Ne nous frappons pas/Secourue par la science, l’ingéniosité humaine arrive à bout de tout, même des belles (?)-mères

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SECOURUE PAR LA SCIENCE, L’INGÉNIOSITÉ HUMAINE ARRIVE À BOUT DE TOUT, MÊME DES BELLES (?)-MÈRES

Pour tout le reste, de degré en degré, il avait descendu jusqu’à la lie l’escalier savonné des concessions, comme disait la semaine dernière je ne sais plus lequel de nos braves centre-gauchers.

Mais, sur le chapitre du lion, ça, par exemple ! Ne rien savoir, persista, sans faiblesse, à lui servir de devise formelle et inébranlable.

Sa belle-mère avait beau lui dire :

— Quand est-ce que vous jetterez au fumier cette sale bête, nid à microbes et foyer de mites ?

Lui se contentait de ricaner le plus bêtement qu’il pouvait :

— J’adore les mit’ au logis.

Ce qui ne contribuait pas peu à jeter davantage encore la pauvre femme hors de son caractère.

… C’était, à vrai dire, un très beau lion empaillé, j’en conviens, puisque l’aventure se déroule en nos climats, mais véritablement un très beau lion, que mon ami avait de sa propre balle tué jadis dans l’Atlas, et à la dépouille duquel il s’était fanatiquement attaché.

Campé, non sans fierté, au fond du corridor, le pauvre fauve évoquait, en l’esprit des pondérés, moins d’ire que de mélancolie, et l’attitude de la belle-mère vis-à-vis de cette (en définitive) fourrure, dépassait les bornes des agressions permises.

Chaque fois que la haïssable femme arrivait dans la maison de son gendre, pan ! un grand coup de parapluie[1] sur la tête de l’ex-roi des animaux, accompagné de cette facile injure.

— Tiens, sale bête, voilà pour toi !

Injure et coup auxquels notre lion opposait un dédain instructif, à la fois, atavique et fourni par l’empailleur.

Il arriva qu’un beau jour, le gendre s’impatienta de cette conduite inqualifiable et qu’il résolut d’y mettre fin.

La réussite obtenue dépassa ses espérances les plus flatteuses.

De l’intérieur de la noble bête, il extirpa le varech, immédiatement remplacé par un de ces phonographes Stentor auprès desquels les trompettes de Jéricho ne semblent que pâles flûtiaux, et sur le cylindre duquel phonographe, il enregistra, grâce à la complaisance de l’ami Pezon, un formidable rugissement du terrible lion Brutus.

Mieux : Dans le crâne vide de l’animal, il installa, les yeux comme vitres, un appareil d’éclairage électrique d’une puissance peu commune.

Le tout, de telle façon, que le moindre choc déclanchât l’appareil et le mit en jeu.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

— Tiens, sale bête, voilà…

La pauvre femme n’acheva pas.

Un rugissement effroyable faisait trembler la maison.

Des yeux fulguraient dans la pénombre du vestibule.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Et, depuis ce jour, la dame n’a plus jamais frappé sur la tête du lion.

Ni sur la tête d’aucune autre bête vivante ou empaillée.

Elle n’a plus jamais refichu les pieds chez son gendre.

Ni dans aucune autre maison.

Le saisissement par elle éprouvé avait dépassé la borne prévue.

Quand on releva la dame, c’est à peine si elle eut le temps de lancer, à son gendre un regard discourtois ; puis elle mourut.


  1. Quand il faisait beau, le coup de parapluie se transformait en coup d’ombrelle.