Ne nous frappons pas/Tentative infructueuse de bonne éducation

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TENTATIVE INFRUCTUEUSE DE BONNE ÉDUCATION

Berthe (car il serait niais de le dissimuler plus longtemps, cette enfant s’appelait Berthe), Berthe, dis-je, avait atteint l’âge où les petites filles, dont c’est le cas, prennent congé de leur campagnarde nourrice pour venir s’initier aux délicatesses de la vie urbaine.

Les délicatesses de la vie urbaine séduisirent fort peu notre jeune amie.

Berthe se déplut tout de suite énormément dans le vaste, pourtant, et confortable appartement de ses parents.

N’émit-elle point, un jour, la prétention que, munie d’une pelle et d’un balai, on la laissât descendre dans la rue afin d’y ramasser le crottin de cheval, ainsi, affirmait-elle, qu’on l’avait toujours pratiqué à la campagne !

Son grand chagrin surtout provenait de l’absence d’un certain Julien, son jeune frère de lait, resté au pays, lui.

— Julien ! Julien ! Je veux qu’on aille me cri (quérir) Julien ! ne cessait-elle de se répandre en gémissements.

Si bien que les parents de Berthe se décidèrent un jour à faire venir à Paris le tant souhaité Julien, en l’espoir que la présence de ce jeune rustre faciliterait l’acclimatation progressive de leur hurlante fillette ; après quoi, bien entendu, on rendrait à son terroir le petit paysan.

Ces sages prévisions semblèrent tout d’abord frappées au coin de l’exactitude.

— Julien !

— Barthe ! (c’est ainsi que prononçait Julien).

Et les deux mômes de s’embrasser, tel du pain, et de se cogner, et de se bousculer jusqu’à en mourir de rire.

Ces façons familières déplurent bien vite aux parents de Berthe.

(Il serait pénible à l’auteur d’insister en malveillance sur ce couple, mais c’est bon qu’on n’ignore point la provenance de leur grosse fortune, acquise à la vente, pendant vingt ans, de pâtés de perdreau dont la matière première consistait principalement en laissés-pour-compte de nos grands équarisseurs.)

On décida d’abord, pour marquer la différence sociale entre la demoiselle et le fils de simples cultivateurs, que ce dernier serait revêtu, non pas d’une blouse bleue, ce qui l’aurait fait remarquer dans la rue, mais d’un costume de groom, de tout petit, tout petit groom.

Les passants croyaient volontiers, à voir l’enfant de la sorte accoutré, que c’était aujourd’hui la Mi-Carême.

Julien, ensuite, dut contracter la coutume de dire Mademoiselle en s’adressant à Berthe et, méme, de ne lui parler qu'à la troisième personne.

— Mademoiselle veut-elle jouer au cerceau ? La gouvernante de mademoiselle appelle mademoiselle, etc., etc.

Ce n’est pas tout, et là, nous frisons l’odieux, nous le frisons au petit fer.

Sous le délicieux prétexte que les enfants ne doivent pas prendre des habitudes au-dessus de leur position, on donnait à Julien, pour sa collation, du fromage et du pain, cependant qu’à Berthe on offrait sans compter d’exquises confitures, du nougat de Montélimar ou toute autre coûteuse friandise.

Julien — dame ! pauvre gosse ! mettez vous à sa place — trouve parfois un cheveu à de tels agissements, et je l’entendis hier qui, d’un ton résolu, intimait à Berthe :

— Si mademoiselle ne veut pas me f… la moitié de sa tablette de chocolat, je vais f… sur la g… à mademoiselle.