Nedromah

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Charles Géniaux
Nedromah
Revue des Deux Mondes7e période, tome 7 (p. 664-687).
NEDROMAH [1]

L’imposant Ali Tahar, professeur à la médersa de Tlemcen, nous accompagne à la mosquée de Sidi Bou-Médine. Un « seroual » bouffant le vêt et le fez grenat couvre son front, mais le ruban rouge traverse la boutonnière d’un veston à l’européenne.

— Vous allez connaître, en la personne du cheick El-Djamii, gardien de la mosquée, un musulman à la mode des anciens âges dans la vieille maison de Dieu, chère à son cœur, me confie-t-il.

Nous traversons un sous-bois harmonieux, Elysée islamique où, parmi l’ombre argentée des oliviers et des pistachiers flexueux, quelques tombeaux à coupoles pâles luisent faiblement, fantômes d’une ville sultane dont le souvenir s’abolit devant la laideur de la sous-préfecture moderne. Car l’Islam n’est plus guère qu’un grand cimetière fleuri et nous apercevons l’image d’une civilisation qui rejoindra, bientôt, sous le sol verdoyant, les monuments de Chaldée, d’Assyrie et de Phénicie.

— Notre vénérable Sidi Bou-Médine, l’un des derniers lieux où se respirent encore les parfums d’Arabie, annonce Ali Tahar en poussant une porte de bronze patinée à gros clous en étoiles. Une première cour dallée de marbre résonne sous nos pieds. Une sorte de cloître à colonnade l’entoure, car la piété humaine retrouve, sous tous les cieux, les formes architecturales propices aux effusions de l’âme.

Aux claveaux des cintres quelques girandoles de Venise oscillent comme des encensoirs et leurs cristaux scintillent. Dans la pénombre mystérieuse d’une chapelle où fleure l’oliban, sous des tissus colorés comme les prairies de mai, reposent en leur sommeil éternel les saints Seigneurs Dou-Médine d’Andalousie et Ab-el-Salem le Tunisois. D’énormes cierges cantonnent leurs tombeaux sur lesquels les verrières des coupoles, traversées du soleil, répandent un glorieux arc-en-ciel. Remplis de terre de la Mecque, quelques œufs d’autruche, rapportés du grand pèlerinage, se balancent sur ces « Sidis « vénérés.

A gauche, un étroit escalier aux céramiques bleu de paon, permet de descendre dans une cour de poupée, aux marches et entablements réduits à des dimensions de jouets.

Au centre, fleurit un rosier écarlate. Lassé de prier Bou-Médine dans l’ombre colorée de la coupole, un fidèle descend respirer l’air sous cet arbuste dont il porte à sa bouche les roses et mâche voluptueusement les pétales. Sur l’autre côté de cette chapelle, un escalier de marbre sous une voûte aux stalactites de stuc, conduit à une vaste cour au pavage vert, jaune et blanc. Supportée par quatre colonnettes d’onyx, la fontaine aux ablutions rituelles y pleure, jour et nuit, et le tintement cristallin des gouttes dans la vasque rafraîchit les oreilles. Sous ses ténébreux plafonds de cèdre, l’intérieur de la mosquée s’aperçoit à travers son quinconce de piliers. L’encens et le benjoin embaument l’air. De l’azur radieux de la cour des abeilles descendent en averse d’or. Elles pénètrent dans la nef, mais, effrayées par ses ténèbres, elles en ressortent aussitôt. Le bruissement de leurs ailes vibrantes se mêle au bourdonnement confus des prières. A la base des colonnes quelques blanches statues humaines qui, jusqu’alors, conservaient l’immobilité des œuvres de l’art, s’animent, se balancent doucement comme des arbres soufflés par la brise. Tout à coup une psalmodie véhémente s’élève et, comme sous l’effet d’une tempête, ces fidèles tombent en avant, tournés vers un « mirhab « dont l’hémicycle aux majoliques persanes reluit comme un grand œil bleu à l’ombre des voûtes.

A ce moment, un musulman gras et onctueux, aux prunelles de jais dans un visage de cire rose, que couronne un turban immaculé, nous fait une révérence à l’orientale : son sourire découvre ses dents ; ses mains écartent les pans de son burnous neigeux et, vraiment, il semblerait, en sa courtoisie, que ce cheick veuille nous embrasser. Le professeur Tahar le présente :

— Si El-Djamii, le pieux conservateur de Sidi Bou-Médine.

Nous nous congratulions sur l’infini bonheur de notre rencontre en ce lieu béni, quand, rapide, violent, hautain, un vieillard, image parfaite des chefs guerriers des tribus sémites, se profila sur l’obscurité bleuâtre de la nef. Une haute crosse aidait ce solennel arrivant dans sa marche. À chaque enjambée, il la plaçait en avant de lui avec l’autorité d’un pontife et ce bâton résonnait sur le dallage de la mosquée.

— Un prince déchu : Chadli Ben Chélia, me souffle Tahar. C’est l’un des derniers représentants de notre féodalité musulmane. Jadis sa famille régentait toute la province des Traras. Maintenant Ben Chélia n’est plus que l’ombre de lui-même sur cette terre, et le beau cavalier arabe, fêté par votre cour impériale, brigue seulement le sceptre du maraboutisme. Cette crosse que vous lui voyez au poing, devient l’insigne de sa nouvelle dignité.

… Cependant Chadli, en marche vers le mirhab, paraît le provoquer de son regard audacieux, et, soudain, s’abat de toute sa haute stature. Le front au sol, les mains ouvertes, étendu, il semble d’une dimension formidable. Il évoque ces patriarches de puissante vitalité, Abraham et Jacob, qui, quoique chenus comme les vieux chênes, reverdissaient à chaque printemps en donnant encore des rejetons.

El-Djamii, une main en rabat-voix devant ses lèvres, nous chuchote :

— Envions ce noble seigneur qui connaît la jeunesse éternelle. À soixante-treize ans ne vient-il pas de prendre une épouse de seize ans ? Notre Dieu tout-puissant accorde vraiment ses grâces à ses fidèles. Qu’il soit béni !

— Les enfants de Ben Chélia, déjà gens sur l’âge et pères de famille, doivent être désolés, fait remarquer Tahar.

El-Djamii salue avant de repartir sentencieusement :

— Ce qui est écrit est le bien. Allah Aoun[2].

Ses dévotions terminées, Chadli Ben Chélia se redresse de toute sa hauteur et toise encore le mirhab d’un air qui signifie :

— As-tu remarqué, ô Mohamed ! de quelle façon j’honore mon Dieu ? Tâche de t’en souvenir et accorde-moi les faveurs dues à une personne de ma qualité.

… Son grand bâton à la main gauche, Chadli Ben Chélia nous fait la salutation la plus courtoise. Malgré son âge, la beauté de cet Arabe retient l’attention. La nature lui donna tous les attributs physiques d’un chef ; la stature et le profil impérieux. Lorsque ses yeux de velours noir se fixent sur un homme du peuple, ils ont une telle autorité qu’ils doivent obtenir aussitôt l’obéissance. Le nez cartilagineux, dans le prolongement d’un front élevé et fuyant, a la courbure d’un yatagan. Le menton, d’un ovale allongé, s’avance au-dessus d’un cou svelte, le cou de ces cavaliers sahariens qui appréhendent l’embuscade et considèrent sans cesse les quatre points cardinaux où la mort rôde. Bleuies par le « koheul, » les paupières de ce seigneur africain lui donnent une trouble expression qui ravit les fellahs, simples d’esprit, car ils veulent y voir une preuve des macérations de ce marabout. Il est nécessaire, en terre d’Islam, qu’un dévot personnage présente l’aspect d’un homme consumé par l’ardeur de ses pieuses veilles.

Après s’être courbé respectueusement, le cheick invite ben Chélia à vouloir bien accepter une tasse de café en l’appartement qu’il occupe dans les dépendances de la mosquée.

Avec la mine d’un roi accordant une grâce à l’un de ses humbles sujets, le vieillard, frappant sur sa crosse, nous précède.

Au centre du patio blanc et azur sur lequel ouvrent les chambres habitées par le doux cheick, notre hôte, un jet d’eau murmure, puis se tait, disparait comme intimidé et reprend de a voix.

Les ferronneries qui s’ajustent aux encadrements en marbre des ouvertures, sont voilées de tentures d’un jaune de pollen. Quelques petites perruches, à gorges vermillon, bavardent dans des cages en forme de chapelles coraniques aux grillages dorés. Des cyprins d’écarlate tournent dans la vasque du jet d’eau où quelques pots d’arum se baignent. Le silence n’est traversé que par la psalmodie monotone des « sourates « qui nous arrive parfois de la mosquée. En cette quiète atmosphère blanche, bleue et safranée, nous sommes assis sur des bancs à fuseaux, dans une salle céramiquée aux scintillements de gemmes. Au-dessus de nos têtes les étagères bariolées exposent des faïences hispano-moresques aux reflets de feu et d’or. Une négresse, en tunique coquelicot, apporte dans une aiguière niellée d’argent, au long col de flamant, le breuvage parfumé. Le seigneur Chadli ben Chélia qui domine ses hôtes de sa prestance princière, complimente le cheick de savoir perpétuer la tradition musulmane de sagesse, simplicité et charme.

— Lorsque je parle ainsi, continue-t-il avec un sourire aigu, ce n’est pas que j’ignore l’ancien Tortoni et les cafés boulevardiers. Il me souvient aussi d’avoir reçu un morceau de sucre de l’impératrice Eugénie à une réception des Tuileries. Je n’étais pas alors le vieil homme que vous apercevez, mais un cavalier très vif. Revenu vers Dieu, j’estime que lui seul vaut qu’on s’incline à son service. Toutes les œuvres de gouvernement humain sont vaines. Pourtant j’appartiens à une race puissante, aujourd’hui brimée, qui sut commander. Que la volonté du Rétributeur soit faite !

À ces mots, Ben Chélia incline le front jusqu’à lui faire toucher sa canne ; puis, relevé dans toute la majesté de sa stature, il me dit avec le plus affable des sourires :

— Il est entendu que vous viendrez visiter Nedromah. Vous excuserez ma réception, car je n’y administre plus que ma pauvre âme dont on ne put encore me dépouiller.

Après une grimace, celle d’un malade prenant un amer opiat, Chadli continue :

— Venez parcourir cette Nedromah, l’une des dernières villes où s’aperçoive un reflet de nos mœurs musulmanes, cette Nedromah, capitale des Traras, dont Allah nous retira le commandement.

Le vieillard nous salua le plus galamment du monde et sortit avec la pompe d’un acteur quittant la scène où il vient de tenir le rôle du héros. Lorsque Ben Chélia traversa le « sehan[3] « de la mosquée, plusieurs fidèles baisèrent au passage la main qu’il laissait pendre et il abaissait sur eux ses regards rendus langoureux par les cernes artificielles de ses paupières.

— Depuis combien de temps ce Sidi prétend-il au maraboutisme ? interroge le professeur Tahar.

Sur les lèvres dodues d’El-Djamii fleurit un sourire, et il répond avec un geste bénin de ses grosses petites mains :

— Le temps ne fait rien à la chose. Il n’est que de bien se lancer dans les œuvres de piété pour atteindre vite jusqu’à la « ziarah » [4], la ziarah bienfaisante aux seigneurs de la lignée des ben Chélia.

Avec une mine innocente, le cheick continue de trahir son hôte, en ajoutant :

— Depuis que ce prince guerrier, qui enrage de ne pouvoir habiter une kasbah, commander des troupes et mener nos coreligionnaires à la façon de nos anciens khalifes asiatiques, a perdu la confiance du gouvernement français, il verse dans le maraboutisme. Ce spirituel Parisien, buveur de Champagne, ce beau cavalier des grandes soirées de Paris, ce nouvel Antar qui croyait avoir conquis l’Europe par sa haute mine, s’affirme un saint. Quelle conversion impressionnante, inattendue ! Tant que ce fastueux Chadli s’imagina représenter aux yeux des Français l’Arabe chevaleresque, il affectait de paraître le plus indifférent des mahométans. Généraux et ministres étaient reçus par lui avec une liberté de pensée qui les confondait. Les dames européennes, assure-i-on, raffolaient de cet Abencérage algérien qui l’emportait sur ses rivaux en jaquette par sa prestance et même son esprit.

Mais un jour vint où un maladroit préfet, M. M..., ulcéra notre orgueilleux seigneur de Nedromah en l’empêchant d’être renommé conseiller général. C’était d’ailleurs une injustice. Rien dans la conduite de Ben Chélia ne justifiait cette mesure désobligeante. Alors, brusquement, Chadli donna dans la piété, et la confrérie des Derkaouas l’accueillit. Quittant ses bottes vernies, notre prince courut les chemins, jambes nues, comme un ascète. Pour mieux saisir le bâton des pèlerins, il rejeta sa cravache à pomme d’or. Les Nedromi le virent s’abimer en exercices de piété au pied des tombeaux, et les « zaouias « [5] devinrent ses lieux de prédilection. Un jour, enfin, il se crut digne de se maquiller la face au « koheul, » afin de mieux nous donner l’illusion qu’il agonise en ses extases. Et sa renommée grandit.

Malheureusement, il existe près de Nedromah une confrérie de Taibyah que gouverne un chérif venu d’Ouezzan-la-Sainte, un prestigieux chérif marocain, thaumaturge admirable qui vend, même aux colons français et espagnols, ses infaillibles amulettes.

Sur ces mots hasardeux, le cheick inquiet rougit.

Avec un air de réprobation affectée, le professeur Tahar réplique :

— Oh ! nous laisseriez-vous croire à une empreinte de l’Islam sur les chrétiens ?

— Inch Allah ! répond El-Djamii en riant, et il continue : Le succès du vénéré marocain d’Ouezzan risquait de ruiner à jamais l’avenir religieux de Ben Chélia. Comme ce seigneur ne manque pas de génie politique, il découvrit lui-même, au Maroc, un chérif âgé, simple d’esprit, mais de cœur pur, Ben Sliman, et l’établit près de Nedromah. Désormais, il peut opposer chérif à chérif. Les Nedromi ne savent plus à quel saint personnage se vouer. Enfin, comble d’adresse, Chadli Ben Chélia, cet ancien féodal qui ne comptait aucune célébrité sacerdotale dans sa famille, vient d’épouser l’unique fille de seize ans de ce vénérable marocain. Si Ben Sliman meurt, et plaise à Dieu ! Chélia, son gendre, hérite de son chérifat et devient une puissance sacrée.

— Et alors, la France est en danger ? dit froidement le professeur à la médersa.

Après une réflexion pendant laquelle il ferme ses paupières et joint les pouces sur sa poitrine, le cheick répond :

— Je ne crois pas que de si vastes desseins hantent l’esprit de Chadli. Ce qu’il lui faut, c’est du prestige. Le prestige lui est aussi nécessaire pour vivre que le pain. Dominer par le turban vert, le burnous de pourpre, le sabre ou le bâton maraboutique, il faut aux Chélia la prééminence. Peut-on leur en faire un crime ? Leur sang de dominateurs réclame le premier rang. Avec quelques décorations et quelques sinécures, la France les eût conquis.

Puis, El Djamii fait tourner ses pouces l’un autour de l’autre et incline sa tête aux joues rebondies. Il écoute le chant de ses canaris, don d’un prince tunisien, et respire l’oliban dont le parfum nous arrive de la mosquée. Là-bas, sous la nef ténébreuse, des fidèles récitent des litanies coraniques d’un air si monotone, qu’à distance, leur psalmodie semble le ron-ron de chats caressés.

— Le Miséricordieux soit loué ! murmure enfin le cheick : quant à moi, je me sens l’âme discrète d’une violette, et, de même que ces fleurs vivent sous les oliviers, je me réjouis de végéter à l’ombre de Sidi Bou-Médine.

Sur cette déclaration, El Djamii nous salue afin de prendre congé, en ouvrant comme de larges ailes les côtés de son burnous, et son geste découvre sa gandourah fleur de pêcher aux petits boutons d’argent. Pendant qu’il s’éloigne à reculons, le cheick, exquisement poli, s’incline encore plusieurs fois. Sous la coupole obscure, il semble bientôt aussi diaphane qu’une vapeur. Il se dissipe enfin, comme une nuée, derrière les piliers de la mosquée.

A cet instant, de la chapelle aux tombeaux, sortent en courant sur la pointe de leurs orteils, une douzaine de fillettes aux doux yeux de chevrettes. Des « foutahs « rayées de cerise, d’azur ou d’émeraude moulent la cambrure de leurs reins. Leurs sourcils en arc semblent tracés à l’encre de Chine sur leurs fronts d’ambre. Elles tourbillonnent autour de la fontaine aux ablutions, s’y trempent les mains et le visage avec des cris d’hirondelle ; puis, comme de petites danseuses, les bras remontés en anse jusqu’à toucher leurs cheveux dont les nattes frétillent, elles bondissent autour des musulmans en prière, immobilisés dans la contemplation du grand œil bleu du mirhab Pas un de ces fidèles ne s’offense de leur sarabande. Reconnaissent-ils la grâce de Dieu dans le jeu de ces fillettes, qui, plus tard, houris délectables, seront promises aux élus de Mohamed ?


Par cette matinée printanière, penché sur les merlons du minaret de Nedromah, la ville de Chadli Ben Chélia, Seigneur des Traras, m’apparait. Nous touchons à la frontière marocaine. Nemours, dernier port d’Algérie, scintille au Nord. Vers le Sud, la montagne encapuchonnée de brumes semble vouloir protéger sa tête bleuâtre avec des haïks de lin. La cité berbère, chère aux anciens sultans de Tlemcen, se découvre à vol d’oiseau et les maisons, aux façades aveugles sur leurs ruelles, révèlent leurs secrets. Il faut l’audace d’un « roumi » pour oser scruter ces intérieurs musulmans où l’existence intime des Nedromi se dévoile. Par douzaines, les patios délicieux de blancheur à travers leurs treilles, s’encadrent entre les portes-fenêtres de leurs chambres. Près d’un pampre tortillé, une svelte musulmane, en toge d’un violet de campanule, crible de l’orge. Elle tient son tamis à bout de bras, et, persuadée qu’elle joue d’un tamtam, cette femme-enfant le balance en chantant. Contre un seuil, peint d’ocre rouge, une jeune mère berce un nourrisson emmailloté de bandelettes comme une petite momie ; elle le pose sur le sol, telle une quille, et le laisse verser sur son coude en riant avec des roucoulements de colombe. A l’autre extrémité de cette cour, le père accroupi, ses lainages drapés autour de lui en vagues de crème, joue d’une flûte arabe, maintient une note plaintive et rêve, le front au ciel.

Dans la plus vaste cour d’une demeure voisine, un nègre d’une noirceur de poix semble faire un trou de sa personne dans la muraille éblouissante. Ce domestique panse un cheval dont il démêle avec amour la queue soyeuse comme la chevelure d’une jeune fille. Près de lui une négresse en tunique bariolée souffle le feu d’un « kanoun « <ref> Fourneau de terre primitif. /ref>. Agenouillées devant de larges plats de bois, deux vieilles servantes roulent sous leurs paumes la semoule afin de préparer le grain du couscous Le maître de ce logis, opulent personnage à triple menton, assis sur le bord de son puits, embrasse son fils au petit crâne rasé, bleu comme l’azur.

De l’entassement de tous ces cubes de maçonnerie dont le ramas forme la ville de Nedromah, une maison plus pompeuse que ses voisines, les dépasse. Elle a dans le désordre de sa construction quelques prétentions à l’architecture. Une galerie à rampe de bois court le long d’un étage en encorbellememt sur une cour profonde d’où s’échappe le rythme allègre des pilons. Ce tapage seul renseignerait sur l’importance de ses habitants, car les humbles ménages ne peuvent faire retentir, chaque matin, les mortiers de cuivre où se préparent les fards de la toilette et les poudres de la cuisine. Ce soir, nous pénétrerons dans cette grande bâtisse qu’habitent Chadli Ben Chéiia et son fils le caïd.

Deux femmes aux cheveux nattés dans des foulards cramoisis surgissent derrière le petit mur qui sert de garde-fou à l’une des terrasses de cette vaste demeure. Comme des chattes qui redoutent quelque chien dévorant, ces musulmanes tournent des yeux craintifs autour d’elles ; sans doute assurées qu’aucun homme ne pourra les apercevoir, prestes et hardies, elles sautent, un bras ramené sur leurs visages bistrés. Leurs hanches fines ondulent. Par-dessus leurs épaules flottent, comme des étendards, les foutahs rayées qu’elles étaient allées chercher sur les cordes où elles séchaient. Les bracelets et les anneaux de cheville de ces fugitives s’entrechoquent et tintent. On ne voit plus ces belles filles, qu’encore leurs bijoux rendent le son frais d’un ruissellement de source.

Ailleurs, en d’autres patios pittoresques de Nedromah, l’imagination arabe inventa les aménagements les plus capricieux. Escaliers en faïences, larges comme la main, ouvertures par lesquelles il faut entrer à quatre pattes, couloirs coudés, niches suspendues, terrasses ondulées, s’enchevêtrent, se chevauchent, s’entrecroisent ou se superposent. Chats, poulets, chiens, pigeons, ânes, canards, mulets, singes s’ébrouent, volètent, piaillent, braient, crient et se combattent dans des cours peuplées comme l’arche de Noé. Papillons éclatants de ces ménageries, les enfants ajoutent à leur confusion. Cependant, contraste à tant d’agitation, de loin en loin, sur des toitures écartées, quelques jolies créatures oisives laissent s’écouler les heures dans une délectation tout orientale. Jeunes mariées sans charge d’enfants, leurs yeux ténébreux qui ne connaissent du vaste monde que ce coin de ciel africain, se tournent vers lui pour l’interroger. Peut-être ne pensent-elles à rien...

Ces amoureuses s’épanouissent comme des fleurs au soleil, sans plus de réflexion qu’elles, dans leur beauté voulue d’Allah pour la satisfaction de ses fidèles. Être aimées, être admirées du seul homme qu’elles approcheront jamais, puis se faner et s’effeuiller enfin dans le petit cimetière aride qu’on aperçoit du minaret, voilà l’horoscope qu’elles lisent au ciel incandescent.

Traversant la galerie du minaret, je me penche sur le quartier plus rustique de Nedromah, étage au flanc de la montagne, qu’enlinceuillent ce matin les brouillards.

Dans les logis de ce faubourg, beaucoup d’ouvertures en fer à cheval, soulignées de rouge ou de vert, encadrent des fileuses accroupies devant leurs rouets. Ces femmes lancent le fuseau de leurs bras nus cerclés de larges anneaux d’argent, tandis que, devant elles, leurs nombreux enfants, guère plus gros à distance que des insectes, donnent l’impression d’une fourmilière.

A sa fenêtre cintrée, une houri, coiffée d’un hennin pailleté d’or, vient bâiller d’une bouche aux lèvres rouges et dont les dents d’ivoire semblent le croissant de la lune, écrirait un poète arabe. Cette belle Fatmah ouvre des bras grassouillets constellés de bijoux, des bras qui cherchent à étreindre le ciel, la terre et son Mohamed ! Un marmonnement me fait me retourner. Le vénérable mueddin de la mosquée me salue. Sa barbe molle comme la toison d’une brebis flotte sur sa poitrine.

— De ce minaret, m’explique-t-il, les yeux bridés par un sourire, je suis comme Dieu, je vois tout, tout, tout !

Après une pause, et comme pour me rassurer sur son aveu, il reprend :

— Mais je suis vieux, vieux comme le Mathusalem des Juifs. Ah ! parlons-en des juifs de Nedromah ! Ah ! ah ! nous en avons beaucoup de ce côté.

Son index tremblant me désigne une étrange rue verte, violette et indigo. Sur la chaussée, entre les façades aux tons effarants, passent de petits hommes fébriles et de grosses femmes dévoilées qui roulent comme des barques de porte à porte.

— Les juifs et les juives, ça ! déclare le mueddin.

Retourné vers la blanche cité arabe aux patios à treilles, il me montre, le long des rues inanimées, les hommes en djellabas brunes ou en burnous, accroupis dans la bordure d’ombre des seuils.

— Les Musulmans, ici ! fait le vieillard.

Il salue profondément et reprend :

— Sidi Chadli Ben Chélia vous attend. Il m’a prié de vous avertir.

L’étroit escalier descendu, nous traversons la mosquée dont les piliers massifs s’opposent à la poussée de voûtes sans prestige. Dans de vieilles torchères, des cierges ramollis par la chaleur, se prosternent. A leur clarté clignotante un splendide fidèle, agenouillé, lève les bras, puis les abaisse avec des gestes plus militaires que dévots. Ce croyant semble réclamer impérieusement à Dieu d’exaucer sa prière. Une fillette au teint de citron, moulée dans une tunique safranée qui dessine son corps de guêpe, s’avance, portant sur sa paume renversée, et le coude haut ployé, un verre d’eau. Aux oreilles de cette enfant, des boucles d’argent, larges comme des coupes, sont relevées et soutenues par des filets attachés à ses cheveux d’un roux vénitien. Quand elle atteint le redoutable fidèle, la petite musulmane, gracieusement inclinée, lui tend l’eau. Chadli Ben Chélia laisse un moment l’enfant penchée vers lui dans la posture d’un petit coureur antique qui prend son élan ; l’ardeur de sa piété semble l’empêcher de rien apercevoir des gestes de ce bas monde. Enfin il daigne saisir, sans un remerciement, le verre qu’on lui tend. Il le boit d’une gorgée, reste un instant dans l’attitude dolente d’un malade qu’un remède ne saurait sauver et se relève sur son bâton maraboutique. Il chancelle, aux premiers pas, comme un homme tombé du paradis et tout désolé de se retrouver en cette vallée de larmes. En nous apercevant, il se redresse avec superbe. Aussitôt dans la rue, il nous dit d’un air fier :

— Soyez le bienvenu dans Nedromah ! Jadis cette ville et sa province relevaient de la seule autorité des Chélia. Maintenant !... Inch Allah !

Son visage altier aux paupières assombries par le koheul, exprime une immense désillusion.

— Oh ! Dieu puissant ! avoir possédé les droits de haute et basse justice, comme l’on disait jadis en France, et n’être plus sur la terre qu’un spectre sur lequel le plus humble des « meskines » peut souffler. Quelle douleur !

Après s’être excusé de nous avoir découvert l’amertume de son âme, il nous assure de sa véritable satisfaction à nous voir dans sa chère ville de Nedromah.

— Vous plairait-il de vous asseoir quelques instants dans mon cabinet de consultations ?

— Cabinet de consultations ! Seriez-vous médecin ou avocat, Sidi Chadli ?

L’air glorieux, le vieillard répond qu’un homme de Dieu doit être un peu l’un et l’autre, car tout remède comme tout conseil nous viennent du ciel.

Nous traversons le quartier israélite, reconnaissable aux badigeons criards de ses murailles.

— Voulez-vous achever de vous aveugler ? me propose Ben Chélia. Entrons chez ces Juifs.

Dans le patio d’une vieille maison, les colonnes verdâtres possèdent des chapiteaux du plus insoutenable jaune canari. Autour de la cour les soubassements semblent barbouillés avec du sang de bœuf et les seuils sont cernés d’indigo. Une femme anémique, le front couvert d’un foulard lilas, coud de ses longues mains squelettiques un séroual.

— Je gagne quelquefois trente sous, gémit-elle, sans pouvoir oublier que mes ancêtres furent jadis de riches banquiers en Andalousie. Nous sommes d’Espagne, nous autres.

L’ouvrière s’est relevée, et ses yeux, trop grands dans sa face amenuisée par les privations, brillent d’un éclat mystique.

A travers un couloir chocolat, en forme de tunnel, nous passons dans une cour voisine, peinte d’un ton glauque, où quelques femmes aux teints olivâtres sont agenouillées devant un feu de charbon qu’elles soufflent, les joues gonflées. Dans un retrait de cette maison aux ouvertures rechampies d’outre-mer, un cheval d’un noir bleuâtre, aux reflets d’acier, mange de l’orge en herbe. Soufflés par les courants d’air, quelques rideaux cramoisis apparaissent aux fenêtres. Dans un vaste vestibule émeraude, à l’atmosphère d’aquarium, quelques juifs aux turbans sombres chargent un âne gris. Ces gens vont parcourir les douars et céderont leurs épices aux cultivateurs musulmans.

S’apercevant de notre surprise à l’aspect du bariolage de leur logis, ces colporteurs prononcent du ton le plus lugubre :

— Nous aimons les couleurs gaies.

Sous leurs tapes le bourriquet sonne le creux comme une jarre vide, et sa tête aux babines rechignées, descendue jusqu’aux pâturons, il sort en jetant les pattes de côté comme une écrevisse, suivi de ses maîtres aux mollets boucanés.

— Vous venez de rendre visite à vos concitoyens, m’avertit malicieusement Chadli, lorsque nous nous retrouvons dans la ruelle. Ces pauvres diables, qui ne savent guère votre langue et ignorent tout de la France, sont vos électeurs algériens !

Ben Chélia frappe presque gaiement la chaussée de son bâton, lorsqu’il s’arrête au seuil d’une maisonnette. Un peu en côté du seuil, quelques poteries rustiques, remplies de beurre ou de miel, étaient rangées. Le vieillard affecta de ne point remarquer ces humbles offrandes des fellahs à leur marabout et me désigna sa chaise la plus confortable.

Ce que Ben Chélia nommait : son cabinet de consultations, était meublé comme l’officine d’un huissier de village. Paperasses, journaux et dossiers en désordre encombraient un secrétaire calamiteux qui devait provenir de la vente après décès de quelque pauvre officier ministériel.

Un banc pour les Arabes accoutumés aux stations accroupies et quelques sièges dépareillés achevaient de garnir cette pièce empoussiérée.

Chadli prit place sur son banc avec la superbe d’un khalife montant à son trône.

— Voilà ce qui me reste de mon royaume, prononça-t-il. Les volontés de Dieu sont insondables. Qu’il soit remercié ! Jadis, les trente-cinq mille habitants des huit tribus ressortissant à Nedromah tenaient dans les mains des Chélia, et, aujourd’hui, il ne me reste de pouvoir que dans cette canne. Que Mohamed, mon maître, soit loué ! Jadis mes aïeux, à la tête de cinq cents cavaliers, pouvaient recevoir avec faste le sultan de Tlemcen, quand il venait en pèlerinage à notre mosquée ; maintenant, je puis offrir une chaise usagée à mes visiteurs. Allah soit glorifié ! Jadis les Chélia, vrais suffètes puniques, avaient droit de vie et de mort sur leur peuple : aujourd’hui, je salue votre garde-champêtre, car je puis tout redouter de sa malignité. Que Mohamed nous donne la paix !

... Quelques garçonnets aux petits corps cuivrés, d’un galbe aussi exquis que celui du David de Donatello, traversaient la rue en portant sur leurs têtes des galettes d’orge qui fumaient encore à la sortie du four. En théorie, les uns derrière les autres, légers sur la pointe des pieds, ils se suivaient avec une religieuse gravité. Chadli considérait avec mélancolie ces enfants beaux de toute la grâce de l’antiquité, car en terre d’Islam pas une attitude qui ne surgisse du plus lointain des âges.

Une Bédouine s’en revenait de la fontaine sacrée de Sidi-Bou-Ali dont l’eau apaise les cœurs torturés. Le bras recourbé en col de cygne, cette Africaine tenait sa cruche suspendue par un cordon et, à chaque enjambée, la balançait comme un encensoir.

Jambes reployées sous son fin burnous, Chadli, rêveur, murmura :

— Nedromah ! Paris ! Londres ! La cour impériale ! Les sultans Almohades ! La République ! La Mecque ! Foules noires ! Multitudes blanches ! Où est le bien ?

Un bruyant cortège de Nedrohmi, précédé par des joueurs de flûtes et de tamtams, défilait. Au rythme de leur musique, les indigènes claquaient des mains. Assis sur l’épaule d’un grand paysan consumé comme un tison, un garçonnet aux vêtements éclatants laissait tomber avec langueur sa tête sur le turban de son porteur.

— Cette famille se rend au tombeau de Sidi Yahya Ben Younès, demander la guérison de cet enfant, prononça Si Chadli.

Son sourire ambigu reparut sur sa bouche mince, lorsqu’il continua :

— Etrange confusion ! mes coreligionnaires se doutent-ils que Yahya Ben Younès cache le saint chrétien : Longinus, fils de Joseph. Un bois sacré entoure cet apôtre du Christ que, seuls, les musulmans invoquent dans la « kouba » qu’ils lui ont édifiée.

Devant le bureau de Ben Chélia, une européenne traversait la chaussée. Dédaigneux, il la toise en murmurant :

— L’époux de cette dame la fait surveiller par ses serviteurs indigènes. S’il l’osait, il la cloîtrerait. Ah ! ah ! l’ambiance agit en Afrique. C’est notre petite revanche. Combien de Françaises, en Algérie, s’enferment peu à peu dans leur logis et finissent par prendre goût aux mœurs de nos Mauresques. Je vous citerai la veuve d’un de vos hardis explorateurs du Maroc, qui, depuis trente années, ne sort plus guère de sa grande villa meublée à l’arabe avec les souvenirs rapportés par son mari. Même dans la ville d’Alger, si française, combien de ménages subissent notre influence à leur insu ! Dieu me pardonne ! à mes retours de Paris, quand je me retrouve dans la société européenne de mon Afrique natale, j’éprouve le sentiment que nous commençons à l’islamiser [6] !

Un sourire illumine Ben Chélia qui reprend, les mains levées :

— Remporterions-nous une secrète victoire ?

Plus sérieusement, il dit encore :

— Il faut toujours compter avec le climat. Le brûlant soleil, voilà l’arbitre de nos destinées. Laissons les générations succéder aux générations, et le feu du ciel, sa langueur et sa lumière, accompliront leur œuvre. On est normand en Normandie et provençal en Provence. Avant quelques siècles, l’Algérie ne comptera plus que des Algériens !

Tapotant avec le bout de son bâton le plancher, Chadli, tout en souriant à ses babouches de maroquin abandonnées devant le banc, chuchote :

— La terre natale se défend toujours d’une défense qui leurre la politique des hommes. Assimilation ! Association ! Psst ! Psst !

Le grand vieillard souffle sur ses doigts réunis et allonge le bras vers le ciel d’un geste impertinent.

A ce moment, une petite averse crépite sur la chaussée. Avec un ravissement qui rajeunit son visage ridé, Ben Chélia déclare :

— Je ne puis oublier que je suis agriculteur. La pluie ! Que le miséricordieux soit célèbre ! Un dicton arabe proclame :

Une goutte d’eau sur un champ, c’est richesse.

Une goutte d’eau sur une vipère, fait venin.

...En posant le pied sur la marche du seuil, un musulman corpulent à la robe d’un rose violacé d’hortensia, prononce :

— Et une goutte d’eau dans une huître, fait une perle.

A la vue du Français assis, l’arrivant, discret, veut se retirer.

— Entre, Ali, ce Français est un ami, s’écrie Chadli.

Le visiteur, après s’être prosterné une main au front, s’accroupit sur le banc à côté de Ben Chélia. Le nouvel hôte devait être affilié à la confrérie des Derkaoua, car les gestes de Chadli semblaient maintenant ordonnés par Allah lui-même, et son langage ravissait par son onction.

— N’es-tu pas de mon avis, cher Ali Taza ? ne penses-tu pas notre Coran le code suprême de la sagesse pour les peuples agricoles de petits besoins ? L’écouter, le suivre, c’était une certitude de bonheur, car nous ne sommes pas de ces idéologues qui attendent seulement de l’au-delà leur récompense.

Le volumineux bourgeois s’incline, les paumes appuyées sur le cœur, et respire avec le bruit de la brise dans un feuillage.

— La raison de notre mésintelligence avec les peuples chrétiens, continue Chadli, c’est qu’obstinément fidèles à notre Coran qui ne veut pas tenir compte des erreurs modernes, tout choque les Européens dans nos mœurs ; notre indifférence au labeur et notre mépris du gain. Vivre d’une poignée de couscous, une fleur à la narine ; aimer une houri en écoutant le chant de nos oiseaux privés et puis rendre grâces à Dieu, restera notre idéal.

Charmé par cette poétique déclaration, Ali Taza se balance comme une cloche et sa poitrine, accablée par la bonne chère, bruit comme un soufflet sur un feu rebelle à la flamme.

Ses yeux bleuis par le koheul, remontés vers le ciel, Ben Chélia prononce d’une voix émue :

— Pourquoi faut-il que la société islamique et la civilisation industrielle se heurtent chaque jour davantage ? C’est-à-dire, hélas ! que le prétendu progrès nous frappe et nous repousse sans que nous ripostions, car Islam veut dire Résignation. Nous sommes vraiment les « Résignés ! « 

Le gros Ali souscrit à cette proposition en saluant jusqu’à rapprocher son triple menton de ses genoux ployés. Chadli reprend avec force :

— Une fois que je discutais avec le supérieur d’un couvent de Pères Blancs, saint homme en qui la croyance en notre prophète manquait seulement pour atteindre à la perfection, je dis à ce religieux : « Croyez-vous que vous dépasserez les vérités de vos Évangiles comme nous dépasserons nous-mêmes les certitudes de nos Livres ? « 

Le Père me regarda sérieusement, et je continuai : « Ainsi donc, puisque vous et nous, avions atteint à la vérité suprême, tout le reste n’est-il pas du relatif ? Et n’est-il pas pitoyable de voir les hommes se damner pour un prétendu bien-être qui ne se conquiert que par un atroce effort ? »

« Laissez-moi vous conter encore un souvenir personnel.

« Il y a quelques années, un ministre des Affaires étrangères, croyant m’intéresser, et peut-être me convaincre ! me fit accompagner à Saint-Étienne dans une immense fabrique où, dans le tapage formidable des marteaux-pilons, le fer était ouvré. Une odeur d’huile chaude, de pétrole et de houille empuantissait l’atmosphère empoussiérée. Vingt-mille hommes et femmes besognaient dans cet antre infernal. En drapant peureusement sur moi mes lainages blancs et la soie de ma gandourah, je dis au directeur qui me guidait : « Comme vous avez raison de penser que les Arabes resteront de méprisables sauvages, car mes coreligionnaires sont des êtres assez absurdes pour préférer leur pauvre liberté sous le soleil de Dieu, à cette confortable fabrique ! Tant pis pour vous ! me répondit cet ingénieur, vous disparaîtrez. Soit ! nous disparaîtrons, lui accordai-je, mais après avoir respiré les parfums de cette terre et tous ses acides. » Sur mon passage, les milliers de visages souillés des mécaniciens souriaient du chef algérien en toilette archaïque qui traversait leurs rangs laborieux. Et, dans tous leurs yeux, je lisais ces pensées moqueuses : « Ce bonhomme d’Afrique peut-il rien comprendre à nos travaux et saura-t-il persuader ses Africains de notre supériorité ? « La cervelle des « bicots » n’est-elle point irrémédiablement cristallisée dans les formes d’un passé suranné ? « 

En face du cabinet de consultations de Chadli, un joueur de pipeau, aveugle, qu’accompagnait un Marocain en djellabah d’une écarlate fanée, s’était adossé à la muraille. C’étaient de ces chanteurs nomades qui traversent l’Afrique du Nord en psalmodiant l’épopée de leur race. Entre chaque strophe du récitateur moghrebien, la flûte soupirait et la peau sonore de la « darbouka « rythmait les derniers vers. Ainsi, jadis, l’Iliade dut être produite aux foules émerveillées des Grecs à la longue chevelure.

Laissant tomber son front sur ses paumes, l’orgueilleux Ben Chélia, descendant des princes de cette province, présenta tout à coup l’image d’un vaincu :

— Pas de moyen terme, prononça-t-il, ou bien, dans l’avenir, notre Islam s’effacera, ou bien la civilisation des Européens devra revenir à notre idéal ?

Disparaitre ! L’œuvre de Dieu peut-elle s’évaporer comme les vapeurs du ciel ?

A cette interrogation le gros Ali roula d’une hanche sur l’autre et la cadence du tam-tam des troubadours arabes semblait régler le mouvement de son oscillation.


— Chadli Ben Chélia, un sage ? un résigné ! s’écrie gaiement M. E... Quelle plaisanterie ! Les plaintes de ce seigneur dépossédé ne cessent de retentir. Ce magnifique gentilhomme algérien me parait bien représentatif de sa race inquiète et pour laquelle l’Islam fut encore un opium insuffisant.

« En Chadli Ben Chélia deux âmes contraires se font une guerre perpétuelle. Parfois l’esprit philosophique l’emporte chez ce chef, ancien élève de nos lycées, et souvent aussi son vieux cœur d’Africain lui fait chérir des sectateurs fanatiques qui ne peuvent pas vouloir notre bien. Tour à tour charitable ou avide, peu scrupuleux et fastueux, faux ou chevaleresque, Ben Chélia peut trahir un jour son ami et se sacrifier le lendemain pour son ennemi. Cet aristocrate du burnous possède l’art de savoir paraître. Il charme et conquiert. Les vertus qu’il proclame, il semble les pratiquer. Jadis nos ministres, des préfets et quelques généraux crurent en lui. A cette époque, peut-être était-il vraiment sincère ? A la vérité, ce seigneur qui séduisait nos Parisiennes par sa galanterie poétique et imagée, naquit trop tard dans un monde trop discipliné. La vie moderne encage Ben Chélia et ce grand aigle s’est brisé à nos grilles. Ce féodal ne comprend pas encore que nous ne sommes plus aux temps médiévaux et qu’il existe une justice régulière et des lois égales pour tous. Au milieu du cercle de fer de nos institutions, il tourne et se retourne, sans, autorité et sans fortune, désolé de ne pouvoir conquérir l’une et l’autre.

« Par désespoir, Chadli s’est jeté dans un maraboutisme qui lui promet des miracles, et ce septuagénaire s’est remarié à la fille unique d’un chérif, afin d’en obtenir une postérité chérifienne. A tous ses malheurs, — et il en est d’injustifiés, — Ben Chélia tient tête et son ambition attend encore l’impossible de l’avenir. En somme, ce personnage de haute allure mérite de la pitié, quelque intérêt et notre surveillance la plus attentive. Avant que vous ne vous rendiez à l’invitation de ce prince déchu, j’ai voulu vous esquisser son portrait. J’ajouterai cette anecdote qui caractérise ce chef arabe. Une quête ayant été faite pour une œuvre de guerre, Chadli nous remit un don royal. Or, le mois suivant, on surprit ce généreux donateur comme il faisait planter des arbres autour d’un terrain dérobé par lui sur un bien domanial. Quand la remarque lui en fut faite, il rit de bon cœur en nous disant : « Je vous ai remis un sac d’or et je vous prends un « douro. »

Nous sommes quatre Français invités chez le seigneur Ben Chélia. Une horloge tinte dix coups sous un ciel dont les étoiles entourées d’un halo paraissent des veilleuses enfermées dans des lanternes de papier. La mousseline d’un nuage voile à moitié la lune et l’on dirait une musulmane couvrant ses joues par pudeur. Perchées sur des arbres, quelques hulottes chuintent et leurs appels mélancoliques se répondent de quartier à quartier.

Nous traversons les pâles venelles de Nedromah et des gardiens de nuit, enveloppés dans leurs burnous comme dans des suaires, sont étendus au seuil des boutiques qu’ils doivent sur- veiller. Les couloirs bleuâtres et jaunâtres du « mellah « sont traversés. Quelques porteurs de fanaux occupent la croisée de rues tortueuses. Leurs lumières dorent les tissus de leurs tuniques en leur communiquant une sorte de diaphanéïté. Au bruit de nos pas, lanternes hautes, ils s’avancent vers nous et, comme on ne les entend pas marcher sur leurs molles babouches, ils paraissent des fantômes aux grandes ailes laineuses. A leur suite nous franchissons une voûte blafarde. A la base d’un escalier extérieur, une grande statue de pierre blanche est éclairée verticalement par deux flambeaux qu’élève à bout de bras un nègre posté sur un palier supérieur. Brusquement la statue s’anime et, sous un capuchon blanc, le visage d’un Arabe à la barbe noire frisée, se découvre. A la flamme des lampes ses larges yeux scintillent comme du jais. M’hamed, fils aîné de Ben Chélia, nous précède, en se retournant à chaque degré pour nous sourire de toutes ses dents et nous saluer. Il faut gravir des escaliers biscornus et rébarbatifs qui semblent les avancées périlleuses d’une place de guerre avant d’atteindre un vestibule où le seigneur Chadli, en gandourah bleu de mer, nous attend, solennel et presque sévère. Sa bouche mince exprime l’amertume et le souci bride ses yeux agrandis par le fard. Des rides en éventail remontent vers ses tempes et lui donnent une expression à la fois sarcastique et désolée. D’abord il nous observe d’un regard fureteur, comme s’il se défiait de lui-même ou de ses hôtes ; enfin il s’écrie avec une feinte humilité :

— Excusez-moi de vous recevoir avec cette mesquinerie. Si les Ben Chélia furent presque les rois des Traras, il ne leur reste que le souvenir de leur prospérité. La volonté de Dieu nous réduit à cette pauvre maison. Que le Rétributeur soit béni !

Superbe de dignité, Chadli nous introduit dans son salon. Aussitôt arrivé dans cette pièce, il s’empresse avec courtoisie autour des dames françaises qui voulurent bien accepter son invitation. Le grand marabout halluciné des Derkaoua s’efface devant le galant gentilhomme, qui, s’il était vêtu en pourpoint de l’ancien régime, donnerait de la jalousie à un petit maître.

Le vaste salon de Chadli se ressent du fâcheux goût des Arabes, nos contemporains. Des sièges de style simili-oriental de la « Place Clichy, » meublent cette salle pavée de céramiques. Aux murailles, peinturlurées à l’italienne, sont suspendues des étagères aux nuances vives et quelques glaces. Une vingtaine de hauts chandeliers de cuivre, semés au hasard, assurent l’éclairage. Brodées de laines éclatantes, quelques nattes sont jetées sur le sol. Des piliers séparent le salon de deux alcôves garnies de divans. Contre les piliers de chaque alcôve des domestiques noirs, immobiles, semblent les figurants du spectacle joué par leurs maîtres. Seules les prunelles d’or de ces serviteurs remuent dans leurs faces d’ébène.

A l’extrémité de la salle, le noble M’hamed, quittant ses babouches, s’accroupit, pieds nus, devant un samovar marocain, étincelante tour de cuivre qui chantonne sous la poussée de la vapeur. Son léger capuchon de laine blanche sur la tête, M’hamed rejette en arrière, de ses poignets, comme un prédicateur qui veut gesticuler avec plus d’aise, les amples manches de sa lumineuse robe. Pas une partie du vêtement de M’hamed qui n’ait l’éclat de la neige.

Son teint lui-même, ses délicates mains, ses pieds nus ont une blancheur que nacre la flamme des bougies. Tout autour de lui, ce charmant mahométan dispose ses gracieux ustensiles : une « midah « incrustée d’ivoire supporte des tasses syriennes à revêtements d’argent. Au fond de chaque tasse un petit chaton relient la parcelle d’ambre qui parfume subtilement le café. Sur un tabouret de cèdre un plateau niellé contient des flacons de cristal ou de porcelaine. De la menthe en tiges est disposée comme un bouquet. Le jeune homme promène un regard affectueux sur cette vaisselle précieuse, relève encore les bras, comme s’il invoquait Allah, puis avec des gestes d’officiant, commence la préparation du thé à la marocaine.

Le couvercle du sucrier retiré, du pouce et de l’index il saisit des morceaux de sucre avec la prestesse d’un oiselet picorant des graines ; il cueille ensuite du thé, par pincées, avec des mines de jeune fille dérobant ses roses au rosier ; enfin il prend à son bouquet de menthe, quelques brindilles, qu’il jette dans le samovar. Et comme ravi de son habileté, le corps rejeté en arrière, mains ouvertes en actions de grâce, il écoute ronronner la liqueur bouillante. Le temps de réciter une « sourate » s’est écoulé. Il s’incline avec l’air de saluer un tabernacle. La belle tour de cuivre vibre sous le feu de l’alcool. M’hamed verse quelques gouttes du liquide dans une tasse azurée, goûte l’infusion, le front renversé vers le ciel, secoue négativement la tête, ajoute du sucre en poudre qui tombe comme du grésil et quelques fleurs de menthe, attend, les mains unies contre la poitrine, recommence sa dégustation, et, cette fois, satisfait, se relève souplement et vient nous servir l’odorante boisson.

Son père, qui bavardait le plus spirituellement du monde, se précipite vers des assiettes et offre à ses invitées le « rahat-lokoum « à l’essence de jasmin, les dattes farcies aux pistaches ou les petits cônes de pois chiches.

— Faites-moi la grâce de goûter ces amandes grillées au miel, mesdames. Reprenez de cette confiture aux pétales de rose.

— Ah ! Si Chadli, s’écrie l’une des Françaises, pourquoi mesdames Ben Chélia ne peuvent-elles pas se trouver parmi nous ? Elles nous serviraient avec toute leur amabilité.

Une brusque rougeur farde le beau vieillard qui pense à sa petite femme-enfant de seize ans.

— Oui ! oui ! s’exclame-t-il en riant, vous pourriez ensuite raconter à vos amis de Paris cette soirée africaine. Nos mœurs, hélas ! m’empêchent de satisfaire à votre gracieux désir, à moins que ces messieurs ne veuillent vous quitter ? ce qu’à Dieu ne plaise ! D’ailleurs, nos musulmanes vous désillusionneraient. Elles n’unissent pas comme vous, mesdames, les dons de la beauté aux dons de l’intelligence. Voilà peut-être la raison de notre modestie quand on nous parle d’elles. Ah ! cachons nos fleurettes ! Dérobons-les à l’ombre de nos vieilles mœurs islamiques.

Ses grands yeux de jais, mi-clos par le respect, M’hamed considère son père. L’étonnante bouche de Chadli aux lèvres minces, sans cesse en mouvement, dessine la forme d’un croissant. N’exprimerait-il qu’une partie de sa pensée ?

— Lorsque les Musulmans seront instruits comme les Européens, ils libéreront leurs femmes du harem, déclare l’une des Françaises.

— Je me crois au moins instruit comme la moyenne de vos compatriotes, madame, riposte Ben Chélia piqué. Aurai-je la vanité de vous rappeler que je suis bachelier et presque licencié en votre droit ! Il me parait même, qu’en ma jeunesse, j’oubliai les œuvres de la piété pour mes dévotions à la science. Ce n’était d’ailleurs point contredire aux enseignements de notre religion. Notre savant Ibn Wahb raconte qu’un jour qu’il travaillait dans la mosquée de la Mecque, l’heure de la prière de midi fut annoncée et il quitta ses livres afin d’y satisfaire. L’Imam Malek protesta : « Où vas-tu ? Est-ce que le mérite de la prière pour laquelle tu t’es levé est supérieur au mérite de la science qui t’occupait avant ? » Voilà ce que proclame l’un de nos plus grands théologiens. Je m’en suis plutôt trop souvenu et je n’ai pas lieu de m’en féliciter.

Bras ouverts, le vieillard nous considère l’un après l’autre, d’un air moqueur, avant de reprendre :

— Les Français n’aimeraient-ils la science que pour eux-mêmes, car ils tiennent en suspicion les musulmans qui savent ? Les petits bédouins, poussiéreux d’esprit et de corps, à la bonne heure ! Mais au diable les raisonneurs de mon espèce ! Lorsqu’il nous arrive, — les événements les plus audacieux sont voulus de Dieu ! — que nous nous rencontrions avec vos administrateurs moins versés que nous-mêmes dans votre propre littérature ou leur code, oh ! alors ! haro sur l’Arabe ! Un burnous prétendrait-il draper un philosophe ? Et depuis quand les turbans dissimulent-ils les fortes têtes ?

Ben Chélia riait encore doucement lorsqu’il reprit les coupes de pâtisseries.

— Ces dattes fourrées.. Je vous en supplie ! Si vous me refusez, je croirai que vous me tenez pour un frondeur... Goûtez de ces petits gâteaux du Bey, mesdames ; une recette de harem... Oui, ma disgrâce est méritée, car j’ose être un citoyen conscient, comme s’expriment vos syndicalistes... M’hamed, du thé ? La menthe qui poivre ce breuvage n’offusque-t-elle pas vos goûts délicats, mesdames ?

Le svelte jeune homme à la barbe assyrienne, agenouillé devant le samovar, recommença de faire voltiger comme des palombes les blanches ailes de ses manches au-dessus des porcelaines.

Maintenant, les regards inquiets de son père examinaient tour à tour la salle et ses hôtes. Enfin il prononça d’un ton âpre :

— Je suis honteux de vous avoir reçus aussi misérablement. Comme les hommes de ma lignée, j’aimai le faste et la prodigalité. Ces vertus sont aujourd’hui des vices. A l’image de vos princes de l’ancien régime, si nous prenions l’impôt d’une main, nous répandions nos dons de l’autre. Nous souhaitions l’or pour le dispenser et en combler nos hôtes. Comment donc, avec cet affreux défaut, pourrions-nous être supportés dans une société qui n’est plus qu’une vaste administration de l’épargne.

Les yeux fardés du vieillard prennent une expression mourante :

— Alors, continue-t-il, lorsque je compris que je survivais à une forme de civilisation condamnée, je me consacrai au service de Dieu et de son prophète. Ne croyez pourtant pas à mon fanatisme. Parmi les chrétiens, ceux que je préfère, sont vos religieux. J’éprouve de l’amitié pour un Père blanc de mon voisinage qui croyait autrefois que je désirais la guerre sainte. Afin de le rassurer, je lui récitai cette sourate de notre Coran : « Dieu revêtit du ministère d’apôtre Jésus, fils de Marie. Il lui donna l’Évangile et mit dans le cœur de ses disciples la pitié, la miséricorde et le désir de vie monastique. » A partir de ce jour, ce bon père Blanc comprit qu’il pouvait y avoir des douleurs justifiées chez les Musulmans, les Résignés, et voulut bien me témoigner quelque sympathie. Il m’accorda même que nous autres Arabes étions les derniers figurants de l’antiquité biblique sur une terre d’usines et d’intérêts économiques. Touché par son opinion, je lui répondis :

— Frère, il nous faut donc mourir ?

Et votre religieux s’inclina devant mon fils et moi, comme si nous n’étions déjà plus que les reliques d’une noble race, — aimés des seuls poètes et compris par les sages.


CHARLES GENIAUX.

  1. Voyez Mazouna, dans la Revue du 15 novembre 1921.
  2. Dieu t’aide.
  3. Cour à galerie dans une mosquée.
  4. Droit d’aumône et sorte de prébende en pays d’Islam.
  5. Chapelles de pèlerinage.
  6. Opinion toute personnelle d’un musulman.