le jugeront à propos, sans craindre que je reparoiſſe jamais pour les réclamer : dites-leur de me plaindre & de prier pour moi.

Madame Lacouture ne me répondit que par des larmes ; ſa ſenſibilité me toucha : c’eſt une conſolation pour les malheureux de voir qu’ils excitent la compaſſion ; elle me prenoit les mains, les ſerroit avec tendresse : je tentai encore de la diſposer à notre ſéparation : je lui prouvai en vain qu’elle étoit néceſſaire. Non, mon ami, me dit-elle, non, je ne vous quitterai pas ; je vous rendrai, ſelon mon pouvoir, les ſoins que je vous dois, & que j’ai reçus de vous ſi longtemps : prenez courage, vos forces, peuvent revenir : ſi mon espérance est trompée, je ferai toujours à temps de m’expoſer ſeule dans ce vaste déſert, où je ne ſerois accompagnée que par mes craintes, où je croirois à chaque inſtant que le ciel enverroit contre moi des betes feroces, pour me déchirer & me punir de vous avoir laiſſé dans un moment où je pouvois vous être utile. À l’égard de nos proviſions, nous tâcherons de les ménager : j’irai en chercher de fraiches ſur le bord de la mer ; peut-être en trouverai-je ; elles vous ſeront plus ſalutaires Je vais commencer dès à préſent à vous ſervir ; mais pour vous garantir des inſectes dont vous avez peine à vous défendre, prenez ceci.

En me disant ces mots, elle détachoit un de ſes jupons ; elle n’en avoit que deux : à l’aide de mon couteau, elle repartagea en deux pièces, dont elle mit l’une ſur mes jambes, & l’autre ſur mes bras & ſur mon visage ; ce fut un grand ſoulagement pour moi : ils me garantirent en effet des piqures que je craignois. Ma compagne fit enſuite du feu, & alla vers la mer, d’où elle revint avec une tortue. J’imaginai que le ſang de cet animal pourroit me ſoulager, en m’en servant à frotter mes bleſſures. Je l'eſſayai, & je conseillai Madame Lacouture de faire comme moi : elle m’imita volontiers, car elle avoit la tête, le cou & les bras couverts des morſures des maringouins. Nous nous repoſâmes ensuite ; mais ma foibleſſe ne paſſa point : je me ſentois ſi mal, que je ne doutois pas que ma mort ne fut très-prochaine.

Une groſſe poule d’Inde que nous apperçumes alors, & qui ſe retiroit dans un taillis qui n’étoit qu'à deux pas, nous fit penſer qu’elle couvoit, & nous donna le désir de nous emparer de ſes œufs. Madame Lacouture se mit en devoir d’aller les chercher ; je n’étois pas en état de le faire moi-meme ; il m'étoit impoſſible de me remuer, & je demeurai couché auprès de mon feu.

Je reſtai seul & dans cette poſition pendant environ trois heures. Le ſoleil venoit de ſe coucher. J’étois dans une espèce d’anéantissement ſtupide, sans mouvement, & presque entièrement privé de l’uſage de la raison. Je ne puis comparer mon état qu’à ce calme profond qui est entre le ſommeil & la veille. Un engourdiſſement affreux avoit ſaiſi mes membres appéſantis : je ne sentois pas de douleur, mais un mal-aise général par-tout mon corps. Dans ce moment j’entendis des cris qui me tirèrent de ma léthargie, & réveillèrent mon attention. Je prêtai l'oreille : ils me parurent venir du côté de la mer, & je les pris pour ceux de quelques Sauvages qui s’approchoient & qui ſuivoient le rivage.

Grand Dieu ! m'écriai-je, eſt-ce la fin de mes peines que ces clameurs m’annoncent ? Avez-vous envoyé ces Sauvages à mon ſecours, ou viennent-ils m’arracher le foible reste de ma vie languiſſante ? Quoi que vous ordonniez, je me ſoumets ; frappez ou ſecourez-moi, ce fera toujours. me délivrer de mes maux ; & dans l’un & l’autre cas, ma reconnoiſſance est égale.

Les mêmes cris ſe firent entendre à diverses reprises. Un rayon d’eſpoir vint luire dans mon âme. J’eſſayai de me lever pour me mettre ſur mon ſéant, & je n’en vins pas à bout ſans de violens efforts. Cette réflexion cruelle vint diminuer ma joie. Peut-être, penſai-je, les hommes que j’entends ſont-ils ſur la mer, dont ils côtoyent le bord dans leur canot ; peut-être vont-ils plus loin : ils ne me verront pas s’ils ne deſcendent à terre ; & si leur deſſein n’est pas d’y deſcendre ici, que deviendrai-je ? Dans l’accablement où je ſuis, comment pourrai-je leur faire connoitre qu’il y a dans ce lieu un être infortuné qui a besoin de leurs ſecours ?

Cette idée me déſeſpéra : j’eſſfayai de crier ; ma voix étoit éteinte. La crainte cependant de perdre l’unique reſſource qui ſe fût présentée depuis ſi longtemps, me rendit une partie de mes forces ; je m’en ſervis pour me trainer ſur mes genoux & sur mes mains, le plus près du rivage qu’il me fut poſſible. J’apperçus diſtinctement un gros canot qui deſſendroit le long de la côte, & qui ne m'avoit pas encore paſſé. Je me levai sur mes genoux, & prenant mon bonnet à la main je fis des ſignes que j’étois forcé d’interrompre à chaque instant, parce que je ne pouvois me ſoutenir, & que je retombois ſur le ventre. Combien ne regrettai-je point de n’avoir pas alors Madame Lacouture auprès de moi ! elle auroit pu gagner le bord de la mer, courir, crier, appeller au ſecours, & parvenir à ſe faire entendre ; mais elle étoit éloignée, & il falloit que les cris des gens qui étoient dans le canot ne fuſſent point allés jusqu’à elle, puisqu’elle n’étoit pas accourue.

À ſon défaut, je n’épargnai rien pour me faire voir. Une longue perche que je trouvai à côté de moi, me ſervit à élever mon bonnet, & un morceau du jupon que ma compagne d’infortune m’avoit laiſſé. Cette espèce de drapeau flottant dans l'air, attira les regards de ceux qui conduiſoient le canot. Je le connus aux nouveaux cris qu’ils pouſſèrent, & au mouvement de leur bâtiment, qui ceſſa de descendre, & qui s’approcha vers le bord. Je plantai ma perche en terre, afin qu’ils ne perdiſſent pas de vue mon ſignal, & je me laissai aller ſur le sable, ou je me couchai tout de mon long, fatigué des efforts que je venois de faire, mais conſolé par la certitude d’une prochaine délivrance, & en remerciant le ciel des bienfaits qu’il daignoit m’accorder.

En considérant attentivement le canot, j’avois obſervé que les hommes qui le montoient étoient habillés. Cette obſervation qui me convainquit que j’avois affaire à des Européens, & non à des Sauvages, me delivra de toutes les inquiétudes que l’abord des premiers n’auroit pas manqué de me cauſer encore. En attendant mes libérateurs, je tournai mes regards du côte de mon feu ; je cherchai Madame Lacouture ; j’étois impatient de la voir, pour lui annoncer le bonheur qui nous arrivoit, & le lui faire partager ; je n’en pouvois bien goûter l'étendue ſans elle. Les ſoins tendres qu’elle prenoit de moi, ſa réſolution de ne point m’abandonner, avoient reſſerré l’amitié qui m’uniſſoit à elle, & que nos infortunes communes avoient fait naître. Je ne l’apperçus point, & ce fut le seul chagrin que j’éprouvai dans ce moment ; mais il m’affecta foiblement, parce que ſa félicite n'en ſeroit pas moins réelle, & qu’elle ne ſeroit differée que de très-peu d’inſtans : elle ne pouvoit effectivement tarder à revenir ; il ſe faiſoit tard, & la nuit n’étoit pas éloignée.

Les perſonnes dont j’attendoict tout déſormais, arrivèrent en ce moment. L’excès de ma joie, en les voyant ſi près de moi, faillit à m’être funeſte ; elle m’occaſionna un ſaiſiſſement ſi violent, que je fus pendant quelques minutes ſans répondre à leurs queſtions, & sans pouvoir proférer une parole. Une goutte de taffia qu’ils me donnèrent, me fortifia & me mit en état de leur témoigner ma reconnoiſſance, & de leur dire un mot de mes malheurs. Ils virent au premier abord tout le danger de ma ſituation : ils eurent le ménagement de ne pas m’obliger à parler ; & moi, ſatisfait de voir des Européens, jugeant à la manière dont ils s’exprimoient dans ma langue, qu'elle ne leur étoit pas naturelle, je ne ſongeai point à leur demander de quelle nation ils étoient ; cette connoiſſance en vérité m’importoit peu : il me ſuffiſoit de voir que j’étois avec des hommes, & que je pouvois compter ſur eux.

Je les priai de vouloir bien crier encore, & de chercher du côté du taillis qui étoit devant nous, pour ſe faire entendre à Madame Lacouture, dont la longue abſence commençoit à m’inquiéter. Un moment après je n’eus plus rien à déſirer, elle parut : je la vis courir à moi de toutes ſes forces : elle avoit attrapé la poule d’Inde & ſon nid qu’elle nous apporta. Ma bonne amie, lui dis-je, ces proviſions arrivent fort à propos ; nous allons les partager avec ces Meſſieurs que le ciel amène à notre ſecours. Réjouiſſez-vous : la fortune ne vous abandonne point, & votre compaſſion pour moi n’est pas ſans récompenſe.

Comme la nuit étoit venue, il fut inutile de ſonger à s’embarquer avant le lendemain. J’appris alors que nous tenions le 6 du mois de Mai : car jusqu’alors je n’avois pas été ſûr de la plupart des dates. Nous nous rendîmes tous auprès de mon feu, où mes libérateurs se donnèrent la peine de me porter. Nous mangeâmes notre poule d’Inde & ses oeufs : on y joignit quelque viande fumée, & quelques verres de taffia.

Notre repas fut un des plus gais que j’euſſe fait depuis mon naufrage. Le contentement de l'esprit contribue au ſoulagement du corps. Je ſentis revenir mes forces. Mes hôtes m’apprirent qu’ils étoient Anglois : leur Chef étoit un Officier d’Infanterie au service de Sa Majeſté Britannique ; il s’appeloit M. Wright. Je l’entretins pendant le ſouper d’une partie des aventures de Madame Lacouture & des miennes. Je le vis frémir plusieurs fois des miſères affreuſes que nous avions eſſuyées. Lorſque je lui parlai de la néceſſité qui nous avoit contraints à chercher dans mon malheureux Negre une nourriture que la nature entiere nous refuſoit dans ce déſert, il voulut voir cet horrible mets : la curiosité l’engagea à en porter un morceau à ſa bouche : il le rejetta sur le champ avec une horreur inexprimable, & il nous plaignit d’avoir été réduits à un aliment auſſi dégoutant.

J’obſerverai, en paſſanr, que comme il n’y avoit que l’Officier & un Soldat qui parloient françois, & que tous les autres ayant témoigné le désir d’entendre mon histoire, j’avois été contraint de la faire en Anglois ; comme j’avois été fait deux fois priſonnier pendant la derniere guerre, j’avois eu occasion d’apprendre cette langue ; elle me fut d’une grande reſſource quelque temps après ; & dans ce moment elle me concilia l’affection de mes libérateurs.

Lorſque j'eu fini mon récit, je demandai à mon tour à M. Wright à quel heureux hasard nous devions ſa rencontre. Il me répondit qu’il étoit du détachement de Saint-Marc des Appalaches, commandé par M. Sevettenham ; que quelques jours auparavant, un Sauvage ayant rapporté qu’il avoit trouvé ſur la côte un homme mort, dont le reſte des vêtemens qui le couvroient, annonçoit que c’étoit un Européen, & qu’il lui manquoit le ventre & le visage, qui paroiſſoient avoir été dévorés par les bêtes farouches, M. Sevettenham l’avoit détaché avec quatre Soldats & ſon Interprête, pour oourir la côte dans un canot, & ramasser les malheureux qui pourroient s’y trouver en état de profiter de ſes ſecours. Il ajouta que ſon Commandant qui avoit remarqué la conſtance du mauvais temps, avoit ſoupçonné que quelque bâtiment avoit fait naufrage, & qu’il craignoit que ce n’en fut un qu’il attendoit de Paſſacole, chargé de vivres pour ſa troupe.

Je ne doutai pas que ce cadavre apperçu par le Sauvage, dont le rapport avoit occaſionné le voyage de M. Wright, ne fut celui du malheureux M. Lacouture, ou de M. Deſclau, mon aſſocié. Tous deux s’etoient noyés ſans doute ; l’un avoit pu être emporté au milieu de la mer & dévoré par les caymans, & l’autre jetté ſur la côte : tout ſert à m’en convaincre, puiſqu’on n’en a reçu aucune nouvelle depuis ce temps.

Après nous être entretenus ainsi pendant quelques heures, nous nous abandonnâmes au ſommeil : il fut bientôt interrompu par un orage affreux qui s’éleva : la pluie, le vent, le tonnerre & les éclairs ne ceſſerent pas un inſtant du reſte de la nuit ; ils incommodèrent beaucoup les Anglois ; mais Madame Lacouture & moi, nous y étions accoutumés depuis long-temps ; & cette nuit ils nous furent encore moins inſupportables, à cause du ſecours dont nous étions aſſurés, & que nous poſſédions déjà. Le ſentiment de nos infortunes n’étoit plus ſi vif, depuis que nous en apercevions la fin. Notre foibleſſe, nos bleſſfures ſembloient nous faire moins ſouffrir, & nous commencions même à les regarder comme des accidens paſſagers qui se termineroient bientôt à l’aide d’un peu de ſoin & de repos.

Le jour naiſſant vit diminuer l'orage qui se diſſipa entièrement au lever du soleil : nous ne ſongeâmes plus qu’à nous embarquer. J’avois repris un courage qui me ſoutenoit aſſez pour me permettre de me rendre ſans ſecours juſqu’au canot ; mais M. Wright ne le voulut pas permettre ; il eut l’attention de m’y faire porter. Je vous félicite de reprendre des forces, me dit-il, mais il ne faut pas en abuſer : ménagez-les, vous aurez le temps & l’occasion d’en uſer. Madame Lacouture m’accompagna à pied : elle me regardoit pendant le chemin avec une joie brillante & naïve. Voyez, me dit-elle, si j’ai eu tort de vous reſiſter & de reſter auprès de vous : nous revenons tous les deux à la vie, et nous pouvons en jouir ſans trouble & ſans remords. Ah ! lui répondis-je, je ne me ferois jamais conſolé de vous avoir preſſée de me fuir, ſi le secours m'étoit m’étoit venu ſans que vous en puſſiez profiter.

Nous entrâmes tous dans le canot, où j’achevai de me reposer. M. Wright ſongea à achever de remplir ſa miſſion. Il avoit déjà parcouru pluſieurs Iſles, il lui en reſtoit une à visiter avant de retourner à Saints Marc des Appalaches. Il y dirigea ſon canot : nous y arrivâmes après douze heures de navigation par un vent favorable. Je la reconnus pour celle d’où nous étions partis, Madame Lacouture & moi, & dans laquelle nous avions laiſſé son fils. Les malheurs que j’avois eſſuyés depuis notre départ, ne m’avoient guères permis de ſonger à lui. Mon retour dans cette Iſle le rappella à mon ſouvenir : je ne pus m’empêcher de donner encore quelques larmes à ſon ſort. Au milieu de mes regrets, je me rappellai qu'il n’étoit pas encore mort lorsque je l’avois quitté. Cette idée m’agita : celle qu’il pouvoit vivre encore, & recevoir quelques ſecours, me frappa : en vain la raiſon la rejettoit comme une choſe impoſſible ; je ne pus m’empêcher de ſouhaiter de m’aſſurer de son état.

Nous voguions toujours dans le deſſein de faire le tour de l’lſle. Nos Soldats, pendant ce temps, crioient de toutes leurs forces par intervalles, afin de ſe faire entendre ; personne ne leur répondoit, Ce ſilence ne calma ni mes inquiétudes, ni mon agitation ſecrette. Le malheureux jeune homme pouvoit entendre ces cris, & être hors d’état de faire entendre les ſiens. Je pensai à ma ſituation sur la côte, lorsque les Anglois s’en étoient approchés. Celle de Lacouture, s'il vivoit, devoit être encore plus déplorable. Je ne pus réſiſter plus longtemps à l’impatience de m’éclaircir. Je fis part de mes aventures & de mes ſoupçons à M. Wright. Cet Officier me fit quelques repréſentations sur le peu d’utilité d’une recherche de cette espèce, qui vraiſemblablement ne feroit que nous retarder ſans fruit. Cependant ſon humanité l’empêcha d’inſiſter : il voulut bien s’arrêter, & il envoya un Soldat à terre, avec ordre de voir en quel état étoit le jeune homme.

Le Soldat revint un demi-quart d’heure après, nous annoncer qu’il l’avoit vu, & qu’il étoit mort. M. Wright lui ordonnoit déja de se rembarquer, lorsque je m’approchai de lui. Vous me trouverez indiſcret sans doute, lui dis-je ; mais j’ai une nouvelle grâce à vous demander. Ce jeune homme m’étoit cher ; ſa fermeé ſeule nous a fait ſortir de cette Isle, sa mère & moi. Je lui dois de la reconnoiſſance ; elle ne peut éclater que foiblement ; mais que je faſſe ce que je puis : permettez-moi de lui rendre les derniers devoirs ; accordez-nous le temps de l’enterrer.

M. Wright étoit la politeſſe & la complaiſance même. Il conſentit encore à me donner cette ſatisfaction. Il commanda à tout ſon monde de débarquer & de me porter auprès du mort. Nous nous y rendîmes tous. Madame Lacouture voulut aussi être préſente à ce pieux office. Mon fils infortuné, s’écria-t-elle en ſoupirant, a ſuivi ſon père au tombeau ; sa mère lui ſurvit : le ſecours qui m’arrive commence & m’être moins cher, puiſque je ne puis le partager avec lui.

Nous arrivâmes auprès de ce malheureux jeune homme : il étoit couché sur le ventre, le visage contre terre : ſon corps étoit d’un rouge hâlé ; il ſentoit déjà mauvais, ce qui nous fit préſumer qu’il étoit mort depuis quelques jours. Il avoit des vers autour de ſes jarretières : c’étoit un ſpectacle hideux & dégoûtant dont mon cœur étoit pénétré. Je me mis en prière pendant que les Soldats creusoient ſa foſſe : dès qu’elle fut faite, ils vinrent le prendre pour l’y jetter. Quelle fut leur ſurpriſe ! quelle fut la mienne & celle de sa mère, lorſque nous apperçumes que son cœur battoit encore ! au moment où l’un des Soldats s’avançoit pour le prendre par la jambe, nous la lui vîmes retirer. Dans l’inſtant nous nous empreſſâmes de lui donner tous les secours qui étoient en notre pouvoir. On lui fit avaler un peu de taffia avec de l’eau : on ſe ſervit du même mélange pour laver les plaies qu’il avoit ſur les genoux, & d’où nous tirâmes plusieurs vers qui les avoient peut-être faites, & qui ſervoient à les envenimer.

Madame Lacouture, immobile d’étonnement, paſſoit tour à tour de la crainte à la joie, voyant ſon fils qu’elle avoit cru mort, respirant encore, & ſe défiant de ſes yeux. Cela est-il possible, s’écrioit-elle, dans une eſpèce de délire ? Au nom de Dieu, ne m’en impoſez pas, aſſurez-moi de ce qui en eſt ; craignez de me donner une fauſſe eſpérance, qui rendroit ma douleur plus vive, si je la voyois trompée.

Après avoir dit ces mots, elle couroit à ſon fils, l’examinoit ; nous regardoit ensuite, & cherchoit à lire sur nos visages ce que nous penſions de ſon état. Un moment après, elle retournoit à lui, le prenoit dans ſes bras, cherchoit à le réchauffer par ſes baisers. Nous fûmes obligés de la forcer à s’en éloigner, parce qu’elle nous troubloit dans tous les ſoins que nous lui donnions. J’étois incapable d’en offrir beaucoup. Je la priai de s’aſſeoir auprès de moi, & je l’entretins de tout ce qui pouvoit la flatter. Elle m’écoutoit avec inquiétude ; à chaque inſtant ſes yeux se tournoient du côté de ſon fils : elle ſe levoit avec précipitation ; j’étois contraint de ranimer mes forces pour l’arrêter.

Un moment, lui diſois-je, laiſſez agir ces généreux Anglois, ne les interrompez point ; notre vivacité leur ſeroit nuisible. Je le vois, me répondit-elle ; je vais vous obéir… je demeure. Et un instant après, elle tentoit de m’échapper, Je l’exhortais à la patience ; je lui renouvellois mes repréſentations ; je lui rappellois qu’elle m’avoit promis de reſter tranquille. Je le fais, je l’ai promis, je dois l’être ; mais, mon cher Viaud, je ne ſuis pas maîtreſſe de moi ; je ſerois raſſurée, ſi je le voyois un instant, un seul instant… Pourquoi me retenez-vous ?… Que-vous êtes cruel ! Ah ! ſi vous ſaviez ce que c’est, d’être mère !… Avez-vous jamais eu un fils ? Et sans attendre ma réponſe, elle me faiſoit de nouvelles questions, me demandoit ce que je penſois de cette aventure, si j’espérois que ſon enfant put vivre, n’écoutoit point ce que je lui répondois, & continuoit à eſſayer de me quitter.

Enfin M. Wright vint à nous, & nous dit qu’il avoit repris le ſentiment, qu’il ouvroit les yeux, qu’il pleuroit, qu’il regardoit tout ce monde qu’il ne connoiſſoit pas, & qu’il demandoit ſa mère, qu’il m’appeloit auſſi. Nous nous transportâmes auprès de lui ; il nous reconnut. C’est vous, nous cria-t-il d’une voix languiſſante ! Est-il possible que vous ſoyez encore ici !… Je ne vous ai pas vus pendant quelque temps… où étiez vous donc ? Ce n’étoit pas le moment d’entrer dans des explications. Nous lui dîmes que nous venions le délivrer de ſes miſères,& nous l’exhortâmes à prendre courage. On le fit tranſporter dans le canot ; on m’y conduiſit aussi : je le fis coucher ſur les habits de quelques ſoldats qui consentirent à les prêter : je le couvris avec d’autres ; & je me chargeai d’en avoir ſoin pendant la route. Sa mère ne le quitta pas d’un instant, & j’eus toutes les peines du monde à l'empêcher de ſe livrer à ſa tendreſſe babillarde, & à ſes careſſes fatigantes.

Comme il étoit tard, nous ne fîmes pas beaucoup de chemin. Nous nous rendîmes à l’autre extrêmité de l'Iſle, où nous debarquâdmes pour y passer la nuit. Deux de nos soldats chaſſèrent, & eurent le bonheur de tuer trois outardes graſſes qui nous procurèrent un bon souper. Le jeune homme prit quelques nourriture, & dormit toute la nuit. Le lendemain il se trouva mieux, c’eſt-à-dire qu’il reprit entièrement connoiſſance. Il ne put cependant nous rendre compte de ce qu’il avoir fait depuis notre départ. Il nous apprit ſeulement qu’il s’étoit trouve mal pluſieurs fois, & que lorsqu’il reprenoit connoiſſance, il se ſentoit un grand besoin de boire & de manger. L’eau & les provisions que nous avions miſes auprès de lui, lui furent d’un grand ſecours, Il étoit si foible.

qu’il se traînoit sur les huîtres qu’il ramaſſoit avec la bouche pour les manger. Il ignoroit abſolument le temps qu’il avoir paſſé seul dans cette ſituation. Il croyoit que nous n’étions point partis, & que nous avions trouvé sur le champ le ſecours dont il avoit profité.

Nous nous gardâmes bien de le détromper alors ; mais la manière dont il avoit vécu juſques-là, ne nous en parut pas moins inconcevable. Si on nous l’eût raconté, nous ne l’aurions pas cru ; & tout en effet ſe réunit pour rendre ce fait incroyable. Nous étions ſortis de l’Iſle le 19 Avril, & c’étoit le 7 Mai que nous y étions revenus ; cela faisoit dix-neuf jours, pendant leſquels il avoit vécu. Comment avoit-il pu ſe ſoutenir ſi long-temps ſans miracle ? Nous y vîmes le doigt de Dieu, Madame Lacouture & moi. Elle ſe jetta à genoux : Grand Dieu ! s’écria-t-elle, tu as conſervé mon fils… tu me l’as rendu… daigne ne pas me l’ôter ! Achève ton ouvrage… Accorde-moi, dès ce monde, ce dédommagement de mes ſouffrances… Et ſi tu veux l’attirer à toi, ſi tu ne me l’as montré que pour me l’enlever tout-à-fait… donne-moi la force de ſoutenir ce dernier malheur, ou précipite-moi dans ſon tombeau.

Je joignis mes vœux aux ſiens, & j’oſai tout eſpérer. Nous nous embarquâmes le même jour pour Saint-Marc des Appalaches : le vent nous fut très-favorable. Cette traverſée se fit heureuſement, & je me convainquis par mes obſervations, que ſans les Anglois, nous n’aurions jamais pu nous y rendre. La partie de la côte ou l’on nous avoit trouvés, n’en est éloignée que de quinze lieues, en s’y rendant par mer, mais la diſtance eſt bien plus conſidérable par terre, à cause des ſinuoſités que forme le rivage : on peut l’évaluer à plus du double. Comment aurions-nous pu arriver à Saint-Marc ? Comment aurions-nous traverſé plusieurs rivières très-larges qui ſe trouvoient ſur notre route, & dont je vis, en partant, les embouchures qui m’annonçoient aſſez leur largeur, leur profondeur, & la rapidité de leurs cours ? Que d’obſtacles insurmontables à notre foibleſſe ! Combien de fois il eût fallu nous écarter de notre chemin pour remonter ces rivières, par des déſerts inconnus, en cherchant un gué ou un paſſage ſans danger ! De combien ces détours auroient angmenté le nombre des lieues que nous avions à faire ! C'eſt ce qu’il est poſſible d'évaluer. La ſeule choſe qui est ſûre, c’eſt que nous n’aurions jamais réuſſi, & que nous ſerions morts à la peine.

Le même jour 8 Mai nous arrivâmes à ſept heures du ſoir à S. Marc des Appalaches. M. Sevettenham nous reçut avec beaucoup d’humanité. Il commença par me faire porter chez lui, & il envoya Madame Lacouture & son fils chez le caporal de ſon détachement. Il ordonna en même temps à son Chirurgien de nous donner tous les ſecours de son art. Il pouſſa la bonté jusqu’à partager ſon lit avec moi, en me faiſant prendre un de ſes matelas. Il fit porter aussi des draps à Madame Lacouture. Il n’oublia aucun des ſoins qui pouvoient nous ſoulager, & dont nous avions un ſi grand beſoin.

Notre bonheur nous fit tomber entre les mains d’un homme bienfaiſant, & nous ne tardâmes pas à en éprouver les heureux effets. Que ſerions-nous devenus, ſi nous avions trouvé un Officier moins ſenſible, qui croyant avoir ſatisfait à l’humanité, en nous tirant de notre déſert, nous auroit laſſé le ſoin de chercher par nous-mêmes les autres ſecours qui nous étoient néceſſaires ?

Il étoit temps que nous trouvaſſions un terme à nos ſouffrances : elles avoient commencé d’une manière terrible le 16 Février 1766, que nous avions fait naufrage : elles avoient duré quatre-vingt-un-jours, jusqu’au 7 Mai. Que ce temps nous avoit paru long ! Par combien d’épreuves horribles avions-nous paſſé ! Quel homme peut dire qu’il a été plus malheureux ! Il n’eſt pas étonnant que de ſi longues infortunes euſſent épuiſé notre tempérament : il l’est sans doute davantage que nous y ayons réſiſté. & que nous nous ſoyons rétablis. Mais notre guériſon fut pendant quelques jours incertaine. Nous enflâmes prodigieusement. Le Chirurgien qui nous ſoignoit, déſeſpéra d’abord de notre vie : ce ne fut que par des alimens bien nourriſſans, & en très-petite quantité, qu’il parvint à réparer les ravages qu’avoit fait sur nous le manque de nourriture, ainsi que ſa mauvaise qualité. Il réuſſit à nous guérir, à reſſuſciter le jeune Lacouture, dont le mal étoit ſans contredit le plus dangereux. Il eut beaucoup moins de peine à rétablir sa mère.

Je demeurai treize jours dans le Fort. Pendant ce temps, j’appris par un chef de Sauvages, qui vint apporter des lettres à M. Sevettenham, de la part de l’Officier Anglois qui commandoit à Paſſacole, des nouvelles du perfide Antonio, & des matelots qui étoient reſtés derrière nous dans I’lſle où il nous avoit tous conduits. Ces infortunés, après avoir attendu vainement le retour de ce Sauvage, avoient ſurpris pendant leur ſommeil, ſa mère, ſa ſoeur & ſon neveu, & les avoient maſſsacrés. Ils s’étoient emparés enſuite de leurs armes à feu, de leur poudre, & d’une petite pirogue. Comme ce bâtiment ne pouvoit contenir que cinq perſonnes, ils avoient tirés au ſort quels ſeroient ceux qui s’embarqueroient, & ceux qui reſteroient à terre. Trois furent contraints d’attendre dans ce lieu une meilleure fortune, & virent avec douleur le départ de leurs compagnons. Deux jours après, Antonio revint pour prendre le reſte de nos effets, & les emporter chez lui. Il vengea ſur eux la mort de ſes parens, & les tua les uns apres les autres à coups de fuſil. De retour dans son village, il se vanta de cette expédition. C'eſt par ce moyen que le chef des Sauvages en fut inſtruit, & qu’il me l'apprit. Je n’ai jamais pu avoir ce qu’étoient devenus les cinq qui s’étoient embarqués dans la pirogue. Tout ſert à me persuader que de ſeize perſonnes avec lesquelles j’avois entrepris ce funeste voyage, nous ne sommes réchappés que trois.

Après un ſéjour d’environ treize jours à Saint-Marc des Appalaches, & me trouvant une meilleure ſanté, & n’ayant plus besoin que de la fortifier, je ſongai & quitter ce Fort ; & comme il s’en présenta une occaſion, je réſolus d’en profiter ſur le champ, dans la crainte de n’en pas trouver d’autres de long-temps. Il y vient très rarement des bâtimens ; on y reſte quelquefois des ſix mois entiers ſans en avoir. J’avois été prévenu qu’il devoit partir le 21 un bateau pour Saint-Auguſtin. Je me déterminai à m'y embarquer. Je pensai que je ſerois plus à portée de me procurer dans cette Ville les ſecours néceſſaires à ma ſituation, que dans un poste auſſi reculé que celui de Saint-Marc, où je ne pouvois d’ailleurs demeurer plus long-temps, ſans diminuer les proviſions du Commandant, & les vivres de la garniſon.

Madame Lacouture m’auroit ſuivi bien volontiers ; mais ſon fils n’étoit pas encore en état de faire le voyage, & elle ne voulut pas l’y exposer. Comme elle étoit de la Louiſiane, ou ſes parens étoient établis, elle préféra de s’y rendre. On l’avoit aſſurée qu’elle en trouveroit l’occasion à la fin du mois suivant, & que ſon fils pourroit alors faire ce voyage ſans péril. Nous nous ſéparâmes avec regret. L’habitude d’errer & de souffrir ensemble, nous avoit unis d’une amitié tendre : l’infortune en avoit formé les liens : les ſecours que nous nous étions prêtés réciproquement les avoient reſſerrés. Iſolés pendant long-temps aux milieu des vaſtes déserts de l’Amérique, nous n’avions trouvés de ſoulagemens, d'encouragemens, de conſolations que dans nous-mêmes. Le plus grand malheur que nous redoutions, étoit d’être séparés. La ſolitude eût alors paru affreuſe au ſurvivant. Le beſoin & l'intimité nous attachoient l'un à l’autre. Le temps étoit enfin venu où il falloit nous quitter : la raison, les circonstances qui avoient changé, nous en faiſoient un devoir ; nous le remplîmes en gémiſſant : mais nous étions accoutumés à céder à la néceſſité ; elle nous entraînoit dans des climats différens. Ce qui nous conſoloit c’eſt c’eſt que nos malheurs étoient finis, & que nous n’avions aucun ſujet d’inquiétude sur le ſort l’un de l’autre.

Nos adieux furent touchans : nous ne pûmes nous empêcher de verſer des larmes : nous nous promîmes de ne point nous oublier. Son fils, qui dans ce moment étoit dans ſon lit, ſe joignit à nous : il se leva, & se mettant à genoux, il cria : Mon Dieu, conſervez celui qui m’a rendu ma mère, qui m’a rappelé moi-même à la vie ; récompenſez-le de ces deux bienfaits, & daignez m’acquitter envers lui.

Cette effuſion d’un cœur honnête & ſenſible m’attendrit encore davantage, je l’embraſſai avec tranſport, en lui diſant que j'étois trop payé par ſes ſentimens, qu’il ne me devoit rien ; que si j’avois eu le bonheur d’être utile à sa mère, ſes ſecours ne m’avoient pas moins ſervi ; qu’à ſon regard, j’avois fait mon devoir, & qu’en contribuant à le tirer de l'Iſle, je ne me flattois point d’avoir expié la barbarie que j’avois eue de l’y abandonner.

Toutes les fois que je ſongeois à l’état où je l’avois trouvé, j’avois horreur de moi-même, & je me félicitois de l’idée que j’avois eue de le faire chercher à terre, & ensuite de l’inhumer. Je fremiſſois, en penſant qu’il ne ſeroit plus, ſi lorſque le Soldat étoit venu nous dire qu’il étoit mort, nous avions continué notre route.

Je quittai enfin Madame Lacouture, & j’allai faire mes remerciemens à M. Sevettenham & & M. Wright. Ils ne voulurent point m’entendre parler de reconnoiſſance ; ils m’embraſſèrent d’une manière qui l'augmenta. Ils m’accompagnèrent au bâtiment, où je vis qu’ils avoient déjà fait transporter toutes les proviſions dont j’avois besoin pour mon voyage : tous deux me recommandèrent au Capitaine, de la manière la plus preſſante, & ſe firent promettre qu’il auroit les plus grands égards pour moi, & qu’il me rendroit tous les ſervices qui dépendroient de lui : ils se chargèrent même de ma reconnoiſſance, ils m’embraſſèrent de nouveau. M. Sevettenham me remit ensuite un paquet pour le Gouverneur de S. Augustin, & il me donna un certificat de la ſituation dans laquelle M. Wright nous avoit retrouvés, Madame Lacouture & moi, & ensuite son fils[11]. Ces deux Officiers s’éloignerent enfin, & me laiſſèrent pénétré d’admiration & de reconnoiſſance pour leurs procédés.

Mon voyage de Saint-Marc des Appalaches à Saint-Auguſtin, dura vingt-quatre jours. Je n’entrerai pas dans des details ; je me contenterai de vous dire que la première chose que fit le Patron du bateau, fut d’oublier les recommandations de M. Sevettenham. Il eut pour moi des manières extrêmement brutales, auxquelles je n’avois pas lieu de m’attendre, & dont je n’ai jamais connu le motif. Elles me rendirent ma traverſée fort déſagréable, & me firent trouver le chemin bien long. J’eus auſſi le malheur de manquer d’eau, & le Capitaine eut la dureté de m’en refuſer. Cette privation d’une liqueur ſi néceſſaire à un convaleſcent, faillit à m’occaſionner une rechute très-dangereuſe ; & j’aurois fait ſans doute une maladie conſidérable, ſi nous n’avions pas été sur la fin de notre route.

J’arrivai le 13 Juin à Saint-Auguſtin. Le bateau mouilla à la barre. Le canot du Pilote me débarqua ſur le rivage, où un Caporal vint me prendre. Il me conduiſit chez M. Grant, qui commandoit dans ce lieu, & à qui je remis le paquet de M. Sevettenham. Si j’avois eu lieu de me louer de cet officier, je n’éprouvai pas moins de bontés de la part de M. Grant. Il ne voulut point me laiſſer sortir du gouvernement : il y fit arranger une chambre & un bon lit pour moi. Son chirurgien vint me visiter par ſon ordre. J’avois quelques ulcères à la gorge, occaſionnés par le manque d’eau : une partie de mon corps avoit recommencé à enfler. Les ſoins qu’on prit de moi firent enfin diſparoître tous ces ſymptômes. Le 7 Juillet je me trouvai en état de sortir & de me promener par la Ville. C’eſt à la généroſité de M. Grant que je dois la conſervation de la vie, que M. Wright & M. Sevettenham m’avoient rendue. Je ne puis penſer, sans attendriſſement, aux bontés que les uns & les autres ont eues pour moi,& qu’un étranger inconnu n’avoit guères droit d’attendre : mais j’étois malheureux, & c'en étoit assez pour exciter leur ſenſibilité bienfaiſante.

Je demeurai chez M. Grant juſqu’au 21 Juillet, que je partis pour la nouvelle Yorck. Je n’oublirai jamais la manière dont le généreux Gouverneur couronna ſes bienfaits. Il eut la complaiſance de faire venir le Capitaine du bateau, auquel il me recommanda : il lui donna trente-ſept ſchellings pour mon passage ; & après avoir choisi lui-même les provisions qu’il me falloit pour mon voyage, il les fit embarquer avec quelques rafraîchiſſemens particuliers, & pourvut ainsi au commode & au néceſſaire. Il fit porter auſſi une petite malle remplie de linge & d’habits pour mon uſage, dont j’avois auſſi grand besoin. Lorſque j’allai lui témoigner ma reconnoiſſance & lui dire adieu : Ne parlons point de cela, me répondit-il ; vous avez ſouffert : j’ai fait ce que je voudrois qu’on fit pour moi, si je me trouvois jamais à votre place. Mais ce n’eſt pas aſſez, ajouta-t-il, vous ne devez pas être en argent, & cependant il en faut un peu.

vous trouverez de l’emploi à la nouvelle Yorck, je pense que vous ne vous attendez pas à en avoir en arrivant ; quelques jours peuvent s’écouler ; pendant ce temps vous aurez des besoins : dix guinées peuvent vous être utiles ; j’eſpère qu’il ne vous en faudra pas davantage : les voilà.

M. Grant me les mit alors dans la main. La manière dont elles m’étoient offertes, la bonté avec laquelle on me prévenoit, me pénétrèrent. Je voulus balbutier un remerciement ; ma ſenſibilité étoit trop vive : un sentiment profond s’exprime toujours difficilement. M. Grant m’embraſſa : c’eſt une bagatelle, me dit-il, & vous êtes trop ſenſible ; vous m'affligerez ſi vous m’en parlez ; faites comme moi, oubliez tout cela ; je ne m’en ſouviens déjà plus.

Je fus forcé de me taire ; mais mon cœur & mes yeux se firent entendre. On vint m’avertir alors qu’on n’attendoit plus que moi pour partir, & je quittai mon bienfaiteur avec le plus vif regret.

Après quatorze jours de traversée, ſous la conduite d’un Capitaine plus honnête que le premier, & qui n’auroit pas eu pour moi moins d’attention ni moins d’égard, quand même je ne lui aurois pas été recommandé par le Gouverneur de Saint-Augustin, j’arrivai à la nouvelle Yorck. Nous étions au 3 Août. Je fis connoiſſance avec des François établis dans cette Ville, & qui touchés de mes infortunes, m’offrirent tous leurs ſecours. Ils me préſentèrent le 7 du même mois à M. Pupeyſtre, l'un des plus riches Négocians de cette Ville qui m’offrit généreuſemenr de l’emploi ; mais après avoir écouté le récit de mes traverſes inouies ; il ne ſeroit pas prudent à vous, me dit-il, de ſonger à vous occuper de quelque temps : un long repos vous eſt néceſſaire après tout ce que vous avez souffert ; & pour le rendre plus salutaire, il faut que vous ſoyiez délivré de toute inquiétude ſur le préſent & ſur l’avenir. Il vous faudra auſſi des ſoins & des remèdes : tout cela me regarde. Des ce jour vous devenez mon hôte ; vous trouverez dans ma maiſon une bonne chambre, un bon lit, une table abondante & ſaine. Lorsque je vous verrai tout-à-fait rétabli, je ne vous empêcherai pas de chercher de l’occupation, & je vous en procurerai moi-même. Ces arrangemens vous conviennent, ajouta-t-il, en me prenant la main ; & ſur le champ il donna des ordres pour qu’on préparât mon appartement, & que je ne manquaſſe de rien.

Je ne vous parlerai point de la reconnoiſſance que ces procédés m’inspirèrent. Depuis que j’étois ſorti de la côte déſerte, où j’étois expirant, je n’avois trouvé que des âmes honnêtes, ſenſibles & généreuſes. En eſt-il beaucoup comme celles-là ? Qu’elles m’ont dédommagé mes malheurs ! C’est à eux que je dois leur connoiſſance.

Pendant que mes jours s’écouloient tranquillement dans la maiſon de M. Dupeyſtre, j’écrivis à ma famille que je vivois encore, & que j’avois éprouvé pendant quatre-vingt-un jours des peines inexprimables. C’eſt cette lettre qu’on vous a montrée, & dont les détails n’ont pas ſatiſfait votre amitié. Je me ſervis de l’occasion d’un vaiſſeau qui partoit pour Londres. Ignorant ſi mon ſéjour ſeroit bien long à la nouvelle Yorck, je ne demandai point de réponſe, me réſervant de donner une adreſſe ſûre, lorſque je ſaurois ma véritable deſtination.

M. Dupeyſtre me retint chez lui juſqu’au mois de Février 1767, qu’il me propoſa de conduire à Nantes le Senau le Comte d’Eſtaing. Je partis en conſéquence le 6 Février, & je ſuis arrivé à bon port le 27 du même mois. Mon Senau étoit à l'adreſſe de M. Walch, que j’ai trouvé auſſi ſenſible à mes malheurs que M. Dupeyſtre ſon Correspondant. C’eſt de Nantes que j’ai encore écrit à ma famille ; c’eſt dans cette Ville que j’ai reçu ſes réponſes & votre lettre. Vous me demandiez le récit détaillé de mes infortunes : je n’ai rien pu refuſer à l'amitié ; j’ai employé le loisir que m’ont laiſſé mes affaires, à les tracer sur le papier. Je ne doute pas que cette triſte Relation ne vous attendriſſe, & ne vous faſſe plaindre le ſort de votre ami. Puiſſe l’empreſſement avec lequel je me ſuis hâté de répondre à vos déſirs, vous convaincre de plus en plus de l’attachement que je vous ai voué pour la vie, & de l’importance que j’attache au retour le plus tendre de votre part !


FIN.

Traduction du Certificat donné par M. Sevettenham, Commandant du Fort Saint-Marc des Appalaches, à M. VIAUD.



Je ſouſſigné, Georges Sevettenham, Lieutenant au ſervice de Sa Majeſté Britannique, en ſon neuvième Régiment d’Infanterie, & Commandant au Fort Saint-Marc des Appalaches, certifie que ſur l’avis d’un Sauvage, qui me dit avoir vu un corps mort ſur le ſable, à environ quarante milles du Fort S. Marc, ayant de fortes raisons de ſoupçonner que quelque bâtiment avoit péri dans ces mers craignant que ce n’en fût un que j’attendois depuis pluſieurs jours, & dont je ne recevois aucune nouvelle, j’ai détaché quatre Soldats & mon Interprète, ſous la conduite de M. Wright, Enſeigne dans le même Régiment, pour viſiter la côte, & ſecourir les infortunés qui pouvoient y avoir fait naufrage. M. Wright à son retour m’a présenté le ſieur Viaud, François, & une femme, qu’il a trouvés sur une côte déſerte, tous deux dans unee ſituation déplorable, & preſque mourans de faim, n’ayant que quelques huîtres, & le reſte d’un Nègre qu’ils avoient tué pour conſerver leur vie. Le ſieur Viaud, m’a dit qu’il étoit Capitaine de Navire & Officier bleu au ſervice du Roi ; qu’un Sauvage qu’il avoit rencontré, & qui lui avoit promis de le mener ici à Saint-Marc, lui avoit enlevé ce qu’il avoit fauvé du naufrage, & s’étant enfui pendant la nuit dans ſon cannot, l’avoit abandonné dans une Iſle déserte. M. Wright m’a préſenté encore un jeune homme, fils de la Dame qui étoit avec le Sieur Viaud, qu’il avoit touvé ſur une Iſle, dans un état plus triſte, qui vraiſemblablement ſans ſon ſecours, n’auroit pu vivre plus d’une demie-journée ſans nourriture, & qui avoit perdu le mouvement & la connoiſſance lorſqu’il l’a rencontré. L’aſſreuſe ſituation dans laquelle ils étoient, leur foibleſſe extrême & ce que j’ai appris depuise par quelques Sauvages, me prouvent que le rapport que m’a fait le Sieur Viaud au ſujet du Sauvage qui l’a volé & abandonné, eſt véritable : en foi de quoi j’ai donné le preſent certificat audit Sieur Viaud, qui doit partir, dès que faire ſe pourra, pour S. Auguſtin, & paſſer de-là dans quelque Colonie Françoiſe. Au Fort Saint-Marc des Appalaches, le 12 Mai 1766.

Signé SEVETTENHAM.
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APPROBATION


J’Ai lu, par ordre de Monſeigneur le Chancelier, un Ouvrage intitulé, Naufrage & Aventures de M. Pierre Viaud, &c. & je n’y ai rien trouvé qui puiſſe en empêcher l’impreſſion. À Paris, ce 28 Novembre 1769.

D’HERMILLY.
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PRIVILÈGE DU ROI


LOUIS, PAR LA GRACE DE DIEU, ROI DE FRANCE ET DE NAVARRE :

à nos amés & féaux Conſeillers, les Gens tenans nos Cours de Parlement, Maîtres des Requêtes ordinaires de notre Hôtel, Grand Conseil, Prévôt de Paris, Baillifs, Sénéchaux, leurs Lieutenans Civils, & autres nos Juſticiers qu’il appartiendra : SALUT. Notre amé Le Jay, Libraire, Nous a fait expoſer qu’il deſireroit faire réimprimer & donner au Public un Ouvrage intitulé : Naufrage & Aventures du Capitaine Viaud, s’il Nous plaiſoit lui accorder nos Lettres de permission à ce néceſſaires. À CES CAUSES, voulant favorablement traiter l’Expoſant, Nous lui avons permis & permettons par ces Préſentes de faire imprimer ledit Ouvrage autant de fois que bon lui ſemblera, & de le faire vendre & débiter par-tout notre Royaume pendant le tems de trois années conſécutives, à compter du jour de la date des Préſentes. Faiſons défenſes à tous Imprimeurs, Libraires & autres personnes, de quelque qualité & condition qu’elles ſoient, d’en introduire d’impreſſion étrangère dans aucun lieu de notre obéiſſance ; à la charge que ces Péſentes ſeront enregiſtrées tout au long sur le regiſtre de la Communauté des Imprimeurs & Libraires de Paris, dans trois mois de la date d’icelles ; que l’impreſſion dudit Ouvrage ſera faite dans notre Royaume, & non ailleurs, en bon papier & beaux caractères, que l’Impétrant ſe conformera en tout aux Règlemens de la Librairie, & notamment à celui du 10 Avril 1725, à peine de déchéance de la préſente Permiſſion ; qu’avant de l’expoſer en vente, le manuscrit qui aura servi de copie à l’impreſſion dudit Ouvrage, sera remis dans le même état où l’Approbation y aura été donnée ès mains de notre très cher & féal Chevalier, Chancelier, Garde des Sceaux de France, le sieur DE MAUPEOU ; qu’il en ſera ensuite remis deux exemplaires dans notre Bibliothèque publique, un dans celle de notre Château du Louvre, & un dans celle dudit Sieur DE MAUPEOU ; le tout à peine de nullité des Préſentes. Du contenu deſquelles vous mandons & enjoignons de faire jouir ledit Expoſant ou ſes ayans cauſe pleinement & paiſiblement, ſans ſouffrir qu’il leur ſoit fait aucun trouble ou empêchement, VOULONS qu’à la copie des Préſentes, qui ſera imprimée tout au long au commencement ou à la fin dudit Ouvrage, foi ſoit ajoutée comme à l’original. Commandons au premier notre Huiſſier ou Sergent ſur ce requis, de faire pour l’exécution d’icelles, tous Actes requis & néceſſaires, ſans demander autre permiſſion, & nonobſtant clameur de Haro, Chartre Normande, & Lettres à ce contraires. Car tel eſt notre plaiſir. DONNĖ à Paris le treizième jour du mois de Décembre, l’an mil ſept ſoixante-neuf, & de notre Règne le cinquante-cinquième. Par le Roi en ſon Conſeil.

LE BEGUE.

Régiſtré ſur le Regiſtre XVIII de la Chambre Royale & Syndicale des Libraires & Imprimeurs de Paris, N°. 846, fol. 84, conformément au Règlement de 1723. À Paris, ce 21 Décembre 1769.

KNAPEN, Adjoint.
  1. C’est un petit terrein de 4 à 500 pas de long ſur 60 de large, qui n’a préciſément que la hauteur suffisante pour n’être pas couvert d’eau quand la mer est haute ; il n’est ſéparé de l’Ifle de Saint Domingue que par un canal d’environ 800 pas de large.
  2. Ou Gouave ; on distingue le grand & le petit. Le premier eſt à quatre lieues ſous le yent de Léogane ; le second eſt à une lieue du premier ; on n’y mouille guères que dans des cas de néceſſité.
  3. Petites Iſles au couchant de l’Isle Eſpagnole, entre le quartier du nord & celui du ſud ; elles font partie des Antilles.
  4. Elle est au midi de la partie occidentale de Cuba, & en est ſéparée par un canal d’environ 4 lieues de largeur.
  5. Ce Matelot étoit Hollandois.
  6. C’eſt un terme de marine, qui deſigne toute la partie extérieure de la poupe d’un vaiſſeau.
  7. Il ſe nommait Dutronche.
  8. Nous nous trompions : l’Iſle des Chiens est arrosée par un grand nombre de rivières ; mais nous ne le ſavions pas, & nous nous écartions peu de la côte où nous avions abordé.
  9. Ces Iſles ne me ſont pas bien connues ; lorsqu’on les voit de la pleine mer on diroit qu’elles font partie de la terre ferme ; mais elles en ſont ſéparées par un canal d’environ deux lieues. Je suis descendu ſur quatre de ces Iſles ; elles sont fort baſſes & fort ſablonneuſes.
  10. C’eſt une eſpece de Crocodile : celui dont je parle étoit de douze pieds de long.
  11. . On trouvera la traduction de ce certificat à la fin de cette Relation, Je l’avois demandé à mon arrivée à Saint-Marc ; M. Sevetenham l’avoit préparé, & il me le donna à mon départ.