Nicette et Milou/La Petite Nicette/05

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Calmann-Lévy (p. 37-45).


V


Maintenant que la petite Nicette a fait sa première communion, c’est le moment de penser à « la loger », c’est-à-dire à la louer, comme dindonnière ou bergerette. Chez les « boucatiers », la femme mourut n’y a guère, de manière que, afin de remplacer la Coulaude qui fait besoin à la maison, il leur faut une drolette pour toucher les brebis. L’homme propose à la Guillone de prendre la petite à raison de six écus l’an et une paire de sabots. La mère nourrice a dès longtemps grande envie d’avoir une chèvre : elle se dit que, l’an prochain venant, elle pourra en acheter une avec ces six écus, et elle accepte. Il fait grand’peine à la pauvre drole d’aller dans cette maison des « boucatiers », sous la main de la Coulaude qui la déteste et près de l’idiot dont elle a peur. Mais la Guillone l’encourage, tant elle a envie de sa chèvre ; d’ailleurs il est convenu que la petite viendra coucher tous les soirs avec elle.

Enfin, pour complaire à sa mère nourrice, l’enfant se décide, et la voilà touchant les vingt ou vingt-cinq ouailles de chez Dubouret, et le bouc avec. On ne lui donne pas de chien : les « boucatiers » n’en ont pas, parce que ça mange, les chiens, en sorte qu’il lui faut courir après les brebis lorsqu’elles s’écartent. Tant qu’elle est dehors, seule avec son troupeau, dans les friches devers Badefols, ou dans les pentes roides et pierreuses du plateau de Chasseins, où viennent, à force, le « poil de chien », les carottes et l’angélique sauvages, ça va encore, l’enfant peut songer à son aise en filant sa quenouille. Mais à la maison, cette mauvaise Coulaude lui fait des misères. Si elle rentre tôt ses bêtes, c’est une « faignante » qui ne les laisse pas paître ; si elle les ramène tard, c’est encore une « faignante » qui cherche à se tirer du travail de la maison. Et puis c’est une « gourmande ». La pauvre mange comme un petit oiseau ; on lui plaint le pain, et, craintive ; à table elle n’ose écouter sa faim. En toute occasion, la Coulaude, maîtresse et ménagère à présent, la brusque, la rudoie et lui dit des sottises.

La « boucatière » est maintenant une grosse fille de dix-sept ans, épaisse et lourde, aussi bien de l’entendement comme du corps. Cette laide enrage de voir la mignarde petite et elle prend un méchant plaisir à la tourmenter. Le grand crime de la Nicette, c’est sa bâtardise, comme si c’était elle la fautive ; pauvre innocente ! La vilaine Coulaude revient là-dessus de toutes les manières et toujours avec des paroles grossières, de sales mots, et souvent des sous-entendus dégoûtants :

La pauvre Nicette entend tout ça et s’efforce de ne pas laisser ces saletés, qui froissent sa délicatesse native, pénétrer jusqu’à sa pensée. Quelquefois, pour ne pas entendre, elle veut sortir, s’occuper à quelque chose, mais la mauvaise « boucatière » l’oblige à rester ; et, comme elle voit que l’enfant souffre de toutes ces vilenies, elle prend plaisir à redoubler de grossièretés.

Nulle idée vergogneuse chez cette femelle brutale, point de sentiments et point de bonté. Pour les bêtes qui ne donnent pas de « profit », les oiselets, les chatons, par exemple, elle est mauvaise et cruelle ; les autres, elle les soigne pour en tirer du gain. Son favori, c’est le bouc « Saute-Buisson ». C’est elle qui lui conduit, à l’étable, les chèvres qu’on amène ; elle le flatte, le caresse et lui donne des « pugnerées » d’avoine pour l’exciter à gagner beaucoup de pièces de dix sous : aussi pue-t-elle comme lui.

La petite Nicette, elle, a horreur de l’animal. Ces grandes cornes recourbées, cette longue barbe noire, et surtout cet œil rond et lascif, lui font peur. Et puis toutes ces histoires de sorcières qui, chevauchant un balai, vont au sabbat, où elles trouvent le diable sous forme d’un grand bouc noir qu’elles baisent à la queue ; toutes ces histoires, qu’elle a ouï conter à des vieilles, l’épouvantent : si, par hasard, « Saute-Buisson » était le diable ?

— Tiens, mène cette chèvre à l’étable du bouc ! — lui dit un jour la Coulaude, qui connaît ses répugnances, en lui mettant la corde dans la main.

L’enfant hésite, elle a peur et honte en même temps. Mais l’autre coquine la pousse brutalement :

— Allons, va ! tu en verras bien d’autres !

Pour ce qui est de Bourettou, il guette sournoisement la petite. Quelquefois, pendant qu’elle est dans les « raisses », du côté du Sol, accotée contre un arbre, surveillant ses brebis en faisant son bas, elle aperçoit là-haut, au bout du plateau, assis sur une grosse pierre, l’idiot qui l’épie et fait elle ne sait quoi. Dans la maison, il tourne autour d’elle, ou la regarde d’un œil imbécile, et lubrique comme celui de son bouc. Et puis il est sale, et bestialement déhonté. La pauvre drole a peur et horreur de cet être immonde, encore plus que de « Saute-Buisson ».

— Embrasse-la, Bourettou ! — dit méchamment, un jour, à son frère, la Coulaude.

Et l’idiot, ricanant bêtement, court pour la saisir avec ses grands bras qui n’en finissent plus ; mais elle sort en criant et appelle au secours.

Justement, Jean Rudel passe lors, revenant de la foire de Badefols, une pousse de châtaignier à la main en manière de bâton. Ça n’est pas un bavard, ce Jean. Il commence par cingler l’idiot de deux bons coups de houssine, et puis dit à la Coulaude :

— Fais attention à lui et à toi ! Si vous faites des misères à cette drole, vous aurez affaire à moi !… Tu me le sauras dire, Nicette !

Pour quelque temps, la petite est un peu tranquille ; mais la gueuse de Coulaude la rattrape d’un autre côté : elle écrase de travail au-dessus de ses forces la mince créature. Jean ne peut rien dire à ça : elle est louée, c’est pour travailler. Il faut bien qu’elle gagne ses six écus et sa paire de sabots. Et certes elle les gagne, la pauvrette. Une des principales méchancetés de cette saleté de « boucatière », c’est de « prodiguer » l’eau afin de l’envoyer plus souvent à la fontaine, qui est loin, tout au pied du grand terme de Chasseins. Pour remonter ses deux seaux pleins, elle ne peut, la petite menue ; rien qu’à moitié, ils la font plier sous la charge. Cette barre de bois un peu cintrée, avec une coche à chaque bout pour retenir les anses des seaux, qu’on appelle dans le pays un « chambalou », lui « mache » l’épaule ; et la rude montée l’essouffle et lui fait battre le cœur à force : aussi que de pauses elle fait !

Lorsqu’elle arrive, c’est des criailleries, de mauvaises paroles : elle a mis trop de temps, les seaux ne sont pas assez pleins… et puis le refrain : « Grande faignante !… grande gourmande ! »

Le soir, lorsque le père Dubouret revient des terres, c’est des histoires, des inventions pour le mettre en colère contre la pauvre drole. Lui n’est pas méchant, mais il est bête et brutal. Très facilement il croit les menteries de sa fille, et, des fois, de sa lourde main durcie par le « bigot » ou hoyau, il donne une « buffe » à l’enfant.

Ce martyre dure deux ans tout près. Puis, aux alentours de sa quatorzième année, la petite devient malade. Ses yeux éteints, sa bouche décolorée, sa figure pâle comme la cire le disent assez. Sa faiblesse, l’air de souffrance de toute sa personne attendriraient un recors ; la Coulaude, non.

Un jour que la Nicette vient de monter à grand’peine deux seaux à moitié pleins, la vilaine « boucatière » la reçoit avec ses gros mots coutumiers, ses injures, lui reproche de voler le pain qu’elle mange, et, sans pitié pour la pauvrette qui est tombée assise sur un banc, lui crie :

— Tu vas aller quérir d’autre eau !

— Je ne peux pas !

— Ah ! tu ne peux pas ! Moi, je vais t’aider !

Et, sautant sur la petite, elle lui arrache son mouchoir de tête et, lui empoignant les cheveux à pleines mains, la secoue rudement.

— Oh ! sainte Vierge ! ayez pitié de moi ! ôtez-moi de ce monde ! — implorait l’enfant en larmes.

Et, le soir, au lit, elle prend la Guillone au cou et l’embrasse en pleurant :

— Oh ! mère ! ils me tueront !