Nicette et Milou/La Petite Nicette/14

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Calmann-Lévy (p. 126-135).


XIV


En un coin de la maisonnette solitaire, l’enfant martyre gît dans le lit étendue, fiévreuse, affaissée. Sa tête est comme noyée dans ses cheveux dénoués. De grosses larmes coulent lentement de ses yeux, et, par moments, un sanglot désespéré soulève sa poitrine meurtrie que la chemise déchirée laisse à découvert. Elle ne bouge pas, elle n’en a ni la force ni la volonté. Le moindre mouvement lui est douloureux. Au cours de cette trop longue nuit, la brutalité de l’homme l’a brisée. Dans l’ombre elle l’a reconnu à sa voix dure, à son odeur de rousseau ; et, le matin, dans ses doigts crispés, elle tient encore quelques cheveux rouges arrachés à M. Rudel. Impuissante défense, comme le coup de bec de la poulette enserrée par l’épervier.

Mais ce qu’elle souffre en son pauvre corps froissé, en sa chair mortifiée, n’est rien auprès de sa souffrance morale. Le crime de cette horrible nuit la désespère, non seulement pour elle, mais encore parce qu’il atteint Jean dans ce qu’il a de plus cher. Pauvre Jean ! Que dira-t-il, sachant ceci ? Car de le tromper, elle n’y veut pas songer. Son bonheur envolé, sa vie souillée, elle n’essaiera pas d’enracheter quelques bribes au prix d’un mensonge odieux… D’un mensonge !… Et pourtant il lui faudra sur un point mentir à son ami ! Elle se souvient du moulin ruiné, et comment Jean portait le couteau à la gorge de M. Rudel pour l’avoir seulement saisie au bras. Certainement, s’il sait le crime de son père, il le tuera ; d’ailleurs, il l’a dit en partant à la Guillone :

« Gardez-la bien, ou je tuerai quelqu’un ! »

Et alors, dans son imagination enfiévrée, elle voit son Jean arrêté par les gendarmes, la cour d’assises, et l’échafaud où le fils parricide monte avec un voile noir… comme elle a ouï dire que ça se faisait.

— Horreur ! il faut le sauver de cela !

Toute la journée elle songe à ces tristes choses et pleure sa virginité perdue, son bonheur détruit à jamais.

Sur le soir, elle prête attention à ses chèvres affamées qui, dans l’étable, bêlent à force. Elle se lève, se vêt et se traîne jusqu’à la porte. La pauvre hésite un instant avant de sortir, craignant d’être vue : il lui semble que tout le monde connaîtrait ce qui lui est arrivé. Ne voyant personne, elle va péniblement jusqu’à l’étable et jette à ses bêtes une brassée de feuilles ramassées la veille, puis elle rentre dans la cassine et pousse le verrou.

En ces misérables demeures, point de serrures aux portes. De dehors étant, pour ouvrir et fermer, les gens de la maison se servent d’une « clef-torte », qui est une tige de fer, recourbée en faucille, qu’ils passent par un petit trou, et avec laquelle ils font jouer le verrou intérieur.

Pour se mettre à l’abri, la Nicette attache à un clou de la porte la poignée du verrou. Puis elle ferme le petit « fenestrou », au moyen du « renard » en fer qui tient le contrevent clos.

Et elle se recouche, plus fatiguée d’avoir fait quelques pas que d’une journée de travail aux champs. Depuis la veille au soir, elle n’a pas mangé, mais elle n’a point faim : la pensée de son malheur lui ôte tout autre sentiment.

De son lit, elle voit dessous la porte le jour baisser, et elle entend passer dans le chemin les gens qui reviennent des terres. À la nuit tombante, elle reconnaît le pas de la jument de M. Rudel qui rentre de sa tournée. De savoir cet homme si près d’elle, ça la fait frémir ; et, quoiqu’elle ait pris ses précautions, elle tremble et s’angoisse en songeant qu’il pourrait bien revenir…

Il est nuit close. La petite, les yeux grands ouverts, a devant ses paupières brûlées par les larmes et l’insomnie la vision de l’horrible scène, et elle a peur : peur de tout, de l’obscurité qui l’enveloppe ; peur surtout de M. Rudel… S’il allait forcer la porte !…

Vers dix heures, une main soulève le loquet ; puis, la porte ne s’ouvrant pas, une clef-torte passe par le trou et tente de faire jouer le verrou : heureusement, il est bien attaché. Mais la voix sourde de M. Rudel crie par le passage de la clef : « Ouvre ! » et la porte est secouée avec force. De la porte il passe au fenestrou, derrière la maison, essaie de l’ouvrir, et, ne pouvant, cogne et jure, furieux. Longtemps il tourne autour de la bicoque comme un loup autour d’une bergerie : le cœur de la petite bat fort pendant ce temps. Puis le bruit cesse, elle se croit délivrée. Soudain, entre le mur et le contrevent du fenestrou, M. Rudel introduit le tranchant d’une pioche trouvée auprès de l’étable. Affolée, la Nicette, les jarrets coupés par la peur, monte à grand’peine l’échelle de meunier du grenier, et, par la « chatonnière » ouverte dans la tuilée, elle crie haletante :

— Au secours ! au secours !…

Et l’assaillant s’enfuit.

La Guillone revient le lendemain soir, sa sœur enterrée. La petite Nicette a raccommodé sa chemise ; elle ne dit rien à sa mère nourrice de ce qui s’est passé : à quoi bon ? Que faire contre l’irrémédiable ? Et que faire contre M. Rudel ? La bonne femme voit bien que sa petite est pâle, que ses yeux sont mâchés, qu’elle est alanguie ; mais cela arrive aux filles, et elle ne s’en inquiète pas autrement. L’enfant a sur une joue la marque des doigts de M. Rudel étouffant ses cris : elle explique ça par une branche de fagot qui lui a fouetté la figure.

Le temps se passe et la Nicette ne reprend pas ses belles couleurs. La Guillone parle de faire venir M. Rudel, mais la petite proteste fort avec des larmes dans la voix : elle n’est pas malade, Dieu merci !

Et, en effet, des fois, il semble à la mère nourrice que sa Nicette engraisse…

Quatre mois se sont écoulés depuis l’affreuse nuit, lorsque le bruit se répand dans « la franchise de Chasseins » que Jean Rudel, remplacé, revient du régiment. Ah ! comme cette nouvelle lui étreint le cœur, à la pauvre petite ! Que va dire Jean ? Une mortelle tristesse la prend, et, lorsqu’elle est seule, elle pleure silencieusement.

Après sa venue, elle le fuit pendant quelques jours, mais enfin il la trouve seule, un matin, dans la carrière abandonnée, où les chèvres broutent les pointes de ronces.

— Non, mon Jean, fait-elle lorsqu’il veut l’embrasser, non, ça ne se peut.

— Et pourquoi ? fait-il, étonné.

— Mon doux ami, dit-elle en se mettant à genoux, comme une coupable, la pauvrette ! mon doux ami, je ne suis plus celle que vous laissâtes honnête fille en partant… Je n’ai plus la fleur de mon corps… votre petite Nicette n’est plus digne de vous…

Lui pâlit et serre les dents tandis que, tout en larmes, elle fait le récit de son malheur.

— Et qui est celui-là ? demande-t-il d’une voix étranglée après qu’elle a fini.

— Hélas ! je ne sais !

— C’est celui du moulin ruiné ?

— Non !

— Il n’y a que celui-là capable de ça !

— Pourtant, ça n’est point lui !

— Comment le sais-tu ?

— Par des cheveux noirs qui me restèrent dans la main.

— Et de qui te doutes-tu ?

— Ce jour-là, passa un peyrolier du pays d’Auvergne qui vint deux fois me demander des cuillers à étamer…

— Malheur !

Et Jean la regarde… Ainsi agenouillée, elle lui rappelle encore la Vierge de l’Annonciation de l’église de Nailhac…

— Ô mon Jean, gémit-elle, moi, pauvre fille, qui n’avais que mon corps innocent à vous donner !… Que ne m’avez-vous prise là bas, au moulin ruiné, le jour où nous bûmes notre sang !

Malheur ! Ah ! s’il savait sur qui venger ce crime, fût-ce sur M. Rudel, comme il lui planterait son couteau dans le bon endroit, sous la quatrième côte !… Mais ne savoir sur qui faire tomber la colère qui lui brûle au creux de l’estomac !…

— Pauvre petite ! pauvre petite !

Et il s’en va. Dans le bois du Sol il se jette à plat ventre et mord la palène en pleurant de rage.

Les jours ensuivants, il erre seul à travers pays, évitant les chemins. Où va-t-il ? Nulle part. Il marche au hasard, sombre, farouche : ceux qui l’aperçoivent le prennent pour un fou. Ce bon fils oublie sa mère, ce vaillant travailleur ne pense plus au travail : une chose le mine, le ronge, le malheur de la petite Nicette…

Puis une pensée de pitié lui vient, et, une après-midi, il va la rejoindre le long des Bois-Lauriers :

— Ô ma petite Nicette ! Le coup fut dur, l’autre matin… Depuis, j’y ai pensé : tu n’es point fautive, mais seulement malheureuse…

— Oui, mon Jean, bien malheureuse !

— Eh bien, ma Nicette, console-toi un peu… je t’aime toujours !

— Merci, mon Jean ! Vous êtes bon comme le bon Dieu ! Tant que j’aurai vie au corps, je me souviendrai de cette parole… Mais mon gentil ami, je suis encore plus malheureuse que vous ne croyez !…

— Que veux-tu dire ?

— Tenez, regardez ma ceinture !

Et elle laisse tomber le tablier plein de feuilles…

Oh ! misère ! Et ne savoir qui tuer !