Ni ange, ni bête/3

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Grasset (p. 193-276).


TROISIÈME PARTIE




Pour moi, plus je repasse dans mon esprit des faits anciens et modernes, plus un pouvoir inconnu me semble se jouer des mortels.

Tacite.


I


Philippe n’arriva à Paris que le 25 à neuf heures du matin ; la ligne était coupée en deux endroits et il avait fallu transborder les voyageurs. Les employés du chemin de fer lui dirent que la République était faite : ils en paraissaient surpris et heureux. Philippe décida d’aller à la « Réforme », rue Jean-Jacques-Rousseau.

Malgré l’heure matinale, les boulevards avaient un air de fête. Le temps était couvert et gris : devant les magasins fermés des familles se promenaient admirant les pavés déchaussés et les pierres d’angle éraflées par la fusillade de la nuit. Il y avait des barricades un peu partout et les véhicules ne circulaient pas. Cela mettait dans les rues un silence sur lequel les cris et les chants se détachaient avec une netteté qui étonnait.

Des bandes de gamins passaient avec des drapeaux tricolores, chantant la Marseillaise et « Mourir pour la Patrie ». Philippe vit aussi un drapeau rouge, suivi d’ouvriers des faubourgs.

La foule était calme et satisfaite : elle avait si souvent crié « À bas Louis-Philippe » qu’elle attendait vaguement de sa chute un bonheur idyllique et confus. La plupart de ces passants étaient des spectateurs, prêts à accepter les événements quels qu’ils fussent sans jamais revendiquer leur droit égal de les faire.

Devant le magasin du confiseur Boissier, une troupe se formait en colonne par quatre.

En tète, un tambour de la Garde Nationale battait la charge. Philippe prit le pas de ces hommes : ils défilèrent militairement le long de la rue de la Paix. Sur la place Vendôme quelqu’un commanda : « Halte ». Les tambours battirent aux champs, quelques voix crièrent : « Vive l’Empereur ! » Les hommes agitèrent leurs casquettes.

« Ah ! ça, pensa Philippe, avons-nous fait une révolution bonapartiste ?… Ils sont fous, dit-il à un vieillard en redingote qui regardait comme lui ce spectacle étrange. »

L’autre fit un geste évasif qui voulait dire: « Messieurs, ami de tout le inonde ». C’était un bourgeois, très effrayé d’avoir renversé M. Guizot.

Philippe, par la rue des Petits-Champs gagna les bureaux de la Réforme. On y était affairé et heureux. Le patron, Flocon, faisait partie du Gouvernement Provisoire : on apprit à l’ingénieur que Caussidière était Préfet de police et qu’il trouverait Lucien à la Préfecture. Il y courut à travers une foule qui devenait serrée et bruyante.

Tous les groupes marchaient maintenant dans le même sens, d’un pas pressé, car Philippe était arrivé dans la zone d’attraction de l’Hôtel de Ville, centre mystique des émeutes parisiennes.

Devant la préfecture des hommes à mine assez sauvage montaient la garde : leurs blouses, leurs képis rouges à coiffe retombant sur l’oreille, leurs barbes à faire peur aux petits enfants, leurs grands sabres formaient un ensemble décoratif de la meilleure tradition révolutionnaire.

Comme Philippe arrivait, Caussidière sortait ; une casquette, une redingote noire, un sabre attaché autour du corps par une ficelle rouge et deux énormes pistolets lui donnaient un aspect prudhommesque et militaire. Il était rouge, radieux, bruyant. Philippe l’aborda bravement.

— Ah ! mon ami, dit-il, Salut ! Fraternité ! Quelles journées. Venez avec moi. Nous avons besoin ici de bons bougres… Je vais à l’Hôtel de Ville, il faut que je voie le Gouvernement Provisoire. Si la Préfecture ne se montre pas, nous sommes foutus ! »

Philippe, empruntant un revolver à un des montagnards de l’escorte, suivit le préfet : il fallait fendre une foule armée et turbulente qui s’ouvrait de mauvais gré. Quelqu’un lui tapa sur l’épaule : c’était Lucien Malessart.

— Quelle chance, dit Philippe, radieux, vive la République, mon bon vieux.

— Oui, dit l’autre, que fiches-tu ici ?

— Je suis venu en apprenant les nouvelles : Caussidière m’a enrôlé… Il est préfet de police.

— C’est lui qui le dit, fit Lucien, nous allons voir ce qu’en pensera le Gouvernement provisoire ?

— Qui est le Gouvernement provisoire ?

— C’est fort amusant, mon cher, il y en a deux. Nous à la Réforme, nous avions nommé Louis Blanc, Flocon, Marrast, Albert…

— Qui est-ce Albert ?

— Provincial ! Tu ne connais pas Albert ? Albert, ouvrier : la grande pensée du règne… C’est un mécanicien, plein de bon sens ma foi : il m’aidait à maintenir l’ordre aux Saisons… Bref, quand notre gouvernement est arrivé à l’Hôtel de Ville pour prendre le pouvoir il a trouvé là dans le cabinet du préfet de la Seine, messieurs Lamartine, Ledru-Rollin, Garnier Pagès et compagnie qui s’étaient nommés par ailleurs. Cela s’est gâté : Louis Blanc et Arago se sont invectivés… Nous allons, je pense, retrouver les morceaux épars de ces héros… Avançons plus vite, mon cher, Caussidière a vingt mètres d’avance et nous n’entrerons à l’Hôtel de Ville que derrière lui. »

Le ton de Lucien, en un pareil jour, déplut à Philippe, mais la place de l’Hôtel-deVille, couverte de canons et de groupes armés avait un aspect de bivouac révolutionnaire qui évoqua pour lui les grands ancêtres. Un général en tenue donnait des ordres.

« Que diable est celui-ci, dit Lucien… Eh ! mais, c’est Chateaurenaud, l’acteur, découvrit-il en s’approchant… Chateaurenaud ! Quelle comédie jouez-vous ?

— Mon cher, c’est en effet la chose la plus comique du monde… Hier soir il y a eu du bruit sur le boulevard pendant l’entr’acte: je suis sorti dans le costume de mon rôle… La foule a crié : « Un général ! » et m’a entraîné en m’acclamant. J’ai passé la nuit dans un café et, ce matin, comme on a l’air de m’écouter, je fais de l’ordre.

Mais derrière Caussidière, les deux jeunes gens gravissaient le perron de l’Hôtel de .Ville : des élèves de l’Ecole Polytechnique, fusil en main, en gardaient l’entrée.

— Quel est votre chef ? demanda l’un d’eux à Philippe.

— Le préfet de police.

— Quelle allure ! fit l’autre.

Une foule épaisse encombrait les escaliers et les couloirs ; dans les embrasures des fenêtres, des typographes, en manche de chemise composaient des décrets. Les mots « Préfet de Police » ouvrirent un passage. Deux grenadiers de la Garde Nationale vérifièrent l’identité de Caussidière. Puis, l’un d’eux ouvrit une porte de cuir et une violente poussée projeta Philippe dans une salle qui, par contraste, lui sembla étonnamment vide.

Autour d’une grande table couverte d’un tapis vert, le Gouvernement provisoire siégeait ; une litière de papiers déchirés couvrait le sol jusqu’à près d’un mètre de hauteur ; l’air était lourd de fumée et d’odeurs : dans un coin, deux polytechniciens parlaient à voix basse comme dans une chambre de malade.

Philippe ne vit d’abord que Lamartine, les vêtements déchirés, le cou presque nu, les cheveux luisant de sueur ; il éclairait vraiment cette assemblée confuse de la beauté de son visage grave et fin. Il critiquait un projet de décret sur la formation d’une Garde Nationale Mobile ; suivant une vieille formule, on s’occupait déjà de transformer les mécontents en soldats.

L’entrée de Caussidière interrompit la discussion. Albert vint à lui, Flocon lui fit fête, Lamartine et Marrast qui ne l’aimaient pas et qui le craignaient se levèrent et l’emmenèrent vers la fenêtre pour essayer de le convaincre d’abandonner la Préfecture. Le gros Tartare regardait ces aristocrates de ses petits yeux malins, bien décidé à ne pas se laisser faire.

Sur la place, une fusillade crépita, puis s’apaisa.

— Allez voir ce que c’est, demanda Lamartine à Garnier Pagès et, comme il se retournait, il aperçut Philippe. Il avait oublié son nom mais se souvint d’avoir vu ce visage chez lui ; ses yeux s’éclairèrent, il griffonna quelques mots sur une feuille de papier et vint vers l’ingénieur.

— Vous savez où je demeure, monsieur, lui dit-il. Voulez-vous me rendre un grand service ? Donnez ceci à ma femme, dites-lui que tout va bien et rapportez-moi ce qu’elle vous donnera… je n’ai rien mangé depuis ce matin, ajouta-t-il en manière d’excuse.

Philippe sortit rapidement. Devant la porte, Garnier Pagès haranguait une députation : « Travailleurs… disait-il… nous sommes tous des travailleurs ; mon fils, mon propre fils, est garçon épicier. Mon fils est travailleur en épicerie, moi je suis travailleur en… »

Philippe, que le remous entraînait vers la porte n’entendit pas en quoi Garnier Pages était travailleur.

Quand il fut sur la place, il jeta les yeux sur le papier remis par Lamartine ; il portait simplement : À Madame de Lamartine, 82, rue de l’Université : Envoie-moi du chocolat.


* * *

Les rues étaient si encombrées, les incidents si nombreux qu’il mit fort longtemps à remplir sa mission.

Comme il revenait le long des quais, il vit avec surprise une horloge qui marquait trois heures ; lui non plus, il n’avait pas mangé depuis le matin. Il s’arrêta dans une boulangerie et, tout en dévorant un morceau de pain, regarda le fleuve d’hommes et de femmes qui coulait toujours vers l’Hôtel de Ville.

Ce n’était plus la même foule que le matin, les visages étaient plus sombres, les chants plus sourds.

Une étonnante floraison de rouge le surprit ; les brassards, les cravates, les cocardes, tout était rouge. Dans le lointain, à travers les arbres ouatés de brume du terre-plein du Pont Neuf, on devinait un immense drapeau rouge flottant aux bras de Henri IV.

Philippe se mêla à une colonne et arriva sur la place : un immense cri la remplissait : « le drapeau rouge, le drapeau rouge ».

Aux fenêtres de l’Hôtel de Ville apparaissaient des silhouettes que la distance l’empêcha de reconnaître. Quelqu’un parla, dans le vent, dans le bruit, interrompu par des cris plus forts : « Le drapeau rouge. »

Puis, derrière Philippe, un murmure courut et, tournant la tête, il vit, à côté de lui, deux hommes, aux yeux hagards, portant sur une civière un cadavre de femme : les cheveux dénoués couvraient à demi le visage tuméfié et, dans cette foule rouge, le sang coagulé mettait un rouge plus sombre.

Un immense silence effleura la place.

Penché hors du balcon de l’Hôtel-de-Ville, planant sur cette masse mouvante, Lamartine parlait.

Philippe n’entendit pas ses phrases, mais vit les drapeaux rouges s’abaisser lentement dans une longue vague qui s’en alla mourir sur les quais noirs.

Un peu plus tard, comme tout redevenait calme, un polytechnicien consentit à se charger de transmettre son paquet ; on refusait de le laisser pénétrer lui-même dans l’Hôtel de Ville. Il était si fatigué qu’il renonça à retourner à la Préfecture avant le lendemain.

La marée descendait maintenant vers les faubourgs ; le long de la Seine, dans la lumière légère et cendrée, parmi le décor lourd d’histoire, il gagna les Champs-Elysées.

Là, c’était le silence et la solitude ; on devinait très loin, vers la ville, une rumeur paisible et musicale ; parfois dans un bosquet retentissait l’« Aux armes, citoyens » d’une Marseillaise égarée : le soleil couchant de février frangeait d’or très pâle l’Arc de Triomphe.

Le soir, comme il avait trouvé une chambre dans un hôtel misérable de la rue Coquillière et qu’il s’était jeté tout habillé sur un lit fermé, il vit un ciel rouge et une place bordée d’arbres dans lesquels des oiseaux chantaient. Des hommes à visage farouche poussaient devant eux à coups de crosse des femmes épouvantées. Ils les lièrent aux arbres et Philippe vit alors qu’elles avaient la poitrine nue. Elles étaient jeunes et belles. La dernière était Geneviève : ses cheveux pâles retombaient sur ses seins petits et parfaits.

Philippe terrifié vit les hommes de l’escorte pointer soigneusement un canon sur la première des femmes : elle disparut dans un nuage rouge. Philippe voulut courir pour délier Geneviève, mais Lucien qui était à côté de lui le retint par le bras. Le canon tonna de nouveau. — Ce canon ne s’arrêtera donc jamais, dit-il. — Mais non, répondit Lucien en ricanant, c’est un canon automatique.

Alors Philippe se réveilla, couvert de sueur, sur un lit bouleversé : le vent faisait claquer bruyamment les volets mal accrochés.


II


Huit jours plus tard, cette République avait trop d’amis. Les légitimistes l’aimaient parce qu’elle avait chassé le roi bourgeois ; les bourgeois, parce qu’elle semblait garantir la propriété ; les ouvriers parce qu’ils en attendaient le bonheur.

L’Église, se rappelant que son royaume n’est pas de ce monde, bénissait les arbres de la Liberté. L’Armée se déclarait prête à assurer l’ordre à l’intérieur et la défense nationale.

Le 20 février, il y avait en France cinq mille républicains ; le 1er mars il y en avait vingt-cinq millions.

Ainsi dépourvu d’opposition, le Gouvernement était désuni ; c’est sur des haines communes que se fondent les sociétés humaines. Ces gouvernants auxquels se ralliaient tous les partis eurent vite fait de devenir eux-mêmes des partisans.

Dupont de l’Eure, Garnier-Pagès, Marrast, voulaient des élections rapides et honnêtes qu’ils espéraient conservatrices ; Ledru-Rollin et ses amis faisaient de la politique et espéraient bien aussi faire les élections ; Blanqui et les Clubs vaguement soutenus par Louis Blanc, désiraient une dictature forte et populaire et préparaient la guerre civile ; Lamartine, une fois de plus, siégeait au plafond et faisait voter des réformes nobles et vagues.

Cependant, Caussidière, à la Préfecture de Police, s’installait solidement ; les aristocrates du Gouvernement Provisoire ne l’aimaient pas et il le savait ; mais avec un bataillon de braves montagnards, il prétendait bien s’imposer à eux, et quelque jour les remplacer.

Il installa Lucien dans le bureau du Secrétaire général et lui dit : « Vous connaissez tous les vrais patriotes, faites leur savoir que le rendez-vous pour eux est la Préfecture ; il nous faut ici tous ceux qui savent manier un fusil. Alors, nous tiendrons la queue de la poêle.

Ledru Rollin, Flocon, Albert et moi, nous nous entendons ; le principal est de culbuter les gens du National ; cela fait, nous républicaniserons ce pays, de gré ou de force. »

Lucien l’encouragea vivement.

Philippe, lui aussi, avait été enrôlé et travaillait ardemment à mettre de l’ordre dans les archives de la Police. Il n’aimait guère les allures de Caussidière ; on mangeait trop bien à la Préfecture, l’on y buvait trop sec les vins de l’ex-préfet et l’on y voyait trop de filles dans le Corps de garde des Montagnards.

Viniès qui était, par tempérament, un ascète, souffrait de ces choses et se reprochait sa pruderie. « Pauvres diables, pensait-il, ils se réjouissent à leur manière d’être libres. » Mais il eut préféré les kermesses idylliques de Cabet.

Il avait été très étonné de trouver, parmi les dossiers politiques, des fiches sur lui-même, fort bien faites, assez élogieuses pour son caractère et tout à fait méprisantes pour son intelligence.

On y dénonçait, avec une exactitude surprenante, la faible propagande républicaine qu’il avait essayé de faire à Abbeville. Caussidière, à qui il en parla, lui demanda son propre dossier. Philippe le trouva : le nouveau Préfet y était décrit comme un industriel suspect, un charlatan éhonté et un conspirateur maladroit ; il entra dans une fureur terrible.

— « Quel est le traître ? répétait-il… quel est le traître ? »

Un vieux petit employé de la Préfecture était resté aux archives ; il le fit venir et l’effraya tellement que l’autre lui livra le secret de la cachette où l’ex-préfet Delessert avait, avant de partir, fait mettre en sûreté les documents secrets.

On y trouva quelques liasses de lettres que Philippe fut chargé de dépouiller.

Comme il ouvrait le troisième paquet, l’écriture le frappa, elle lui était familière.

« Monsieur le Préfet, lut-il, j’ai l’honneur de solliciter mon admission dans l’Administration que vous dirigez.

Il alla à la signature et trouva celle de Lucien. Il demeura stupide.

Indigné, mais aussi passionnément intéressé, il dévora tout le paquet de ces lettres cyniques, bien écrites, souvent amusantes, toujours méthodiques et exactes.

Toute la vie des sociétés secrètes, depuis quatre ans, était là dedans, racontée par un esprit froid et moqueur.

— « Et que vais-je faire ? Aller confondre Lucien ? Il s’échappera et je n’ai pas le droit de l’y aider. Prévenir Caussidière ? Mais il le fera fusiller… »

Il passa la nuit dans son bureau à relire les lettres et à chercher son devoir, répétant sans fin quatre ou cinq phrases autour desquelles sa raison tournait en vain.

Quand il pensait aux grands conventionnels et aux héros de la République il se sentait capable d’aller lui-même tuer son ami.

Puis il revoyait cette physionomie assez douce et cet air vif qu’il avait aimé, et tout son courage tombait.

Le matin était venu ; il dépouilla machinalement les autres liasses. Puis, brusquement, Caussidière entra et lui demanda où il en était. Toutes les lettres étaient sur la table ; Philippe, pris au dépourvu, dut les montrer.

Caussidière les lut avec attention et, contrairement à ce qu’attendait Philippe, ne cria pas ; au contraire, il se frotta les mains et lui frappa sur l’épaule avec bonhomie.

« Allons, lui dit-il, allons, voilà qui est drôle ; mais où diable avez-vous passé la nuit ? Vous avez une mine de déterré. »

— « Il était mon ami, dit Philippe.

— Et quel ami ! dit Caussidière. Il vous traitait bien.

— Qu’allez-vous faire de lui, demanda Philippe anxieux ?

L’autre le regarda avec méfiance.

— Ça, dit-il, je n’en sais rien, et cela ne concerne pas que moi. En tout cas, je vous interdis de lui parler de ceci.

Puis, passant dans le bureau de Lucien, il lui dit nonchalamment ; « Venez donc ce soir au Luxembourg, nous avons à régler plusieurs questions pour lesquelles vous pourrez m’être utile. N’oubliez pas.

Le soir, à huit heures, une douzaine de patriotes étaient réunis dans le bureau d’Albert. Caussidière, solennel et goguenard, les pria de nommer un Président. Il fut naturellement élu. Puis, violemment, rageusement, il accusa Lucien d’être un traître, mais sans citer aucune preuve.

Ce dernier, qui croyait ses lettres bien cachées ou détruites, se leva sans aucun embarras et se défendit ingénieusement. Il parlait bien et autour de lui on commençait à l’approuver.

Caussidière le regardait avec une ironie satisfaite.

Quand il eut fini

— Citoyens, dit Caussidière, puisque Malessart est si sûr de son fait, qu’il ait la bonté de nous expliquer ceci.

Et il tira de sa poche la liasse des lettres.

Lucien accablé se tut.

Des cris de colère, des menaces de mort, lui apprirent ce qui l’attendait.

Caussidière ne voulait pas d’un procès qui aurait fait connaître les renseignements exacts et sévères que donnaient les lettres sur son existence ingénieuse et libre ; il se déclara partisan de le fusiller sur l’heure dans le jardin.

— C’est impossible, dit Albert nettement, nous venons de supprimer la peine de mort, ce serait un meurtre qui soulèverait une affaire terrible.

— Alors qu’il se tue lui-même, dit Caussidière, j’ai ici un revolver, il ne peut vivre, il en sait trop.

Plusieurs voix approuvèrent. La solution leur paraissait honorable et prudente.

— C’est inutile, dit soudain Lucien qui écoutait, je ne me tuerai pas.

— Alors il faut le laisser, dit Albert, c’est un lâche.

— Impossible, dit Caussidière, je le tuerai plutôt de mes mains.

Après une longue discussion, on décida enfin de le mettre en lieu sûr, en prison préventive, et d’attendre des temps plus calmes pour commencer l’instruction.

Certain maintenant de n’être pas tué, il avait retrouvé son calme, écoutait d’un air railleur et s’efforçait de se persuader à lui-même qu’il était non un traître, mais un soldat malheureux d’une autre cause.

Il était trop intelligent pour y parvenir toujours.


III


Bertrand d’Ouville, que la petite bonne avait fait entrer sans l’annoncer, trouva Geneviève seule, les yeux pleins de larmes. Elle sursauta au bruit de ses pas.

— Vous ! que je suis contente… J’ai été surprise ; je vis si seule que tout me bouleverse.

— Que devient Philippe, dit-il ? Avez-vous de ses nouvelles ?

— Ce matin même : il ne parle pas encore de son retour. Il est avec ce Caussidière à la Préfecture de Police : il paraît assez heureux. Il aime ce mouvement autour de lui… Mais vous allez m’expliquer ce qui se passe à Paris ; je ne comprends rien à vos histoires d’hommes.

Et sa jolie tête en avant, le menton appuyé sur la main, elle attendit.

— Expliquer ? C’est fort difficile. Il y a trois groupes, ou à peu près. Au centre Lamartine et ses amis, gens honnêtes qui veulent obéir au suffrage universel quoiqu’il décide ; à droite, les légitimistes, les doctrinaires, les bourgeois, acceptent la République parce qu’ils espèrent la confisquer ; à gauche, Blanqui et les extrémistes veulent empêcher les élections parce qu’ils sentent la province contre eux… Et voilà : c’est assez confus.

— Et qu’est-ce qu’il va se passer ?

Bertrand d’Ouville sourit.

— Que vous restez bien femme avec toute votre sagesse… Ceci est un livre divin et l’on ne peut courir au dénouement.

— On peut essayer de le deviner… Que croyez-vous ?

— Que sais-je ? L’histoire ne connaît pas de lois. Lorsque les Dieux arrangent sur l’échiquier du monde deux coups qui nous paraissent semblables, ils se divertissent presque toujours à les jouer de façon différente.

Nous méditons, nous prévoyons, nous préparons et dans quelque village obscur grandit l’enfant inconnu qui détruira notre maison… Une légère brume du sud, un amiral moins sot, et Bonaparte était maître du monde. Le sort de la Révolution a été suspendu à ces canons du 13 Vendémiaire qui furent enlevés cinq minutes avant le moment fatal, et à Valmy qui aurait dû être une bataille perdue.

Les faits galopent plus vite que la pensée sur les routes du temps ; nous les trouvons à chaque étape, narquois et déjà reposés, et cette expérience tant vantée n’est plus que la carte inutile de régions déjà traversées… Geneviève avait pris une rose et l’effeuillait doucement ; la grâce précise de son profil se découpait dans l’ombre du soir.

— Non, continua le vieillard, je ne crois pas aux prophètes… Trop de petites causes agissent sur l’histoire des hommes pour que nous puissions en raisonner. Tout ce que l’on peut affirmer c’est que cette histoire, comme le reste de la nature, ne fait point de sauts. Elle s’en va d’un mouvement continu vers le progrès, dirait votre mari; vers l’apogée, puis le déclin de la race selon moi. Et tout ce qui semble interrompre cette continuité n’est pas viable ; mais ce provisoire peut durer deux mois, deux ans ou vingt ans.

— Oui, dit Geneviève rêveuse, mais je voudrais savoir ce qui va se passer demain.

— Voyons, que pourrais-je vous dire ? Si les élections sont vraiment libérales, nous pouvons avoir une République tranquille ; si elles sont trop conservatrices, nous aurons sans doute une émeute qui dispersera l’assemblée. Alors ce sera la guerre civile. M. de Vence croit à Henri V, d’autres à Louis-Bonaparte, mais ce dernier s’est discrédité par son équipée de Strasbourg et personne ne le prend au sérieux.

— Moi, je mets ma confiance en Lamartine, dit Geneviève, j’en ai conservé un souvenir très beau ; c’est un homme si noble.

— Heu… ou-i, dit Bertrand d’Ouville, vous savez qu’il y a deux types de politiciens redoutables : les coquins et les saints. Moi je me méfie des révolutions des anges : nous en avons déjà eu une. Elle a produit l’Enfer : c’est un fâcheux précédent, comme dit votre amie Delphine.

« Lamartine est intelligent ? À coup sûr. Est-ce un mal ? Est-ce un bien ? J’en fais juge un Barbès et n’en décide rien. Ah ! l’intelligence est agréable, elle est divine, mais elle ne peut servir à diriger les hommes puisqu’elle vous en sépare tout de suite. Montaigne, Stendhal, Mérimée sont des hommes intelligents : ce ne sont pas des chefs. »

Ils se turent. Le vieillard admirait la beauté de la jeune femme : elle regardait le jardin médiocre et la pluie fine dans le soir gris. Elle secoua brusquement la tête.

— Quelquefois, dit-elle, toute cette agitation, toutes ces luttes m’apparaissent brusquement comme des jeux d’enfants méchants et sots. Pourquoi faire, parrain ? pourquoi faire ? Qu’est-ce que nous demandons ? Le calme, une chaumière, la santé, de belles choses. Pourquoi se battre ?

— N’oubliez pas, dit-il, que pour vous donner cette chaumière, il a fallu à l’humanité quelques milliers d’années de travaux douloureux. Et puis on se lasse de tout, et surtout du bonheur : les crises de prospérité produisent des crises de mysticisme.

— On se lasse de tout, répéta-t-elle avec une intonation d’une force étrange.

Bertrand d’Ouville la regarda : elle détourna les yeux et avec une vigueur qui détonna très légèrement :

— Et vous, parrain, dit-elle, que feriez-vous si vous deviez arranger tout cela ? Car il faut bien faire quelque chose.

— Oh ! moi, vous savez que je vois petit et que je tiens une politique à longue vue pour bien plus dangereuse encore qu’une politique à courte vue. Les faits, vous dis-je, les faits. Il faut les observer, les surveiller, essayer de s’en servir pour construire et non pour détruire, et s’efforcer de faire accepter aux foules la bonté sous le masque de la violence… Tout cela est bien vague : allons, faites-moi voir mon filleul.


IV


« Bertrand d’Ouville à Philippe Viniès.


« Abbeville, 10 mars 1848.

« Liberté, Egalité, Fraternité ! Vous voyez que je me conforme aux usages du temps : ce fut toujours ma politique. D’ailleurs, mon cher communiste, vos doctrines gagnent : j’ai dû hier, rue Saint-Gilles, protéger un gamin de cinq ans qui venait d’annexer un pain d’épices. À cela près la ville est paisible, et le peuple ne paraît pas se douter qu’il a fait une révolution. J’ai dû ce matin expliquer aux ouvriers qui travaillent pour moi qu’ils sont souverains pour le quart d’heure. Cela n’a d’ailleurs point changé leur belle politesse picarde. Les gens d’ici restent serviables ; c’est qu’ils n’ont jamais été serviles.

« Cependant M. Ledru-Rollin nous a envoyé un commissaire pour la Somme. Il est venu chez nous proclamer la République « au nom du peuple français, à la face du Ciel qui m’entend et qui me répond ». Puis il s’est occupé, à la face du Ciel, de destituer les fonctionnaires. Vous même, mon cher, avez failli l’être. Votre femme vous a sauvé. Seul le sous-préfet n’a pas été inquiété : le voici républicain de la veille. Il avait sans doute, à notre insu, divisé sa vie en quatre parts.

« Il s’occupe, pour montrer son zèle, de nous gouverner à la mode du temps. Car nous nous tenions aussi mal qu’en 93. Nous n’avions ni clubs, ni cortèges, ni lampions. C’était scandaleux, et le commissaire nous a envoyé un professionnel pour y mettre bon ordre, et nous agiter pacifiquement. Ce délégué est professeur de belles-lettres. Il est honnête et doux, mais exalté et naïf. Comme personne ne lui parlait, je lui ai montré mes fossiles. Il m’a fait voir en échange son télégramme à Ledru-Rollin :

« — Envoyez des Déclarations des Droits de l’Homme : elles sont nécessaires ici. »

« En effet, on n’y connaît, je crois, que les droits du locataire et du propriétaire.

« Il a réussi à planter un arbre de la liberté et à organiser un cortège. Il y avait en tête un sapeur du génie, représentant le travail et l’intelligence, un élève du collège portant le Contrat Social couronné d’immortelles, et un ouvrier dont la pioche était couronnée des mêmes fleurs. Ils sont allés travailler symboliquement à mes fouilles des fortifications (une attention de mon ami le délégué), puis se sont embrassés. Le travail symbolique remue peu de terre : mais quelques âmes sensibles pleuraient de joie.

« Le délégué et le sous-préfet ont persuadé aussi non sans peine les ouvriers de Bresson de se répandre le soir dans les rues pour forcer les bourgeois à illuminer. Il y eut donc hier dans ma rue une procession patriotique qui s’arrêta devant une maison en criant : « Les lampions ! » Au bout de cinq minutes, je suis venu au balcon et leur ai dit : « Mes chers concitoyens, si je n’ai pas illuminé, c’est pour deux raisons : cela fume et cela pue. Cependant, pour vous être agréable, je vais faire apporter des chandelles. Je vous prie seulement de vouloir bien désigner fraternellement une douzaine de bons patriotes pour les tenir et les moucher. » Ce petit discours a eu un succès inattendu et me voici fort populaire.

« Ces scènes d’émeute ont affolé votre ami Bresson. Il a fait voter par la Garde Nationale une motion refusant aux ouvriers des fusils que demandait pour eux le délégué, et il organise avec le maire des cortèges de protestataires. Mais tout cela est sans danger, car les deux partis s’entendent pour ne pas manifester le même soir. D’ailleurs vous connaissez Abbeville et s’il se trouvait ici deux hommes pour se battre, il s’en trouverait vingt pour les en empêcher.

« À Amiens cependant les choses se sont gâtées par la faute des commissaires. M. Ledru-Rollin, par erreur sans doute, en avait envoyé trois qui tous refusaient de s’en aller. Le premier venu, Leclanché, a trouvé le moyen d’exaspérer nos gens par sa tenue : chapeau à boucle d’acier, gilet blanc à grands revers, pantalon collant et bottes molles. Ce spectre de conventionnel a été ramené à la gare un peu vivement. Les Amiennois acceptent la République, ils l’acceptent même avec joie, mais ils exigent qu’elle s’habille comme tout le monde. Je ne les blâme point.

« J’ai vu votre femme qui est bien seule : nos excellentes commères trouvent naturellement pour votre absence d’effroyables explications. Seule la sous-préfète lui rend visite assez souvent, n’étant pas très sûre que vous ne serez point ministre. Je me permets un conseil de vieil ami : faites-la venir si vous avez un poste. Revenez, si vous n’en avez pas. »

« Je serai, moi aussi, heureux de vous revoir ; nous ne penserons de même sur aucun sujet et discuterons sans fin, mais je vous sais désintéressé, et je vous aime bien.


V


De tristes lettres de Geneviève et une note pressante de M. Lecardonnel rappelèrent à Philippe qu’il n’avait pas toujours été le secrétaire indépendant d’un préfet de police révolutionnaire. Il évoqua sa femme, le menton appuyé sur la main trop blanche, les yeux clairs regardant tristement la maison vide et il se décida à rentrer. Il avait assez d’imagination pour n’être pas méchant quand son orgueil n’était pas en jeu.

D’ailleurs, depuis la découverte de la trahison de son ami, Caussidière le traitait mal et il était sensible à cette injustice. Vingt républicains du lendemain demandaient sa place : il partit sans regrets.

Geneviève vint le chercher à la gare : il fut heureux de revoir sa jolie tête, elle contente de pouvoir se suspendre à son bras. Ils rentrèrent à pied, bavardant avec animation. Il lui raconta tout de suite l’histoire de Lucien qu’il n’avait pas voulu écrire.

— Quel être odieux, dit-elle ; je l’ai toujours détesté.

C’était un mensonge, mais inconscient.

Elle s’inquiéta de Lamartine.

— Je l’ai vu plusieurs fois et n’ai pas changé d’avis sur son compte. Il est courageux quand il s’agit de sa vie, timoré quand il s’agit de ses idées. Ce n’est pas l’homme qu’il faudrait au pouvoir.

Elle défendit son héros au masque grave, mais Philippe s’arrêta pour regarder les corbeaux de Saint-Vulfran. Il retrouvait avec plus de plaisir qu’il n’eût pensé le vieux et noble décor, et, sur la Grand’Place, les frontons pointus des hautes maisons de brique rouge ornées de cordons de pierre.

La maison et le jardin lui semblèrent plus petits que jamais : Geneviève lui fit voir les changements dont elle était fière, un rideau qu’elle avait brodé, des fleurs qu’elle avait semées et qui montraient des pointes vertes, et le bébé qui marchait bravement et savait quelques mots nouveaux.

Le scribe des Ponts et Chaussées prévenu par elle avait apporté le matin les lettres officielles : Philippe ouvrit la première et la tendit à Geneviève, amusé. Elle était du sous-préfet.

Celui-là, dit-il, est comme ces plantes qui restent vertes en toutes saisons : il se chauffe au soleil de tous les régimes. Vois son entête :

RÉPUBLIQUE FRANÇAISE
Liberté — Égalité — Fraternité

— Il m’appelle : Citoyen Ingénieur… et termine sans honte par salut et fraternité… Et naturellement c’est une réclamation du maire d’Ault contre les flots et la marée.

— La sous-préfète était devenue charmante pour moi, dit Geneviève, elle te croyait ministre.

— Celle-ci est du maire de Gamaches, je reconnais son écriture d’enfant appliqué. Je parie qu’il est question de la Route Royale n° 32… Tu peux l’ouvrir.

— Tu as perdu, dit Geneviève, elle s’appelle maintenant Route Nationale. Mais elle reste n° 32 : cette république est décidément conservatrice.

— J’espère qu’elle ne le sera pas longtemps dit Philippe ; le peuple n’a pas encore parlé… Ah ! le peuple, le .premier jour, devant l’Hôtel de Ville, Geneviève, c’était beau ! Cette masse, cette force, ces chants et en même temps ce calme majestueux.

Avec ces trois semaines de recul, la journée du 25 février était devenue pour lui un fragment d’épopée qu’il récitait, en toute bonne foi.

— Et ici ? demanda-t-il. Que seront les élections ?

— Je ne sais pas du tout, dit Geneviève, moi, je vis dans .mon petit coin et je ne me suis aperçue d’aucun changement… Parrain pourra t’en dire davantage : j’espère qu’il viendra.

— Oh ! il m’ennuie, dit-il avec impatience : il triomphe, je suppose, comme toujours, et nos difficultés ont dû le divertir.

— Ne sois pas injuste : il a été très précieux pour moi. Il est venu me voir souvent et m’a comblée de livres. Je crois que sans lui je serais morte d’ennui.

— Ma pauvre chérie, dit-il embarrassé, je t’avais laissé bien seule !

— Cela ne fait rien puisque tu es là. M. Lecardonnel est venu me voir aussi ; il m’a dit : « Hum… hum… Madame Viniès, ils ont voulu me faire crier « Vive le Gouvernement provisoire » …Je leur ai répondu : impossible, car ayant défini ce gouvernement comme provisoire, il serait contraire à l’hypothèse de lui souhaiter la durée… comprenez-vous ?

Philippe sourit faiblement.

Vers le soir, Bertrand d’Ouville vint en effet ; il se fit raconter les aventures de Philippe, puis dit à son tour comment il avait aidé une des princesses à s’enfuir ; il regrettait vivement le Roi et ses fils.

— C’est dommage, dit-il, c’était de braves gens, mais on les a mal conseillés ; on a voulu les faire gouverner pour une classe, rien de plus dangereux. On n’a réussi qu’à soulever les uns contre les autres, ces bourgeois et ce peuple français qui ont pourtant si profondément les mêmes vertus et les mêmes travers… enfin, cette révolution paraît honnête.

— Elle n’est pas commencée, dit Philippe ; si l’Assemblée nationale ne fait pas triompher la vérité, il reste une ressource, les barricades ; vous ne connaissiez pas ici la situation véritable ; le véritable maître de Paris, ce n’est pas Lamartine, c’est Blanqui avec ses clubs, c’est peut-être Caussidière avec ses montagnards.

— Croyez-vous, mon cher ? Les élections faites, la force de la masse conservatrice prouvée, il sera bien difficile de lui arracher le pouvoir auquel il sera prouvé qu’elle a droit.

— C’est pourquoi je reproche à ce gouvernement d’avoir fait les élections trop tôt. Il fallait instruire le peuple avant de le consulter. Mais que voulez-vous, il n’y a pas, dans toute cette bande, un seul homme d’action. Veuillot a raison : nous avons pris le chef de musique pour colonel. Lamartine fait des phrases : il ferait mieux d’organiser les ateliers nationaux. Et autour de lui, en qui espérer ? Garnier Pagès ? Un Bresson parisien. Marrast ? Un aristocrate prétentieux. Louis Blanc ? Un pion timide. Pas un homme qui sache vouloir.

— Ma foi, dit Bertrand d’Ouville, moi, je leur suis très reconnaissant de faire si peu de mal, ils ne tuent personne, c’est beaucoup. La guillotine a désuni la France pour plus de cent ans.

— Je ne suis pas de votre avis, monsieur : Il y a des cas où une courte violence peut mettre fin à un long esclavage.

— Quelle idée ! La violence ne met fin à rien du tout ; si elle est nécessaire pour détruire un régime, c’est que ce régime était encore vivant, et dès lors il renaîtra. Pour qu’une révolution soit utile, il faut qu’elle se borne à sanctionner une évolution déjà accomplie et dans ce cas elle n’a pas besoin de la violence. On ne peut détruire que ce qui est détruit.

Vous me faites penser, mon cher, à Machiavel, maudissant le pauvre Pier Soderini, âme timide auquel son mépris refusait l’entrée de l’Enfer. « Va dans les limbes avec les petits enfants » dites-vous à Lamartine et à ses amis. Ma foi, je vous demanderai la permission de les y rejoindre. Plus je vieillis, et plus je me persuade qu’il ne faut faire souffrir personne inutilement.

— J’attendais le « quand vous aurez mon âge » dit Philippe à Geneviève quand il fut parti : il n’y a pas d’argument qui m’exaspère davantage. Je pourrais répondre « si vous aviez mon âge » et nous ne discuterions pas plus avant.

— Oui, dit Geneviève, je suis contente que tu sois revenu : cela me fait du bien d’entendre de nouveau tes petits discours.


* * *

Dès le lendemain, il se mit avec ardeur à travailler aux élections. La situation était fort obscure, tous les candidats étant républicains. Les nobles l’étaient plus que les bourgeois, les bourgeois plus que les ouvriers. D’ailleurs ces derniers refusaient d’être candidats.

« — Ch’est des tours ed’gobelets, répondaient-ils aux exhortations de l’ingénieur.

Les commerçants dont Bertrand d’Ouville aurait voulu former une liste étaient également réfractaires : « Moi je reste dans m’boutique » disaient-ils.

Ils décidèrent l’archéologue à se présenter lui-même. Il publia une profession de foi honnête et modérée : il y admettait, tout en regrettant la personne de Louis-Philippe, que la République était devenue le seul gouvernement possible en France, prêchait le respect de la propriété, la liberté du commerce, l’amélioration du sort des classes ouvrières, et concluait : « Plus de factions, une France paisible et forte, un seul cri : la Patrie ! »

Sa candidature eut au début un certain succès, mais il dut reconnaître avec humilité que cette popularité n’était due ni à ses mérites, ni à son style. Il était célèbre, dans le pays, lui expliquèrent ses partisans, parce qu’il était assez fou pour déterrer des cailloux à grands frais, et surtout parce qu’il se baignait dans la Somme en plein hiver. Ce dernier trait étonnait les paysans que l’eau froide effrayait et leur inspirait une vive estime pour son courage.

Mais le comité départemental Ordre-Famille-Propriété qui présentait .une liste compacte de propriétaires bien pensants en tête de laquelle figurait le comte de Vence, républicain, eut vite fait d’éliminer cet esprit dont la fantaisie les inquiétait.

Le bruit fut répandu qu’il tenait des propos anarchistes, qu’il était lié d’amitié avec le communiste Viniès, et que le commissaire perturbateur de Ledru-Rollin avait pris un repas chez lui.

D’autre part le comité démocratique fut informé qu’il avait en 1825 écrit les paroles d’une cantate adressée à la Duchesse de Berry lors de son passage à Abbeville.

— Ma foi, dit-il, c’est parfaitement vrai : je l’ai fait pour obliger mon cousin Genzé qui en avait composé la musique. D’ailleurs j’estimais fort cette princesse à cause de son caractère tout français, et je l’estime encore, ne vous en déplaise.

Cela lui aliéna les anciens orléanistes. On l’acheva en racontant aux femmes qu’il voulait les faire passer pour des fossiles contemporains des mastodontes.

Cependant Philippe poursuivait une campagne socialiste et se heurtait à des forces obscures et puissantes. C’était parfois de la sottise, de la crainte souvent, mais surtout une méfiance têtue et une indifférence hautaine. Il ne pouvait s’empêcher de penser sans cesse à des expériences faites jadis à l’Ecole sur la résistance des milieux visqueux. Une masse de poix, molle et presque liquide, sous des coups de marteau formidables, se déformait à peine. Ces paysans, ces marchands, ces ouvriers picards, paternes et bonasses, venaient aux assemblées électorales, mais les discours les plus vibrants ne les ébranlaient pas. Ils semblaient considérer la séance comme un spectacle et les candidats comme des comédiens. Les idées ne pénétraient pas.

L’éloquence de Bertrand d’Ouville, grave et parfois un peu pédante, plaisait assez : « J’aime cet homme-là, il est didactique » disait le père Pillet, chapelier. Mais quand on connut les résultats, la liste Ordre-Famille-Propriété passait tout entière. L’:archéologue arrivait quinzième derrière les quatorze élus.

— Je regrette que vous ne soyez pas des nôtres, mon cher, lui dit M. de Vence, représentant républicain de la Somme, mais qui eût dit cela du Suffrage universel ? Les voies de la Providence sont impénétrables.

— Ces élections sont en effet excellentes, répondit-il avec un peu d’amertume. Vous représentez tous fort bien l’opinion moyenne de cette province qui désire avant tout qu’on la laisse en paix et qui craint les idées comme le choléra.

Philippe Viniès était tragique et découragé :

— Voyez-vous, lui dit l’archéologue, c’est peut-être la bonne ville qui a raison contre nous. Métropole campagnarde, elle maintient avec les villages, ses vassaux, les liens qu’ont créés au cours des siècles la pente des vallées et le tracé des routes. Parmi tant de lois et de pouvoirs qui passent, elle dure, et la France continue. Et sans doute il est bon que, tous les cinquante ans, Paris la force à penser un instant, mais il en est de ce ménage comme des autres, et le contraste y fait l’harmonie.

En quittant l’archéologue Philippe rencontra le père Pitollet qui, en dépit de ses quatre-vingts ans allait encore chaque matin, militaire et vigoureux, faire ses achats au marché. Le « Général » s’arrêta, et mystérieux, tira de sa poche un papier à chandelles surmonté d’une vignette grossière.

— Lisez ceci, dit-il à l’ingénieur en clignant de l’œil.

— Le Napoléon républicain, lettre de l’Empereur à son peuple, lut Philippe surpris… Français, j’avais désiré que mon corps reposât sur les bords de la Seine, au milieu de ce peuple français que j’ai tant aimé. Je reviens après un quart de siècle instruit par le malheur, la retraite et la méditation. Je n’étais pas né pour la guerre…

— Hein ? .tout de même, fît le vieux, s’il n’était pas mort…


VI


Dès le mois de mai 1848 la Révolution entra en agonie. Elle ne mourait pas comme le croyait Philippe de l’erreur de Lamartine et d’une élection prématurée. Elle mourait parce qu’une bourgeoisie encore vigoureuse n’hésitait pas à descendre dans la rue pour apporter à ses lois l’appui de ses baïonnettes, et parce que la province écrasait l’émeute de tout le poids de sa saine et puissante médiocrité.

« Lecardonnel avait raison, disait Bertrand d’Ouville, la propriété n’est pas un droit de l’homme ; c’est un droit de la Garde Nationale : elles vivent et périssent ensemble. »

Cependant le peuple de Paris, justement déçu, frémissait encore à tout appel. Dans les .Ateliers Nationaux, que nul n’essayait d’organiser, quatre-vingt mille ouvriers vivaient dans une paresse qui leur était odieuse. Des provinces arrivaient par chaque train des compagnons nouveaux qui venaient s’y enrôler. Le gouvernement, inquiet, les traitait avec une bienveillance sournoise et songeait à s’en débarrasser.

Philippe, énervé et anxieux, tenait aux ouvriers des Clubs des discours dont la violence étonnait leur placidité et les engageait à se rendre à Paris pour y défendre la République.

Un matin il reçut à son bureau une lettre urgente du sous-préfet.


ARRONDISSEMENT D’ABBEVILLE
CABINET
DU SOUS-PREFET

RÉPUBLIQUE FRANÇAISE

Liberté - Égalité - Fraternité


CITOYEN INGENIEUR,

Je suis informé par le commissaire de police que vous avez hier soir invité une réunion assez nombreuse d’ouvriers sans travail à se rendre à Paris pour s’y embaucher aux Ateliers nationaux.

Vous ignorez certainement la circulaire du Citoyen ministre de l’Intérieur en date du 11 avril dernier, qui fait connaître qu’il importe de prendre des mesures pour mettre fin aux départs de ce genre. Des ordres formels sont donnés aux gares, diligences, gendarmeries, pour que les ouvriers sans ouvrage soient empêchés de se rendre à Paris et pour que ceux qui se trouvent à Abbeville soient renvoyés dans leurs communes respectives, au besoin avec un secours de route.

Je ne doute pas qu’il ne vous suffise de connaître les intentions de l’administration pour vous employer avec zèle à agir dans ce sens de toute votre influence. Si cependant vous persistiez dans votre présente attitude, je me verrais obligé de soumettre votre cas au citoyen ingénieur en chef et au citoyen commissaire du Gouvernement pour le département de la Somme.

Salut et Fraternité.


Philippe était déjà de fort méchante humeur : il revenait d’Ault où les dernières marées avaient triomphé de son mur. Il avait longtemps regardé les énormes vagues verdâtres qui arrivaient lentement du large, et s’abattaient avec une force terrifiante sur les débris de l’ouvrage qu’elles roulaient dans les champs inondés. Des blocs de maçonnerie à demi enfouis dans les sables prenaient déjà l’aspect de rochers anciens. La courbe du mur était parfaite, mais les galets avaient traîtreusement miné les fondations insuffisantes.

Il quitta son bureau pour rentrer déjeuner, la tête basse et l’âme sombre ; sur la place il remarqua un groupe d’ouvriers qui discutaient et s’approcha. L’un d’eux le connaissait et lui dit, en chuintant, leur colère :

— Nous avons été à ch’gare pour aller n’s’embau’cher à Paris : ch’t’agent du bureau nous a refusé ch’billets… C’est les ordres de ch’sous préfet… Enfin est-on en République ?

— N’accusez que vous-même, dit Philippe exaspéré, vous acceptez tout. Il y a trois mois, on vous adulait : vous vous laissez faire, et l’on vous insulte. Si vous ne les défendez pas, demain les Ateliers nationaux seront fermés… Et par qui ? Par des ministres qui sont vos commis et qui doivent exécuter vos ordres. Le sous-préfet vous défend d’aller à Paris ? Belle audace en vérité ! Mais qui l’a fait sous-préfet, sinon vous ? Allez donc le lui demander.

— Yes milord, dit une voix connue, et il y eut des rires.

— Allons-y, dirent quelques jeunes, piqués.

— Venez avec nous, dit un vieux, et nous irons.

Il tombait une pluie fine et serrée : Philippe hésita, regarda l’heure, haussa les épaules, et dit :

— Soit.

Trois par trois, se donnant le bras, ils se formèrent en cortège : quelques citoyens prudents disparurent au tournant de la Grande-Rue Notre-Dame. Il était midi et les ouvrières de Bresson, allant vers le faubourg, traversaient la place. Quelques jolies filles intriguées par ce bataillon de blouses, obliquèrent pour se renseigner. Quand elles comprirent qu’on manifestait elles se mirent bravement autour de Philippe. L’une d’elles prit son bras : cela l’agaça. Une autre qui avait un tablier rouge l’enleva pour l’agiter au-dessus de sa tête. Il y eut des murmures.

— Enlevez ch’drapeau, dirent des voix dans la colonne.

Mme Urbain qui les vit. passer poussa un cri :

— Jésus, mon doux Seigneur, c’est la Révolution !

Et elle se précipita chez M. Pillet : ce vieux soldat la défendrait peut-être.

Cependant la petite troupe de Philippe était arrivée devant la sous-préfecture et s’était rangée autour du porche. La porte de bois sculpté était fermée. Philippe avait retrouvé son sang-froid et se trouvait ridicule : « Mais qu’importe, pensait-il, ces braves gens ont confiance en moi. » En effet les ouvriers étaient vaguement inquiets et seule la présence de ce fonctionnaire les rassurait un peu.

— Je vous recommande, leur dit-il, le silence et l’ordre : il faut qu’un de vous parle au nom de tous.

Ils eurent beaucoup de mal à trouver un orateur.

Un honnête garçon qui se nommait Lecadieu et auquel Philippe avait souvent prêté des livres accepta enfin de parler : « Ça me coûtera ma place, dit-il tristement, mais, ma foi, autant moi qu’un autre. »

Une des jeunes filles sonna, il y eut un long silence. Puis on entendit des pas sur les pavés de la cour. Une domestique montra sa tête et, voyant cette foule, se rentra vivement et dit : « Seigneur. »

Philippe s’avança : « Ces citoyens, dit-il, désirent voir le sous-préfet. »

— Mais monsieur est à table.

— Il aura l’obligeance d’interrompre son déjeuner.

Elle courut vers la maison. Une minute après, le sous-préfet arrivait achevant une bouchée rebelle et essuyant sa moustache.

L’orateur s’avança et dit la requête des ouvriers avec beaucoup de calme et de bon sens.

Le sous-préfet, pris au dépourvu, cherchait des phrases.

— Citoyens, mes amis… vous connaissez mes sentiments… Travailleur moi-même… les ordres du ministre… les ouvriers le comprendront sans peine… bon sens et patriotisme intelligents dont ils ont toujours fait preuve.

Découvrant Philippe, il lui lança un regard furieux ; puis, il eut une inspiration.

— Avant tout, citoyens, laissez-moi relire les ordres du ministre qui permettent peut-être de vous donner satisfaction.

Il battit vivement en retraite et, tout de suite, par la petite porte du jardin, envoya un messager au colonel de la Garde nationale pour le mettre au courant de la situation.

Les ouvriers patients attendaient.

Philippe regardait l’heure, pensant à l’inquiétude de Geneviève ; au bout de dix minutes, il proposa de sonner à nouveau. Comme il venait de le faire, on entendit dans le lointain un tambour battant à coups rapides.

— Le rappel, pensa-t-il, ce petit drôle s’est moqué de nous.

Sa troupe dressa l’oreille, il conseilla le calme et la fermeté ; quelqu’un lança une pierre dans la porte, puis deux officiers de la Garde nationale arrivèrent à moitié habillés, achevant de boutonner leur uniforme ; le sous-préfet enhardi reparut à leurs côtés.

— Citoyens, dit-il, retirez-vous. Dans dix minutes la force armée sera ici ; les ordres du ministre sont formels. Quant à vous, monsieur, lança-t-il à Philippe, si vous n’employez votre influence à faire cesser ce scandale…

— Il n’y a aucun scandale, tout le monde ici est fort calme, sauf vous.

D’autres officiers arrivèrent ; quant aux Gardes nationaux, prudents, ils attendaient des nouvelles rassurantes pour sortir de leurs maisons.

La pluie tombait plus fort.

— Moi, je m’en vas à m’maison, dit un manifestant fatigué. Beaucoup le suivirent et il ne resta plus autour de Philippe qu’une poignée de braves.

En face d’eux, ne sachant trop que faire, le sous-préfet et l’état-major de la Garde nationale discutaient à voix basse.

Soudain, une voix éraillée tomba du ciel.

— Et nous y voici… belle porte, Milord…, beau point de vue… beaux officiers… nommés par les Anglais.

C’était Jalabert qui ayant vu se former une troupe et se préparer une bataille avait, en vieux soldat, marché au canon et qui, commençant à s’ennuyer, avait escaladé par une gouttière un des piliers du porche.

— Toi, mon bonhomme, dit le sous-préfet, furieux, je vais te faire arrêter.

— Yes, Milord, répondit le bonhomme, si la paille est fraîche, allons-y gaiement.

Le rire rapprocha aussitôt les hommes de Philippe et les Gardes nationaux. Devant cette vieille plaisanterie abbevilloise, ils ne furent plus que des gens d’une même ville qui se rencontrent chaque jour dans les rues et s’amusent des mêmes fantoches.

Bourgeois et ouvriers unis au fond dans leur mépris du fonctionnaire se divertirent à entendre le sous-préfet discuter avec l’ivrogne.

Philippe, voyant l’affaire terminée, salua et s’éloigna lentement. Du bout de la rue, il entendait crier : « Vive le 106e ! Vive le colonel Achard ! Vive la duchesse de Berry ! »

Il pensait aux belles foules nerveuses de Paris.


VII


Geneviève avait été inquiète, mais quand Philippe la rejoignit dans le jardin, et lui raconta sa matinée, elle s’amusa comme une mère indulgente d’une plaisanterie de collégien.

Cependant, la bonne ville était mécontente. « L’Abbevillois » fît un long article : « Hier des bruits sinistres ont couru en ville ; d’honnêtes ouvriers trompés par des agitateurs dangereux auraient levé, dit-on, le drapeau rouge de la révolte…

Le sous-préfet adressa au préfet un terrible rapport où la perfidie de l’ingénieur séditieux contrastait avec le courage de l’héroïque représentant de l’administration.

Le préfet proposa à l’ingénieur en chef la révocation de M. Viniès.

« M. Trélat, Ministre des travaux publics, est un homme d’ordre, adversaire résolu des Ateliers Nationaux, il vous l’accordera certainement.

« D’ailleurs, si vous ne jugez pas à propos de transmettre ma plainte, je demanderai moi-même cette révocation par l’intermédiaire de mon département. »

Lecardonnel et Bertrand d’Ouville firent ensemble une démarche pour sauver Philippe ; ils parlèrent avec une émotion vraie de sa jeune femme et de son enfant.

Le préfet, qui n’était pas un mauvais homme, fléchissait et Bertrand d’Ouville trouva l’argument qui acheva de le convaincre.

— N’avez-vous pas, Monsieur le préfet, un intérêt personnel évident à conserver une opposition. Les socialistes sont fort rares dans ce pays du bon Dieu. Je n’y connais que M. Viniès et moi. Si M. Viniès s’en va, je reste seul et je les représente fort mal. Dès lors, vous vous privez de ces triomphes faciles qui font à la fois votre force dans le département et votre prestige auprès du pouvoir central.

Le préfet consentit à surseoir un mois, aussi bien, voulait-il savoir comment les événements tourneraient à Paris avant de se faire un ennemi car la dissolution des Ateliers nationaux allait jeter, dans les rues 100.000 hommes désespérés auxquels cette injustice paraîtrait d’autant plus odieuse qu’elle leur serait infligée par des ministres qui leur devaient tout.

Le Gouvernement était encore composé des hommes de février que le jeu mystérieux des rouages du monde acculait à un reniement involontaire et douloureux.

Ledru-Rollin qui se trouvait toujours porté en avant de ses propres idées s’étonnait d’avoir à se faire défendre de ses amis par ses ennemis.

Lamartine, pâle, défait, découvrait avec effroi des passions humaines dans la belle République qu’il avait tant aimée et dont il avait fait si longtemps l’Elvire de sa maturité.

Devant le danger, le pouvoir glissait, suivant une pente naturelle au général Cavaignac, honnête homme, qui savait manœuvrer des fusils.

La lutte fut brève et les deux côtés héroïques.

De Doullens, d’Amiens, de Rouen, des bataillons de gardes nationaux vinrent bravement faire ce qu’ils croyaient être leur devoir. « Un homme ce n’est rien, mais c’est l’idée » disait un ouvrier blessé à mort.

Les courages étant égaux, la stratégie gagna la bataille. Cavaignac comprit le premier, qu’une armée dans une grande ville doit, avant tout, demeurer concentrée. En février, les régiments, dispersés dans leur caserne ou occupant des points que l’on croyait importants, s’étaient trouvés isolés dans la foule et avaient vite capitulé. Cavaignac fit un camp retranché autour de la Chambre des Représentants, maintint les communications de ce camp avec son arsenal et sur ce centre appuya ses colonnes d’attaque ; il fut vainqueur.

Alors, ceux qui avaient eu peur sortirent de leurs abris et réclamèrent des victimes.

Dans la petite ville même où les vagues de la révolution étaient venues mourir en rides silencieuses et légères, on demandait l’arrestation des meneurs, l’ingénieur Philippe Viniès et cet ouvrier Lecadieu qui avait pris la parole à l’attaque de la sous-préfecture.

Un dimanche soir, Bertrand d’Ouville entra chez les Viniès, fort ému ; il arrivait de Paris et avait vu le ministre.

— Mes enfants, dit-il, il faut partir ; là-bas, on parle d’arrêter Ledru-Rollin, Louis Blanc et Caussidière ; le sous-préfet vous a dénoncés et l’on s’occupe aussi de vous. Lecardonnel et moi nous ferons facilement traîner les choses assez longtemps pour vous embarquer pour l’Angleterre ; j’y ai des amis qui vous y emploieront.

— Pourquoi fuir, dit Philippe, je n’ai rien à me reprocher.

Geneviève le supplia d’accepter. Si même il n’y avait pas de danger immédiat, elle était malheureuse. Leur propriétaire leur avait donné congé ; les commerçants refusaient de la servir ; dans la rue, les hommes tournaient la tête pour ne pas la saluer.

Quand elle voulait fortement, Philippe était faible devant elle.

— Et nous laissera-t-on partir ? dit-il.

— Cela, dit Bertrand d’Ouville, j’en fais mon affaire. Le préfet sera trop heureux d’éviter un procès qui serait ridicule. Je vous embarque à Boulogne dans trois jours.

— Quels tristes animaux que les hommes, dit Philippe.

— Eh ! oui, dit Bertrand d’Ouville, mais on peut aimer les animaux.

Et, pour les distraire, il parla de Paris.

— Tout est de nouveau calme, j’ai été au Cirque ! il y avait foule ; tous les beaux, des demoiselles, des représentants… mon coiffeur du Palais-Royal m’a dit : « Nous revoyons des Anglais ».


* * *

Les trois jours qui suivirent furent si remplis que les Viniès n’eurent guère le temps de penser à la tristesse de l’exil prochain ; Geneviève remplissait des caisses, le bébé maladroit et affairé trottait derrière elle dans la maison, jetait ses jouets en désordre dans toutes les malles et se faisant renverser cent fois par jour, poussait des cris furieux qu’il fallait apaiser.

Philippe transformait en argent liquide la petite somme qui leur restait, mettait en ordre son bureau et, à ses moments perdus, aidait Geneviève.

Il était beaucoup plus découragé qu’elle.

— Ne cherche pas à prévoir, lui disait-elle, rien n’est jamais si beau ni si triste qu’on l’aurait cru ; fais comme moi, j’emballe ; je ne pense pas à autre chose.

Cependant, le matin du départ, quand ses bagages furent achevés, elle faiblit un peu. Avec la petite bonne affolée qui pleurait, elle fit le tour de sa maison, regarda les murs nus, les armoires ouvertes et vides, les lits sans draps et sans couvertures et, par les fenêtres sans rideaux, le petit jardin de curé qu’elle avait cultivé elle-même.

— Ma petite maison… dit-elle ; elle n’était pas belle, mais j’avais fini par m’y attacher.

Mais, trouvant Philippe en bas, elle lui sourit maternellement.

Le bébé, que tout amusait, leur fut utile en chemin de fer. À Boulogne, Bertrand d’Ouville les attendait, il était là depuis la veille et avait tout préparé. Sa voiture les emmena jusqu’au bateau. M. Lecardonnel avait fait le voyage pour leur dire adieu. La tête sur l’épaule, son mufle de vieux lion enfoui dans le mouchoir jaune, il serra la main de Philippe.

— Au revoir, Viniès, ne regrettez rien… la vie recommence à chaque instant… série noire, série blanche… comprenez-vous ?

Geneviève, tenant son fils par la main, se sentait enfin calme et presque heureuse. Le long du quai, le petit paquebot se balançait et la passerelle de bois craquait suivant un rythme lent.

— C’est curieux, dit-elle à Bertrand d’Ouville, cet inconnu ne m’effraye pas ; je n’ai pas été heureuse ici, nos rares amis viendront nous voir et puis l’étranger… il me semble commencer une vie aventureuse.

— Oui, vous verrez qu’il y a une certaine douceur à vivre en Angleterre, les Français que vous y rencontrerez vous paraîtront si agréables.

Elle sourit : « Vous n’êtes pas encourageant. »

— Je m’explique mal : j’aime le caractère anglais… beaucoup, mais je veux dire que des hommes comme Viniès y apprendront combien tel Français qu’il méprisait ici sont plus près de lui vraiment que l’Anglais le plus libéral.

Sur le paquebot, une cloche sonna, le bébé effrayé se serra contre sa mère.

— Il faut partir, dit-elle… adieu.

Les trois exilés traversèrent la passerelle. Ils restèrent sur le pont du bateau. Geneviève s’assit sur une caisse, son fils à côté d’elle ; de larges gouttes de pluie tombaient pesamment. La cloche sonna à nouveau ; la passerelle fut retirée, et le bateau à aubes, maladroit, s’écarta lentement du quai. Sur le pont encombré Philippe et Geneviève semblaient se serrer plus près l’un de l’autre dans la pluie qui devenait forte.

— La dernière fois que je suis venu ici, dit Bertrand d’Ouville, comme les deux vieillards s’éloignaient, c’était en 1811. Je vis sur cette place l’Empereur qui galopait sur un cheval gris. Il voulut traverser le port à marée basse, mais sa monture buta contre un cordage et Napoléon roula dans la vase. Il était furieux.


VIII


Bertrand d’Ouville à Geneviève Viniès


Abbeville, octobre 1853.

Abbeville est en fête aujourd’hui : M. Bonaparte et l’Impératrice nous rendent visite pour la première fois. J’ai donné congé à mes domestiques et suis seul dans la maison. Des souris trottinent derrière les boiseries. Mes chiens couchés à mes pieds méprisent comme moi les grands de ce monde. Par les fenêtres ouvertes m’arrivent le son des cloches et le bruit du canon. Des bouffées de musique, des cris de marchands, des rires de femmes surgissent du murmure continu de la foule que l’on devine autour du jardin. Je jouis de ma solitude, et je rêve.

Tous nos bourgeois ont pavoisé : ce gouvernement protégera leurs placements. Notre sous-préfet, inamovible, vient de passer en bel uniforme. Je vois maintenant que c’est avec sagesse qu’il divisait sa vie en trois parts : il devait consacrer la première au Roi, la seconde à la République et la troisième à l’Empire. Il était hier fort occupé à faire effacer des monuments publics l’Egalité et la Fraternité.

Par ses ordres aussi on coupe les arbres de la liberté et on en distribue le bois aux pauvres, ce qui est peut-être un symbole profond.

Cependant la bonne ville, assise au milieu des terres, tient ses marchés rustiques, aux jours consacrés. Mme Urbain vend des légumes, monsieur Pillet des chapeaux et monsieur Larcher du latin. Le gendarme Gorenflot fait des rapports sur les suspects d’aujourd’hui qui sont les mêmes que ceux d’hier. Et Milord Yes montre la Cathédrale et couchera ce soir au violon. Vous seuls mes pauvres enfants, êtes exilés de ce beau pays pour avoir renversé monsieur Guizot au profit de monsieur de Morny.

Ce gouvernement a pour lui les baïonnettes, l’Eglise, la banque et la légende : il durera. « L’anarchie est heureusement accouchée du despotisme : la mère et l’enfant se portent bien ». Ainsi Paris se console par des mots, mais ne les croyez pas : la mère est morte en couches.

Faut-il en pleurer ? Monsieur Bonaparte est l’élu de la nation et la voix du peuple sous mes fenêtres ratifie le plébiscite. Pour moi j’en reviens à mon Pascal : « Qui doit passer le premier ? Le plus savant ? Mais qui jugera ? Il a quatre laquais : je n’en ai qu’un. C’est à lui de passer. Il n’y a qu’à compter et je suis un sot si je conteste. »

Ma cuisinière rentre, radieuse, Elle a vu leurs majestés :

— Monsieur a eu tort de ne pas venir. C’était bien beau, mais l’Empereur est laid.

— Comment, laid ?

— Oui : il a l’air triste. Mais l’Impératrice est très polie : c’est une belle rousse.

Et elle veut dire blonde : tous nos malheurs, dirait Lecardonnel, viennent de ce que les peuples emploient des mots qu’ils ont négligé de définir.

Je ne le vois plus souvent, Lecardonnel ; il vieillit beaucoup, et ne quitte guère ce tableau noir où il se prépare de la besogne pour l’éternité.

Vous souvenez-vous de ces pierres gravées que je vous disais préhistoriques ? Je viens d’en trouver au Moulin Quignon un admirable spécimen. C’est un homme qui lutte avec un renne ; le dessin est d’un naturel vraiment vigoureux.

Mais les savants officiels se refusent encore à admettre mes théories. Ils les disent maintenant contraires à la religion. C’est pour toute découverte, la seconde période. À la troisième on vous répond : « Cela est vrai, mais nous le savions depuis longtemps. »

La sobre lumière de l’automne picard nous fait ce soir un couchant gris rose sur lequel les pignons du Bourdois détachent leurs silhouettes pointues et grêles ; les tours de Saint-Vulfran unissent toujours à la beauté sévère des nombres l’esprit de leurs balustrades ajourées ; dans la cour voisine, la grâce précise de l’Hôtel de Vence me rappelle votre visage. Les couleurs et les formes me consolent des hommes ; mais je suis quelquefois triste et j’aurais grand besoin de vous.

À bientôt donc, et comme nous disions au temps de notre courte république : salut et fraternité. La formule m’étonna jadis ; je la trouve maintenant assez belle quand on la réserve à ceux que l’on aime.