Ne nous frappons pas/Texte entier

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Ne nous frappons pas
Ne nous frappons pasLa revue blanche (p. 1-332).

HISTOIRE PEU CROYABLE

Je viens d’envoyer à M. le directeur du Journal des Débats ma — dûment et durement motivée — démission d’acheteur au numéro.

Cause de mon ire : la publication, en ce vespéral et grave organe, d’une histoire extraordinaire, froidement racontée comme si c’était la chose la plus naturelle du monde, histoire qui n’eût certes pas été déplacée sous la plume du folâtre Monsieur George Auriol.

Or, si j’achète les Débats, c’est pour y lire du sérieux, et vous aussi, n’est-il pas vrai, mes bons amis ?

Quand les gens graves se mettent à faire des blagues, ils ne les font pas à moitié.

Oyez plutôt :

(Je copie presque textuellement.)

« M. Henrik Dahl, de Talesund (Norvège), naturaliste distingué et fervent darwiniste, voulut suivre dans toutes ses phases l’évolution d’un être animé.

» À cet effet, il se procura un hareng pêché tout vif au fjord voisin ; il le plaça dans un aquarium dont il renouvela l’eau de mer, en diminuant, chaque jour, la quantité de liquide.

» D’abord un peu gêné, notre hareng se montra philosophe, et, ne pouvant plus se livrer à ses nautiques ébats, s’habitua peu à peu à vivre en amphibie, tantôt dans l’air, tantôt dans l’eau.

» M. Dahl poursuivit l’expérience : il vida l’aquarium.

» Le hareng parut incommodé ; mais il en prit son parti, s’accoutuma au régime sec, respira comme un terrien et s’éleva d’un degré dans l’échelle des êtres.

» Pour le récompenser, M. Dahl le tira du bocal inutile, le posa sur le sol et lui apprit à vivre ainsi que le comportait sa nouvelle dignité.

» La bête était intelligente, affectueuse, souple ; elle fit tout ce qu’on voulut.

» Elle s’accommoda de nourritures inusitées chez les poissons, mangea dans la main de ses hôtes et s’éprit pour son maître d’une amitié si vive qu’elle témoignait un chagrin véritable quand celui-ci la quittait pour se rendre à ses occupations (sic !).

» Alors, M. Dahl jugea le moment venu de franchir la seconde étape : il instruisit le docile animal à ramper comme font les serpents.

» Après quelques mois d’entraînement, le brave hareng se mouvait avec agilité : le naturaliste l’emmenait dans ses promenades et s’en faisait comme d’un caniche (resic !). »

Abrégeons et arrivons au drame :

« Un jour que M. Henrik Dahl et son hareng fidèle se promenaient dans le quartier du port, voilà qu’ils s’engagèrent sur un pont fait de planches disjointes !

» Hélas ! la malheureuse bête glissant par une fissure, tomba dans le bassin. »

… Et le Journal des Débats ajoute froidement :

« Il y a tout lieu de croire que, déshabitué de l’eau, le hareng s’est noyé. »

POST-PUBLICATUM
OU
LA BALEINE VOLANTE

En termes fort mesurés et — je dois le reconnaître — des plus courtois, M. le directeur du Journal des Débats m’avisa personnellement, quelques jours plus tard, que son conseil d’administration venait de refuser à l’unanimité la démission d’acheteur au numéro que j’avais cru devoir lui adresser.

En dehors de cette communication personnelle, le Journal des Débats a fait publier dans ses colonnes, sous la sympathique signature de M. Maurice Spronck, une assez tortueuse explication tendant à rejeter sur qui ? — sur moi ! — la responsabilité de cette histoire du hareng frais transformé en fidèle caniche.

Pour du toupet, c’est du toupet ! Je ne me souviens nullement avoir jamais rien publié de semblable en aucun volume, ou si j’ai raconté ladite histoire, c’est que j’étais pris de boisson, et alors j’aurais tout oublié depuis…

J’ai beaucoup travaillé dans le darwinisme ; la sélection, l’évolution, l’adaptation sont pour moi sans voiles et certaines de mes observations sont — je puis bien le dire — demeurées classiques.

Telle, par exemple, celle de ce gros chien blanc qui devint noir à force de s’entendre appeler Black par son maître : le brave animal avait finit par s’adapter à son nom. N’est-ce pas fort curieux ?

Pour en revenir au fameux hareng du naturaliste norvégien, plusieurs savants avec qui je déjeunais hier m’ont assuré que le fait n’avait rien d’excessif.

Les exemples abondent de poissons sortant d’eux-mêmes de certaines rivières pour s’en aller à pied (à pied !) retrouver d’autres cours d’eau plus conformes à leurs goûts du moment.

Rien, paraît-il, ne serait plus aisé que de cultiver l’amphibisme de beaucoup de poissons.

Un entraînement rationnel et patient les met assez vite à même de supporter le régime sec, que dis-je le régime sec ! le régime aérien, car développez la nageoire et vous obtenez l’aile !

Qui sait si l’avenir de l’aérostation n’est pas là ?

Pourquoi pas ? et j’en appelle à notre confrère Emmanuel Aimé, le distingué secrétaire de l’Aéro-Club, dites-moi si quelque chose ressemble plus à un ballon mi-dégonflé qu’une baleine échouée ?

Saisissez-vous le rapport ? Voyez-vous d’ici le beau rêve d’avenir ?

Très délicatement, très aseptiquement, vous décollez la peau de la baleine de sur sa chair.

L’interstice ainsi acquis, vous le gonflez, gonflez, gonflez d’hydrogène. (Quoi de plus extensible que la peau de la baleine ?)

L’estomac de la baleine bien désinfecté, vous vous y installez après l’avoir fait confortablement meubler (modern style) par l’élégant Van de Velde.

Et voilà !

Judicieusement dirigée à grands coups de nageoires dans l’air, notre baleine nous conduira — actuels Jonas — vers les buts souhaités.

Seulement, si nous voulons être prêts pour 1900, nous n’avons pas une minute à perdre[1].


UN POINT À ÉCLAIRCIR

La lettre que je viens de recevoir soulève une question fort intéressante et de nature, je pense, à intéresser plus d’un lettré :

« Cher et doux maître,

« Bien que premier commis à la conservation des Hypothèques, en province, je n’avais jamais vu jouer Hernani.

« Le hasard voulut que je me trouvasse à Paris, la semaine dernière, alors qu’on y donnait ce drame célèbre, un dimanche soir.

« La représentation fut en tout point digne de la maison de Molière (Claretie, successeur).

» Mais, à un moment, se posa soudain en moi un problème dont je voulus demander la solution à M. Sarcey[2].

» Je fus détourné de ce projet par les gens de l’hôtel, qui m’affirmèrent que M. Sarcey négligeait désormais toutes les choses de théâtre, occupé qu’il était à celles de linguistique, se demandant sans relâche si on doit dire : Je suis allé, j’ai été, je fus, ou plus simplement : Je suis-t-été.

» Alors, c’est à vous que je m’adresse, monsieur, à vous, succursale vivante de notre Oncle.

» Voici donc le problème littéraire dont s’agit (pardonnez-moi cette tournure adéquate à mes fonctions hypothéquaires) :

» Je n’ai pas besoin de vous rappeler le sujet d’Hernani, qui est dans toutes les mémoires.

» Vous savez que l’un des principaux personnages, du nom de Don Carlos, compte sur sa nomination d’empereur et qu’à cet effet, ou plutôt dans cet espoir, il est venu à Aix-la-Chapelle, où le vote doit avoir lieu.

» Là, il apprend par un guide que Charlemagne est enterré dans les sous-sols du palais ; il tient à entrer en rapport avec les mânes du grand monarque et c’est à cet endroit que l’auteur place le fameux dialogue connu aujourd’hui, dans tous les précis de littérature, sous le nom de monologue de Charles-Quint.

» Ce monologue, inutile, n’est-ce pas, de vous le retracer ?

» C’est le cas de dire que ce diable de Don Carlos fait à la fois les demandes et les réponses. Après avoir parlé longuement, après avoir demandé à Charlemagne si lui, Don Carlos, peut mettre la mitre de Rome sur son casque, s’il a bon pied, bon œil pour marcher dans le sentier, s’il a bien allumé son flambeau, etc., etc., il termine par deux vers que je vous prie de lire attentivement, car là justement gît le problème que je désire soumettre à votre sagacité :


Je t’ai crié : « Par où faut-il que je commence ?
Et tu m’as répondu : « Mon fils, parle à Clémence. »


» À ce moment, le rideau tombe et, pendant tout l’entr’acte, je me suis demandé quel était ce personnage nouveau à qui Charlemagne renvoyait son successeur.

» Je comprends bien que, suivant l’heureuse formule de votre maître Sarcey, l’intérêt venait de rebondir, mais où tout cela nous menait-il ?

» Le programme que j’avais entre les mains ne faisait mention d’aucun personnage du nom de Clémence.

» D’autre part, je me pique de quelques connaissances historiques. Je sais que les rares Clémences dont la chronique fasse mention — par exemple, Clémence de Hongrie, fille du roi Charles-Martel, seconde femme du roi Louis X, le Hutin, morte à Paris en 1328 ; Clémence Isaure, rénovatrice des Jeux floraux, morte à Toulouse vers 1513, — n’ont évidemment pas été enterrées à Aix-la-Chapelle.

» Alors, quoi ?

» Remarquez, je vous prie, qu’à l’acte suivant, il n’est plus question de cet énigmatique personnage.

» Faut-il admettre que Charlemagne se soit seulement proposé de fournir une bonne rime à commence ? Ce serait peu digne d’un empereur.

» Veut-il exprimer, sous une forme archaïque et peut-être carlovingienne, ce que notre époque, pleine du souvenir de Sidi-Brahim et de l’attaque de la Smala, a traduit par : « Va raconter ça à Dache, le perruquier des zouaves » ? C’est encore bien invraisemblable, car Don Carlos ne semble pas d’humeur à se laisser traiter aussi lestement par un monarque disparu depuis longtemps de la scène du monde et dont le rôle historique laisse, en somme, une assez large place à la critique.

» Ma solution, à moi, serait que Charlemagne, décédé depuis sept cents ans, se trouve fatigué par les tirades éloquentes, mais un peu longues, de Don Carlos. Il voit que son successeur a un goût prononcé pour la parole, qu’il a, comme on dit vulgairement, la langue bien pendue et alors, agissant avec toute la courtoisie qui se doit entre grands personnages, il le renvoie doucement à la seule personne du palais qui puisse répondre avec autant d’abondance, j’ai nommé la concierge.

» Mon Dieu, je vous donne cette solution pour ce qu’elle vaut. Sa vérification, en tous cas, est au-dessus de ma compétence.

» Il faudrait établir qu’à l’époque où le grand Hugo place l’action d’Hernani (vers 1520), le prénom de Clémence était porté par la concierge du palais d’Aix-la-Chapelle. Ce n’est pas impossible, mais il faudrait en être sûr.

» Voulez-vous y aider par l’immense publicité dont vous disposez ?

» Le problème est celui-ci :

» À quel personnage historique, du nom de Clémence, Victor Hugo fait-il allusion dans le grand monologue d’Hernani ?

» Question subsidiaire :

» Quel était le nom de la concierge du palais d’Aix-la-Chapelle à l’époque de l’avènement de Charles-Quint ?

» Si vous résolvez cette double interrogation, il ne restera après le Prince des Poètes, le Prince des Prosateurs, le Prince des Journalistes, qu’à ouvrir un concours à l’effet de désigner le Prince des Chercheurs, et j’ose dire que vous serez nommé d’acclamation.

» Veuillez agréer, monsieur et futur prince, l’hommage aplati de votre indigne sujet.

» François C. »

Avais-je pas raison de publier cette curieuse communication ?

Qu’en pense M. de Ricaudy ?


LE TRUC DU POURBOIRE KILOMÉTRIQUE

Il existe à Paris des gens extraordinaires, lesquels, affublés d’un budget des plus restreints, n’en mènent pas moins une vie de prince russe, et cela, je veux le croire, sans la moindre indélicatesse réelle.

(J’entends parler, bien entendu, de ces princes russes qui sont aussi riches que les plus opulents marchands de cochons de Chicago.)

Ces gens (je fais allusion aux personnes du premier alinéa) sont positivement stupéfiants.

Les restaurants où ils fréquentent sont tous, chacun, le premier restaurant de Paris.

Leur linge, comme blanchi à Londres, l’est à un tel point qu’on attraperait sûrement une ophtalmie à le trop considérer.

Et les reflets de leurs chapeaux !

Et le vernis de leurs bottines !

Et tout, quoi !

… Je connais un de ces gentlemen qui parfois consent à m’honorer de ses confidences.

Je lui disais un jour :

— Tu dois savoir ce que ça te coûte, la vie à Paris !

— La vie à Paris ? Combien profonde est ton erreur, pauvre ami ! Mais, mon cher, Paris est la ville idéale où l’on peut vivre le mieux du monde entier au meilleur compte… Seulement, il faut savoir…

— Et toi, tu sais ?

— Je sais.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Comme un rendez-vous nous appelait à l’Hôtel Terminus, mon ami héla un cocher :

— Cocher, dit-il, dix sous, gare Saint-Lazare ?

— Ça va ! montez !

Je ne pus m’empêcher d’exprimer un léger étonnement.

— Dix sous ! Tu as du toupet !

— Allons donc ! Il est enchanté, cet homme. Il aura dix sous et trouvera sûrement à charger tout de suite. Il nous paierait plutôt pour entrer dans la cour de la gare, en laquelle ne sauraient pénétrer les sapins vides.

— Tu m’en diras tant !

Et mon ami m’expliqua son système ingénieux pour user du fiacre parisien à des tarifs dérisoires.

Connaître la couleur des lanternes, deviner si le cocher va relayer ou sort du dépôt pour gagner le cœur de Paris, etc., etc.

Et puis, les occasions faisant défaut, un génial truc pour éviter le pourboire !

— Une supposition que je sois à la Madeleine et qu’une affaire m’appelle à la Bastille… je monte dans une voiture : « Cocher, à la porte de Vincennes ! » Tête, comme de juste, de l’automédon ! Moi, je ne bronche pas.

Alors le voilà parti à bride abattue !

Arrivé à la place de la Bastille : « Cocher, lui insinue-je fraternellement, ça vous embête d’aller jusqu’à la porte de Vincennes ? »

— « Dam ! » dit-il… Comprends-tu le reste ?

D’un air bon garçon, je descends, je lui remets ses stricts trente sous de la course, sans pourboire… et c’est lui qui me remercie.

— Très joli !

— Pour revenir, même truc. Je monte dans une voiture : « Cocher, à la porte Maillot ! » Je l’arrête boulevard des Capucines… Et c’est encore lui qui me remercie ! Toujours lui qui me remercie !

— Tu leur donnes du pourboire, à ces braves gens, sous forme de kilomètres en moins.

— Ils aiment mieux cela.

— Et toi, aussi ?

— Tu parles !

L’ANGLETERRE N’EN MÈNE PAS LARGE
(C’EST LE CAS DE LE DIRE)

Je reçois un numéro du Kent Messenger dont l’extrait suivant va combler de joie les nombreux anglophobes qui font partie de ma brillante et généreuse clientèle :

« La dernière église de Dunwich vient de s’écrouler dans la mer.

» Dunwich fut autrefois une cité florissante qui compta vingt mille habitants. On y remarquait plusieurs monuments remarquables dont six églises.

» Le flot vient d’avoir raison du dernier édifice qui rappelait un heureux passé.

» Dunwich ne sera bientôt plus qu’un souvenir englouti dans la mer. »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Dunwich ! Poor Dunwich !

Poursuivons la lecture de cet intéressant Kent Messenger.

« Un humoriste français, M. Alphonse A…, a conté naguère que l’Angleterre délestée de sa houille, flottait comme une bouée et ne devait sa stabilité relative, qu’aux câbles télégraphiques dont elle avait eu la prudence de se relier à divers continents.

» Excellente blague !

» Hélas, la vérité est plus triste et le temps n’est pas loin où nous pourrons dire en gémissant : Finis Britanniæ !

» Il se produit, en effet, sur nos côtes, un phénomène des plus graves et des plus inquiétants.

» Nous voulons parler de la rapide érosion du littoral par l’action de la mer.

» Les empiètements de la mer se font particulièrement sentir dans les comtés de Norfolk, de Suffolk, de Kent, et tout le long de la côte du Yorkshire, soit sur une étendue de plusieurs centaines de milles.

» Le banc de Goodwin, qui faisait jadis partie du territoire britannique, se trouve aujourd’hui à plus de six milles en mer.

» Sur certains points du Norfolk, c’est un sauve-qui-peut général.

» Plusieurs villages, Shipden, Eccles, Wimpwell, etc., ont complètement disparu depuis quelques années.

» La ville de Cromer a dû reporter son activité à dix kilomètres à l’intérieur des terres.

» Winchelsea, Bye, Sandwich, Southport, Overstrand, Sheringham, Sidestrand, Southwold, Auburn, Halburn sont la proie imminente de l’engloutissement.

» Sans être aussi terrifiants, les mêmes phénomènes sur la côte anglaise opposée (Ouest) ne sont pas non plus très rassurants, car l’érosion du littoral dépasse, sur certains points, une moyenne de cinq pieds par an. »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Et le Kent Messenger termine par cette réflexion philosophique :

« Il serait véritablement navrant que la mer, défense naturelle de l’Angleterre, arrivât à devenir son mortel ennemi et son tombeau, peut-être. »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Comme nous ne verrons pas, vraisemblablement, cette heure bénie, chantons avec le poète :


On n’en finira donc jamais
Avec ces n… de D… d’Angliches
Faudrait qu’on les extermin’rait
Et qu’on les réduise en Sandwiches !
etc., etc., etc.

LES SACS IMPERMÉABLES OU SUPÉRIORITÉ DE L’ÉDUCATION SCIENTIFIQUE SUR CE QU’ON ÉTAIT JADIS CONVENU D’APPELER LES « HUMANITÉS ».

Pour Rudyard Kipling.

Les deux aliborons dressèrent l’oreille quand ils entendirent le chef de la caravane qui disait à l’un des hommes :

— Vous chargerez les éponges sur l’un des ânes et les sacs de sel sur l’autre.

Dans l’humanité asine, au cas où j’oserais ainsi m’exprimer, ces deux baudets représentaient nettement chacun un antipode.

Le premier, d’origine française, avait servi, alors qu’il n’était qu’un mignon bourriqueau[3] dans une famille où il partageait les jeux et les leçons des enfants.

Aussi, son éducation s’en était-elle fortement ressentie.

Très calé en littérature, il n’aurait pas été fichu de résoudre une malheureuse équation du premier degré. Quant aux langues étrangères, il les ignorait aussi intégralement que si elles eussent été à créer encore.

Oh ! par exemple, les fables de Lafontaine, il les connaissait toutes sur le bout du sabot et il n’accomplissait pas une seule action dans sa vie sans invoquer une des moralités de cette vieille fripouille, honte de Château-Thierry[4].

L’autre, c’était un de ces baudets anglo-saxons auxquels il aurait fallu se lever de bien bonne heure pour monter le coup.

Peu causeur, il se recueillait dans l’observation des phénomènes ambiants et n’agissait que par méthode scientifique.

On l’appelait Jack.

Notre compatriote (j’ai oublié ce détail, mais il est temps encore de le réparer) répondait, quand il daignait répondre, au nom de Baptiste.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le directeur de la caravane ajouta :

— Surtout, William, paquetez solidement les colis, car nous allons avoir de nombreuses rivières à traverser et, cela me déplairait fort de voir mes marchandises emportées au fil de l’eau.

… Comme nos deux animaux jouissaient d’une vigueur équivalente, on les chargeait indistinctement de tels ou tels bagages selon que l’un ou l’autre se trouvait à proximité.

Tout de suite, Baptiste sentit grouiller en son cerveau de vieilles remembrances classiques :

— Éponges… sel… rivières à traverser… Tiens, mais je ne me trompe pas, il y a une fable de Lafontaine sur ce sujet : L’Âne chargé d’éponges et l’âne chargé de sel. Parfaitement ! Un meunier, son sceptre à la main, menoit, en empereur romain, etc., etc. Moralité : Je vais m’arranger de façon à prendre le sel, le bon sel qui fondra dans la rivière, pendant que cet imbécile d’Angliche aura toutes les peines du monde à s’en dépêtrer avec ses lourdes éponges imbibées d’eau.

De son côté, le british donkey, après avoir jeté un coup d’œil sur le chargement, raisonnait ainsi :

— Du sel… des éponges… chacune de ces marchandises est enveloppée dans des toiles imperméables, bon ! Le lot d’éponges me paraît être de préférable chargement, d’abord parce qu’il est plus léger, et après parce qu’en vertu du principe d’Archimède, ces sacs me serviront de flotteurs au moment des fluviales traversées.

L’âne d’Albion avait raisonné plus juste que le classique français, lequel arriva tout rompu au but du voyage, cependant que le premier terminait sa route en joyeuses et, probablement, ironiques gambades.

Que cet apologue ne soit pas perdu pour vous, pères de famille gallo-romains, dont les fils sont appelés à de rudes combats dans la vie qui se prépare.


UNE NOUVEAUTÉ DANS LA STATUAIRE

J’ai vu bien des femmes pleurer leur mari défunt, mais jamais avec autant de ferveur que cette pauvre baronne de Plucheuse.

Mais aussi quel bel homme c’était, le feu baron, et si aimable, malgré sa rudesse apparente !

Et colonel de cuirassiers, par-dessus le marché, ce qui ne gâte rien.

La baronne possédait de son cher disparu un buste fort ressemblant, ma foi, du temps qu’il était capitaine.

Ce buste ne lui suffisant pas, la noble femme fit exécuter par un sculpteur en vogue une magnifique statue équestre grandeur nature, représentant son bel officier en grande tenue et monté sur Fleur de zinc, sa jument favorite.

Cette œuvre d’art ornait la pelouse située sous les fenêtres de notre inconsolable veuve, jamais saturée de contemplation.

… Le pieux souvenir des trépassés est sentiment fort louable en soi, mais évitez soigneusement qu’il tourne à la manie, sans quoi les autres personnes perdraient toute pitié pour vous et, même des fois, n’hésiteraient pas à vous tourner en dérision.

Ce fut le cas de Mme  de Plucheuse.

Loin de s’atténuer avec le temps, la mémoire du colonel prit, au contraire, chez la baronne, une virulence peu commune : Mon pauvre mari par ci, mon pauvre mari par là !

Sinistre rasoir posthume.

N’alla-t-elle pas, brave et chère femme, jusqu’à s’écrier, un jour qu’on parlait devant elle de cette chose affreuse qui déchire notre chère France (n’insistons pas) :

— Ah ! si le colonel avait encore existé, cette affaire-là ne serait jamais arrivée !

Et l’assistance de ne pouvoir s’empêcher de sourire.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Il y a quelques semaines, me trouvant dans le pays, j’eus l’idée de pousser jusqu’au château de la baronne, afin de présenter mes hommages à cette touchante et fidèle créature.

La conversation roulait depuis environ une heure sur le sujet que vous devinez tous, lorsque, s’interrompant, elle me confia :

— Mes affaires m’appellent à Paris, mais ce qui m’ennuie dans ce déplacement, c’est la question d’hôtel.

— Il en est pourtant de fort convenables.

— Oui, je sais, mais en trouverai-je dont les appartements soient assez hauts de plafond ?

— Assez hauts… cela dépend de ce que vous appelez assez hauts.

— Parce que, je vais vous dire, je ne veux pas voyager sans la statue de mon pauvre mari.

— La statue ? Pas la statue équestre, pourtant ?

— Mais si.

— Une réduction, alors ?

— Pas du tout, grandeur nature.

Allons, bon ! Ça y était ! La baronne était folle, il fallait s’y attendre.

Quelle idée de trimballer avec soi un groupe en bronze d’au moins vingt mille kilos !

J’essayai de plaisanter :

— Vous n’avez pas peur, baronne, de payer un petit excédent de bagages ?

— Oh ! nullement, vous n’avez pas idée de ce que c’est léger. Cela tient dans une petite valise.

Pauvre bonne femme, tout de même !

Elle ajouta :

— Venez, je vais vous montrer. C’est fort curieux.

Nous passâmes dans une pièce voisine.

D’un placard, elle sortit un paquet dont, tout d’abord, je ne devinai pas la nature, puis elle fit manœuvrer une pompe à pneu.

Pneu à pneu… non, je me trompe, peu à peu, et sous l’action de l’air comprimé, l’amas confus se souleva, et prit une forme que je reconnus bientôt.

C’était la statue du colonel… en baudruche !

OÙ S’ARRÊTERA LA PUBLICITÉ ?

À l’heure où ce livre paraît et, — d’ailleurs, depuis pas mal de mois — on travaille, lentement mais sûrement, à remplacer de vieux kiosques par des kiosques neufs.

Voilà ce qu’on peut, sans crainte, qualifier d’événement bien parisien.

Ces kiosques — ajoutons l’explication pour nos lecteurs des bourgades lointaines — sont de ceux qui abritent certains sergents de ville, étranges gardes forestiers, chargés de la surveillance des sapins de la capitale.

Pourquoi les stations de fiacres s’affublent-elles de tant de police armée ? problème que je ne saurais résoudre.

Dans cent autres cités que je pourrais idem, et non de mince importance, le véhiculage de nos contemporains s’accomplit sans que des gens armés de sabres perdent leur temps à relever les numéros de toute guimbarde arrivant ou partant.

Mystère et beauté de la bureaucratie ?

Mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit, c’est de ce qui va suivre.

La préfecture de police a profité de l’occasion pour se moderniser et se transformer en agence de publicité.

Jalouse des colonnes Morris, jalouse des kiosques à journaux, ladite préfecture a décidé que ces kiosques à elle deviendraient aussi prétextes à réclame et seraient tapissés d’affiches tapageuses.

Grâce à des moyens un peu spéciaux de persuasion, l’affaire réussit à merveille.

Des agents furent dépêchés chez industriels, commerçants, brasseurs d’affaires, marchands de tout et d’autre chose.

L’agent, à la fois de police et de publicité, disait à ces personnes, sur un ton qui n’admettait pas de réplique :

— C’est tant par carreau.

— Je réfléchirai.

— Vous réfléchirez après.

— Mais, monsieur…

— Ah ! pas de rouspétance, hein !

Le pauvre industriel comprenait et, pour éviter le fâcheux passage à tabac, signait ce qu’on voulait.

Du reste, la polychromie qui résulte de ce nouvel affichage n’a rien de déplaisant : c’est une bariolure de plus en ce Paris qui foisonnait déjà de tant d’arlequins.

Et puis, ce n’est pas tout !…

Encouragée par son succès — c’est un succès — la préfecture de police ne va pas s’arrêter en si belle route.

Des affiches aux vitres des kiosques, c’est bien. Des sergots sandwiches, c’est mieux.

Et Paris va connaître le spectacle affligeant de ses chers gardiens de la paix trimballant des pancartes sans pudeur, en lesquelles un lâche anonyme prétend — où est le contrôle ? — qu’il ne fume que le Nil !

Quand on est lancé dans la voie glissante de la publicité, bien malin celui que dirait où l’on s’arrêtera.

Tout cela est fort triste, et je vois — j’entends, plutôt — d’ici une paire de sergents de ville clamant, navrés, tout en faisant leur ronde :

— Ce soir, à dix heures, aux Folies-Bergère… etc.

EXPLICATION BIEN NATURELLE D’UN ACCIDENT… EN APPARENCE ÉTRANGE

Je suis en train de mettre la dernière main à un ravissant petit acte intitulé :

BROUILLÉS DEPUIS
le meeting de la salle
WAGRAM


Il s’agit, bien entendu, de deux jeunes gens unis par les liens de la plus étroite amitié depuis leur enfance jusqu’aux jours néfastes où l’Affaire, la détestable Affaire, fit de notre pauvre France une vaste marmite à bouillon de culture pour microbes de la division.

Ces deux jeunes gens…

Mais ne déflorons pas cette délicieuse comédie et passons, sans quitter ce sujet, à une anecdote qui démontre à quel point j’ai raison en maudissant lesdits microbes.

… Nous eûmes l’idée véritablement touchante d’aller, sans crier gare, souhaiter la bonne année à d’excellents amis réfugiés, pour de cruelles raisons, dans une petite maison du côté de Garches.

On fut bien reçu, mais non sans essuyer le reproche de notre improviste à cause, disaient nos amis, de la nourriture assez difficile à se procurer dans le pays.

— Rassurez-vous, nous avons apporté un gros jambonneau et une langouste monstrueuse. Avec une bonne omelette que vous allez nous faire sauter…

La jeune femme appela une petite fille, enfant d’une voisine.

— Jeannette, tu vas me rendre le service d’aller me chercher une douzaine d’œufs chez le père Cocardier. Et surtout, prends bien garde à ne point les casser.

— Je ferai attention, madame !

Quelques minutes plus tard, la fillette était de retour.

On ouvrit son panier et notre désappointement éclata de voir nos pauvres œufs brisés, pochés, écrasés, ne formant plus qu’un informe magma.

De véritables œufs brouillés, quoi !

— Jeannette, tu as couru, tu t’es fichue par terre avec ton panier.

— Non, madame, je n’ai pas couru et je ne me suis pas fichue par terre.

— Jeannette, c’est très vilain de mentir !

— Je vous assure, madame, je ne mens pas.

La lueur de la vérité brillait dans les yeux de l’enfant, et le timbre de la bonne foi vibrait en ses propos.

— Voyons, Jeannette, explique-nous…

— Mais, madame, je ne sais pas, moi ! Je suis allée chez le père Cocardier, il ne m’a donné que six œufs parce que ses poules ne pondent plus, rapport à la froid ; alors, je suis montée jusqu’à la ferme du château, pour prendre six autres œufs…

J’interrompis la fillette : je commençais à deviner la vérité.

— Pardon, chère madame ; quel est ce père Cocardier ?

— Un vieux militaire, un patriote exalté, héros de Magenta, qui n’admet pas qu’on blague l’armée.

— Et le château à la ferme duquel Jeannette compléta sa provision d’œufs ?

— C’est le château des Lévy.

— Tout s’explique et comment ne comprenez-vous pas, mes chers amis, que de ce contact entre œufs provenant les uns de poules patriotes, les autres de volailles dreyfusardes, ne pouvait résulter spontanément, et bientôt, que… des œufs brouillés !

TARIF EXAGÉRÉ

La communication suivante recèle une trop légitime remarque pour que nous la passions sous silence :

« Honoré Monsieur,

» Tout le monde, à Paris, est unanime à vous désigner comme digne en tous points, d’abord de comprendre et ensuite de répandre cette protestation contre un incroyable abus.

» Il faut commencer par vous dire que, citoyen américain, je suis débarqué en France, il y a quelques semaines, comme délégué d’une grande Société dont vous avez peut-être entendu parler ici : The friendly Association for mutual Vivisection (Association amicale de Vivisection mutuelle).

» Les frais de voyage que m’alloue la Société me permettent, Dieu merci, de voyager en première classe, dans des conditions de bien-être et de luxe qu’on ne saurait payer trop cher.

» Aussi, n’est-ce pas contre ce tarif que j’entends récriminer.

» Mais les pauvres gens qui voyagent en troisième classe ! Savez-vous ce qu’on leur demande pour les amener de New-York au Havre, voyage d’une durée de sept jours (mettons huit et n’en parlons plus) ?

» On exige d’eux la somme de 310 francs. Ne nous emballons pas et raisonnons froidement, raisonnons par comparaison.

» Je me suis rendu dernièrement d’Auteuil, où je demeure, à Charenton, où j’ai déjà fait pas mal d’adhésions.

» J’ai accompli ce trajet d’environ une heure à bord d’un bateau-omnibus, pour la modique somme de dix centimes.

» À raison de dix centimes par heure, un voyage d’une journée reviendrait à. 2 fr. 40, et les huit jours, à 19 fr. 20, mettons 20 francs pour être large…

» Vous m’interrompez : Et la nourriture ? Et le coucher ?

» J’admets votre objection.

» Comptons 10 francs par jour (et je suis généreux, car le confortable, en troisième classe, de paquebots transatlantiques est loin de représenter un tel débours), nous arrivons à 80 francs pour ces huit jours de pension flottante.

» Or, 80 + 20 = (si je ne me trompe) 100.

» Nous voilà loin des 310 francs qu’exigent les rapaces Compagnies de navigation.

» Qu’en pensez-vous, honoré maître ? et que répondre à l’éloquence poignante de ces chiffres ?

» Il ne tient qu’à vous de signaler cet abus et peut-être même d’y trouver un remède immédiat.

» C’est dans cet espoir que j’ai l’honneur, etc., etc.

» H.-W.-K. Merrystone. »


Le remède à cet abus ? Eh ! mon Dieu ! il s’indique de lui-même.

Que la Compagnie parisienne des bateaux-omnibus saisisse l’occasion aux cheveux !

Qu’elle étende son trafic et, puisqu’elle est outillée pour véhiculer le monde à deux sous de l’heure, qu’elle aille chercher à New-York même les bons Yankees désireux de voir à bon compte l’Exposition de 1900.

C’est les Pereire qui feront une tête !

RECONSTITUONS NOTRE SYSTÈME DE DÉFENSE NATIONALE

On n’en finira donc jamais avec ces N… de D… d’espions ! Dernièrement, un Italien, le général Giletta n’a-t-il pas été arrêté à Nice ?

Est-ce que cela ne vous casse pas bras et jambes de ne plus se sentir tranquille chez soi, et de penser que le plus pâle de nos cantonniers français ne peut pas casser un mètre de cailloux sans que les états-majors de la Triplice en soient avisés au plus tôt ?

C’est donc, ou jamais, l’occasion de publier la curieuse proposition que voici :

« Cher monsieur Allais,

» Sous des dehors sceptiques, vous cachez (je le tiens d’une de vos anciennes maîtresses) l’âme vibrante d’un hautain patriote.

» Aussi, est-ce à vous que je m’adresse, sans hésiter, pour la vulgarisation du projet suivant :

» Vous n’ignorez pas que voilà notre système de défense nationale horriblement compromis.

» Nos secrets militaires sont depuis longtemps la proie de l’étranger et messieurs nos ennemis détiennent des cartes de France comme je nous en souhaiterais à nous-mêmes.

» Une idée m’est venue que je crois géniale.

» Jugez-en :

» Les états-majors étrangers connaissent la France mieux que nous : c’est entendu.

» Ils possèdent des cartes de notre pays d’une effroyable précision et d’une mise à jour terrifiante : nul ne le nie !

» Eh bien ! avec un peu de bonne volonté de la part de tous les bons Français, on pourrait réduire à néant cette formidable documentation.

» Il s’agirait de changer de fond en comble l’organisation routière de la France.

» Saisissez-vous ?

» Il faudrait que, dès demain, tout le monde s’y mettît (sic) : l’État, les départements, les arrondissements, les cantons, les communes, les simples particuliers.

» Les routes nationales, on les rétrécirait jusqu’à les transformer en sentiers. (Les sentiers sont d’étroits chemins, comme a dit Albert Mérat, ce poète mort vieux.)

» Les simples chemins communaux, on les transformerait en voies de grande communication, etc., etc.

» Il y a certaines routes qu’on supprimerait complètement, d’autres qu’on créerait de toutes pièces.

» Sans compter qu’on pourrait changer l’orientation de toutes ces routes : celles qui vont de l’Ouest à l’Est, elles iraient de l’Est à l’Ouest. Et réciproquement.

» La voyez-vous d’ici, la tête de l’état-major allemand devant ce chambardement routier ?

» Et tous ces superbes atlas qui ne seraient plus bons qu’à envelopper leurs saucisses de Francfort ! Ce serait à mourir de rire.

» Mais ce n’est pas tout.

» … J’ai observé qu’en campagne, les clochers des églises fournissent de précieux renseignements pour la détermination de la position des villages. (Cette remarque, d’ailleurs, ne m’est pas strictement personnelle.)

» Il faudrait alors faire un chaleureux appel au patriotisme du clergé français.

» Au lieu d’être fixes, comme cela se pratique généralement, les clochers seront mobiles.

» Vous n’ignorerez pas qu’en Amérique on déplace couramment des maisons d’une dizaine d’étages.

» En cas d’invasion, les clochers posés sur d’énormes rouleaux se déplaceront, halés par toute la population, et viendront se placer au cœur même de la rase campagne, complétant ainsi le déroutement des armées ennemies.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

» Agréez, etc.

» Un agent voyer patriote. »


Certes, si un projet fut pratique et facilement réalisable, c’est bien celui-là.

Qu’en pense notre ministre de la guerre ?

LES ESCARGOTS SYMPATHIQUES

Parmi les survivants de la Commune, citons également M. Jules Allix, ancien maire du dix-huitième arrondissement et inventeur de l’escargot sympathique.
(Les Journaux.)


Tous les ans, j’ai la louable commune d’assister à l’un des banquets anniversaires du 18 mars, excellente date comme j’en souhaiterais maintenant une autre à la France.

Ainsi que Clémenceau le fait pour la Révolution, j’admets la Commune en bloc, et je professe à l’égard de cette magnifique insurrection, panachée pourtant d’un fort cabotinage et de quelque démence, un intérêt sans bornes.

Aussi, l’autre soir, bondis-je d’allégresse quand le père Babik me dit :

— Connaissez-vous Allix ?

— Quel Allix ?

— Mais Allix, parbleu, le seul Allix, l’ancien maire du dix-huitième arrondissement pendant la Commune.

— Allix ? L’inventeur de l’escargot sympathique ?

— Lui-même.

— Il est donc encore vivant ?

— Et bien vivant ! Tenez, regardez-le, là-bas, à droite de Martin.

— C’est lui ?

— C’est lui.

L’émotion me serrait à ce point la gorge que je demeurai quinze ou vingt secondes avant de pouvoir me remettre à manger.

Allix ! L’inventeur de l’escargot sympathique !

Le plus drôle, c’est que je ne me rappelais pas du tout en quoi consistait ce fameux escargot sympathique.

Dans le temps, j’avais bien lu quelques plaisanteries à ce sujet, mais depuis, l’ouragan de la vie avait balayé de ma mémoire jusqu’à la moindre souvenance de ces choses.

Après le repas, Jules Allix voulut bien me développer lui-même son étrange invention.

Devant telles découvertes, l’esprit humain n’a plus qu’une ressource, c’est de rester confondu.

Pour ceux de nos lecteurs, non initiés à cette belle conception de M. Allix ou en ayant, comme moi, égaré le souvenir, je vais me permettre un court exposé :

Le moindre quidam tant soit peu connaisseur en mœurs des escargots, sait que certains de ces animaux poussent entre eux la sympathie à un degré inconnu chez toute autre espèce animale.

Même loin l’un de l’autre, ces bêtes sont douées d’un synchronisme mathématique, oserais-je dire.

Deux escargots sympathiques opèrent à la même seconde les mêmes mouvements ; ils sortent de leurs coquilles, rampent, se démènent, lèvent les yeux aux cieux, comme le ferait leur propre image reflétée dans une glace.

De là, à créer, sur ce principe, une sorte de télégraphie, le pas fut vite franchi.

M. Allix prit 48 escargots qu’il divisa en deux équipes de 24, dans laquelle un individu correspondait à un frère sympathique.

Sur chacune des coquilles, le maire du xviiie arrondissement écrivit une lettre de l’alphabet, de telle façon que l’escargot A, par exemple, de l’équipe no 1 fût précisément le sympathique de l’escargot A de l’équipe no 2.

M. Allix conserva l’équipe no 1 chez lui.

Un de ces amis emporta à Dublin l’équipe no 2. Quand M. Allix remuait l’escargot V, aussitôt l’escargot V de Dublin s’agitait.

Le reste se devine aisément.

M. Allix put ainsi correspondre avec son ami, sans que les sbires de Badinguet et, plus tard, les mouchards de Thiers s’en doutassent le moins du monde.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

… À ce moment, une belle jeune fille qui disait des vers :

T’en souviens-tu ? C’était du temps de la Commune…

interrompit l’intéressante communication de M. Allix.

PROJET D’ATTITUDE ANTI-AMICALE VIS-À-VIS DE L’ANGLETERRE

Bien entendu, je laisse à mon honorable correspondant la responsabilité des expressions plutôt vivaciteuses qui émaillent son intéressante épître.

« Cher Monsieur,

» Vous qui êtes né dans un port de mer de l’Ouest, vous me comprendrez.

» Fils de Bretons, Breton moi-même, j’ai sucé, tout jeune, l’irréductible lait de l’anglophobie la plus résolue et longtemps avant de pouvoir balbutier papa et maman, je rugissais : Cochons d’anglais !

» Je dois ajouter que, depuis l’époque bénie de mon enfance, la perfide Albion n’a rien fait en vue de conquérir mes bonnes grâces.

» Au contraire.

» Ne rappelons pas la douloureuse histoire de Fachoda, ni d’autres plus récentes ; ne rappelons rien, mais rappelons-nous !

» Ah ! les Anglais !

» On pourrait tout au moins les embêter fortement, et, si on voulait, ce n’est pas les occasions qui nous manqueraient.

» Voici le Gulf-Stream, par exemple.

» Vous n’ignorez pas que le Gulf-Stream est ce courant d’eau chaude qui, provenant du golfe de Mexique, touche le littoral de notre Bretagne pour aller réchauffer les vieilles côtes de la vieille Angleterre (Old England, tailor for gentlemen).

» Qui nous empêcherait, après nous en être servis, de le refroidir, ce courant, de l’abaisser à une température voisine de la congélation ?

» (L’industrie du froid en est aujourd’hui arrivée à un point de perfection pratique telle que cette opération serait un jeu d’enfant pour nos ingénieurs.)

» Et voyez la tête des Angliches s’apercevant un beau matin qu’au lieu du tiède et béni Gulf-Stream, c’est un courant d’eau frappée qui leur arrive.

» Peut-être ce léger changement survenu à la british thermicity suffirait-il à calmer les ardeurs guerrières du gros John Bull.

» Ensuite, puisque nous sommes en train de faire du froid sur une vaste échelle, qui nous empêcherait, le jour où les Anglais nous échaufferaient trop les oreilles, de congeler fortement le Pas-de-Calais et d’y faire passer un bon corps d’armée, ou deux ?

» Vous souriez.

» Pourquoi ?

» Ne vit-on pas sous le premier Empire des dragons français galoper sur la glace et capturer à coups de sabre toute une flotte hollandaise ?

» Quand ce ne serait que pour la rigolade, on devrait essayer. N’êtes-vous pas de mon avis ?

» Veuillez agréer, etc., etc.

» Un vrai Breton. »


Je ne demande pas mieux, mais ce sera pour le coup que sir Edmund Monson pourra dire, non sans une apparence de raison, que la France prend, contre son pays, une attitude antiamicale.

UN PEU DE STATISTIQUE

J’ai l’honneur d’être au mieux avec M. Z…, le sympathique chef du bureau de statistique à la Compagnie des Omnibus.

Ainsi, quand un quidam, s’exagérant mon influence, vient me demander de lui procurer quelque place avantageuse, m’enpressé-je de le diriger vers mon ami avec un mot des plus pressants.

Neuf fois sur dix, et même un peu plus, le quidam est prié de repasser à des dates ultérieures, tellement ultérieures qu’il en a parfois froid dans le dos.

Car il faut vous dire que cette situation est fort demandée, non pas tant à cause des fabuleux appointements qui ne s’y attachent point, d’ailleurs, que rapport au délicieux passe-temps qu’elle constitue.

La statistique, en effet, est une science éminemment gaie et qui n’exige aucun surmenage intellectuel, sans compter que ceux qui s’en occupent ont toujours énormément de temps devant eux pour livrer leur petit travail.

Pourquoi cette longanimité des grandes administrations à l’égard de leurs statisticiens ? Voilà un problème que je ne me charge pas d’élucider. Encore une de ces mille énigmes qui déconcertent les plus clairvoyants des humains !

Chaque administration a son système de statistique, mais je crois qu’il en existe peu d’aussi curieux que celui employé à la Compagnie de nos Omnibus parisiens.

Ainsi, par exemple, ces messieurs sont actuellement en train d’évaluer le nombre approximatif de voyageurs que leurs voitures auront à transporter en l’an 1900.

Voici comment ils opèrent :

Prenons, par exemple, le cas de l’omnibus Batignolles-Clichy.

En 1889, date de la précédente Exposition universelle, ladite ligne a transporté 9847433,17 voyageurs.

Il est clair, disent ces messieurs, qu’en l’an 1, ladite ligne en aurait transporté 1889 fois moins.

Et non moins clair, qu’en 1900 elle transportera 1900 fois plus.

Il n’y a donc plus qu’à exécuter une simple règle de 3 et à accomplir ce petit calcul :

Un bébé de vingt mois tant soit peu précoce se tirerait facilement d’une opération aussi limpide.

Et le plus curieux, c’est que les résultats ainsi obtenus sont généralement couronnés de succès.

Que M. Brunetière cesse donc une bonne fois de nous raser avec sa banqueroute de la science !

RÉFORME ORTHOGRAPHIQUE INTERNATIONALE

Un de mes lecteurs m’adresse la lettre suivante que je m’empresse de publier, dans l’espoir qu’elle sera bien accueillie par tous les gens de bon sens qui me font l’honneur de me lire :

« Monsieur et honoré maître,

» À qui de plus autorisé que vous pourrais-je m’adresser pour lancer un projet dont la réalisation aurait une portée incalculable au point de vue de la prononciation de la langue française par les peuples tudesques ?

» Vous n’êtes pas sans avoir remarqué — observateur comme vous l’êtes — le parti pris farouche que mettent les Allemands à déformer le son de nos principales consonnes.

» Dans leur bouche, le b devient un p, le d un t, l’f un v, le g un k, le j un ch, etc., etc.

» Et réciproquement.

» Un de mes amis, qui est Allemand, garçon de haute culture pourtant, ne dérage pas quand il vient à Paris.

» Au café, par exemple, quand il demande du porto, c’est un verre de bordeaux qu’on lui apporte. De même qu’au restaurant, quand il manifeste le désir de boire une bouteille de bordeaux, vite on lui livre un flacon de porto.

» Donne-t-il un rendez-vous à la Bodinière, les gens s’en vont l’attendre à la Potinière de l’avenue du Bois.

» Le moyen de remédier à ce petit inconvénient serait bien simple, me dites-vous.

» Ce serait de prendre le contre-pied de la prononciation défectueuse et, pour peu qu’on soit Allemand, d’exiger du bordeaux quand on souhaite du porto.

» En théorie, vous avez raison, mais pas en pratique.

» Mon ami a tenté mille fois ce procédé, lequel ne lui a jamais réussi.

» On ne remonte pas facilement le flot de l’habitude.

» C’est dès le berceau, a dit Paul Leroy-Beaulieu, qu’on doit tenter de redresser le jeune arbre tortu.

» Partant de ce principe, je travaille à un dictionnaire franco-allemand dans lequel les mots français seront figurés, non pas comme on les prononce chez nous, mais on les prononce chez eux.

» Le mot capitaine, par exemple, écrit dans mon dictionnaire gabidaine sera dès lors prononcé par le jeune Prussien aussi purement que par le même Batignollais.

» Un dictionnaire, c’est bien, mais ce n’est pas suffisant.

» Je vais (pendant que j’y suis, qu’est-ce que je risque ?) entreprendre la publication des principaux chefs-d’œuvre français transcrits ad usum des prononciateurs allemands ; par exemple :

» Foui, che fien tan zon dambl atoré l’Édernel, etc., etc.

» Je n’insiste pas : vous avez compris.

» Puis-je compter, honoré maître, sur votre si puissante vulgarisation ?

» Veuillez, etc., etc.

« Dr  Y… »


L’idée du docteur Y… me paraît excellente, mais est-elle aussi pratique qu’il semble le croire ?

Tout est là.

COMME QUOI TOUT DÉPEND DU POINT DE VUE AUQUEL SE PLACENT SUJETS (OU CITOYENS) DE NATIONALITÉS DIFFÉRENTES.

Me trouvant devant un paquet d’épreuves d’imprimerie à corriger (comme elles le méritent) et à remettre dans le plus bref délai, je résolus de ne point remonter jusqu’à ma maison et de m’installer dans ce petit café blanc, d’aspect si bourgeois, et qui devait être parfaitement tranquille à cette heure de la journée.

S’y trouvaient installés deux messieurs qui discutaient, d’abord sur un calme ton, mais dont le diapason, surtout à l’un d’eux, ne tarda pas à monter très haut.

— Calmez-vous, disait l’autre avec un fort accent autrichien, calmez-vous. Ces affaires ne regardent que nous, et il est inutile d’ameuter le monde.

— Je m’en f…, moi, d’ameuter le monde ! répliquait le jeune homme avec un accent bien français, cette fois. Qu’est-ce que je risque, moi, tandis que vous !…

Je compris vite de quoi il s’agissait.

L’Autrichien, un usurier, ou représentant d’usuriers, refusait farouchement — chose à première vue bizarre — d’accepter l’argent que lui offrait notre compatriote.

— Les arrangements, disait-il, sont les arrangements. Vous avez signé des billets, vous devez les payer intégralement.

— Est-ce que vous vous f… de moi ? Vous m’avez à peine remis vingt-cinq mille francs et je vous ai signé plus de soixante mille francs de billets. Je vous rendrai vos vingt-cinq mille francs et pas un rotin de plus !

— Les arrangements sont les arrangements.

Cette fois, le jeune homme, perdant patience, arbora la plus violente des attitudes.

Il empoigna l’Autrichien au collet et, sans doute ignorant de la procédure en pareille matière, s’écria :

— Allons nous expliquer au poste !

L’Autrichien pâlit, et sortit aussitôt de sa poche un gros portefeuille, dont il extirpa les billets du jeune homme, lequel, de son côté, mettait à jour une forte liasse de bank-notes.

— Pas de scandale ! proclama l’Autrichien, voici vos billets.

— Voilà votre galette.

Tous deux vérifièrent ; le compte y était.

Le jeune homme s’en alla, non, d’ailleurs, sans avoir payé les deux consommations.

(Ce détail n’est rien, mais il indique bien le tempérament chevaleresque des Français.)

Quelques minutes plus tard, deux autres messieurs, également autrichiens, rejoignaient le premier :

— Eh bien, est-ce arrangé ?

La douloureuse grimace du vaincu crispa la face de notre homme :

— Cette affaire-là, gémit-il, c’est pour nous un véritable Austerlitz.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le hasard voulut que le soir même de ce jour, je rencontrasse le jeune homme français héros de l’aventure.

C’était dans un restaurant où je me trouvais déjà quand il entra. Il alla droit vers lui, et tous, allusion évidente à la scène dont j’avais été le témoin fortuit, demandèrent :

— Eh bien, mon vieux, quoi de nouveau ? As-tu vu ton bonhomme ? Est-ce arrangé ?

À ce moment, notre homme ressembla positivement à Napoléon 1er.

Pour accentuer encore l’analogie, il posa son chapeau en travers sur sa tête et enfourna sa main droite dans le haut de son gilet :

— Ah ! mes amis, triompha-t-il, un véritable Austerlitz !

Et ce fut lui qui commanda le menu, un menu royal, impérial plutôt !

CE QU’ON POURRA NOMMER — ET SANS CONTESTE — LE CLOU DE L’EXPOSITION.

Je viens de passer toute la matinée sur les chantiers de notre Exposition proche.

Une vraie ruche !

Les palais sortent du sol comme à la suite du coup de baguette de quelque fée ; les palissades, également, s’édifient très vite, et j’ai vu une petite cabane pour surveillant, laquelle n’exigea pas plus d’une semaine pour se voir entièrement parachevée.

Ah ! on voit bien que nous sommes dans le siècle de la vapeur !

(Encore un an et nous serons dans celui de l’électricité, en attendant mieux. Qui sait ce que l’avenir réserve à nos petits-neveux, et nièces ? Quel fluide nouveau ?)

Plusieurs constatations, notamment, m’enchantèrent.

Le conseil d’administration de la Tour Eiffel s’est enfin décidé à faire remplacer par des pièces en fer toutes les vieilles lattes de bois pourri (les trois quarts au moins du monument) qui en faisaient partie, depuis dix ans, à la grande terreur des gens compétents.

Visité aussi l’emplacement de la coquette à la fois et grandiose exhibition des sœurs Vaissier : la fameuse bulle de savon de 300 mètres de diamètre.

Ce sera très joli, mais ces dames sauront ce que cela leur coûte.

Je me déclarais enchanté de toutes ces merveilles, mais mon cicérone (M. Picard lui-même, s. v. p.), hochait la tête, de l’air d’un homme point arrivé à son summum de ravissement.

— Tout cela, finit-il par dire, tout cela ne nous donne pas notre clou.

— Quel clou ? fis-je, l’esprit ailleurs.

— Le clou de l’Exposition, donc !

— Vous voulez installer un clou à l’Exposition ?

Un peu de surprise teinta le facies de M. Picard.

— Bien sûr ! dit-il. Il faut toujours un clou dans une exposition qui se respecte.

J’avais toujours l’esprit ailleurs, et le malentendu continua.

— Mais si vous voulez un clou à votre Exposition, m’obstinais-je, qui vous empêche d’en construire un ?

La surprise qui teintait le facies de M. Picard s’accentua en ahurissement.

— Construire un clou ?

— Quoi de plus simple ?… Et c’est, en effet, une très bonne idée d’installer un clou à l’exposition. Beaucoup de personnes sortent de chez elles sans prévoir la somme exacte de leur dépense probable. On est tenté par quelque bibelot ingénieux qu’on ne retrouvera peut-être pas ailleurs et d’ici longtemps… on n’a plus le sou. Alors, quoi de plus aisé, que de courir au petit pavillon ad hoc et d’y engager sa montre, les humbles bijoux de sa femme, ou les riches diamants de sa maîtresse ?

M. Picard se tenait les côtes ; il avait saisi.

— Un clou ! se secouait-il convulsivement, un clou ! C’est un mont-de-piété que vous compreniez ?

— Pas autre chose.

Puis, devenu subitement grave, M. Picard s’écria :

— Mais c’est une idée excellente que vous avez là !

Il mit alors le doigt sur le bouton du téléphone.

Un ingénieur apparut :

— Ingénieur, commanda M. Picard, érigez-moi un mont-de-piété, un joli mont-de-piété, bien en vue, et arrangez-vous de façon que cet édifice soit entièrement terminé avant la tombée de la nuit.

— Entendu, monsieur le commissaire général ! fit l’homme en se retirant.

VÉGÉTARISME INTÉGRAL

Un correspondant anonyme mais bien intentionné m’envoie, des bords de la Tamise, un fragment de journal en lequel je déguste des lignes savoureuses et bien britanniques.

Jugez plutôt.

La dernière réunion des végétariens anglais fut, paraît-il, empreinte d’un caractère d’intolérance plus farouche que jamais.

À la grande majorité, on répudia non seulement les personnes qui mangent de la viande ou du poisson, mais encore toutes celles qui font emploi, en vue de vêtements, ornements ou tous autres usages, de la peau, du poil, des plumes, etc., etc., d’animaux mis à mort.

— Mais le cuir ! objecta mollement un assistant. L’humanité ne saurait se passer de cuir, quand ce ne serait, voyons, que pour les chaussures.

Alors, l’un des plus fanatiques croisés se leva et, d’une voix forte, dit :

— Les chaussures en cuir ne valent rien, rien de rien ! J’en fabrique en herbe qui leur sont mille fois préférables.

Des chaussures en herbe ! L’assemblée n’en revenait pas !

L’apôtre reprit :

— Du reste, j’en ai apporté un certain lot, et je me ferai un plaisir d’en donner à tous ceux qui voudront bien les chausser ici-même.

Quelques pauvres diables s’avancèrent et reçurent chacun une paire de bottines en herbe.

(Que le lecteur ne croie pas à une plaisanterie. On fabrique, en effet, depuis quelque temps, et surtout en Amérique, une sorte de substance composée d’herbe traitée d’une certaine façon, puis agglomérée, comprimée, laminée, etc.)

Les vagabonds se déclarèrent tout d’abord ravis de ces étranges godillots, mais l’un d’eux, interviewé le lendemain par un de nos brumeux confrères, exprima, sur le mode amer, son désenchantement.

Récit du vagabond :

« Les bottines en herbe semblables à celles qu’on m’offrit hier sont très bonnes, très douces au pied et résistent fort bien à l’humidité.

» Je ne m’étais jamais senti si bien chaussé et me jugeais, au moins en ce qui concerne les extrémités inférieures, au sommet du confortable.

» Toute la journée, donc, je marchai sans éprouver la moindre fatigue et quand le soir fut venu, ce fut plutôt par coutume que par lassitude que je gagnai ma chambre à coucher.

» Ma chambre à coucher, il faut vous le dire, monsieur le reporter, n’est pas une chambre à coucher, au sens que les gens de la bourgeoisie aisée attachent à ce mot. C’est plutôt un square (lequel, rapport aux indiscrets policemen, vous me permettrez de celer l’adresse), sorte de petit parc où quelques moutons me servent de camarades de lit, si j’ose m’exprimer ainsi.

» La nuit fut bonne et, déjà, je goûtais le pur sommeil du matin, quand j’éprouvai, soudain, un intolérable chatouillement à la plante (c’est le cas de le dire) des pieds.

» Mes amis, les moutons, tranquillement, paissaient mes bottines.

» Conclusion : Les chaussures en herbe sont tout ce qu’il y a de plus recommandable, sauf pour le cas des gentlemen qui se voient contraints à partager le dortoir des herbivores. »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Tel fut le récit du tramp.

Ajoutons, avec infiniment d’esprit, que pareille mésaventure attend les personnes qui essayeraient de se chausser avec des bottes de cresson.

PAUPÉROMOBILISME

Il m’a été donné d’éprouver, hier, la plus profonde — peut-être — stupeur de ma vie.

On m’a montré un monsieur à la fois cul-de-jatte et riche.

… Pourquoi, jusqu’à présent, n’avais-je pu concevoir, en mon pauvre cerveau simpliste, la possibilité de rencontre entre opulence et cul-de-jattisme ?

Pourquoi ?

Je ne sais pas.

Les esprits les mieux doués ont parfois de ces déconcertantes lacunes.

Un cul-de-jatte riche, même très riche ! j’en tombai de mon haut (1m 83).

Et j’eus la brusque envie de tendre la main au passage de ce Crésus infirme.

C’eût été bien son tour, à lui, de me gorger d’un peu de cet or dont je n’ai cessé jusqu’alors d’abreuver ses humbles congénères.

L’ami qui me désignait ce curieux personnage compléta son renseignement :

— Comme l’originalité d’être à la fois cul-de-jatte et riche ne lui suffisait pas, notre homme possède en outre mille autres manies des plus bizarres. Ainsi, pour ne parler que de ce détail, la petite voiture dans laquelle tu le vois se prélasser est une voiture paupéromobile.

J’ouvris de grands yeux, ainsi que je fais chaque fois qu’on me signale un nouveau sport.

— Une voiture… ?

— Paupéromobile. Ce monsieur a inventé le paupéromobilisme, nouveau mode de véhiculage en lequel le pauvre sert de moteur.

— Le pauvre ? le pauvre quoi ?

— Le pauvre tout court… Le pauvre homme, si tu aimes mieux, le pauvre !

— Ah !… parfaitement.

— La chose est très simple, mais il fallait y penser. Notre cul-de-jatte y pensa et le système lui réussit à merveille.

Nous nous approchâmes.

— Le véhicule paupéromobile ne se distingue, à vrai dire, nullement de ces fauteuils roulants au sein desquels on transporte vieillards, paralytiques ou autres.

L’inventeur se contenta d’y adjoindre une pancarte et un distributeur automatique.

La pancarte porte en très grosses et très voyantes lettres ces mots :

Pauvres !
Poussez cette voiture.
Au bout d’un kilomètre
Voyez le réceptacle,
Une pièce de dix centimes
Tombera.

Et, en effet, à chaque kilomètre, une pièce de deux sous s’échappe du distributeur et vient modestement récompenser le travailleur de son effort.

— Mais pardon, interrompis-je mon ami, est-ce que cela ne serait pas plus simple au bonhomme d’avoir un domestique, un seul, qui lui pousserait sa petite guimbarde sans tous ces fatras pseudo-mécaniques ?

— Sans doute, sans doute, s’il ne s’agissait que de purs trimballages ; mais l’homme, à cause de son infirmité, a besoin de distractions diverses, et violentes, et cruelles ! Or, en vue de gagner ces deux sous du kilomètre, des hommes se disputent, se battent, se massacrent parfois. Les couteaux sortent, le sang coule…

— C’est gai ![5]

— Tout est gai.

— Et puis, quand tous les pauvres se seront exterminés pour gagner ces deux sous, Paul Leroy-Beaulieu n’aura plus à s’occuper d’éteindre le paupérisme.

— Qu’est-ce qu’il fera, alors ?

— Des folies !


HONNEUR À MOUGEOT

M. Mougeot est un des plus infatigables sous-secrétaires d’État aux postes et télégraphes que nous ayons possédés depuis longtemps.

Après les mougeottes qu’il inventa, voici les distributeurs automatiques de timbres-poste qu’il inaugure.

Quel sort est réservé à cette nouveauté ? L’avenir se charge de nous renseigner à cet égard ; moi, j’ai confiance.

Cette consécration officielle du distributeur automatique peut être grosse de résultats inattendus.

Après les timbres-poste nous verrons les allumettes, les cigares, tout ce qui sert aux fumeurs, en un mot, distribué mécaniquement.

La mort du bureau de tabac !

Finis negocii petunensis !

Avec quoi désormais, si nous n’avons plus les bureaux de tabac, récompensera-t-on nos veuves de héros ou les vieilles bonnes amies des grands électeurs ?

Encore une question dont se chargera l’avenir. (Pauvre avenir !)

Qui sait si la disparition des bureaux de tabac n’amènera pas, par contre-coup, la suppression des armées permanentes et du suffrage universel !

Quel rêve !

Les distributeurs automatiques, bien que fonctionnant depuis pas mal d’années, n’ont pas encore obtenu en France la généralisation que mérite leur extraordinaire commodité.

Quelques tablettes de chocolat, des bonbons, rien ; un joujou, quoi !

À l’étranger, il en est bien autrement, et sur ce terrain, les cosmopolites (sous ce nom de cosmopolites, je flétris inexorablement tout ce qui n’est pas français), les cosmopolites, dis-je, les sales cosmopolites nous ont battus d’un nombre incalculable de longueurs.

Il y a quelques années, au moment de ma célèbre croisière dans les mers du Sud, nous fîmes escale à Steelcocktown, un port charmant où j’eus la bonne fortune de tomber sur un des rares consuls français qui ne reculent pas devant un mot d’entretien avec compatriotes.

Le bourgogne, notamment, sortait d’une si excellente cave, que la conversation prit, au dessert, une tournure… mettons galante.

— Je suis sûr, s’écria notre consul, que vous ne connaissez pas le Quick-Flirt-Cottage ?

Comment l’aurions-nous connu, je vous le demande un peu, si fraîchement débarqués ?

— Alors, allons-y, poursuivit le bon Français ; mais pas de potin ! La débauche, à Steelcocktown, s’accommode mal du tumulte latin.

Au fond d’une allée peut-être bien de lauriers-roses en fleur ou de tous autres arbustes (je ne pose pas pour le botaniste), se dressait une élégante villa entourée d’un très menu parc.

Une manière de grave gentleman, installé derrière un petit bureau à l’entrée d’un vestibule, nous examina ; puis, très simplement :

Gold ? s’informa-t-il.

Cette question nous invitait à nous munir, contre quelques banknotes, de livres anglaises en or.

Nous acquiesçâmes.

Ensuite, nous voilà dans un salon où, sur les tables, s’étalent des photographies de dames plutôt décolletées dont chacune porte un numéro.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Autant pour la morale que pour le laps, abrégeons.

Bientôt, nous avions fait notre choix.

La pièce d’or glissée dans le slot d’un distributeur automatique nous mit en possession d’une clef garnie d’un numéro adéquat.

Chez la dame, fort jolie d’ailleurs, une autre livre glissée dans le slot d’un autre appareil nous conféra une bouteille de champagne.

Et, ma foi, je ne regrettai pas mes 50 francs (50 francs et quelques pence, la livre anglaise valant un peu plus que 25 francs).

L’ORTHOGRAPHE DU MOT HYPPOLYTE

Les événements tumultueux que nous traversons actuellement ont relégué au second plan (et peut-être même au troisième) la si intéressante, pourtant, question de l’orthographe simplifiée.

Ce n’est point sans un vif sentiment d’orgueil que je me flatte d’avoir été l’un des premiers membres de la Ligue pour la simplification de l’orthographe, car, à l’époque où elle fut fondée, il fallait un certain courage à s’y affilier.

Avouerai-je ?… Oui, j’avouerai que j’étais personnellement intéressé à la question ayant toujours oublié ou n’ayant jamais appris comment s’écrivent certains mots français.

Hippolyte, par exemple.

Je suis un des rares bacheliers français (le seul peut-être) qui ne sachent pas exactement comment s’écrit Hippolyte.

À ce point que je suis forcé d’avoir, dans mon cabinet de travail, un Bottin de Paris.

Pourquoi un Bottin ? vous demandez-vous non sans une pointe d’inquiétude.

Voici :

Quand les hasards de la littérature exigent que je trace sur mon papier le mot Hippolyte, je cherche dans ledit Bottin l’adresse d’un de mes amis (M. Gustave Roger) dont l’office est situé rue Hippolyte-Lebas.

Et me voilà renseigné.

Il serait plus simple, m’objecterez-vous de me procurer un de ces petits dictionnaires où l’on trouve tout, les mots sales comme les noms propres.

Le conseil est parfait et j’y songerai, mais seulement après l’Exposition, à une époque où ces sortes d’engins seront à la fois plus perfectionnés et à meilleur marché.

Ah ! ce Hippolyte !

Que de soucis ne m’a-t-il pas causés, avant l’acquisition de mon Bottin, et que d’humiliations !

Oh ! certes, mon ignorance ne tombait pas jusqu’à le cacographier ipolyte, ainsi que le font certaines natures par trop simplistes.

Ni hippaullythe, ce qui serait l’indice d’une complexion extraordinairement fastueuse.

Je me tenais entre les deux. Eh ! parbleu, je sais bien que ce diable de mot comporte un i et un y, mais comment distribuer judicieusement ces lettres compliquées ?

Là gisait le hic !

Un de mes amis, que cette curieuse particularité intéressait au plus haut point, m’indiqua :

— Il me semble qu’en te rappelant l’étymologie du mot…

Je ne le laissai pas achever. Il avait raison, cet homme !

Et à partir de ce moment, heureux de ce truc mnémotechnique, j’écrivis sans broncher hypolithe.

Rien ne pouvait m’enlever de l’idée que ce nom dérivait des deux mots grecs hypo qui veut dire sous, et lithos qui signifie pierre : sous-pierre !

La chose tournait au burlesque.

Aussi, dès que j’eus un peu d’argent devant moi, m’empressai-je de me procurer le Bottin dont il est question plus haut.

RISIBLE CONFUSION

Je ne sais rien de l’actuel état météorologique de la capitale, mais je puis vous affirmer que le temps dont nous jouissons ici à la campagne est purement délicieux.

Jamais, autant que cette année, je n’avais senti le mélancolique exquis de l’automne et son charme pénétrant.

Toute la campagne à l’air d’être en or.

Aussi décidai-je de rester ici encore une quinzaine de jours : après tout, je ne suis pas complètement indispensable à la vie de Paris, n’est-ce pas ?

Un vieux berger que je consultais sur la durée probable du beau temps m’a répondu, après avoir gravement consulté les quatre coins de l’horizon :

— Dame ! mon bon monsieur, voilà : une supposition que les vents viendraient à tourner d’amont, ça ne serait pas signe de pluie.

Je dus me contenter de ce sibyllin tuyau.

N’importe, il peut pleuvoir, si ça lui fait plaisir (à Il), je me sens bien ici et j’y reste.

Je me suis remis à un sport que je n’avais pas pratiqué depuis bien longtemps : je lis.

J’ai tellement lu que la petite bibliothèque de ma villa est maintenant épuisée et que je me vois contraint de faire venir des livres de la cité voisine où, par bonheur, existe un libraire fort bien approvisionné.

La fermière, en portant ses produits en ville, veut bien se charger de mes commissions.

Chaque matin, dès le tout petit jour, le sabot de sa vieille rouanne, heurtant le pavé de la cour, me réveille.

— Bonjour, monsieur Alphonse.

— Bonjour, mère Rousset.

Et je lui remets une liste de différents objets qu’elle me rapportera de la ville.

Elle était déjà remontée dans sa voiture quand, soudain, je me rappelai :

— Ah ! j’oubliais, mère Rousset, vous me rapporterez aussi le Mystère des Foules.

Un léger étonnement teinta la face ridée de la vieille campagnarde.

J’ajoutai :

— Vous ferez attention, mère Rousset, c’est en deux volumes.

Deux volumes ! Évidemment, elle n’avait pas compris : des volumes ! Qu’est-ce que c’est que cette bête-là ?

Je simplifiai en lui disant :

— Deux livres.

— Bien, monsieur.

Et la voilà partie.

… Depuis longtemps, l’envie me tenait de relire le beau livre de Paul Adam, dont je n’avais pris, à Paris, qu’une connaissance superficielle.

… Vers midi, comme d’habitude, l’attelage de la mère Rousset s’arrêta devant ma demeure.

La bonne femme me remit différents paquets, puis, me regardant d’un air méfiant :

— Quant à ce qui est de la chose pour les volailles, le pharmacien a rigolé…

— Le pharmacien ?… Les volailles ?…

— Oui, il a dit comme ça que monsieur avait dû se gausser de moi.

— Je ne comprends rien à ce que vous me racontez, ma bonne femme.

— Monsieur ne m’avait-il pas dit de lui rapporter deux livres de drogues pour le clystère des poules ?

Je poussai un gémissement inarticulé.

TOUS LES MOYENS SONT BONS POUR COUPER COURT À LA VULGARITÉ

Une supposition qu’au lieu d’être devenu le littérateur de tout premier ordre que vous connaissez, la destinée eût fait de moi un peintre, j’aurais, certes, accompli de grandes et superbes œuvres, mais c’est surtout dans les compositions allégoriques que j’aurais brillé du plus vif éclat.

Voici, par exemple, de quelle façon j’eusse entendu un panneau représentant la Réalité : Imaginez une sorte de mafflue mégère, le nez chaussé d’épaisses besicles, ayant devant elle, ainsi que chez les marchands de volailles, des paniers remplis de chimères si jolies dont, éperdument, elle plume les ailes, toutes vives.

L’avenir est tout frémissant d’espoirs généreux ou charmants, le passé se mélancolise de souvenirs que le temps anoblit ; apparaît vilaine l’heure présente, parce que réelle, parce que vulgaire.

Celui qui, de sa main chancelante, trace les nobles lignes que vous avez sous les yeux, fut toujours l’irrémédiable victime de sa propre délicatesse.

Ah ! oui, mes pauvres amis, souvent j’ai bien souffert.

Notamment, je me souviens d’une des cruelles nuits de mon existence.

Pour la première fois, je goûtais la flatteuse hospitalité d’une jeune princesse que je courtisais, au bas mot, depuis une huitaine de jours.

Ô délices !

Soudain, une sueur livide emperla tout mon corps : je venais de me rappeler, trop tard, hélas ! que le menu de mon dîner avait comporté un fort lot d’asperges.

Qu’on me permette de n’insister point.

Cette pénible aventure me servit de leçon, et depuis cette époque, j’évitai soigneusement les asperges quand la nuit suivante ne s’annonçait pas sûrement solitaire.

Bien mieux : non seulement j’évitai les asperges, mais j’allai même jusqu’à absorber, aux soirs de bonheur, des capsules de térébenthine, substance qui, comme chacun sait, communique au liquide en question une suave odeur de violette.

Mieux encore !… Mais vous allez douter.

Parfumer, c’était déjà bien, mais j’eus l’idée de compléter mon œuvre au moyen d’un agréable coloriage.

À partir de ce moment, je ne sortis jamais sans mon petit flacon de bleu de méthylène et ma seringue de Pravaz.

Que le lecteur veuille bien considérer le caractère scientifique de la parenthèse ci-après et en atténuer d’autant l’apparente vulgarité :

(Quand les médecins veulent s’assurer du bon fonctionnement du filtre rénal de leurs malades, ils exécutent l’ « épreuve du bleu », c’est-à-dire qu’ils lui font une injection sous-cutanée de bleu de méthylène. Cette substance passe dans le sang et colore le… liquide en bleu. Le temps écoulé entre l’injection et l’apparition du bleu dans ledit liquide, mesure l’intégrité ou la lésion rénale. Le… liquide reste bleu environ vingt-quatre heures.)

Et quel bleu, mes amis !

Bien souvent, le ravissement de mes petites amies se coupait d’un doigt d’inquiétude !

LE COUP DES VRAIS MUGUETS

Vous n’émettez pas la prétention, je suppose, de me faire vous débiter les noms, prénoms, lieu de naissance, âge et qualités de toutes les personnes occupant le tram Muette-Taitbout, véhicule en lequel je pris place, par une belle matinée de voici quelques jours.

Laissez-moi seulement — et cela suffira — vous présenter les quelques héros (dont une héroïne) appelés à jouer un rôle en la petite anecdote qui va suivre.

À l’intérieur, tout près de l’entrée, une ravissante jeune fille, fraîche comme la rosée, et dont le chapeau — retenez ce détail — se surmontait d’une énorme botte de muguets.

Sur la plate-forme : 1o un monsieur décoré, d’allure peut-être bien militaire ; 2o un jeune homme fort élégant et des plus réservés ; 3o un gros gentleman ventripotent, cossu et familier ; 4o votre serviteur.

Le jeune homme semblait considérer depuis quelques instants, avec la plus grande attention, le chapeau de la jeune fille.

Soudain, comme ne pouvant garder pour lui seul une telle stupeur :

— C’est extraordinaire, fit-il, s’adressant au ventripotent, comme on arrive à bien imiter les fleurs. N’est-ce point votre avis, monsieur ?

— Quelles fleurs ?

— Tenez, monsieur, contemplez les muguets du chapeau de cette jeune fille. Dirait-on point de véritables fleurs ?

Ici intervint l’homme décoré :

— Parbleu ! fit-il, ce sont de vrais muguets… ou je me tromperais fort.

— Allons donc !

Légère au début, la discussion se corsa bientôt.

— Eh bien ! fit le décoré, je vous fais le pari d’un louis, moi, que ce sont de vraies fleurs.

— Je le tiens, riposta le gentleman cossu.

Cette petite scène n’avait pas ralenti la marche du tram, et voilà que nous étions arrivés rue Taitbout.

— Taitbout ! clama le conducteur. Tout le monde descend.

Le chapeau à la main et aux lèvres un sourire en cul en poule, le monsieur décoré s’avançait vers la jeune fille aux muguets.

— Pardon, mademoiselle, de vous interpeller ainsi sans avoir eu l’honneur de vous être présenté, mais il s’agit, entre monsieur et moi, d’un pari dont vous seule pouvez être l’arbitre.

Un peu confuse, la jeune fille se prêta à la circonstance.

— Voici, continua l’homme, monsieur affirme que les muguets de votre chapeau sont artificiels, moi j’ai cru pouvoir affirmer qu’ils sont naturels.

— C’est vous qui avez gagné, monsieur, ces muguets sont de vrais muguets, voyez plutôt.

Détachant une brindille de fleurs, elle la remit aux parieurs et s’en alla, toute rose.

L’air pas très content, le gentleman cossu extirpa de sa bourse un joli napoléon, que l’heureux gagnant empocha froidement.

… J’avais oublié cette petite aventure quand, dînant hier, dans un restaurant de Bougival, je me découvris comme voisins de tonnelle, une famille composée de mon monsieur décoré, du jeune homme également ci-dessus, et de la charmante jeune fille aux muguets, dont le chapeau, cette fois, était garni d’un fort lot de cerises merveilleuses, des cerises auxquelles il ne manquait que la parole.

Ces trois personnages représentaient, d’une façon touchante, la famille dans toute sa force, dans tout son charme.

Seule, manquait la maman.

Morte, peut-être ?

… Mon improbité naturelle eut bientôt fait de me pousser à parier avec un ami que les cerises de la jeune fille étaient de vraies cerises.

Je perdis.

Mais je ne regrette pas mon louis.

Pourquoi ? dites-vous.

Ça, c’est mon affaire.

LA VÉRITÉ PLUS BELLE QUE LA LÉGENDE

La légende d’abord :

Il y avait une fois, dans je ne sais plus quel petit État, un homme qu’on avait condamné à mort.

Malheureusement (heureusement, plutôt, pour le pauvre homme), le matériel du pays en question ne comportait ni échafaud, ni potence, ni bûcher, ni — en un mot — aucun de ces stratagèmes avec lesquels les peuples civilisés nous apprennent à vivre, à nous autres criminels.

Il fut donc décidé en conseil suprême, que la peine de mort du susdit pauvre bougre serait commuée en détention perpétuelle.

Au bout de peu de temps, des liens d’étroite amitié unissaient le prisonnier avec le geôlier et toute sa famille.

Ajoutons que notre détenu était le seul hôte de la prison.

De l’estime mutuelle, d’abord, de l’amitié ensuite, et, finalement, de la confiance naquirent de ces relations suivies entre si braves gens.

De sorte qu’un jour, le criminel ayant demandé, sur son ton le plus naturel, la permission d’aller chez son notaire pour y régler quelques affaires de famille :

— Mais comment donc, acquiesça le gardien, ces choses-là ne se refusent pas.

À l’heure dite, notre homme avait réintégré son riant cachot.

À partir de ce moment, il en fut ainsi chaque jour.

Tous les matins, aussitôt son café au lait avalé, le prisonnier filait, prenait bien garde de ne pas oublier son parapluie, pour peu que le temps se montrât douteux.

Jamais une minute de retard pour les repas, qu’afin de simplifier le service on avait fini par prendre en commun.

C’était charmant.

Pourtant, un jour, les choses faillirent se gâter.

Entraîné par les mauvaises compagnies, le détenu s’était attardé au cabaret jusqu’à une heure fort avancée de la nuit.

Quand il se présenta à la porte de la prison, son geôlier goûtait un profond sommeil.

Ah ! dame ! il n’était pas content, le geôlier d’être ainsi réveillé ; et il ne l’envoya pas dire à son pensionnaire :

— Mon cher garçon, la prochaine fois qu’il vous arrivera de rentrer à des heures pareilles, vous irez coucher où vous voudrez, mais je ne vous ouvrirai pas.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Ça, c’est la légende.

Dégustez-moi la vérité.

On lit dans la Revue de Lausanne du 10 mai le léger fait-divers suivant que voici textuel :

« … Schwytz, 9 mai. — Les habitants des hameaux de Ried, Haggen, Engiberg, Burg, Naltbach, et Scawen n’ont pas été peu ébahis, l’autre soir, raconte le Bote der Urschweiz, de voir pénétrer chez eux les détenus du pénitencier. Ces prisonniers ne songeaient nullement à piller les maisons ; ils venaient comme auxiliaires de la gendarmerie et traquaient le forçat Machler, condamné pour l’assassinat d’une femme, qui venait de s’évader (sic).

Le gendarme Reichlin, leur gardien, ayant appris cette fuite à 6 h. du soir, s’est écrié :

« Tout le monde dehors ! Machler a filé. Qu’on me le rattrape ! » Et les détenus, enchaînés ou non, de se mettre avec la meilleure volonté à la chasse de l’assassin. Le premier étonnement passé, les braves bourgeois chez qui entraient les habits rayés les secondèrent de leur mieux et leur offrirent des petits verres. À l’aube, tous regagnèrent leurs cellules. Ils n’avaient pas pincé Machler, mais ils étaient abominablement gris. »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Doux pays !

MACÉDOINE

Pauvre petite bonne femme !

Il était pourtant bien entendu que le mariage n’aurait lieu qu’après l’Exposition.

Songez donc ! Elle vient seulement d’avoir ses dix-sept ans.

Mais le jeune fiancé déclara, et sur quel ton ! un beau soir :

— L’Exposition ? L’Exposition ? D’ici là, on m’aura conduit à l’institut Pasteur !

En vue d’éviter cet horrible cas de rabisme amoureux, les parents avaient baissé pavillon ; et la petite les embrassa très fort, pour leur peine.

Et maintenant, voici des jouvenceaux qui sont monsieur et madame gros comme le bras.

Leur petit ménage est touchant, à force de comique.

Ils ont une grosse cuisinière saoularde qui leur fait peur à tous les deux, et une femme de chambre qui ne se trouve jamais là quand on la sonne, tant elle aime la plupart des sergots du quartier !

L’autre jour, la cuisinière, vraiment, s’est surpassé elle-même.

Elle but tant de vin blanc qu’elle éprouva grand’peine à gagner sa chambre.

Et rien de prêt pour le dîner !

La petite dame, alors, sentit naître en elle de graves sentiments.

Si mon pauvre chéri n’allait trouver aucune alimentation en rentrant !

Vite, vite, elle arrache la femme de chambre à ses voluptés policières et l’envoie acquérir mille comestibles variés, dont elle lui donne la longue liste.

Et elle ajoute, non sans crânerie :

— Dépêchez-vous de revenir, que j’aie le temps de confectionner mon entremets !

Son entremets !

Pauvre petite !

Jamais, de toute sa mignonne existence, elle n’a touché l’ombre d’une casserole ; mais, quoi de plus simple, s’imagine-t-elle, avec le Livre de cuisine !

Son mari, en effet, lui a fait cadeau d’un livre de cuisine, un beau livre dont les feuillets sont, jusqu’à présent, demeurés vierges.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le petit mari est rentré.

Il a beaucoup ri en apprenant la mésaventure de la pocharde, et il mange de bon appétit les comestibles variés.

Tout à coup, il s’écrie :

— Qu’est-ce que c’est que ça ?

— Ça, mon chéri, c’est une surprise.

— Une surprise ?

— Un petit plat que je t’ai préparé moi-même. Goûte plutôt.

— Jamais de la vie ! Comment appelles-tu cette horreur ?

— C’est un soufflé d’abricots.

— Un soufflé d’abricots ! Tu as dû te tromper, ma chérie.

— Non, j’ai fait exactement comme dans le livre, j’en suis sûre.

Elle lit :

« Soufflé d’abricots.

« Battez six blancs d’œufs en neige très ferme, ajoutez six cuillerées de confitures d’abricots de manière à faire une purée, prenez des harengs laités dont vous enlevez la laitance… »

Mais, lui, étreint son crâne prêt à éclater.

— Des harengs !… avec des abricots !

— Lis toi-même.

Elle lui tend le bouquin.

Il éclate alors d’un rire de convulsif.

La pauvre petite femme avait oublié de couper les feuilles du livre.

CHARMANTE MODIFICATION DANS LE FONCTIONNEMENT DE LA CHARITÉ À PARIS.

De même que les jeunes filles de la classe aisée prennent, généralement, un bain la veille de leur mariage, de même la Ville de Paris, un peu avant son Exposition universelle, travaille sans relâche à mille grands et petits lessivages, sans oublier l’extirpation de, comme dit M. Pierre Delcourt, ses plus notables verrues.

Parmi ces dernières, la mendicité ne se classe pas au rang des moindres.

Ah ! la mendicité ! La question de la mendicité !

Avez-vous jamais été conseiller de préfecture, en province ?

Non ! dites-vous.

Alors, passons.

Abandonnons pour un instant la question de la mendicité dans les départements et abordons, le front haut, cette même question au point de vue parisien.

Le mendiant rural peut être, et il l’est souvent, beau tel un demi-dieu, et même tel dieu entier, et (pourquoi pas ? j’en ai vu) un dieu et demi.

Le mendiant parisien est, onze fois sur dix, affublé de hideux moignons, de suintements putrides, de…

N’insistons pas.

Cela est parfaitement inadmissible que les pouvoirs publics autorisent sur tels asphaltes l’exhibition de certaines hideurs dont le moindre effet est de provoquer mille légitimes nausées, sans compter — plus grave ! — les influences néfastes que vous savez, à l’endroit des dames se trouvant dans un état sur lequel — rapport à ma clientèle de jeunes filles — je me garderai bien d’insister davantage.

Mais comment faire ?

Défendre à ces infortunés de solliciter la charité publique ?

— Alors, feront-ils, nourrissez-nous !

Et tous ces pauvres bougres seront dans la logique.

Car, si un cul-de-jatte n’a pas le droit de tendre la main, que tendra-t-il donc ?

Et réciproquement.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

C’est imbu de ces justifiées inquiétudes que M. le Préfet de la Seine, vient de prendre la mesure suivante :

(Je ne garantis pas l’exacte teneur.)

« Tout individu qui, de par son grand âge, de par une infirmité acquise ou native, se croira le droit à la mendicité, devra adresser une demande en règle aux autorités compétentes.

» Si ce droit est reconnu valable, on lui octroiera une charte de mendiant, laquelle lui conférera, non pas le droit de mendier mais celui de faire mendier pour son compte.

» Il devra se procurer à cet effet une jeune et jolie femme, séduisante au possible, avec laquelle il passera tel marché qui leur conviendra à eux deux, mais qui (la personne) devra être agréée par un comité d’artistes et, principalement, de connaisseurs. »

… (Suivent quelques dispositions d’ordre purement administratif et qui ne sauraient nous intéresser.)

L’aspect des rues de Paris ne peut que gagner, n’est-ce pas, à cette ingénieuse modification.

Et la charité ne perdra aucun de ses droits.

Au contraire.

IMPORTANTE INNOVATION FINANCIÈRE

Ne trouvez-vous pas que nos représentants apportent à la gestion des finances nationales une désinvolture qui confine à l’insouciance, tout en frisant l’incurie, l’incurie d’Augias, ajouterai-je même, en mon dégoût d’aussi condamnables pratiques.

Penser que le budget n’est jamais voté en temps voulu !

Triste !

Ah ! pauvre France !

Quand on leur en parle, de ce budget :

— Ah ! oui, le budget ! répondent les députés. Oh ! ça ne presse pas…

Et après avoir voté un douzième provisoire, ils s’éloignent fredonnant quelque ariette en vogue, semblables à ces débiteurs imprévoyants, lesquels, dès qu’ils ont signé des billets à leurs créanciers, s’imaginent avoir pour jamais déblayé le noir horizon de leur firmament pécuniaire.

Il me tarde de le voir enfin voté, ce damné budget, moins par patriotisme que par pure curiosité…

… J’avais pourtant bien juré à Clovis Hugues de ne rien dire de son projet, mais le Démon de l’Information l’emporte chez moi sur le Sentiment de l’Honneur, et je parle. (Tu parles ?)

Dès que le dernier amendement au dernier article du dernier chapitre du budget sera voté, il se passera cette chose à la Chambre des députés.

Clovis Hugues se lèvera et déposera, de son organe enchanteur, un projet de loi dont je ne garantis pas la textuelle teneur, mais dont voici l’esprit :

— Mesdames et messieurs…

Non, je me trompe, il n’y a pas encore de dames à la Chambre, mais ça viendra, et pourquoi pas, mon Dieu ? Ne croyez-vous pas Paule Minck aussi intelligente que Paul Leroy-Beaulieu ?

Je reprends :

— Messieurs, j’ai l’honneur de vous proposer l’illico-vote d’un petit milliard additionnel.

(Clameurs et ricanements sur tous les bancs.)

Clovis Hugues ne se démontera pas.

— Un milliard, ajoutera-t-il, un milliard d’impôts, lequel milliard, loin de faire crier les contribuables, en fera d’allègres drilles se rendant chez le percepteur au son d’une musette intime et verdoyante d’espoir.

(Marques de stupeur sur les mêmes bancs que ci-dessus.)

Abrégeons :

— Oui, mes vieux collègues, ce milliard, ce redoutable milliard constituera l’objet d’une colossale loterie avec cinq cent millions de francs de lots. Commencez-vous à comprendre ?

(De toutes parts.) — Non !

— Ça n’a pas d’importance ! Les billets de cette monstrueuse tombola… (Personne ne proteste sur aucun banc.) Oh ! je ne me laisserai pas intimider par cet odieux parti-pris d’interruption. Je continue…

M. Baudry d’Asson. — Elle est chouette, votre République !

M. Clovis Hugues. — Pas tant que vous, bien sûr, mais on fait ce qu’on peut ! On n’est pas des bœufs !… Je reprends… Chaque fois que vous paierez vos impôts (à supposer que vous les payez), le percepteur vous délivrera un ou plusieurs billets de cette loterie nationale, selon l’importance de la somme versée. Voyez-vous, dès lors, l’entrain que tout contribuable mettra à payer ses impôts ? L’appât du gros lot qui, d’après mon projet, ne devra pas être inférieur à une somme de 1,500 francs…

M. Paul Deschanel. — Je serai personnellement obligé à l’orateur de ne pas exagérer, comme à plaisir.

M. Clovis Hugues. — Oh ! moi, vous savez, je m’en fiche, je n’ai jamais rien gagné aux loteries.

M. Cornélis de Witt. — Peut-être n’avez-vous jamais pris de billet.

M. Clovis Hugues. — Il y a un peu de ça…

(La séance est levée au milieu d’un tumulte inexprimable.)

UNE NOUVELLE APPLICATION DU VERNIS

Je reçois la lettre suivante, appelée je crois à un immense retentissement :

« Monsieur et incontesté maître,

» Avant d’en faire part aux Sociétés savantes du monde entier, je tiens à vous réserver la primeur de cette communication, certain d’avance que vous lui ferez l’accueil qu’elle mérite, tant au point de vue scientifique qu’humanitaire.

» Nul plus que vous, en effet, monsieur… (Ici des compliments mérités à la fois et excessifs.)

» Capitaine du trois-mâts français Lucien-Guitry, je partis de Boston, le 26 du dernier mois avec un chargement exclusif de vernis, rien que du vernis !

» Que voulait-on faire de ces six mille tonneaux de vernis, voilà ce que je ne saurais dire.

» La chose, d’ailleurs, importe extrêmement peu à l’intérêt propre du récit.

» Le 2 février, dès le matin, nous fûmes assaillis par une tempête épouvantable.

» Des lames hautes comme des maisons s’abattaient sur mon bâtiment dont la mâture craquait sinistrement… (Ici la description classique d’une tempête en mer. Passons.)

» Bref, nous n’en menions pas large, car le ciel n’indiquait pas que cette mauvaise plaisanterie dût bientôt cesser.

» Filer de l’huile sur la mer ! Certes, nous y pensâmes tout de suite, mais par malheur, nous n’avions à bord qu’une provision ridicule de ce produit (un litre d’huile d’olive environ, destinée à d’occasionnelles mayonnaises. Allez donc calmer le courroux d’Amphitrite avec ça).

» Tout à coup, mon second eut une idée de génie :

» — Si, s’écria-t-il, on filait du vernis ? Le vernis c’est un peu comme de l’huile.

» À ce moment, la rafale redoubla de rage : véritablement, nous étions en perdition.

» — Filons du vernis ! commandai-je.

» Le résultat fut stupéfiant.

» Au premier baril qu’on avait vidé sur les flots par tribord une accalmie s’était visiblement produite de ce côté.

» Un second baril fut bientôt vidé par bâbord : même succès !

» Alors une sorte de frénésie s’empara de l’équipage entier, de moi le premier.

» Tout le monde sait comme, en mer, sont fréquents les cas d’hallucination collective, pourquoi la frénésie collective ne se manifesterait-elle pas en certaines conditions analogues ?

» Quoi qu’il en soit, ce fut du délire et, quand le soir arriva, nous avions jeté par dessus bord toute notre cargaison de vernis, toute !

» On ne se donnait même plus la peine de vider les fûts, on les défonçait simplement.

» Et allez-y, les gars, amène en pagaye !

» Au large de nous, on continuait à voir la mer de plus en plus démentée[6], mais au tour du navire, dans un périmètre d’au moins un quart de mille, régnait le plus calme des plats.

» … Cela n’est encore rien.

» Le lendemain matin, je vous laisse à deviner notre stupeur quand nous vîmes… quoi ?

» Le vernis desséché pendant la nuit recouvrait la mer d’une couche assez épaisse et lisse irréprochablement.

» Immobile, le trois-mâts français Lucien-Guitry semblait le centre d’un immense miroir d’ambre, sur lequel, féeriquement, jouaient les rayons du soleil levant.

» Et moi, je pensais à votre proposition si discutée, en ce moment, de couvrir les mers et autres océans avec une forte couche de liège en poudre.

» Ne pensez-vous pas que le vernis remplirait le même but, plus pratiquement ?

» Recevez, incontesté maître…, etc., etc. (Ici des compliments mérités, mais fort capables d’assommer toute une potée de rhinocéros adultes non prévenus.)

» Legrand-Hunier.
 » Capitaine au long-cours. »

L’IDÉE DE PATRIE CHEZ LES AMÉRICAINS

Grâce à mon ami Joë Simily — le jeune Américain dont je parlais naguère ici même, et qui inventa le chien-réclame — je fus invité à l’inauguration du féérique hôtel particulier que vient de se construire M. Fisch, le richissime Yankee, principal associé de l’agence si connue Vatfair, Fish and Co.

Ce fut une fête splendide, et pour en décrire les magnificences, la plume de Georges Ohnet ne serait pas superflue.

Quelques détails bien américains me frappèrent spécialement.

Une innovation, d’abord, que je voudrais voir adopter par toutes les maîtresses de maison qui reçoivent en leurs salons mille personnages divers non connus les uns des autres.

Au fur et à mesure que chaque invité se présente, un valet lui remet une jolie petite broche portant un numéro et que s’attachent, immédiatement, les dames au corsage, les messieurs au revers de l’habit.

Cette broche est accompagnée d’un luxueux carnet sur lequel est imprimée la liste de tous les assistants avec, en regard, le numéro qu’ils portent.

Ainsi, plus besoin de présentation, plus besoin d’enquêtes (qui est ce gros monsieur ? quelle est cette petite dame ?) etc., etc.

Et que de gaffes évitées !

Votre carnet à la main, vous remarquez une svelte demoiselle dont la fine taille vous séduit ; vous consultez votre liste, vous lisez Miss Sarbah-Kahn, et vous vous présentez.

D’autre part, la frêle israélite découvre, par le même procédé, votre numéro et votre nom, et s’empare de votre bras avec un abandon charmant.

— Bonjour, monsieur le baron Jamet de Lavy, dit-elle. Conduisez-moi donc au buffet.

Et ça n’est pas plus difficile que ça.

Le dîner admirablement servi fut suivi de concert et de bal.

Du concert, je n’ai retenu que le premier couplet d’une chanson complètement idiote sur laquelle M. Debussy avait consenti à mettre un peu de musique savante :


L’aut’ jour, su’ l’ macadam,
J ’ rencont’ Madam
Adam
Qu’allait rue d’Am-
Sterdam,
Ach’ter, dam !

Du Schiedam.


La chanson obtint un énorme succès, qu’elle doit, uniquement d’ailleurs, à l’exquise composition du charmant musicien.

Sur le coup de minuit, je m’aperçus qu’un voile de gravité s’étendait sur la face légèrement congestionnée de toute la partie yankee de l’assistance.

Notre hôte, M. Fish, avait préparé une curieuse manifestation patriotique dont je vis quelques Européens sourire, mais que je trouvai, pour ma part, parfaitement touchante.

Dans le vaste hall de l’hôtel, devant tout le monde debout et tête nue, un phonographe-stentor dégoisa, sans fatigue apparente, tout le repértoire national des États-Unis, depuis le Yankee-Doodle jusqu’au Come along, you dirty german !

Pendant ce temps, les domestiques se livraient à un manège qui m’intriguait fort.

Je crus même un moment que ces subalternes étaient gris ou déments.

Imaginez des gens qui s’emploieraient à faire de l’eau de seltz sans eau !

L’excellent M. Fish, en effet, a eu l’idée, avant son départ pour l’Europe, de faire capter, comprimer et liquéfier quelques mètres cubes d’air dans chaque état des États-Unis.

Donc, en de mignons ovules d’acier, un peu d’atmosphère transatlantique provenant du Massachusetts, du Kentucky, ou du Kansas, attend, les bras croisés, le moment de venir dilater, loin de la terre natale, les larges poumons des neveux de Sam en exil — n’exagérons rien — en balade.

Et cette invention, d’emmener avec soi, dans sa valise, l’air de son pays, m’a touché aux larmes.

EN EAU TROUBLE

Les journaux d’Outre-Manche viennent de publier une curieuse information, que je n’ai pas encore vu reproduite, malgré son intérêt, dans la presse française.

Un ingénieur écossais aurait proposé au grand conseil de l’Amirauté un moyen de parer, en grande partie, aux attaques provenant des bateaux sous-marins.

Les expériences vont bientôt commencer. Voici en quoi consiste le stratagème de ce scotchman :

Contrairement au procédé généralement adopté sur les gros bateaux de guerre qui tiennent à se parer des torpilleurs : de la lumière, de la lumière, encore de la lumière ! notre original s’ingénie, lui, à produire des ténèbres, des ténèbres, encore des ténèbres.

Grâce à un produit dont il garde jalousement le secret, il rend la mer, et cela, paraît-il, dans un rayon de plusieurs milles, si parfaitement opaque, si absolument obscure, que le sous-marin le mieux éclairé n’y voit plus que du bleu (le mot bleu étant employé ici dans son acception symbolique).

Allez donc naviguer dans une mer d’encre (c’est bien en mer d’encre, pour la marine française, insisterait Goudezky).

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Maintenant que j’ai poussé le cri d’alarme, laissez-moi vous conter un vieux souvenir que cet obscurcisseur d’océans vient de mettre en remembrance, comme dit Caran d’Ache.

C’était en 188. (Cela ne nous rajeunit pas, comme dit Coquelin cadet, dans le Torrent.)

Par une belle après-midi de je ne me rappelle plus quelle saison, je flânais en compagnie du pauvre Sapeck et de Decori (comme c’est loin, tout ça !)

Soudain, nous tombons en arrêt devant une belle devanture de la rue de Rivoli, où s’abritaient mille appareils à filtrer l’eau.

Il y en avait d’énormes. Il y en avait de tout petits. Et il s’en trouvait d’extraordinairement moyens.

— Entrons, fit Sapeck avec sa grande simplicité coutumière.

Nous entrâmes, l’air à la fois digne et réservé, notre chapeau à la main.

— Bonjour, monsieur, salua Sapeck, bonjour, madame, bonjour, mademoiselle, au cas où il s’en trouverait par hasard dans la société.

— Bonjour, messieurs, s’inclina le commerçant ; qu’y a-t-il pour votre service ?

— Il y a pour notre service, monsieur, que mes amis et moi souhaitons au plus haut point d’être mis au courant du fonctionnement des curieux engins qui émaillent votre devanture.

— Rien de plus simple, monsieur, ce sont des filtres.

— Ah ! vraiment. Et… la destination de ces filtres ?

— Ils servent à filtrer l’eau, monsieur.

— Tiens ! Fort curieux !

— Voyez plutôt.

S’emparant d’un appareil, le boutiquier y versa un liquide innommable, jaunâtre et marécageux, lequel se mit à couler tout de suite, par en bas, pur et clair, telle l’eau de roche.

Et nous d’affecter la physionomie de gens stupéfaits au suprême degré.

Sapeck reprit avec une gravité croissante :

— Mes amis et moi, attendons des sommes relativement considérables du Hanovre. Dès que nous les aurons touchées, notre première démarche sera pour voler chez vous, en vue d’acquérir une de ces petites merveilles.

— Bien, monsieur.

— En attendant, donnez-moi pour dix centimes de cette poudre grâce à laquelle vous rendez cette eau si miraculeusement sale.

Ahurissement du digne commerçant.

— Mais, monsieur, je ne vends pas de poudre à salir l’eau.

— Alors, monsieur, si mon eau n’est pas sale, à quoi bon la filtrer ?

Nos masques se firent de glace, et sévèrement nous prîmes congé :

— Adieu, monsieur, adieu, madame, adieu, mesdemoiselles, au cas où il s’en trouverait par hasard dans la société.

Et dire, peut-être, que le ci-dessus ingénieur Écossais est plus fumiste à lui seul que nous l’étions tous trois réunis, le pauvre Sapeck, Decori et votre serviteur.

UN NOUVEAU PROJET DE RECRUTEMENT DE LA NOBLESSE

Avec la religieuse attention qu’un tel écrivain comporte, j’ai lu la dernière chronique de Paul Adam sur le recrutement d’une nouvelle noblesse.

Tout d’abord, je me sentis séduit par l’originale conception du jeune maître ; mais au bout d’une courte réflexion, les inconvénients du système préconisé m’apparurent avec une remarquable netteté.

Certes, il serait bon, à mille points de vue, d’instaurer une nouvelle noblesse, mais tenez pour certain que dans une démocratie comme la nôtre, toute noblesse qui ne sera pas de recrutement égalitaire n’aura aucune chance de durée.

Le mérite ? Oui, je sais, mais quel gouvernement sera jamais assez intègre ou perspicace pour aller trouver, là où il terre souvent, le vrai mérite ?

Je vous le demande ?

Ferez-vous passer des examens ou des concours pour conférer des titres de baron, comte, marquis, etc., de même qu’il en existe en vue de créer des bacheliers, des licenciés, des docteurs, etc. ?

Non, n’est-ce pas ? Alors ?

De recrutement égalitaire, ai-je dit, et je le maintiens.

Voici donc ce que je propose au gouvernement en général et à la grande-chancellerie en particulier.

Tous les ans, l’État organisera une immense tombola à un franc le billet, tombola dont les lots consisteront en certain nombre de titres nobiliaires.

Le gros lot sera un titre de prince.

Suivent dix titres de duc, cinquante titres de comte, etc., etc., et pour finir mille titres de baron.

(Ces chiffres, bien entendu, sont fantaisistes. Une commission instituée ad hoc, réglementera l’économie du système.)

Dès lors, plus de jalousies, plus d’envieuses récriminations, puisque n’importe qui, votre voisin, vous-même, pouvez, du jour au lendemain, porter le tricorne et l’épée.

(Car il ne serait pas admissible qu’on créât de nouveaux nobles sans les affubler des brocarts de jadis, des ors et des galons de nos vieilles aristocraties.)

Ces titres seront personnels et non transmissibles, de telle sorte que les loteries annuelles ne perdront jamais de leur intérêt, le nombre de trépas des nobles se trouvant réglé sur la création des nouveaux titres (le contraire serait plus exact, mais je n’ai pas le temps de corriger. Je rectifierai dans les prochaines éditions).

Sans compter que le gouvernement trouvera chaque année un joli profit pécuniaire qui lui permettra peut-être de dégrever les pauvres contribuables que nous sommes.

Ainsi soit-il.

LE MYSTIFICATEUR BIENFAISANT

Mon jeune ami, le vicomte Pierre de la Margelle du Puits duquel il fut question au cours d’un récent entretien, n’est pas un de ces courants farceurs dont l’unique et creux but est l’hébètement de leurs contemporains.

Son merveilleux don de mystification, il le met au service des plus nobles causes humaines, ou, à leur défaut, d’attristantes infortunes privées ; à lui seul, il réhabiliterait la Blague, cette odieuse Blague que Catulle Mendès n’hésite pas à comparer au plus haïssable des cancers.

… Au régiment, Pierre de la Margelle du Puits avait comme camarade un excellent garçon qui, dans le civil, exerçait l’utile profession d’ouvrier horloger.

Peu fier, malgré son beau titre, le noble vicomte affectionnait ce plébéien, sortait souvent avec lui et ne fumait jamais un bon cigare sans que la pensée lui vînt d’en offrir le frère à son ami.

Il le surnommait, par manière de plaisanterie, le chevalier du Tic-Tac, ou, plus simplement Tic-Tac, appellation qui se généralisa vite dans l’escadron.

Au quartier, quand on apercevait Tic-Tac, on pouvait assurer que la Margelle n’était pas loin.

Leur temps finit le même jour.

Les adieux, qu’ils s’efforcèrent pourtant de rendre follement gais, se teintèrent, au moment décisif, de brune mélancolie.

— Adieu, mon vieux vicomte, et encore merci de tout ce que tu as fait pour moi.

— Non, pas adieu, espèce de serin, mais au revoir, car on se verra, hein, Tic-Tac !

Et le descendant des croisés embrassa de tout son cœur le simple enfant du peuple.

Hélas ! l’homme propose (la femme accepte souvent) et Dieu dispose.

Dans la vie, mes pauvres amis, on ne fait pas toujours ce qu’on veut, et voilà comment, depuis leur libération, Pierre de la Margelle du Puits et le chevalier de Tic-Tac ne s’étaient jamais rencontrés.

Ce fut le hasard qui les remit dernièrement en présence, sur la grand’place d’un fort bourg normand.

— Toi, Tic-Tac !

— Toi, la Margelle !

— Que fais-tu-z-en ces lieux ? (sic)

— Mais, j’y suis établi.

— Horloger ?

— Bien entendu.

— Ah ! Tous mes compliments !

— Oh ! il n’y a pas de quoi : affaires au-dessous de zéro.

Tic-Tac expliqua comme quoi l’horlogerie locale subissait un violent marasme, passager sans doute, mais néanmoins des plus pénibles.

Le curé ne s’était-il pas avisé de restaurer l’antique et merveilleux beffroi de son église, et, contrairement à ce qui se passait depuis tantôt un siecle, voilà que maintenant, des recoins les plus retirés de la commune, on entendait sonner les heures, les demies, les quarts.

Grisés de ce résultat, les habitants non seulement ne se livraient à la moindre acquisition horlogère, mais encore ils ne prenaient même plus la peine de remonter leurs pendules.

Pierre de la Margelle du Puits écoutait avec une bienveillance attendrie les doléances de son ami Tic-Tac.

Soudain, geste qui lui était familier, il frappa de l’index son front et dit :

— J’ai une idée ! Tu verras !… À partir de demain, l’ouvrage affluera vers ta boutique, ô Tic-Tac, en flots pressés.

— Si tu pouvais dire vrai !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

L’idée de la Margelle, comme la plupart des idées de la Margelle, était excellente.

Avec une de ces belles gravités administratives dont il détient le secret, Pierre entre dans chaque magasin.

Se découvrant et sans dire un mot, il tire de sa poche un superbe chronomètre, contemple l’horloge du commerçant, suppute et, enfin dit :

— Monsieur, votre appareil horaire retarde de 4 heures et 22 minutes.

Ahurissement bien légitime dudit commerçant, Pierre reprend :

— Ou, si vous le préférez, mais vous n’y avez aucun avantage, il avance de 7 heures et 38 minutes.

— Mais, monsieur…

— Voici, monsieur. De même qu’il existe, et vous recevez parfois leur visite, des vérificateurs des poids et mesures, le gouvernement s’est décidé à nommer des inspecteurs de l’heure. Je suis, monsieur, l’un de ces nouveaux fonctionnaires. Pour ma première inspection, je serai indulgent et me contenterai d’une simple réprimande ; mais, si lors de ma prochaine visite, votre appareil horaire ne marque pas l’heure exacte, je me verrai forcé de vous appliquer l’amende prévue, à raison de un franc par chaque minute de retard ou d’avance. Au revoir, monsieur.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Dès le lendemain, Tic-Tac écrivait à la ville voisine, priant qu’on lui envoyât deux bons ouvriers horlogers connaissant bien leur affaire, ajoutait-il, et actifs.

L’ART DE S’AMUSER EN CHEMIN DE FER, PRINCIPALEMENT DANS LES WAGONS-TOILETTE MUNIS D’UN COULOIR LATÉRAL.

Il existe encore un fort lot de personnes âgées pour nous chanter les allégresses des voyages du temps jadis, à l’époque des diligences et des vieilles auberges.

Ah ! les diligences ! Ah ! les vieilles auberges !

N’était l’âge des bons quidam, conteurs de ces sornettes, je leur éclaterais au nez d’un rire incrédule et moqueur.

La vérité, c’est qu’en leurs antiques déplacements, nos pères réunissaient l’interminable au sans-confort, avec, brochant sur le tout, du nauséabond comme s’il en pleuvait (je n’insiste pas).

Voilà, vieilles gens, ce qu’il faut penser de vos vieilles diligences et de vos vieilles auberges ; quant au poète d’entre vous qui dit :

Les voyages en express
Manquent de pittoresque,


c’est lui qui manque à la fois de rime et de raison.

Pas de pittoresque, les express !

Ce n’est pas à mon ami, le jeune vicomte Pierre de la Margelle du Puits qu’il faudrait tenir un tel langage.

Sachez donc que mon noble ami Pierre de la Margelle du Puits ne s’est jamais ennuyé une seule seconde dans un train express, ni même — je vais plus loin — dans un rapide.

Seulement, dame, voilà ! Pierre n’est pas un de ces indolents qui attendent l’occasion de rire. Cette occasion, le vicomte la provoque, il la crée,


Il la détermine,
Comm’ disait Darwin.


. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Devant voyager ensemble de Paris au Havre, par le rapide du matin qui ne s’arrête qu’à Rouen, Pierre m’avait annoncé, la veille de notre départ :

— Je crois que nous nous amuserons énormément demain, en route.

— À cause ?…

— Tu verras… Une idée !

À l’heure dite, au moment où j’allais monter en voiture, je fus accosté par une sorte de vieil individu, dont la longue barbe blanche, était touffue et que coiffait un préhistorique gibus.

Ajoutez à cela de grosses bésicles, n’oubliez pas surtout un criard cache-nez en laine, de la plus révoltante polychromie, et vous obtiendrez un bonhomme difficile à passer inaperçu[7].

— Salut, jeune homme, me fit trop aimablement le burlesque vieillard.

— Bonjour, monsieur… mais je ne crois pas avoir l’honneur…

— Détrompe-toi, cher ami. Tu as cet honneur.

J’avais reconnu la voix du vicomte.

— Que signifie cet accoutrement, des mieux réussis, je dois l’avouer ?

— Tais-toi !… Fais celui qui ne me connaît pas et, moyennant un supplément de un franc, montons dans ce wagon-toilette, muni d’un couloir, après quoi tu attendras les circonstances.

Je fus docile à ces indications : un compartiment se trouvait là, presque plein ; ce fut celui où nous nous installâmes, au hargneux accueil des voyageurs.

Un coup de sifflet déchire l’air, le train s’ébranle, nous voilà partis.

… Tout de suite, Pierre de la Margelle se montra parfaitement insupportable : il se levait, se rasseyait, fouillait dans sa valise, de laquelle il extirpait mille objets hétéroclites, toussait, crachait…

Nos compagnons de route ne disaient rien mais on pouvait, sans être connaisseur, lire sur leur mine ce jugement : Ah ! l’odieux vieillard !

Bientôt l’odieux vieillard se leva de nouveau et, cette fois, sortit du compartiment, se dirigeant vers la petite cabine qu’une généreuse Compagnie met à la disposition des voyageurs pour les soins de leur toilette et, excusez ce détail, la satisfaction de certaines urgences matérielles.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Au bout du temps moral (!) nécessaire à ce genre de visite, il n’était point sorti de son repaire ou, tout au moins, il n’avait pas encore opéré sa réapparition dans le compartiment.

Qu’était-ce à dire ?

Fidèle à la consigne, et, en apparence, indifférent à ce qui se passait, je guettais, sournois, les physionomies de nos compagnons de route.

Ce fut une dame assez forte qui, la première, s’aperçut de l’absence prolongée du pseudo-vieillard :

— Tiens, fit-elle, où est passé le bonhomme qui était à côté de moi ?

— Quel bonhomme ? interrogea un voisin à moitié endormi.

— Le vieux qui était là, avec sa grande barbe blanche, son gibus et son cache-nez de toutes les couleurs.

— Ah ! oui, fit un troisième, le vieux qui remuait tout le temps… Tiens, c’est vrai, où est-il donc passé ?

— Sans doute au W.-C., supposa, pudique, la dame assez forte… Il est peut-être malade, ajouta-t-elle, sensible.

Un courageux citoyen se dévoua.

Dans la petite cabine-toilette, personne.

Personne non plus dans le W.-C.

Une inspection dans les compartiments voisins fut également infructueuse.

L’inquiétude envahissait chacun, car notre train ne s’étant pas arrêté en route (ce train, je le répète, ne s’arrête qu’à Rouen), les plus pessimistes suppositions se trouvaient permises : plus de doutes.

Croyant entrer dans la « toilette », le bonhomme aura ouvert une portière du wagon et puis — infortuné vieillard ! — a été précipité sur la voie.

Une détresse assurément hypocrite se peignit sur la face des voyageurs.

Pour moi, j’avais, sinon toutes, au moins la plupart des peines du monde à tenir mon sérieux.

Dans le couloir, j’apercevais mon ami rendu à son aspect primitif, et semblant prendre part à l’angoisse générale.

En un tour de main, je reconstituai l’histoire. Maintenant, il s’était débarrassé de sa fausse barbe blanche, de son préhistorique gibus (remplacé désormais par une élégante casquette de voyage), de ses bésicles et de son incroyable (où avait-il bien pu dénicher ça ?) cache-nez.

À l’arrêt, le chef de gare de Rouen (ou plutôt un sous-chef, car le chef assistait en ce moment, au mariage d’une de ses cousines, du côté d’Amiens) fut informé de l’accident.

Il leva un bras au ciel, comme pour dégager sa responsabilité, et nous affirma qu’il allait télégraphier à tous les postes de la voie, jusqu’au Havre, afin qu’on avisât au plus tôt.

Puis nous repartîmes.

La conversation, bien entendu, jusqu’à notre arrivée, roula sur la catastrophe.

Pierre de la Margelle du Puits semblait écouter avec intérêt les réflexions de chacun.

— Pauvre bonhomme ! les ponctuait-il parfois.

Puis, au moment où l’on traversait Asnières, il ajouta :

— Dans tous les cas, ce bonhomme était un fier original, car, depuis le temps que je voyage, c’est le premier coup que je vois un monsieur se précipitant sur la voie sans prendre la précaution de refermer sur lui la portière.

Remarque saugrenue sur laquelle mon ami se leva sans affectation et passa dans le couloir.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

On entra bientôt en gare de Paris.

L’effarement alors de nos voyageurs ignora toutes bornes quand ils virent pénétrer, telle la tempête, dans le compartiment… qui ?

Ils n’en croyaient pas leurs yeux !

Le vieux monsieur, avec sa longue et touffue barbe blanche, ses grosses bésicles, son préhistorique gibus, et surtout, son criard cache-nez en laine de la plus révoltante polychromie.

Et, terrible, l’odieux vieillard glapissait :

— Quel est le polisson qui s’est permis de toucher à mes affaires ?

Tous nos compagnons de route se crurent le jouet d’une hallucination.


INSULARISATION DE LA FRANCE

Un jeune Dijonnais de nos confrères, qui signe M. Aurice, mais dont j’égarai le nom véritable, l’adresse et les manuscrits, me suggère, dans une lettre infiniment trop flatteuse, la jolie idée que voici, me chargeant de la développer et de la faire accepter par la masse des esprits éclairés.

L’Angleterre — dit en substance M. Aurice — doit son incontestable prospérité à une foule de raisons, dont la principale est qu’elle est une île.

L’Angleterre est une île et entend demeurer telle, tant que se prolongeront les siècles et les siècles.

Ne lui parlez pas de la rattacher au continent par le plus étroit tunnel, par le plus arachnéen pont, vous perdriez votre temps et votre salive.

Ce parti-pris d’insulariat quand même (passez-moi le mot) est tellement ancré au cœur des vieux Angliches que, jadis, lorsqu’il s’agit de relier l’Angleterre au continent au moyen des simples câbles télégraphiques, beaucoup de ces messieurs protestèrent avec la plus sombre énergie.

On obtint l’acquiescement de ces entêtés en leur persuadant que, s’il n’était pas solidement attaché à la terre ferme, leur pays bientôt prêt à flotter, s’en irait à la dérive, par les océans les plus variés. (J’ai conté l’aventure naguère.)

Avouons-le : les Anglais ont raison.

Les Anglais, d’ailleurs, ont toujours raison.

Sans pénétrer en de fastidieux détails, constatons ceci : à moyens égaux, une île est infiniment plus prospère et plus tranquille que toute nation placée dans d’autres conditions.

Cela est fort bien, mais la France doit-elle donc se contenter de reconnaître cette supériorité, sans chercher à l’acquérir pour son compte, si la chose est possible !

Et la chose est possible, élémentairement possible.

Qu’est-ce que c’est qu’une île, s’il vous plaît ?

Une île est une terre environnée d’eau de toutes parts.

Environnons la France d’eau de toutes parts, et la France deviendra une île, ni plus ni moins que l’Angleterre.

C’est une question de canal à creuser, une simple question de canal.

De canaux, devrais-je plutôt dire, car il nous faudra créer deux canaux distincts :

1o Le canal Est, le plus important, celui qui, réunissant la mer du Nord à la Méditerranée, nous séparera de la Belgique, du Luxembourg, de l’Allemagne, de la Suisse, de l’Italie (je cite au hasard).

2o Le canal Sud, qui nous séparera de l’Espagne.

Voilà-t-il pas une entreprise grandiose et bien capable de faire battre les cœurs français et d’attirer les capitaux idem !

Simplification de la défense nationale : quelques braves torpilles dormantes au gazouillis de l’onde du canal, et nous voilà tranquilles en cas de conflit.

Au point de vue industriel, l’heureux résultat ne saurait être moindre, car, ainsi que l’a très bien fait observer M. Paul Leroy-Beaulieu : l’invention du canal est une des concurrences les plus réussies que l’homme ait faites à la nature.

Hésiter serait coupable, conclut M. Aurice.

C’est également mon avis, car la réalisation de ce projet ferait perdre à Gibraltar beaucoup de son importance.

Or, l’idéal du vrai Français n’est-il pas de faire perdre à Gibraltar beaucoup de son importance et, si même on le peut, toute son importance ?

JEUNE HOMME DEMANDE PLACE…

Pauvre garçon !

Mais, aussi, c’est de sa faute.

On s’en va pas, de gaieté de cœur, comme il le fit, dilapider un brave petit héritage dans vous allez voir quelle falote entreprise.

Ce fut un dessin du journal illustré Life (de New-York) qui le perdit.

Un rhinocéros y était représenté, un rhinocéros sur lequel des explorateurs tiraient d’intarissables coups de fusil.

Bien au frais dans son marécage et visiblement satisfait :

— Si ces gens-là, souriait le rhinocéros, ont encore des munitions pour une heure, il ne me restera pas une puce sur la peau !

Ce fun yankee détermina l’évolution de mon pauvre camarade.

Justement, une vieille tante venait de mourir (une vieille tante à lui, bien entendu), laissant trois ou quatre centaines de mille francs, mal acquis, d’ailleurs, dans le commerce des bois du Sud qu’exerçait sa vieille fripouille de mari décédé.

Le cuir de rhinocéros devint la hantise de mon ami :

— Ce cuir, ne cessait-il de nous raser[8], est à l’épreuve des balles de fusil. Que n’en fait-on des cuirasses pour nos braves petits piou-pious français ?

Ah ! nous la connûmes, la scie de la cuirasse en peau de rhinocéros.

Un beau jour, n’y tenant plus, et fortement conseillé, le vaillant garçon s’embarqua pour l’Afrique.

Bientôt, une vaste rhinocérocerie était installée dans je ne sais plus quelle boucle du Niger ou de tel autre africain cours d’eau.

Les rhinocéros, hélas ! ne voulurent rien savoir.

Parqués au sein, pourtant, d’immenses hectares, ces animaux refuserent de se prêter à la patriotique tentative de notre intrépide compatriote… Je ne me rappelle pas qui, le premier, proféra ce mot : « En France, le ridicule tue plus sûrement que le plomb. » Mais, je puis affirmer qu’en Afrique, le spleen a plus vite raison du rhinocéros que n’importe quelle balle explosible.

Bientôt, donc, mon infortuné camarade avait totalement perdu son troupeau de rhinocéros sur lequel il fondait tant d’alléchants espoirs.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Il vient de rentrer à Paris sans un sou.

Des amis lui ont trouvé une petite place de laquelle, si j’en crois le mot suivant, le pauvre garçon ne se trouverait pas intégralement satisfait.


« Mon cher Alphonse,

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

» Les bureaux du banquier où je te griffonne ce navrant billet sont sis sur une place que tu reconnaîtras facilement à ce signe qu’elle est ornée ? d’une colonne en bronze surmontée de l’effigie d’un officier d’artillerie corse, décédé depuis, mais qui joua un rôle important (ça ne nous rajeunit pas), par une belle matinée, à Austerlitz, village autrichien.

» Je suis, depuis hier, dans l’officine du financier en question.

» Je devrai y travailler douze heures par jour, sauf — il faut être juste — les 1er, 5, 10, 15, 20 et 25 de chaque mois, époques d’échéances, où l’on veille.

» Les appointements sont faibles, mais les dédommagements abondent, tels les suivants :

» Quand le prince de Galles est à Paris, on peut très bien, de mon bureau, avec une simple jumelle de théâtre, le voir entrer à l’hôtel Ritz (et en sortir).

» Et puis, quand j’aurai conquis mes dix-huit cents par an, c’est-à-dire dans cinq ou six ans, j’aurai le droit d’aller aux mêmes W.-C. que le patron.

» Voilà où j’en suis !

» Est-ce que tu ne pourrais pas, grâce à tes nombreuses et puissantes relations, me trouver autre chose ?

» Ton vieux,
» O. Mac-Aroni. »

La parole est à mes nombreuses et puissantes relations.


PLAISIRS D’ÉTÉ

Le domaine que j’occupe durant la belle saison s’avoisine d’une modeste demeure qu’habitait la plus odieuse chipie de tout le littoral.

Veuve d’un agent voyer qu’elle fit mourir de chagrin, cette mégère joignait une acariâtrerie peu commune à l’avarice la plus sordide, le tout sous le couvert d’une dévotion poussée à l’excès.

Elle est morte, paix à ses cendres !

Elle est morte, et j’ai bien ri quand je l’ai vue battre l’air de ses grands bras décharnés et s’affaler sur le gazon maigre de son ridicule et trop propre jardinet.

Car j’assistai à son trépas ; mieux encore, j’en étais l’auteur, et cette petite aventure restera, je pense, un de mes meilleurs souvenirs.

Il fallait, d’ailleurs, que cela se terminât ainsi, car j’en étais venu à ne plus dormir, tant m’obsédait la seule pensée de cette harpie.

Horrible, horrible femme !

J’arrivai à mon funèbre résultat au moyen d’un certain nombre de plaisanteries, toutes du plus mauvais goût, mais qui révèlent chez leur auteur autant d’astuce, ma foi, que d’implacabilité.

Désirez-vous un léger aperçu de mes machinations ?

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Ma voisine avait la folie du jardinage : nulle salade dans le pays n’était comparable à ses salades, et quant à ses fraisiers, ils étaient tous si beaux qu’on avait envie de s’agenouiller devant.

Contre les mauvaises herbes, contre les malins insectes, contre les plus dévorants vers, elle connaissait et employait, sans jamais se lasser, mille trucs d’une efficacité redoutable.

Sa chasse aux limaçons était tout un poème, aurait pu dire Coppée en un vers immortel.

Or, un jour qu’une pluie d’orage venait de sévir sur le pays, voici ce que j’imaginai.

Je convoquai une myriade de gamins (myriade c’est une façon de parler) et leur remettant à chacun un sac :

— Allez, dis-je, mes petits amis, allez par les chemins de la campagne, et rapportez moi autant de calimachons que vous pourrez. Quelques sous vous attendent au retour.

(Dans le district que j’habite, colimaçon se prononce, — incorrectement d’ailleurs — calimachon.)

Voilà mes polissons partis en chasse.

Un copieux gibier les attendait : jamais, en effet, tant d’escargots n’avaient diapré le paysage.

Tous ces mollusques, je les réunis en congrès dans une immense caisse bien close, en laquelle ils furent invités à jeûner pendant une bonne semaine.

Après quoi, par un radieux soir d’été, je lâchai ce bétail dans le jardin de la vieille.

Le lever du soleil éclaira bientôt ce Waterloo.

Des romaines, des chicorées, des fraisiers naguère si florissants, ne subsistaient plus désormais que de sinistres et déchiquetées nervures.

Ah ! si je n’avais pas tant ri, ce spectacle de dévastation m’aurait bien navré !

La chipie n’en croyait pas ses yeux.

Cependant, gavés mais non repus, mes limaçons continuaient leur œuvre d’anéantissement.

De mon petit observatoire, je les apercevais qui grimpaient résolument à l’assaut des poiriers.

… À ce moment, tinta la cloche pour la messe de six heures.

Ma voisine s’enfuit conter ses peines au bon Dieu.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Il serait fastidieux, le récit détaillé des plaisanteries féroces que j’infligeai à la méchante femme qui me servait de voisine.

Je passerai sous silence tous les morceaux de carbure de calcium impur que je projetais dans le petit bassin devant sa maison : pas une plume humaine ne saurait décrire la puanteur d’ail qu’éparpillait alors son stupide jet d’eau.

Et précisément (détail que j’appris par la suite et qui me combla de joie), notre mégère éprouvait une aversion insurmontable pour l’odeur de l’ail.

Au pied du mur qui sépare son jardin du mien, elle cultivait un superbe plant de persil. Oh ! le beau persil !

Par poignées, sans compter, j’inondai sa plate-bande de graines de ciguë, plante dont l’aspect ressemble, à s’y méprendre, à celui du persil.

(Je plains les nouveaux locataires du jardin, s’ils ne s’aperçoivent pas de la supercherie.)

Arrivons aux deux suprêmes facéties dont la dernière, ainsi que je l’ai annoncé plus haut, détermina le trépas subit de l’horrible vieille.

À force de l’étudier, je connaissais sur le bout du doigt, le petit train-train de notre chipie.

Levée dès l’aurore, elle inspectait d’un œil soupçonneux les moindres détails de son jardin, écrasait un limaçon par-ci, arrachait une mauvaise herbe par-là.

Au premier coup de cloche de la messe de six heures, la dévote filait, puis, son devoir religieux accompli, revenait et prenait dans sa boîte aux lettres le journal la Croix, dont elle faisait édifiante lecture en sirotant son café au lait.

Or, un matin, elle lut d’étranges choses dans sa gazette favorite.

La chronique de tête, par exemple, commençait par cette phrase :

« On n’en finira donc jamais avec tous ces N. de D. de ratichons ! » et le reste de l’article continuait sur ce ton.

Après quoi, on pouvait lire ce petit entrefilet :


« Avis à nos lecteurs

» Nous ne saurions recommander trop de précautions à ceux de nos lecteurs qui, pour une raison ou pour une autre, se voient forcés d’introduire des ecclésiastiques dans leur domicile.

» Ainsi, lundi dernier, le curé de Saint-Lucien, appelé chez un de ses paroissiens pour lui administrer les derniers sacrements, a jugé bon de se retirer en emportant la montre en or du moribond et une douzaine de couverts d’argent.

» Ce fait est loin de constituer un cas isolé, etc., etc. »

Et les faits-divers, donc !

On y racontait notamment que le nonce du pape avait été arrêté, la veille, au bal du Moulin-Rouge, pour ivresse, tapage et insultes aux agents.

Étrange journal !

Ai-je besoin d’ajouter que ce curieux organe avait été rédigé, composé, cliché et tiré, non pas par des dames comme le journal la Fronde, mais par votre propre serviteur, avec la complicité d’un imprimeur de ses amis, dont je ne saurais trop louer la parfaite complaisance en cette occasion.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Une des farces que je puis recommander en toute confiance à mon élégante clientèle est la suivante. Elle ne brille ni par une vive intellectualité, ni par un tact exquis, mais sa pratique procure à son auteur une intense allégresse.

Bien entendu, je ne manquai pas de l’appliquer à mon odieuse voisine.

Dès le matin, et à diverses heures de la journée, j’envoyai, signés de la vieille et portant son adresse, des télégrammes à des gens habitant les quatre coins les plus différents de la France.

Chacun de ces télégrammes, loti d’une réponse payée, consistait en une demande de renseignements sur un sujet quelconque.

On ne peut que difficilement se faire une idée de la stupeur mêlée d’effroi qu’éprouva la vieille dame chaque fois que le facteur du télégraphe lui remit un papier bleu sur lequel s’étalaient des phrases de la plus rare saugrenuité.

Succédant de près à la lecture du numéro spécial de la Croix, fabriqué par moi, ces télégrammes précipitèrent mon odieuse voisine dans une hallucination fort comique.

À la fin, elle refusa de recevoir le facteur et menaça même l’humble fonctionnaire de coups de manche à balai, au cas où il se représenterait.

Installé à la fenêtre de mon grenier et muni d’excellentes jumelles, je n’avais jamais tant ri.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Cependant, le soir vint.

Une vieille coutume voulait que le chat de la bonne femme, un grand chat noir maigre mais superbe, vînt rôder dans mon jardin, dès que le jour tombait.

Aidé de mon jeune neveu (un garçon qui promet), j’eus vite capturé l’animal.

Non moins prestement, nous le saupoudrâmes copieusement de sulfure de baryum.

(Le sulfure de baryum est un de ces produits qui ont la propriété de rendre les objets lumineux dans l’obscurité. On s’en procure chez tous les marchands de produits chimiques.)

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Ce fut par la nuit opaque, une nuit sans étoiles et sans lune.

Inquiète de ne pas voir rentrer son minet, la vieille appelait :

— Polyte ! Polyte ! Viens, mon petit Polyte !

(En voilà un nom pour un chat !)

Soudain lâché par nous, ivre de rage et de peur, Polyte s’enfuit, grimpa le mur en moins de temps qu’il n’en faut pour l’écrire, et se précipita vers son logis.

Avez-vous jamais vu un chat lumineux bondir par les ténèbres de la nuit ?

C’est un spectacle qui en vaut la peine et, pour ma part, je n’en connais point de plus fantastique.

C’en était trop.

Nous entendîmes des cris, des hurlements :

— Belzébuth ! Belzébuth ! vociférait la vieille. C’est Belzébuth !

Puis nous la vîmes lâcher la chandelle qu’elle tenait à la main et choir sur son gazon.

Quand des voisins, attirés par ses cris, arrivèrent pour la relever, il était trop tard : je n’avais plus de voisine.

LES REVENANTS

La jolie petite Mme Arcachon arborait, ce jour-là, le plus délicieux de ses airs ennuyés, celui qui communiquerait au moins résolu gaillard l’irrésistible envie de la consoler, si la jolie petite Mme Arcachon n’était pas réputée comme la plus raisonnable jeune femme de son quartier.

Un de ces messieurs que son âge autorisait à un tel ton familier, s’attendrit :

— Jolie petite madame Arcachon, fit-il, comme vous avez l’air ennuyé !

— Oh ! ne m’en parlez pas !…

— Mais encore ?

— Pleurez, mes yeux ! Yvonne m’a quittée ce matin.

— Yvonne ?

— Yvonne, ma femme de chambre.

— N’est-ce donc que cela ? Vous en trouverez une autre, de femme de chambre.

— Vous en parlez bien à votre aise, vous ! Je ne remplacerai jamais Yvonne, jamais ! Une merveille de fille que j’ai ramenée toute jeune de Dinard, que j’ai dressée, façonnée à mon goût, pétrie, en quelque sorte, de mes propres mains…

— Pétrie ?

— Je parle, bien entendu, au figuré. Et adroite, monsieur, et propre, et discrète ! Une perle fine, vous dis-je, qui n’a pas sa pareille !

— Alors, pourquoi la laissâtes-vous partir ?

— Ah ! voilà !… Quand je dis qu’elle n’avait pas de défaut, j’exagérais. Elle en possède un, un auquel je n’attachais aucune importance et dont, plutôt, je m’amusais, mais qui a fait tout le mal.

— Elle buvait !

— Vous êtes ignoble ! Non, Yvonne est superstitieuse, mais superstitieuse comme on ne l’est pas. Vous n’avez qu’à prononcer devant elle le mot korrigan, par exemple, ou loup-garou, ou spectre, la pauvre petite blêmit aussitôt et tremble sur ses jambes.

Butée, avec cela, en bonne Bretonne qu’elle est, et ne voulant rien entendre des explications les plus concluantes. C’est ce qui a amené le malheur.

Et la jolie petite Mme  Arcachon nous conta sa mésaventure, de laquelle le dialogue suivant vous offrira la juste idée :

(Ajoutons, pour l’intelligence du récit, que la jolie petite Mme  Arcachon demeure place de la Madeleine, dans l’immeuble où s’abrite la célèbre maison de corsets Léoty.)

Yvonne. — Madame ne m’en voudra pas, mais je ne puis pas rester au service de Madame.

La jolie petite Mme  Arcachon, abasourdie. — Quoi ? Qu’y a-t-il ?

Y… — Il y a, Madame, que la maison est pleine de revenants.

L. j. p. Mme  A… — De revenants ! Tu es folle, ma pauvre Yvonne !

Y… — Non, Madame, je ne suis pas folle. J’ai très bien entendu les demoiselles de Léoty qui disaient : « On n’a jamais tant vu de revenants dans la maison, que cette année. »

L. j. p. Mme  A… — Ces demoiselles se sont moquées de toi.

Y… — Non, Madame. Elles ne savaient meme pas que je les entendais, et elles disaient : « Depuis le commencement de la saison, on ne voit que des revenants chez nous… » Ces demoiselles qui sont des Parisiennes se moquent de tout, mais moi, j’ai peur et je m’en vais !

Rien n’y fit : Yvonne était butée, Yvonne partit.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

À quelques jours de là, nous revîmes la jolie petite Mme  Arcachon, mais radieuse, cette fois, radieuse au delà de toute expression ; elle avait reconquis Yvonne, sa perle fine mais superstitieuse.

… Et dire qu’un malentendu, comme vous allez pouvoir en juger, un petit malentendu de rien du tout avait failli causer une telle catastrophe !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Dans certaines maisons bien parisiennes, on ne s’étonne jamais, outre mesure, de la disparition momentanée de certaines clientes réputées jusqu’alors pour leur grande fidélité.

Attirées grâce aux insidieuses manœuvres de malins rivaux sur lesquelles il ne convient pas d’insister, c’est fréquent de voir l’opulente Mme  X ou la toute délicieuse comtesse de Z lâcher froidement le Bon Faiseur pour s’en aller un peu tâter de la concurrence.

Mais en vertu de cet incontesté principe que les bons clients ne hantent que les bonnes maisons, on les voit bientôt revenir, les infidèles, toujours charmantes, mais un peu penaudes, et c’est elles, vous l’avez deviné, subtiles lectrices, qu’on baptise, ô Ibsen, de Revenants !

Et voilà comment une simple conversation des demoiselles de Léoty avait failli déterminer chez la jolie petite Mme  Arcachon, un de ces désastres parisiens comme on en a peu vu depuis ces trente dernières années !

L’ÉTRANGE AVENTURE DU MONSIEUR À LA JAMBE DE BOIS

— Monsieur sait-il que le nouveau propriétaire de la Villa des Guimauves a une jambe de bois ?

— Non, Dominique, j’ignorais ce détail.

— Ce détail ! s’esclaffa le jardinier. Monsieur en parle bien à son aise !

— À mon point de vue, Dominique, cette jambe en moins ne constitue qu’un faible détail mais pour le pauvre homme, ce détail revêt évidemment plus d’importance, mais que puis-je y faire ?

— Pour sûr !… La première chose qu’il a fait en arrivant, ce monsieur, c’est de changer le nom de sa propriété. Je donne en mille à monsieur de deviner comment elle s’appelle maintenant.

— Je ne devinerai jamais.

Villa des Requins ! Hein, qu’est-ce que monsieur dit de ça ? Villa des Requins !

Villa des Requins, remplaçant Villa des Guimauves, il est certain, Dominique, que voilà un changement radical.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le lendemain même de cet entretien, je faisais connaissance avec le monsieur à la jambe de bois, un charmant causeur doublé, depuis ce jour, d’un brave camarade.

— Certes, fis-je, je comprends que cette désignation de Villa des Guimauves vous ait semblé intolérablement douceâtre et mucilagineuse, mais de là à prier ces redoutables squales de vous prêter leur nom…

Le monsieur à la jambe de bois m’interrompt sévèrement :

— Ne proférez pas de mal des requins ; c’est à l’un d’eux que je dois la vie, et je suis bien décidé, loin d’oublier jamais ce service, à profiter, au contraire, des moindres circonstances pour glorifier le nom des requins, exalter leurs mérites, en un mot, les réhabiliter.

— Ce doit être une bien curieuse histoire.

L’homme ne se fit pas prier pour me narrer l’aventure :

Issu d’une famille à la fois honorable et riche (il s’en trouve encore, mais si peu !), et tout jeune, notre ami connut le malheur de tomber dans les lacs d’une gueuse infiniment séduisante, de laquelle il jura de faire sa compagne légitime.

Inquiète des dangereuses manœuvres de cette Circé moderne, l’honorable et riche famille remit le jeune homme ès-mains d’un homme sûr avec mission de le faire voyager dans toutes les Amériques ou autres Océanies, jusqu’advenu l’oubli, inclusivement.

Se baignant un jour dans les parages de Sumatra (Avis à nos abonnés et lecteurs au numéro : Ne vous baignez dans les parages de Sumatra qu’au cas où vous n’en auriez pas d’autres sous la main), se baignant, dis-je, un jour dans les parages de Sumatra, soudain le jeune homme, poussant un grand cri, agita ses bras hors de l’eau, frénétiquement.

Aidé de quelques indigènes, le mentor ramena sur la plage notre jeune imprudent.

Trop tard, peut-être, hélas ! car une piqûre d’un poisson fort connu dans ces latitudes lui faisait déjà et démesurément enfler la jambe droite.

Et pas de médecin ! Pas de chirurgien !

Les indigènes branlaient tous une tête inquiétante, et l’un d’eux qui s’exprimait admirablement en la langue de notre pays, formula ce diagnostic :

— Foutou ! Le messié est foutou !

Le jeune homme s’écria :

— Puisque je dois mourir, que ce soit tout de suite et sans souffrance ! Rejetez-moi à l’eau.

Il fut fait comme il le désirait.

Bientôt retentissait un autre grand cri, les mêmes bras s’agitaient non moins frénétiquement et de la pourpre ensanglantait l’émeraude d’Amphitrite.

— Au secours ! au secours ! clamait le jeune homme chez qui l’instinct de conservation venait de prendre brusquement la suprématie sur le désespoir.

Abrégeons :

Un requin venait de remplacer le chirurgien absent, en pratiquant — et cela sans exiger les moindres honoraires — l’amputation de la jambe malade.

Le jeune homme était sauvé.

Et l’homme à la jambe de bois termina son récit par cette remarque judicieuse :

— Comme quoi, monsieur, la nature a toujours soin de mettre le remède à côté du mal.

BONTÉ RÉCOMPENSÉE

Ce matin-là, comme il faisait très beau, la jeune, tendre et jolie Clémence eut une idée…

S’adressant à son ami, un certain M. Lemuffle, elle dit :

— Si on allait à la campagne ?

— À la campagne ? riposta le personnage, quoi f…, à la campagne ?

— Rien… se promener.

— À quelle campagne ?

— Où tu voudras… À Bougival, par exemple.

— Ça te ferait plaisir, d’aller à Bougival ?

— Beaucoup… Rappelle-toi… c’est là où nous nous sommes connus.

— Oui… J’aurais mieux fait de me casser une patte, ce jour-là.

— Vilain !… Alors, on va à Bougival ?

— Non, ma vieille, on ira de l’autre côté, à Joinville.

— Si tu veux… Va pour Joinville !

— Je vais demander à Pignouf de venir avec nous.

— Pourquoi nous affubler de cet individu ?

— Oh ! tu sais, les balades sentimentales avec toi seule… soupé ! Tandis que Pignouf !… Il est rigolo, lui, au moins !

— Comme tu voudras, mon ami. Emmenons Pignouf.

M. Pignouf, le meilleur ami de M. Lemuffle, était le type du camarade mal élevé, déloyal et tapeur, mais — chacun s’accorde à le reconnaître — éminemment rigolo.

La petite partie commença fort bien.

Dans le train qui les emportait à Joinville, Lemuffle et Pignouf s’amusèrent beaucoup à injurier quelques dames seules et plusieurs jeunes enfants.

De telle sorte qu’arrivés à destination, ils éprouvaient une faim proverbiale.

La très charmante Clémence aussi avait très faim.

À la guinguette où ils s’assirent sur les bords fleuris de la Marne :

— Holà, quelqu’un ! hurla Lemuffle. Viendras-tu, tavernier du diable ?

Et Pignouf d’ajouter :

— Nous sommes les gentilshommes les plus mal servis du royaume !

Cependant que Clémence flattait, non sans volupté, un gros minet noir qui faisait ron-ron.

— Qu’est-ce qu’il faut servir à ces messieurs et dame ?

Ainsi s’exprimait un vieux garçon de café appartenant à l’établissement.

— Qu’est-ce qu’il y a à bouffer dans ta sale boîte ?

— Bifteck, côtelettes, etc., etc.

Passons ces tristes détails.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

En débouchant la première bouteille de vin, soit mauvaise qualité du bouchon, soit inhabileté de l’officieux, le bouchon se brisa et le vin fut souillé de mille fragments et miettes de liège.

Ah ! ça en fit, une vie !

— Espèce de… ! clamait Lemuffle.

— Espèce de… ! renforçait Pignouf.

(Les points ci-dessus sont mis en place des deux plus triviales insultes qui se puissent adresser à un homme.)

Le pauvre vieux garçon était tout décontenancé.

— C’est rien, c’est rien, balbutiait-il, vous allez voir…

Et, moyennant une petite cuiller, il tâchait d’enlever les morceaux de bouchon flottant sur la vinasse.

— T’es pas fou ? protesta Lemuffle.

— F…-nous une autre bouteille ! appuya Pignouf, et plus vite que çà !

Le pauvre vieux garçon fit appel à leur mansuétude.

Il n’était déjà pas si bien avec le patron : si on le forçait à rapporter à la caisse la bouteille ainsi contaminée par sa faute ?, sûr qu’on profiterait de ça pour le flanquer à la porte.

Et — mon Dieu, la place n’était pas meilleure qu’une autre — mais d’être à Joinville, cela plaisait beaucoup au vieux, rapport au bébé de sa fille qui était en nourrice, là, tout près, dans le pays.

— On s’en f…, de ton lardon ! Une autre bouteille, qu’on te dit ! Et au trot !

Mais Clémence :

— Laissez cette bouteille, mon ami, dit-elle de son organe angélique. Je la boirai, moi… J’adore le bouchon !

La brave enfant fit comme elle disait.

À la grande moquerie des deux jean-f…, elle but toute la bouteille de vin, sans en extirper le moindre morceau de liège.

Et toujours le sourire sur les lèvres !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Aussi, quand, dans l’après-midi, leur périssoire s’en vint à chavirer, les deux hommes se noyèrent.

Seule allégée par les petits morceaux de bouchon qu’elle venait d’avaler, flotta Clémence.

Et elle épousa son sauveteur, un brave garçon d’excellente famille, récemment sorti de l’École polytechnique.

L’ESPACE BIEN UTILISÉ

Pour savourer dans son plein tout le piquant de ce récit, il sied de ne point ignorer que l’auteur principal en est M. Hugues Delorme, le bon poète, et que, surtout, ledit Delorme est doué d’une taille (dans le sens hauteur) à faire pâlir plus d’une girafe de ma connaissance.

Les exigences d’une active collaboration font que nous nous rencontrons fréquemment, M. Delorme et moi.

Bien que la chose n’ait aucun rapport avec le sujet qui nous occupe, ajoutons que l’œuvre qui nous réunit est grandiose, magnifique et vertigineuse. Tous les directeurs vraiment dignes de ce nom se la disputent déjà à grands coups de dollars.

Je puis, dès maintenant (ça n’est pas sale et ça tient de la place), vous donner les titres des principaux tableaux :


Quarante siècles (environ) avant le chaos
Aux rendez-vous des abymes
Le chevalier du Pourquoi-Pas ?
La gaveuse d’aigles


Etc., etc., etc.

Le tout terminé par un superbe ballet, pas de crin, je vous prie de le croire, car il sera dansé par soixante jeunes filles cul-de-jatte, triées sur le volet.

Nous espérons, tout au moins, un vif succès d’étrangeté.

… Mais revenons à mon long camarade.

Sa fréquentation assidue, en ces jours derniers, m’a révélé chez lui une élévation de pensée, une hauteur de vues, en tous points conformes à son aspect physique.

Aussi, dès qu’il m’invita à souper, après une successive représentation de Ligues ligues ligues, dont il est à la fois l’auteur et l’un des interprètes (suivant en cela l’exemple de Shakespeare qui n’hésitait pas à ouvrir les portières des voitures devant les théâtres où l’on jouait ses pièces) m’empressai-je d’accepter.

L’extérieur de la résidence de M. Delorme me frappa d’un étonnement où se mêlait quelque stupeur.

Notre poète, en effet, habite un kiosque situé au milieu d’un coquet jardin des Batignolles.

Un kiosque ! un étroit kiosque ! un de ces kiosques au sein desquels la préfecture de police abritait les sergots chargés de la surveillance des sapins de Paris.

Remplacés par de nouveaux édicules à réclame, impitoyablement réformés, les pauvres anciens kiosques ont été mis en vente par le hardi concessionnaire M. Boutard-Mornibus, et chacun peut s’en procurer à des prix autant dire dérisoires.

Coquettement aménagé, le kiosque de M. Delorme est de nature à recevoir aisément deux sylphides ou un svelte invité, au choix.

Ce soir-là — infinie compressibilité du corps humain ! — nous nous trouvions réunis autour d’une microscopique table quatre personnes : deux sylphides, M. Delorme et un svelte invité, votre propre serviteur.

Ah ! dame ! la petite fête revêtit un fort caractere d’intimité, mais on s’amusa bien tout de méme.

Le bleu matin faisait pâlir les étoiles quand nous nous séparâmes.

— Je suis fourbu, dit Hugues, et pas fâché de me coucher.

— Où vas-tu coucher ?

— Ici, parbleu, chez moi.

— Dans ce kiosque ?

— Oui, dans ce kiosque, chez moi.

Mon regard fit le trajet, d’abord, des pieds du poète jusqu’à son front, puis ensuite ils embrassèrent la plus grande largeur du monument.

Une notable différence régnait entre ces deux dimensions.

— Alors, repris-je, tu vas dormir en chien de fusil ? Tu vas te lover, ainsi que font les reptiles ?

— Mais, pas du tout, je vais me coucher le plus confortablement du monde et de tout mon long !

Joignant le geste à la parole, M. Delorme poussa une sorte de bouton électrique : alors le kiosque s’inclina doucement vers le sol jusqu’à ce qu’il eût acquis l’horizontalité parfaite.

M. Delorme s’y introduisit, et nous le vîmes qui s’allongeait, non sans volupté, sur le plancher de sa demeure, plancher, d’ailleurs, soigneusement matelassé.

— Bonsoir !

— Bonjour, plutôt !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Est-ce là, peut-être, la solution des logements à bon marché ?

LE PERROQUET MISSIONNAIRE

Chacun son record.

Tel journal, par exemple, — pour prendre un exemple dans la Presse — détient sur tel tapis une incontestable suprématie, cependant qu’une seconde gazette se trouvera des plus imbattables dans une autre branche.

(Détenir une suprématie sur un tapis ! Être imbattable dans une branche ! Quel style, grand Dieu !)

C’est ainsi qu’aucune personne sensée ne songerait à se mettre en travers de notre décision si l’envie nous prenait un beau jour de décerner à l’excellent Journal des Débats la palme des Histoires d’animaux.

Il y a peu de mois, un rédacteur de cet organe, M. Maurice Spronck, charmant garçon, délicat lettré, mais observateur superficiel nous contait sans sourciller, l’histoire de ce hareng transformé, par son évolutionniste patron, en fidèle caniche, et, finalement noyé, — pauvre animal ! un jour que, par malheur, il tomba dans la mer.

Aujourd’hui, ou, pour parler plus exactement, avant-hier, M. Henri de Parville, le savant rédacteur de ladite gazette, terminait sa « Revue des Sciences » par l’anecdote suivante, que mes ciseaux les plus nickelés n’hésitent pas une seconde à découper.

Vous avez la parole, mon cher Henri :

« M. Loys Brueyre, que tout le monde connaît, nous racontait dernièrement une histoire de perroquet que nous voudrions bien croire authentique et qui doit l’être, en effet, puisqu’elle lui a été dite par une jolie créole de l’Amérique du Sud.

» Un soir, cette créole avait été prendre le frais avec ses amies dans un bois voisin de sa demeure. Tout à coup, de tous côtés, on entendit dans les arbres, au milieu des taillis, de près, de loin : Ora pro nobis, Domine !

» Un silence, et aussitôt d’autres voix répondirent : Amen, amen !

» On chercha dans toutes les directions. Il n’y avait certainement personne auprès des promeneurs. La créole aperçut, sur une branche un perroquet qui semblait la contempler ironiquement. Plus loin, un autre perroquet, un troisième perroquet, plusieurs perroquets. Il y avait là, évidemment, le père, la mère et les enfants. Toute une famille ; peut-être toute une population de cousins et de parents.

» Et, de temps en temps, le silence du bois était troublé par les mêmes paroles Ora pro nobis, Domine ! Puis comme un écho d’autres voix répétaient : Amen, amen, amen ! Et il y avait beaucoup de voix.

» L’aventure était singulière et sans doute n’eût-on pas aisément trouvé la clef de l’énigme, quand un perroquet quitta la branche d’un arbre et vint tranquillement se poser sur l’épaule de la jolie créole. Et dans son oreille rosée, il cria : Ora pro nobis, Domine !

» C’était une vieille connaissance : un perroquet privé qui avait vécu des années dans la maison de la créole.

» Un beau matin de printemps, quand le bois se couvrit de feuilles nouvelles et se parfuma, le perroquet sentit le besoin de reconquérir sa liberté et d’aller conter fleurette à ses pareilles. Il quitta son perchoir et gagna la forêt natale.

» Mais pendant des années, quand il vivait prisonnier, il avait assisté, chaque soir, à la prière dite en commun et à haute voix. En dormant à moitié, il avait beaucoup retenu.

» Quand il fut de retour chez lui dans les bois, à la nuit tombante, il pensa à ses hôtes et se mit comme eux à répéter la prière du soir. Il la répéta si bien, que femme et enfants imitèrent le père de famille. Après eux, les voisins, puis les voisins des voisins.

» Et le soir, comme dans une forêt enchantée, on n’entend plus maintenant que des prières, la prière des oiseaux :

» Ora pro nobis, Domine ! Amen, amen, amen ! »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

M. Loys Brueyre, que tout le monde connaît, s’est-il laissé monter un gracieux esquif par la jolie créole de l’Amérique du Sud : cela n’est d’aucune importance, l’anecdote (même) n’en dégagerait que plus d’intérêt.

Et quelle indication précieuse ne comporte-t-elle pas pour nos amis les missionnaires anglais !

Inculquer à des milliers de perroquets chacun un petit morceau de Bible et lâcher ensuite tous ces volatiles au sein des forêts vierges habitées par d’horribles peuplades qui vivent si loin de N. S.

PREMIER AVRIL

Je viens d’accomplir une plaisanterie complètement idiote, mais dont le souvenir me causera longtemps encore de vives allégresses.

Ce matin, un peu avant midi, je me trouvais à la terrasse de Maxim’s.

Quelques gentlemen préalablement installés y tenaient des propos dont voici l’approximative teneur :

— Ce vieux Georges !

— Ce cher Alfred !

— Ce sacré Gaston !

— Je t’assure, mon vieux Georges, que je suis bien content de te rencontrer !

— Depuis le temps !…

— Et moi aussi !

… Abrégeons ces onomatopées.

— Tu déjeunes avec nous, hein ?

— Volontiers ! Où ça ?

— Ici.

— Entendu !

— Et tu dînes avec nous, aussi ?

— Oh ! ça, pas mèche !

— Pourquoi donc ?

— Tous les samedis que Dieu fait, c’est-à-dire 5.200 fois dans le cours d’un siècle, je dîne chez Alice.

— Quelle Alice ?

— Ma nouvelle bonne amie.

— Gentille ?

— Très !… mais un caractère !…

— Amène-là.

— Impossible ! le samedi, elle a sa famille.

— Alors, avise-la d’un empêchement subit.

Le nommé Georges, à qui ses camarades tenaient ces propos tentateurs, semble hésiter un instant.

Puis brusquement :

— Et allez donc ! C’est pas ma mère !

Un petit bleu apporté par le garçon fut aussitôt griffonné : Excuse-moi pour ce soir… forcé partir en province… Affaire urgente… mon avenir en dépend… Temps semble si long loin de toi !… etc., etc., etc.

Puis l’adresse : Alice de Grincheuse, 7, rue du Roi-de-Prusse.

Par le plus grand des hasards (je ne suis pas de nature indiscrète), mes regards tombèrent sur l’adresse de la dame : Alice de Grincheuse, 7 rue du Roi-de-Prusse.

À cette minute précise, je me transformai en artisan diabolique, comme dit Zola (non sans raison), de l’imbécile facétie suivante :

Je me rends à la Taverne-Royale, demande de quoi écrire et le chasseur.

— Chasseur, portez ce mot immédiatement à cette adresse… Il n’y a pas de réponse.

Après quoi, je reviens sans tarder chez Maxim’s, où je m’installe à la table voisine des précités gentlemen.

Pendant que ces derniers dégustent leurs huîtres, lisez mon fallacieux petit billet à la jeune Alice :


« Ma chère Alice,

» Si tu as rien de mieux à faire, amène-toi donc tout de suite déjeuner avec moi et quelques camarades chez Maxim’s. Ne t’étonne pas (sans calembour) de ne pas reconnaître mon écriture ; je viens de me fouler bêtement le pouce, et c’est mon ami Gaston qui tient la plume pour moi. Viens comme tu es.

» Ton fou de

» Georges. »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Oh ! ce ne fut pas long !

La sole frite n’était pas plutôt sur la table, qu’une jeune femme, fort gentille, ma foi, envahissait le célèbre restaurant.

— Tu t’es fait mal, mon pauvre Georges ?

Inoubliable, la tête de Georges !

— Alice ! Qu’est-ce que tu fais ici ?

Inoubliable, la tête d’Alice !

— Comment, ce que je fais ici ? Tu es fou, sans doute ?

Inoubliables, les deux têtes réunies d’Alice et de Georges !

D’autant plus inoubliables que — j’omis ce détail — Georges et ses amis avaient cru bon de corser leur société au moyen de deux belles filles appartenant — je le gagerais — au demi-monde de notre capitale.

Un qui ne s’embêtait pas, c’était moi, avec mon air de rien.

Plus les pauvres gens s’interrogeaient, plus s’inextriquait la situation.

Est-ce bête ! Je n’ai jamais déjeuné de si bon appétit.

CAPTIEUSE ARGUMENTATION D’UN CHEF DE GARE

Bredouilly !… Vingt minutes d’arrêt !… Buffet.

— Chouette m’écriai-je intérieurement.

(Quand je me parle à moi-même, il m’arrive quelquefois d’employer des expressions d’une rare trivialité.)

Et je me précipitai vers le buffet autant pour me sustenter qu’en espoir d’élever légèrement la température de mon pauvre individu.

Car le compartiment d’où je sortais eût été fort capable d’enfoncer, comme réfrigérence, beaucoup de ces glacières qui servent à conserver les produits alimentaires de facile putrescibilité.

Au buffet, je trouvai le chef de gare en train de conter fleurette à la pas très jolie, mais si charmante jeune fille, nièce — m’a-t-on renseigné — du patron de ce prospère établissement.

(Et comme elle s’appelle Eugénie, les jeunes gens du pays eurent vite fait de la baptiser Nini Buffet, comme de juste.)

— Bonsoir, monsieur le chef de gare, me frottai-je les mains pour les réchauffer, j’espère bien que vous allez changer nos bouillottes.

— Changer vos bouillottes ! se récria le fonctionnaire, et pourquoi donc cela, s’il vous plaît ? Auriez-vous quelque motif de mécontentement à leur endroit ?

— Vous me trouvez sans doute une tête d’Esquimau, pour me tenir de tels propos.

Les bouillottes de votre Compagnie, monsieur le chef de gare, n’ont de la vraie bouillotte que le nom. Et si le mot glaçouillote était français, ce serait le seul terme à leur appliquer.

— Peut-être voulez-vous exprimer que la température de ces appareils avoisine zéro.

— Elle l’avoisine mitoyennement et peut être plus encore.

— Je ne suis pas curieux de mon naturel, mais je voudrais bien voir cela.

— Le contrôle est facile.

Et nous voilà partis tous les deux vers mon compartiment.

— Hein ! ne tardai-je pas à triompher.

— Vous avez raison, acquiesça l’homme à casquette galonnée, votre bouillotte ressemble beaucoup plus à un fragment de banquise qu’à une lave d’éruption récente.

Puis il ajouta :

— C’est la température rêvée ! Nous la tenons enfin, la température rêvée ! La voilà bien, la température rêvée, la voilà bien !

(Ai-je besoin de souligner qu’en disant ces derniers mots, mon chef de gare imitait l’accent de notre vieux camarade José Dupuis ?)

Il s’expliqua en ces termes :

— Vous pensez bien, mon cher monsieur, qu’une Compagnie de chemin de fer un peu occupée, comme la nôtre, a d’autres chats à fouetter que de surveiller la température, étonnamment variable, de son matériel roulant. Si on écoutait les voyageurs, il faudrait les chauffer l’hiver, les rafraîchir l’été. La satisfaction de toutes ces exigences coûterait fort cher à nos pauvres petits actionnaires chéris. Aussi, a-t-on voté, dans notre derniere assemblée de grosses légumes, l’unification de la température pour toutes les saisons. Après pas mal de discours à tendances diverses, l’adoption de la température froide fut votée à une majorité écrasante.

— Je comprends cela, fis-je non sans ironie.

— Non, monsieur, vous ne comprenez pas. Vous croyez comprendre, mais vous ne comprenez pas.

— Je suis donc un imbécile ?

— Parfaitement !… Suivez-moi bien ; notre clientèle d’été est infiniment plus intéressante que notre clientèle d’hiver. D’abord, elle est plus nombreuse et, en conséquence, nous rapporte davantage. Et puis elle ne voyage pas, le plus souvent par nécessité. C’est pour son plaisir. Si nous n’étions pas gentils avec elle, nous risquerions de la perdre et de la voir se promener à pied, à bicyclette, et automobile, etc., etc.

— Je commence à voir clair.

— Tandis que notre clientèle d’hiver, si elle voyage en railway, c’est qu’elle ne peut pas faire autrement. Alors, dans ces conditions-là, nous serions bien bête de nous gêner…

Un coup de sifflet déchirait l’air. Nous partions.

— Alors, me salua le chef de gare, à cet été !

— Sur la glace, ajoutai-je finement.

LE SPECTRE D’IRMA

— Qu’est-ce que tu ferais à ma place ?

— De quoi s’agit-il ?

— Lis plutôt ce qu’on vient de me remettre.

Le jeune homme me tendit une missive qui semblait avoir été écrite sous une pluie battante, tant l’encre s’y trouvait apâlie et délayée avec, partout, de larges taches d’évidente mouillure à peine séchée.

— Faut-il, s’écria mon ami, faut-il qu’elle ait pleuré, la pauvre Irma, en m’écrivant cette lettre !

— Tu n’es donc plus avec elle ?

— Non, la chère petite ! Trompé par les apparences, je l’ai salement plaquée la semaine dernière. Mais que de remords aujourd’hui ! Lis plutôt.

Je lus :

« Encore une lettre de moi, Émile, mais rassure-toi, c’est la dernière et le service que je viens te demander est le dernier, le bien dernier.

» Oh ! je ne viens pas récriminer, car en nous quittant, tu t’es chiquement conduit avec moi et je ne t’en veux pas de ton erreur, bien excusable, car, en effet, mes cousins de Commercy avec lesquels tes amis m’ont rencontrée ressemblent beaucoup aux gigolos de la rue Lepic que tu m’as si durement reprochés.

» Aussi, je n’insiste pas et je te pardonne ton abandon.

» Malheureusement, Émile, je ne peux pas vivre sans toi et ma résolution de mourir est bien arrêtée.

» Ne cherche pas, pauvre et cher ami, à me détourner de mon idée : tu n’y réussirais pas.

» Tout ce que tu peux faire pour moi, c’est de m’envoyer les vingt-cinq louis nécessaires à l’achat d’une petite concession (tu sais l’horreur que j’ai toujours professée pour la fosse commune) et au règlement d’obsèques que je voudrais, non point luxueuses, mais tout au moins convenables, rapport à ma famille.

» Reçois le dernier merci, Émile, de celle qui n’a jamais eu qu’un amour au cœur.

» Irma. »

Pendant que j’accomplissais cette lecture, Émile étanchait ses pauvres yeux gonflés par l’émotion. Et d’une voix entrecoupée par ce que vous savez :

— Encore une fois, demanda-t-il, que ferais-tu à ma place ?

— As-tu vingt-cinq louis de trop ?

— On n’a jamais vingt-cinq louis de trop.

— Alors, ne les lui envoie pas.

— Oui, mais dans un cas comme cela…

— Alors, envoie-les lui.

— Si j’y allais moi-même ?

— Tu peux essayer.

Assez curieux de la tournure que prendrait ce sombre drame, je donnai rendez-vous à Émile, afin de dîner ensemble.

Quand le jeune homme entra dans le restaurant, il semblait la statue vivante de la consternation.

— Pauvre petite, pauvre petite ! ne cessait-il de gémir.

Et pour qu’il pût pleurer tout à son aise, nous dûmes prendre un cabinet particulier.

Il me raconta qu’Irma n’avait rien voulu savoir pour vivre davantage.

Son réchaud était là, tout prêt ; une allumette, crac, et ça y serait !

L’émotion d’Émile commençait à me gagner.

Nous bûmes beaucoup.

Nous bûmes même probablement trop, car sous le coup de onze heures, nous faisions au Moulin-Rouge une entrée plutôt mouvementée.

La première personne qui frappa nos regards fut précisément la fameuse Irma !

Irma entourée d’une véritable cour de jeunes gentilshommes montmartrois auxquels il est très vraisemblable qu’elle avait offert leurs si exorbitantes cravates !

Tout ce petit monde semblait fort gai et l’esprit loin du trépas ; Émile était devenu pâle effroyablement.

D’un doigt tragique, il désignait la jeune chahuteuse :

— Le spectre d’Irma !… Le spectre d’Irma !

— Mais non, m’efforçais-je à le rassurer, ce n’est pas le spectre d’Irma, c’est Irma elle-même, en chair et en os, en noce surtout, ajoutais-je spirituellement.

Émile ne voulait rien entendre, et comme il ne consentait pas à mettre une sourdine à ses hurlements de mélo, il fut emmené au poste où, grâce à son tapage, il empêcha, toute la nuit, de dormir MM. les gardiens de la paix.

EXCELLENTE INNOVATION

La Ville de Paris, ainsi que le remarque fort à propos M. Tristan Bernard dans ses Mémoires d’un jeune homme rangé, a, de tout temps, prodigué ses efforts en vue de lutter contre l’ingérence gouvernementale.

À certaines époques, le conflit en vint jusqu’à revêtir le caractère le plus aigu, notamment en 1871, date à laquelle des troupes appartenant à la garnison de Versailles durent intervenir, et même, soit dit en passant, intervenir assez brutalement.

Depuis ces temps regrettables, notre grande cité parisienne, sans avoir obtenu l’autonomie rêvée, a conquis mille petites franchises qui lui permettent d’attendre patiemment l’heure de l’émancipation intégrale et définitive.

C’est ainsi qu’une grande liberté est laissée aux maires des 24 arrondissements de Paris pour organiser les solennités municipales, ainsi qu’ils l’entendent.

Certains de ces magistrats profitent de cette bride sur le cou pour apporter d’importantes innovations et une fantaisie d’un goût parfois douteux au cérémonial, par exemple, des mariages.

Jugez plutôt.

Samedi dernier, j’assistais, en qualité de témoin, au mariage de la belle-mère d’un de mes coiffeurs.

La chose se passait au 23e arrondissement duquel le maire, M. Lanfry, — fort brave homme, d’ailleurs, — passe pour le plus franc original de tout Paris.

Le bulletin de convocation adressé aux intéressés, conjoints (sic), parents et témoins, portait ces mots imprimés en forte italique rouge :


« Toute noce qui ne se trouvera pas au grand complet, à dix heures précises, dans le hall de la mairie, verra son mariage remis à une date ultérieure.

» Signé : le maire : Lanfry. »


Peste, mon cher, comme on est exact au 23e !

Comme de bien entendu, pour employer l’expression favorite de M. Paul Leroy Beaulieu, nous n’eûmes garde d’arriver en retard.

Et bien nous en prit.

Il y avait trente-huit noces à accomplir ce jour-là (c’était un samedi et le 23e arrondissement est bien connu pour la haute cote de sa nuptialité).

— Trente-huit noces ! m’exclamai-je à part moi. Trente-huit noces ! En évaluant un minimum de dix minutes par noce (chiffre des moins excessifs), l’ensemble de l’opération va durer trois cent quatre-vingts minutes c’est-à-dire, si je sais compter, — et je sais compter, — six heures et vingt minutes, de telle sorte que la dernière noce ne sortira de ce monument que sur le coup de quatre heures et demie, au bas mot.

Et, emporté par mon bon cœur, j’ajoutai :

— Pauvres gens de la trente-huitième noce ! Ont-ils seulement songé à apporter de pâles charcuteries saupoudrées de quelques litres ?

L’avenir se chargeait de me rassurer.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Au fur et à mesure que chaque noce arrivait à la mairie, un garçon remettait au futur un ticket numéroté et le priait d’aller s’installer, lui et sa compagnie, dans un des boxes du grand hall dont le numéro correspondait à celui qu’on lui confiait.

Box confortable et assez analogue à ceux qu’on rencontre en certains restaurants ou brasseries.

À dix heures cinq, le maire Lanfry faisait son entrée et donnait un signal.

Un phonographe, alors, placé au centre du hall, exhalait la plus véhémente des Marseillaise.

Le même organe, ensuite, proférait, d’un timbre assourdissant, les devoirs réciproques des époux et autres patati patata indiqués par le Code Napoléon.

Puis, voici le maire Lanfry qui s’approche du box no 1.

Il ne dit rien, le maire Lanfry, mais un petit phonographe (de plus faibles dimensions que le premier) parle pour lui :

— Machin (Célestin), consentez-vous à prendre pour épouse Mlle  Chose (Rose) ?

De sa voix naturelle, Machin (Célestin) répond :

— Oui.

Sans tarder, le phonographe reprend :

— Mademoiselle Chose (Rose), consentez vous, etc., etc. ?

Le maire, pour finir, proclame de sa vraie voix (la loi l’exige) :

— Vous êtes unis au nom de la loi.

Puis, il passe au box 2.

Et ainsi de suite.

Ah ! ça ne traîne pas !

Deux minutes, au maximum, par noce.

Un des avantages, entre autres, de ce système légèrement américain, c’est qu’il facilite, en d’énormes proportions, les formalités, quand il y a lieu, pour annulation de mariage.

C’est toujours ça.

L’INGÉNIEUX YANKEE

Il y a trois ou quatre ans, lors du séjour que je fis à Philadelphie, j’eus l’occasion de me lier assez étroitement avec Joë Simily, l’un des plus charmants garçons de la ville.

Au-dessus de tout, dans l’existence, Joë plaçait les belles filles et les beaux chiens.

Les beaux chiens surtout, parce que les chiens sont plus fidèles que la plupart des demoiselles.

Aussi, les superbes meutes que le jeune homme avait réunies à grands coups de dollars et de compétence, étaient-elles réputées

par tout le vaste territoire des États-Unis.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Un matin, dès l’aube, Joë Simily monta dans ma chambre.

J’étais encore couché.

— Voulez-vous rire ? fit-il.

— Volontiers.

— Eh bien ! contemplez cela.

Et il m’exhibait ce petit disque d’argent qui leur sert, là-bas, de pièce de cinquante centimes, et qu’ils dénomment dime (le dixième d’un dollar).

— Qu’est-ce que c’est que ça ? m’enquis-je.

— Ça, c’est toute ma fortune.

— Quel fun !

— Il n’y a pas le moindre fun là-dedans. Je suis ruiné, ruiné comme M. de Fondencomble lui-même.

Et il m’expliqua la cause de son désastre, toute sa fortune mise dans je ne sais quel trust raté, l’accaparement, je crois, des timbres-poste du pays ou de tout autre objet d’un emploi aussi courant.

(Les trusts ne réussissent pas toujours, a remarqué M. Paul Leroy-Beaulieu.)

Et mon ami Joë Simily semblait accepter le plus gaiement du globe sa nouvelle situation d’homme pauvre.

— On est plus léger ainsi, souriait-il.

Un seul nuage obscurcissait son horizon : ses toutous.

— Qu’est-ce que je vais faire de mes pauvres amis. Ils sont en ce moment dans Quick-Flirt-Cottage, mais bientôt je vais être forcé de me défaire de cette joyeuse résidence, et alors ?

— Vendez-les.

— Oh ça, jamais !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Peu de jours après cet événement, une dépêche me rappelait en Europe, et depuis l’époque — la vie est ainsi faite — je n’avais plus eu de nouvelles de mon ami Simily.

Aussi de quelle allégresse ne se doubla pas ma surprise, quand ce matin, je reconnus Joë sablant joyeusement le John Collins à l’Australian Bar de la cité Berryer ?

Je passe les effusions et je glisse discrètement sur les quelques wiskeys qui s’en suivirent.

— Ah ! mon vieux Simily, ne m’interrompais-je pas de clamer, comme je suis content de vous revoir ! Et en bon état !

— En très bon état. — Vous aussi, je vois avec plaisir, vous êtes en bon état.

Quite well ! Et de nouveau riche ?

— De nouveau immensément riche !

— À propos, vos chiens ! Qu’en fites-vous après votre ruine ?

— Oh ! les darling ! jamais je n’aurai assez de reconnaissance pour eux. Moi, ne pouvant les nourrir, c’est eux qui se chargèrent de m’entretenir.

— Les braves bêtes !

— Ne voulant à aucun prix me séparer d’eux, j’eus une idée de génie. J’inventai le chien-publicité. Dans toutes les rues de Philadelphie, bientôt, on ne vit plus que moi, entouré de mes cabots, tous porteurs de réclames peintes sur la peau, ou pour parler plus exactement, teintes sur le poil (ce qui est plus hygiéniques aux pauvres bêtes).

— Très ingénieux.

— Ce mode de réclame devint rapidement fort à la mode à Philadelphie. Pas un vendeur de produit quelconque qui ne tînt à faire promener le nom de sa camelote imprimé sur le flanc de mes chiens ! On me paya jusqu’à dix dollars par animal quotidien !

— Peste !

— Au bout de quelque temps, surgit la concurrence. Je retirai mes braves bêtes de la circulation et les rendis à une existence plus digne.

— Votre fortune était faite ?

— Ma fortune, non, mais j’avais acquis assez d’argent pour fabriquer et lancer… Vous n’en avez pas entendu parler en Europe ?

— De quoi ?

— De mon black cold-cream, cold-cream noir pour négresses. Là, alors, ce fut la fortune !

WORKING-CAR

Au cours de ce dernier été (ou du pénultième, je ne saurais préciser), M. Tristan Bernard racontait plaisamment que le personnel des chemins de fer mettait une touchante ardeur à exposer, hermétiquement clos, ses wagons aux plus torrides rayons du soleil, en espoir, disait-il, qu’il leur en resterait quelque chose, l’hiver venu.

La boutade de notre opulent confrère n’était exacte que dans la proportion de cinquante pour cent, car si les wagons sont brûlants pendant l’été, il ne leur en reste absolument rien, comme il dit, à l’époque, si cruelle aux miséreux, des frimas.

Passe encore pour les premières et les secondes classes ; mais songez un peu aux pauvres gens forcés de passer de longues et inconfortables heures dans ces glacières roulantes qui s’appellent des wagons de troisième classe de trains-omnibus.

… Le hasard fit que je rencontrai, dernièrement, une assez grosse légume appartenant à certaine Compagnie de chemins de fer qu’il ne me sied point de nommer aujourd’hui.

Comme je lui demandais quand il se déciderait enfin à chauffer les troisièmes classes :

— Jamais ! s’écria-t-il fortement.

— Votre cœur est d’acier trempé.

— N’en croyez rien, cher ami, et non seulement nous ne chaufferons pas nos voitures de troisième classe, mais encore nous sommes décidés à enlever, d’ici peu, les bouillottes qui déshonorent les premières et les secondes.

Déshonorent ! Qu’importe, si elles les réchauffent !

— Connaissez-vous ces belles phrases de Paul Leroy-Beaulieu : « Le calorique que l’homme acquiert par son travail est plus salutaire que celui que lui procure un combustible extérieur. Ce calorique lui confère, en outre, une fierté bien légitime, laquelle n’est point sans accroître encore son degré thermométrique. »

— Très bien dit ! Et alors ?

— Alors, d’après les principes de notre grand économiste national, nous supprimons les bouillottes et nous les remplaçons par des working-cars.

— Des… je n’ai pas bien entendu !

— Des working-cars, c’est-à-dire des wagons où l’on travaillera pour se réchauffer.

Les working-cars, comme l’indique leur nom, participent du véhicule et de l’atelier. Selon ses aptitudes, le voyageur pourra travailler le fer ou le bois, ou bien pétrir du pain ; en un mot, exercer l’industrie qui lui est coutumière, à condition, comme de juste, que cette opération soit réalisable dans de telles circonstances…

— Je comprends, en effet, qu’il ne saurait être question de biner des pommes de terre, par exemple, ou d’extraire de la houille.

— Bien entendu, bien entendu… La Compagnie prélevera un supplément sur les places occupées dans le working-car.

— Et les produits qui résulteront de ce travail ambulant ?

— Reviendront de droit à la Compagnie.

— Ça, c’est du toupet.

— Mon cher monsieur, croyez-moi, le voyageur n’est pas un être bien intéressant. Arrogant, exigeant, encombrant, ce monsieur se croit tout permis. Et si nous n’étions pas là pour penser un peu aux pauvres actionnaires !…

Et ma grosse légume esquissa un large geste d’attendrie pitié.

INGÉNIEUX PROJET DE MODIFICATION DANS LE PRIX DES « ALLER ET RETOUR »

Voici une lettre que le facteur vient de me remettre (il n’y a pas cinq minutes), et dont je recommande la lecture à tous les amateurs de saine logique :

« Monsieur le rédacteur,

» C’est avec une vive satisfaction que je constate l’intérêt que vous portez, entre les mille problèmes qui bouillonnent en votre cerveau, aux questions de chemins de fer.

» Actionnaire de diverses Compagnies, je crois être l’interprète de tous mes congénères en vous félicitant publiquement, monsieur, de la bienveillance que vous nous avez témoignée à différentes reprises.

» Oui, vous avez raison, les Compagnies se montrent beaucoup trop faibles devant les exigences sans cesse croissantes de ces sybarites ambulants qu’on appelle des voyageurs.

» Où ce système nous mènera-t-il, pâles actionnaires ? Dieu seul pourrait le dire, et peut-être même l’appréciation du créateur serait-elle au-dessous de la vérité !

» Quand je pense à certains abus, monsieur, à certaines monstruosités commises par les administrations au détriment de leurs pauvres actionnaires, mon sang bout, oui, monsieur, mon sang bout.

» Connaissez-vous, pour ne citer qu’un exemple, absurdité plus formidable que celle-ci, qui n’a certainement pas été sans vous frapper, homme de bon sens que vous êtes avant tout.

» À chaque individu qui prend un billet d’aller et retour, la Compagnie fait une remise considérable (cinquante pour cent sur le retour), comme si cet individu pesait moins lourd et tenait moins de place en revenant qu’en allant.

» Un monsieur vient de Brest à Paris et s’en revient de Paris à Brest en première, moyennant une somme de 100 fr. 30, alors que deux types différents, effectuant ces deux memes trajets, auraient à verser la somme de 133 fr. 50.

» Pourquoi ce cadeau de 33 fr. 20 à des gens qu’on ne connaît même pas et, je ne saurais trop le répéter, au détriment de qui ? au sempiternel détriment de l’actionnaire.

» Ne jugez-vous pas cela idiot, cher monsieur, et dites-moi si ce n’est pas exactement le contraire qui devrait arriver.

» Une administration intelligente et vraiment soucieuse des intérêts de ces commettants, voici ce qu’elle ferait :

» Elle profiterait de ce que les gens sont bien forcés, à la fin, de revenir chez eux, pour leur faire payer plus cher leur billet de retour.

» Au parisien, elle dirait :

» — Ah ! tu es venu passer quarante-huit heures à Trouville et tu veux rentrer chez toi ? Eh bien ! mon garçon, tu vas nous payer deux louis pour te ramener. Tu refuses ? Eh bien, rentre à pattes, si le cœur t’en dit, ou à dos de chameau, si tu trouves un dos de chameau disponible.

» Au grand négociant de Roubaix, qui est venu faire la noce à Paris, on tiendrait un langage analogue.

» Ce serait à prendre ou à laisser.

» Avec de tels procédés, monsieur, les Compagnies pourraient alors nous offrir des dividendes véritablement dignes de ce nom, tandis qu’aujourd’hui… Ah ! tenez, n’insistons pas !

» Recevez, monsieur, etc.

» Un porteur de onze cent et quelques actions, la plupart, hélas ? de chemins de fer. »


Reste à savoir comment le public prendrait ladite modification si conforme, pourtant, aux règles du simple bon sens.

TROP DE ZÈLE

Né dans les environs de Besançon, mais ayant gagné sa rondelette fortune à Paris, l’excellent M. Ternel, de la maison Lepère et Ternel (quincaillerie en gros, demi-gros, détail et demi-détail), s’est retiré des affaires, il y a tantôt trois mois.

Pour une bouchée de pain, il acquit un coquet terrain, situé dans une des plus lugubres zones de Levallois-Perret, et jusqu’alors réputé pour la culture intensive du tesson de bouteille.

Une maisonnette s’y érigea bientôt, entourée d’un jardinet, lequel semblait avoir beaucoup de peine à ne pas se rappeler ces origines pelées.

Par la noble pratique du jeu de billard ou, parfois, de la manille, M. Ternel oubliait, au fond d’un café voisin, les tracas du négoce, cependant qu’en sa demeure la paisible Mme  Ternel pratiquait sans relâche ravaudage ou culinarisme.

Mme  Ternel est une de ces braves créatures chez qui le désir de plaire à leur mari et d’en prévenir le moindre souhait, remplace, avantageusement, d’ailleurs, toute suprématie intellectuelle.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Maintenant que vous connaissez les personnages et le décor, entrons dans l’action, résolument.

Le jardinet des Ternel, pendant le jour, communique avec la rue au moyen d’une barrière, laquelle barrière (notez le détail qui a son importance) grince sur ses gonds d’effroyable façon.

Même, ne craignons pas d’insister : la barrière des Ternel grince sur ses gonds d’effroyable façon.

Tout d’abord, on pensa qu’à l’aide d’un peu de suif on viendrait à bout de l’insupportable crissement.

Le suif et les autres corps lubrifiants dans ce but employés, durent bientôt reconnaître leur impuissance.

En industriel qui n’ignore point de quoi il retourne, et quel remède employer, M. Ternel jugea :

— Il faut la faire roder.

(Et comme il est franc-comtois, il prononça rôder.)

Mais les jours s’ajoutèrent aux jours, la barrière continuait à grincer de plus belle, et M. Ternel à chaque occasion s’écriait :

— Il faudra pourtant que je me décide à la faire rôder.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Un soir que M. Ternel s’était, en sa brasserie, attardé plus encore que de coutume, voici ce qu’il trouva en rentrant chez lui :

1o Sa femme bâillonnée et à peu près morte de terreur ;

2o La villa sens dessus dessous avec, en moins, tous les objets de quelque valeur et facilement transportables.

Revenue à elle, la naïve Mme Ternel expliqua :

— Ce sont deux jeunes gens qui ont fait le coup… des jeunes gens que j’avais amenés à la maison.

— Tu introduis chez nous des cambrioleurs !…

— Qu’est-ce que tu veux, mon ami ! On m’avait dit dans le pays que c’étaient des rôdeurs de barrière.

SECOURUE PAR LA SCIENCE, L’INGÉNIOSITÉ HUMAINE ARRIVE À BOUT DE TOUT, MÊME DES BELLES (?)-MÈRES

Pour tout le reste, de degré en degré, il avait descendu jusqu’à la lie l’escalier savonné des concessions, comme disait la semaine dernière je ne sais plus lequel de nos braves centre-gauchers.

Mais, sur le chapitre du lion, ça, par exemple ! Ne rien savoir, persista, sans faiblesse, à lui servir de devise formelle et inébranlable.

Sa belle-mère avait beau lui dire :

— Quand est-ce que vous jetterez au fumier cette sale bête, nid à microbes et foyer de mites ?

Lui se contentait de ricaner le plus bêtement qu’il pouvait :

— J’adore les mit’ au logis.

Ce qui ne contribuait pas peu à jeter davantage encore la pauvre femme hors de son caractère.

… C’était, à vrai dire, un très beau lion empaillé, j’en conviens, puisque l’aventure se déroule en nos climats, mais véritablement un très beau lion, que mon ami avait de sa propre balle tué jadis dans l’Atlas, et à la dépouille duquel il s’était fanatiquement attaché.

Campé, non sans fierté, au fond du corridor, le pauvre fauve évoquait, en l’esprit des pondérés, moins d’ire que de mélancolie, et l’attitude de la belle-mère vis-à-vis de cette (en définitive) fourrure, dépassait les bornes des agressions permises.

Chaque fois que la haïssable femme arrivait dans la maison de son gendre, pan ! un grand coup de parapluie[9] sur la tête de l’ex-roi des animaux, accompagné de cette facile injure.

— Tiens, sale bête, voilà pour toi !

Injure et coup auxquels notre lion opposait un dédain instructif, à la fois, atavique et fourni par l’empailleur.

Il arriva qu’un beau jour, le gendre s’impatienta de cette conduite inqualifiable et qu’il résolut d’y mettre fin.

La réussite obtenue dépassa ses espérances les plus flatteuses.

De l’intérieur de la noble bête, il extirpa le varech, immédiatement remplacé par un de ces phonographes Stentor auprès desquels les trompettes de Jéricho ne semblent que pâles flûtiaux, et sur le cylindre duquel phonographe, il enregistra, grâce à la complaisance de l’ami Pezon, un formidable rugissement du terrible lion Brutus.

Mieux : Dans le crâne vide de l’animal, il installa, les yeux comme vitres, un appareil d’éclairage électrique d’une puissance peu commune.

Le tout, de telle façon, que le moindre choc déclanchât l’appareil et le mit en jeu.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

— Tiens, sale bête, voilà…

La pauvre femme n’acheva pas.

Un rugissement effroyable faisait trembler la maison.

Des yeux fulguraient dans la pénombre du vestibule.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Et, depuis ce jour, la dame n’a plus jamais frappé sur la tête du lion.

Ni sur la tête d’aucune autre bête vivante ou empaillée.

Elle n’a plus jamais refichu les pieds chez son gendre.

Ni dans aucune autre maison.

Le saisissement par elle éprouvé avait dépassé la borne prévue.

Quand on releva la dame, c’est à peine si elle eut le temps de lancer, à son gendre un regard discourtois ; puis elle mourut.


SYNDICAT ÉCLECTIQUE

Dimanche dernier, je me suis fort diverti.

À l’issue de la grand’messe, je m’attablai — vieille coutume doublée d’une bien innocente débauche — à la terrasse d’un marchand de vin sis en face de mon église paroissiale.

Une demi environ douzaine de lascars s’en vint prendre place à une table voisine de la mienne et ces messieurs tinrent des propos qui, tout de suite, m’intéressèrent au plus haut point.

L’un d’entre eux, l’évident chef de la petite bande, parlait à ses camarades sur un ton d’autorité indiscutée, mais avec un organe qui n’aurait rien perdu à être légèrement cultivé dans le cours de Mme  Yveling Rambaud.

Un peu de confusion régnait dans son discours, ou, pour parler plus exactement, sa conférence ne m’étant pas spécialement destinée, je ne comprenais pas très bien, malgré ma très vive intelligence, ce que proférait ce rudimentaire leader.

— Surtout, recommandait-il, faut pas s’acharner sur la même vitre. Quand y en a une de cassée, tout de suite à une autre ! Et allez donc ! Et puis, les glaces de préférence aux carreaux ! Les belles grandes glaces !

Les autres écoutaient précieusement.

Suivirent mille autres recommandations, dont la principale : dès que les flics montraient leur blair, fallait se trotter, et plus vite que ça !

Le chef des lascars conclut sur ce mot :

— Et puis, ce qu’on attend de vous, messieurs, c’est de l’ouvrage consciencieuse ! Le Syndicat a mis sa confiance en vous ; faudrait tâcher voir à la mériter, et ne pas toucher ce soir une tune qu’on n’aurait pas gagnée.

Les hommes se levèrent.

Je les suivis.

Le spectacle auquel j’assistai défie toute description.

Partout où ils trouvaient des pierres, les lascars en bourrèrent leurs poches.

Puis, se mêlant aux différentes manifestations qu’ils rencontrèrent parmi les rues, poussant mille clameurs contradictoires (Vive Loubet ! À bas Loubet ! À bas les juifs ! À bas la calotte ! À bas les traîtres ! À bas les faussaires ! etc., etc.), la petite bande projetait avec une violence peu commune, et une infatigable énergie, des pierres sur toutes les vitres des divers établissements devant lesquels on s’arrêtait.

Entraînés par exemple, les autres manifestants se mettaient vite, eux aussi, à lapider les innocents carreaux.

Moi-même je m’y mis.

On n’a pas idée de l’étrange volupté qui s’empare de vous, dès qu’on se met à briser la vitrerie de gens qu’on ne connaît pas.

Surtout les glaces, les glaces de luxe !

Le chef des lascars m’encourageait :

— Bravo, mon garçon, continuez ! Vous viendrez avec nous ce soir au Syndicat, je vous ferai donner cent sous.

Le Syndicat ! Encore le Syndicat ! Quel Syndicat ?

Je ne comprenais plus.

Bientôt, j’eus le mot de l’énigme.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Mes nouveaux amis, les briseurs de glaces et moi, notre tâche enfin accomplie, vers sept heures du soir, nous sonnâmes à une porte sur laquelle une plaque de cuivre portait ces mots :

Syndicat des vitriers de Paris.

TENTATIVE INFRUCTUEUSE DE BONNE ÉDUCATION

Berthe (car il serait niais de le dissimuler plus longtemps, cette enfant s’appelait Berthe), Berthe, dis-je, avait atteint l’âge où les petites filles, dont c’est le cas, prennent congé de leur campagnarde nourrice pour venir s’initier aux délicatesses de la vie urbaine.

Les délicatesses de la vie urbaine séduisirent fort peu notre jeune amie.

Berthe se déplut tout de suite énormément dans le vaste, pourtant, et confortable appartement de ses parents.

N’émit-elle point, un jour, la prétention que, munie d’une pelle et d’un balai, on la laissât descendre dans la rue afin d’y ramasser le crottin de cheval, ainsi, affirmait-elle, qu’on l’avait toujours pratiqué à la campagne !

Son grand chagrin surtout provenait de l’absence d’un certain Julien, son jeune frère de lait, resté au pays, lui.

— Julien ! Julien ! Je veux qu’on aille me cri (quérir) Julien ! ne cessait-elle de se répandre en gémissements.

Si bien que les parents de Berthe se décidèrent un jour à faire venir à Paris le tant souhaité Julien, en l’espoir que la présence de ce jeune rustre faciliterait l’acclimatation progressive de leur hurlante fillette ; après quoi, bien entendu, on rendrait à son terroir le petit paysan.

Ces sages prévisions semblèrent tout d’abord frappées au coin de l’exactitude.

— Julien !

— Barthe ! (c’est ainsi que prononçait Julien).

Et les deux mômes de s’embrasser, tel du pain, et de se cogner, et de se bousculer jusqu’à en mourir de rire.

Ces façons familières déplurent bien vite aux parents de Berthe.

(Il serait pénible à l’auteur d’insister en malveillance sur ce couple, mais c’est bon qu’on n’ignore point la provenance de leur grosse fortune, acquise à la vente, pendant vingt ans, de pâtés de perdreau dont la matière première consistait principalement en laissés-pour-compte de nos grands équarisseurs.)

On décida d’abord, pour marquer la différence sociale entre la demoiselle et le fils de simples cultivateurs, que ce dernier serait revêtu, non pas d’une blouse bleue, ce qui l’aurait fait remarquer dans la rue, mais d’un costume de groom, de tout petit, tout petit groom.

Les passants croyaient volontiers, à voir l’enfant de la sorte accoutré, que c’était aujourd’hui la Mi-Carême.

Julien, ensuite, dut contracter la coutume de dire Mademoiselle en s’adressant à Berthe et, méme, de ne lui parler qu'à la troisième personne.

— Mademoiselle veut-elle jouer au cerceau ? La gouvernante de mademoiselle appelle mademoiselle, etc., etc.

Ce n’est pas tout, et là, nous frisons l’odieux, nous le frisons au petit fer.

Sous le délicieux prétexte que les enfants ne doivent pas prendre des habitudes au-dessus de leur position, on donnait à Julien, pour sa collation, du fromage et du pain, cependant qu’à Berthe on offrait sans compter d’exquises confitures, du nougat de Montélimar ou toute autre coûteuse friandise.

Julien — dame ! pauvre gosse ! mettez vous à sa place — trouve parfois un cheveu à de tels agissements, et je l’entendis hier qui, d’un ton résolu, intimait à Berthe :

— Si mademoiselle ne veut pas me f… la moitié de sa tablette de chocolat, je vais f… sur la g… à mademoiselle.

LES DEUX COUSINS JUMEAUX

Mon groom, après avoir heurté l’huis, pénétra :

— Monsieur, dit-il, y a deux jeunes gens qui voudraient bien parler à Monsieur.

— Comment sont-ils ?

— Ils sont pareils.

— Faites-les entrer.

(Je ne tutoie plus mon groom depuis qu’il porte le ruban d’une médaille de sauvetage, illicite, d’ailleurs.)

Pareils ! Jamais ce garçon n’avait dit si vrai !

Même taille, physionomie identique, costume semblable, ces deux jeunes gens se ressemblaient, ainsi que dit le vulgaire, comme deux gouttes d’eau.

Ils m’apprirent qu’ils étaient artistes, l’un littérateur, l’autre dessinateur et m’exhibèrent quelques spécimens de leur collaboration, très gentils, ma foi, pour de si jeunes gens.

Et puis, ils m’appelaient monsieur le rédacteur en chef[10] avec un respect d’apparence sincère, à moins pourtant qu’ils ne se fichassent tout simplement de ma fiole, ce qui rentre bien dans les mœurs de la jeunesse moderne.

Bref, je fus vite conquis et, de mon air le plus aimable :

— Je n’ai pas besoin, leur souris-je, de vous demander si vous êtes frères jumeaux ?

— Nous sommes, répondit l’un d’eux, mieux que frères jumeaux.

— ??? !!! m’interloquai-je légèrement.

— Mieux que des frères jumeaux ! insista l’autre, nous trouvant être, par-dessus le marché, cousins germains.

Est-ce que les jeunes gens ne s’offraient pas, décidément, ma cafetière ?

— Comment, m’efforçai-je de garder mon calme, deux individus peuvent-ils être à la fois frères jumeaux et cousins germains ?

— Oh ! rien de plus simple !

Et l’un d’eux (le dessinateur, je crois, à moins pourtant que ce ne fût l’écrivain), me narra la curieuse aventure que je condense ainsi :

Un homme (leur père à tous les deux) s’éperdit un beau matin d’amour pour deux jeunes filles jumelles et dont la ressemblance frisait le miracle.

Comme les lois qui régissent actuellement notre pauvre France n’autorisent un monsieur qu’à épouser une femme à la fois, le pauvre homme dut se faire une raison et devenir le mari d’un unique échantillon des demoiselles.

Les jeunes filles, d’âme sans doute analogue, brûlaient pour le jeune homme d’une flamme identique.

La confusion que vous devinez sans peine résulta de cette étrange situation.

Le soir même de ses noces, le demi-mari (ou double, si vous aimez mieux) rendit mères les deux jeunes filles.

… Neuf mois après, dans la même maison, à une heure de différence, deux bébés venaient au monde, deux gros bébés pareils que toute la famille entoura d’une tendresse égale et qui furent élevés botte à botte, si j’ose employer cette expression légèrement militariste à l’égard d’un âge si tendre.

Ce récit m’intéressa, l’avouerai-je ? au plus haut point.

Et je ne me lassais pas d’avoir sous les yeux ces deux types, jusqu’alors ignorés, de ces deux frères germains, doublés de cousins jumeaux.

Le fait me sembla si curieux que je n’hésitai pas à le communiquer à je ne sais plus quel journal.

Peu après, je recevais l’intéressante communication que voici :


« Monsieur,

» Fort occupés depuis quelque temps, ce n’est qu’aujourd’hui que nous prenons connaissance de l’étrange histoire récemment narrée par vous, dans laquelle il est question de deux frères jumeaux qui se trouvent être, par surcroît, cousins germains.

» Ce récit nous a d’autant plus intéressés, mon frère et moi, que nous sommes dans une situation encore plus bizarre que celle que vous signalez.

» Car, entre nous, vous jouez un peu sur les mots : vos deux jeunes gens ne sont pas au sens strict des termes, frères jumeaux.

» Étant nés du même père et deux mères différentes quoique jumelles, ils ne sont que consanguins.

» Nous, nés de la même mère, nous sommes, passez-nous l’expression, utérins, et, par conséquent, véritablement jumeaux.

» Comment nous sommes, en même temps, cousins germains ?

» Ah ! mon pauvre monsieur Alphonse Allais, que voici une sombre histoire bien faite pour arracher maintes larmes à de si jolis yeux !

» Notre père naquit dans des conditions effroyablement tragiques.

» Vous imaginez-vous une pauvre femme enceinte et forcée (son mari était capitaine au long cours et farouchement jaloux) d’accoucher au sein d’un trois-mâts-goëlette en pleine mer[11] par un certain nombre de degrés de longitude et de latitude dont l’indication précise n’ajouterait rien au piquant de l’aventure.

« L’accouchement de la pauvre femme se compliqua de ce regrettable détail, qu’au moment même où notre père voyait le jour (cela se passait, d’ailleurs, par la plus sombre des nuits), un grand steamer américain coupait en deux le trois-mâts-goëlette de notre grand-père.

» Une partie de l’équipage, parmi laquelle, malgré son désespoir, le capitaine, fut sauvé.

» On crut perdus quelques autres canots ou radeaux, dont l’un d’eux avait recueilli le frêle bébé.

» À la suite de quel miracle notre papa fut-il conservé à l’existence ? C’est ce que nous ne nous chargerons pas d’expliquer.

» L’essentiel, c’est qu’il vécut et fut élevé dans la famille d’un brave trafiquant des îles Auckland.

» De son côté, notre grand-père, croyant disparue sa progéniture, se remaria et fit souche d’une nouvelle génération dont, n’oubliez pas ce détail, une petite fille.

» La suite, vous la devinez, cher astucieux !

» Notre père — abrégeons — connut notre mère sans savoir qu’elle était sa sœur, et nous naquîmes bientôt, le même jour.

» Et c’est nous, monsieur, qui sommes les vrais jumeaux, puisque nés ensemble de la même mère, et cousins germains, puisque la mère de mon frère est sœur de mon père, et réciproquement.

» Agréez, etc., etc.

» Signé : Les frères Delacôte. »

Pour enlever à cette communication ce que comporte de pénible toute histoire d’inceste, j’ajouterai que mes renseignements personnels me permettent d’affirmer que les jeunes gens qui signent les frères Delacôte ne sont pas frères jumeaux, ni même cousins germains. De simples relations de cabaret, m’affirme-t-on en haut lieu.


SUR L’INCONVÉNIENT DE PARLER OU D’ÉCRIRE UNE LANGUE ÉTRANGÈRE IMPARFAITEMENT POSSÉDÉE.

J’avoue que je m’attendais à un accueil plus flatteur.

Étalée, suivant sa coutume, sur des coussins extrêmement orientaux (c’est-à-dire provenant de l’Extrême-Orient), Liane de Clichy arbora, dès qu’elle m’aperçut, la plus courroucée de ses physionomies.

Au lieu de sa voix, d’ordinaire langoureuse et câline, ce fut un organe véhément qui me proféra ces mots :

— Ah ! te voilà, toi !… Eh bien ! il est chouette, ton Anglais !

Mon Anglais !

Quel Anglais ?

Je m’informe :

— Mon Anglais ! Quel Anglais ?

— Celui que tu m’as présenté l’autre nuit, aux Halles, lord Madfrog, et qui, depuis ce moment, n’arrête pas de me tourner des yeux de carpe frite.

— Ah ! Madfrog ! Parfaitement ! Charmant garcon !

— Un rude muff, oui !

— Mais non, je t’assure…

— N’assure rien. Je te dis que c’est un muff, et je m’y connais en muffs !… je voyage dans la partie depuis dix ans.

— En quoi t’a-t-il manqué, ce parfait gentleman ?

— Il m’a traîtée de punaise.

— De punaise !… Mais le pauvre garçon ne connaît pas trois mots de français, et ce serait bien le diable si ce substantif rentrait dans un répertoire aussi restreint !

— Eh bien, pourtant, c’est comme ça ! Il m’a adressé, hier, une déclaration brûlante dans laquelle il nous traite de punaises, mes amies et moi.

— Tu dois te tromper.

— Lis plutôt.

La jolie personne me tendit un papier armorié sur lequel je reconnus, en effet, l’écriture de mon brave ami Edward Madfrog. J’y lus ces mots :

« Madame ! ce matin, je voyais vous à le Bois de Boulogne dans votre petit voiture plein de punaises… etc., etc., etc., et je aime vous jusque le mort, inclusivement, etc., etc., etc. »

— Hein ! Tu as vu ? Il nous traite de punaises, mes amies et moi !

— Explique-toi.

— Voici. Hier, j’ai eu l’idée d’aller faire un tour au Bois, dans mon buggy, avec Émilienne de Condé-sur-Noireau. En route, nous rencontrons cette drôle de petite pianiste, tu sais, qu’on appelle la môme Ricochet… Comme nous ne sommes pas bien grosses, ni les unes ni les autres, nous faisons signe à Ricochet de monter avec nous, et nous rencontrons ton Angliche, qui me lance ses regards de carpe plus frite encore que de coutume.

— Et alors ?

— Alors, le soir même, je recevais ce poulet que tu as dans les mains… Punaise ! Ah ! il me le paiera, cette espèce de sale Chamberlain ?

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Pauvre Madfrog !

Et comme le voilà bien, l’inconvénient de parler ou d’écrire une langue qu’on ne connaît qu’à l’aide de pâteux et traîtres dictionnaires ! Comme le voilà bien !

S’imaginant à tort que le terme buggy est exclusivement connu des Anglais, Madfrog en avait cherché la traduction.

Par malheur, ce diable de buggy a deux significations.

En tant que substantif, il exprime la voiture que vous savez.

Comme adjectif, il dérive de bug (punaise) et se traduit chez nous, à défaut du mot, par l’expression plein de punaises.

La gaffe ! C’était la gaffe ! Réparable, d’ailleurs, et peut-être même réparée à l’heure où nous mettons nous-même sous presse, car Madfrog possède beaucoup d’argent et n’est pas regardant.

JEUNE HOMME PRATIQUE

Au cours de l’été dernier, j’eus l’occasion, chères dames et indifférents messieurs, de vous mettre au courant de l’étrange aventure d’une dame divorcée qui poussait le Sens Pratique au point de ne vouloir se remarier qu’avec un soupirant porteur, à son nom, de l’initiale Y, celle de son premier époux, afin, calculait-elle, de n’avoir point à démarquer son linge, ni ses cristaux, ni son argenterie, ni peut-être, son cœur… (Sait-on jamais, avec les femmes !…)

Il me fut donné, voilà fort peu de temps, de connaître un jeune homme, à moi recommandé par ses parents, lequel recule le dit Sens Pratique au delà de certaines bornes jusqu’à présent admises.

Je venais de le rencontrer sur le boulevard où il m’avait confié — curieux détail que la brume (la brume sévissait alors) l’altérait beaucoup plus que la grande sécheresse (histoire, n’eus-je pas de peine à pénétrer, de se faire offrir un bock).

Sortant de la brasserie, nous fûmes heurtés par l’empressement indiscret de braves marchands de journaux du soir, hurlant à qui mieux mieux (ou pour dire plus juste à qui pis pis), les uns la Pêtrie, les autres les Doigts de l’Homme, comme si (je donne cette facétie pour ce qu’elle vaut) c’était vraiment les doigts de l’homme qui l’avaient pétrie. (Horrible.)

Mon jeune homme, aussitôt, extirpa de sa poche deux sous et fit l’immédiate emplète de la Pêtrie et des Doigts

Conformément à la forte remarque qu’en fit récemment Jean Goudezki, le subtil Polonais, mon jeune homme se rua, sans tarder, sur les Dernières Nouvelles (comme si les premières n’étaient pas aussi intéressantes).

Après quoi :

— Ne bougez pas d’ici, cher monsieur, je vous retrouve dans une minute.

Je ne lâchai point de mes yeux ahuris l’actif jouvenceau.

Et lui de courir et de glapir :

— Demandez la Pêtrie !… les Doigts de l’Homme !

En peu d’instants, il s’était débarrassé de son léger stock et me revenait, joyeux de faire sauter en sa paume les deux sous reconquis.

— Tous les soirs, triompha-t-il, j’opère le même truc ; j’achète ces deux vespéraux organes, j’en prends connaissance et je les revends illico.

— N’est-ce pas se donner bien du mal pour deux sous ?

— Mon cher monsieur, deux ronds et deux ronds, ça fait quatre ronds… À la fin de l’année, ça fait trente-six francs… Ajoutez deux pièces de quarante sous à ces trente-six francs, vous avez deux louis… Doublez ces deux louis et ajoutez au total un autre louis, vous obtenez un joli billet de cent francs…

Je l’interrompis :

— Et comme nous sommes un peu pressés, multiplions par dix millions ce billet de cent francs, et nous réalisons un milliard tout net… Au revoir, jeune homme pratique !

— Sans adieu, poète !

LA RECHERCHE DE L’INCONNUE

Dans les conseils qu’on donne aux jeunes gens, on n’insistera jamais assez sur les ennuis qui peuvent résulter pour eux d’actes de violence mal calculés ou de crimes accomplis à la légère.

Le court récit dont, braves messieurs et dames, vous allez bien vouloir prendre connaissance, servira d’éclatante consécration à cette these.

Un brave garçon — car, en dépit de sa nature tout de primesaut, c’était un brave garçon — assistait un matin aux funérailles d’une dame décédée, qui était la propre femme d’un de ses amis.

De complexion peu mystique, il n’apportait à la célébration du service religieux qu’une âme inattendrie, tempérée encore par une vague impatience.

Tout à coup…

Oh ! ne souriez pas, les malins ! Qui sait si pareil phénomène ne vous guette pas au tournant ?

Tout à coup…

Comme le firmament, le cœur a ses météores, ses comètes, ses fulgurs.

Tout à coup, notre ami ressentit au plus droit de son appareil sentimentalo-cardiaque, notre ami ressentit le coup de foudre.

Dans la partie gauche de la nef, côté des dames, à deux pas de lui, il venait d’apercevoir la plus ravissante des créatures dont le bon Dieu ait jamais saupoudré notre globe.

Je vous la décrirais volontiers, mais je sens que ce serait peine et temps perdus.

D’ailleurs, ne l’ayant, pour ma part, jamais rencontrée, j’ignore si elle est belle ou laide, jeune ou vieille, si elle a les yeux blonds, noirs ou roux, les cheveux bleus, verts ou couleur de violette.

Et puis, encore une fois, qu’importe ?

L’essentiel est de constater que le pauvre garçon ressentit le coup de foudre, le fameux coup de foudre.

— Voilà une femme, n’eut-il même pas la force de se formuler à soi-même, voilà une femme sans laquelle, désormais, la vie m’apparaît comme le plus noir des néants.

Et il se jura d’apprendre qui elle était, et, quitte à l’épouser, de la faire sienne, tout de suite.

Mariée ? Eh ! on ferait disparaître l’importun !

… La messe terminée, pendant qu’à la sortie le pauvre veuf serrait, à la broyer, la main de notre ami, l’inconnue disparut.

L’inconnue disparut !

Et sur le parvis de l’église, toujours fulguré, mais dorénavant hébété, l’homme au coup de foudre était là, haletant, se démenant, furetant, refusant farouchement de croire à sa détresse. Jusqu’au soir, il resta là, espérant, dans je ne sais quelle démence, que l’inconnue repasserait par cet endroit, se jetterait dans ses bras, lui déclarant : « Moi aussi, je t’aime ; partons pour les îles Ioniennes ! »

La nuit tomba, noire.

Le lendemain matin, le jour se leva, plus noir encore, et ainsi de suite…

Demeurèrent vaines toutes les enquêtes que le malheureux fit afin de La retrouver…

N’y tenant plus, en arrivant aux pires extrémités, il se tint froidement ce langage :

— Cette femme assistait à la messe célébrée pour les obsèques de l’épouse de mon camarade… C’est donc une amie de sa famille… Si mon ami venait à trépasser, sans nul doute qu’elle assisterait de même à la partie religieuse de ses funérailles… Je vais tuer mon ami et je la reverrai.

Il tua son ami, mais ne revit pas l’inconnue.

À l’issue de son meurtre, en effet, des gens de police l’avaient arrêté, et quelques mois plus tard des gens de justice le condamnaient à mort, avec, d’ailleurs, la plus réjouissante désinvolture.

… Heureux d’être débarrassé d’une existence désormais sans but, il marchait gaiement vers la guillotine, quand, soudain, il poussa un grand cri !

Grâce à une autorisation spéciale, rarement accordée, une jeune femme se trouvait parmi l’assistance privilégiée admise à s’approcher tout près de l’échafaud.

Son inconnue !

Mais il était bien temps !

BALANÇOIRES

Parmi les grands projets industriels à l’ordre du jour, il en est peu qui préoccupent MM. les inventeurs comme la traversée de la Manche par un autre procédé que celui employé jusqu’à ce jour, c’est-à-dire la navigation.

Certains préconisent le tunnel, d’autres le pont.

Ces deux systèmes sont, à des titres différents, également recommandables, et n’était le mauvais vouloir de ces têtus insulaires d’Anglais, leur mise en œuvre serait un simple jeu d’enfant.

Ajoutons que la petite épargne française, si éprouvée, hélas ! trouverait, en une ou l’autre de ces affaires, le placement rémunérateur qu’elle mérite si bien, la brave petite épargne française, si éprouvée, hélas ! (On ne le répètera jamais assez.)

D’autres idées mais qui rentrent, celles-là, dans le domaine de la fantaisie furent également mises en avant.

C’est ainsi qu’il n’existe pas le moindre membre de l’Aéro-Club qui ne songe, le plus sérieusement du monde, à installer, dans le courant de l’année prochaine, un service régulier de ballons entre Paris et London.

(Les Anglais écrivent Paris comme nous, c’est bien la moindre des choses que nous écrivions London comme eux.)

… Sortons du domaine de la Fantaisie pour incursionner dans le champ du Paradoxe afin, après, si nous en demeure le loisir, de faire un bond sur le tapis de l’Actualité.

… Quelques individus, parfaitement honorables, d’ailleurs (et si j’emploie le mot individu à cette occasion, c’est uniquement que j’ai un fort lot de ces vocables à liquider avant fin courant, sans quoi ce serait le rude bouillon !) quelques individus, dis-je (encore un de placé) émirent à ce sujet de baroques imaginations.

L’un d’eux ne rêvait-il pas de couvrir le Pas-de-Calais avec je ne sais plus combien de milliards de vieux bouchons à champagne, sur lesquels, vous et moi, serions passés à pied sec.

Un autre prétendait frapper ce détroit, le congeler, si vous aimez mieux, le congeler à l’aide de ces gaz liquéfiés que l’industrie nous confère aujourd’hui pour une bouchée de pain.

D’autres enfin… mais voilà que nous perdons de vue le terrain du Bon-Sens, d’autres enfin…

Alors, vaut-il pas mieux piétiner nettement les plates-bandes de la Loufoquerie ?

« Monsieur, m’écrit un inconnu qui ne dit pas son nom et que je ne reverrai probablement jamais, monsieur, le triste sire qui vous propose d’installer un système de montagnes russes entre les deux rives, française et anglaise, ne sait pas ce qu’il dit.

» A-t-il songé seulement aux frais formidables de construction que nécessiterait son petit truc ?

» Non, monsieur, et tout le monde y viendra, tout le monde y viendra, entendez-vous bien ? à mon système à moi, mon système de grandioses balançoires entre Douvres et Calais.

» Vous le premier, qui faites votre malin, vous y viendrez ! »

… L’assurance de cet homme m’a frappé.

Et puis, comme il le dit, son idée est grandiose.

  1. Je t’écoute ! (Note de l’Éditeur.)
  2. Ainsi que les érudits peuvent s’en rendre compte, cette correspondance date de l’époque où notre pauvre oncle était encore vivant.
  3. Je tiens beaucoup à cette orthographe, quoi qu’ait pu en dire notre regretté oncle ; n’écrit-on pas lionceau, perdreau, louveteau, baleineau, etc., etc. ?
  4. Ne perdons jamais une occasion de conspuer la mémoire de celui qui, prenant parti pour la fourmi contre la cigale, cita complaisamment le mot atroce : « Ah ! vous chantiez, etc., etc. »
  5. Au lieu du stupide point d’exclamation que vous constatez au bout de : C’est gai ! je prie le lecteur de poser d’ores et déjà le point d’ironie si ingénieusement préconisé par notre maître Alcanter de Brahm.
  6. Démentée, du latin demens, fou, et non pas démontée, comme dit Jules Lemaître.
  7. Quel français, bon Dieu !
  8. Le voilà bien, le cuir à rasoir !
  9. Quand il faisait beau, le coup de parapluie se transformait en coup d’ombrelle.
  10. Allusion sans doute au journal le Sourire, dont l’auteur est, en réalité, rédacteur en chef.
  11. Victor Hugo n’aurait pas raté le rapprochement pourtant de mauvais goût : Pleine mère, pleine mer !