Nicolas Ier et Louis-Philippe/01

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Nicolas Ier et Louis-Philippe [1]
Martens

Revue des Deux Mondes tome 46, 1908


NICOLAS IerET LOUIS-PHILIPPE[2]

Le nombre des Mémoires historiques et des histoires détaillées, consacrés à la Révolution de juillet 1830 et au règne de Louis-Philippe, est très grand : néanmoins, cette époque présente un intérêt si vif pour l’histoire politique de l’Europe que des recherches nouvelles sont toujours bien accueillies. Cela est d’autant plus vrai que beaucoup d’événemens sont encore mal éclaircis, soit qu’on en connaisse insuffisamment les détails, soit qu’on les interprète mal. Des accusations réciproques ont été souvent prononcées sur les rapports de Louis-Philippe et de Nicolas Ier et l’histoire n’a pas encore dit à ce sujet son dernier mot. Les relations entre la France et la Russie ont été beaucoup plus à cette époque des relations personnelles entre le roi Louis-Philippe et l’empereur Nicolas Ierque des relations politiques entre les deux pays. Les deux nations avaient une vraie sympathie l’une pour l’autre ; cependant les rapports entre les gouvernemens étaient tendus et toujours prêts à provoquer un éclat. Comment expliquer cet étrange phénomène ? De nouveaux documens permettent aujourd’hui de répondre à la question. Il n’y a aucun doute que les sentimens d’irritation, et presque de haine, que l’empereur Nicolas Importait à la révolution de 1830 et à Louis-Philippe ont été la cause de froissemens continuels entre leurs gouvernemens. Nous profiterons, pour le démontrer, de toutes les sources qui ont été mises à notre disposition et qui, pour la première fois, seront à la portée de tout le monde.

Au moment de la révolution de Juillet, la Russie était représentée à Paris par le célèbre diplomate, le comte Pozzo di Borgo. Sa correspondance diplomatique a été publiée seulement en partie. Elle présente vraiment un intérêt dramatique pour les événemens de juillet 1830.


I

L’opinion du comte Pozzo di Borgo sur les ordonnances de Juillet et sur leurs conséquences fatales est bien connue : il y a quelques mois, la Revue publiait à ce sujet d’intéressans extraits des Mémoires de Mme de Boigne. Nous n’y insisterons donc pas. La révolution éclata ; Louis-Philippe devint roi des Français ; le comte Pozzo di Borgo ne se méprit pas sur l’impression que son souverain devait en éprouver. Pas plus que lui, il n’avait aucune sympathie pour Louis-Philippe, mais il se rendait fort bien compte des difficultés de la situation, et, très courageusement, il insistait sur la nécessité de, reconnaître au gouvernement français le droit incontestable d’organiser son régime intérieur en dehors de toute ingérence étrangère. Connaissant le caractère et les opinions de l’empereur Nicolas, il était préoccupé de la crainte que le gouvernement impérial ne voulût protester contre la révolution qui venait de s’opérer et ne lui recommandât de s’abstenir de toute relation officielle avec le gouvernement de Louis-Philippe. Il craignait même qu’on ne lui prescrivît de quitter Paris et de rompre ainsi les relations diplomatiques entre la Russie et la France. Sa position était très délicate. Dans l’impossibilité de recevoir assez vite des instructions de Saint-Pétersbourg, il était réduit à agir d’après sa propre initiative et à ses risques et périls. En attendant, la moindre imprudence, le moindre manque de tact pouvaient provoquer la colère de l’Empereur et conduire aux plus graves complications politiques, même à une guerre. Pour Pozzo di Borgo, qui était Français dans l’âme et Russe par la force des circonstances, cette pensée était cruelle : il considérait comme un devoir sacré de patriote de tout faire pour éviter la catastrophe. Il écrivait rapport sur rapport pour convaincre son gouvernement de la nécessité de s’incliner devant le fait accompli et de le reconnaître — honnêtement. Le comte Pozzo di Borgo réussit, après de grands efforts, à atteindre son but ; le gouvernement de Louis-Philippe fut reconnu. Mais l’Empereur ne pardonna jamais au roi des Français l’origine révolutionnaire de son pouvoir et durant tout son règne jusqu’à l’année 1848, il ne l’a jamais traité en égal et en « frère bien-aimé. » Il ne pardonna pas davantage au comte Pozzo di Borgo de lui avoir recommandé avec une telle insistance de faire cet acte de sagesse. Dès ce moment, il resta convaincu que ce « Corse » était un « étranger, » qui ne comprenait ni la Russie, ni ses intérêts politiques.

Il était impossible pour le représentant de l’Empereur de ne pas entretenir des rapports avec Louis-Philippe et ses ministres. Mais à défaut de toute instruction de son gouvernement, il se faisait un devoir de déclarer qu’il ne s’engageait dans des entretiens qu’à titre de particulier. Dans la nuit du 31 juillet n. s. Louis-Philippe le fit prier de se rendre chez lui au Palais-Royal. L’ambassadeur accourut ; il trouva le Roi dans un état de grande agitation. « Je l’ai trouvé rempli de craintes et d’espérances, » écrivait-il le 1er/13 août. « Il m’a encore rappelé que jamais il n’a aspiré à la couronne ; qu’il a souvent averti le Roi de leurs dangers communs. » Louis-Philippe ajouta adroitement qu’il comptait particulièrement sur les bonnes dispositions de l’empereur Nicolas dont il voudrait gagner l’appui par tous les moyens. En rendant compte à l’Empereur de cette première conversation, Pozzo di Borgo crut devoir lui faire envisager les graves conséquences que pourrait avoir un conflit. « Une guerre de la Russie contre la France, » écrivait-il, « userait nos propres moyens pour détruire une puissance que nous avons tant d’intérêts de conserver, de sorte que nous travaillerons de deux manières à l’avantage de nos ennemis. » « D’ailleurs, » se demandait-il, « quelle serait la fin de cette guerre et dans quel dessein ? La première n’est pas à prévoir et le second n’est pas à définir. La prudence exige par conséquent de procéder avec mesure, de ne point s’engager, ni se compromettre, de faire, à mon avis, tout ce qui peut diminuer le mal et aplanir les aspérités et d’attendre sans avoir rien à se reprocher ce que le temps produira. L’exemple du Cabinet impérial forcera les autres à l’imiter et cette attitude contribuera plus au rétablissement de l’ordre en France, s’il est possible, que tous les efforts et les moyens violens qu’on saurait employer. »

A la lecture de ce rapport, l’Empereur souligna deux fois, manu proprio, les derniers mots : que tous les efforts, etc. Ce fait témoigne de la forte impression qu’ils avaient produite sur son esprit. Mais en concluait-il qu’il était nécessaire d’établir des relations franches et amicales avec le gouvernement français, c’est ce que nous verrons dans la suite. Pour le moment, il renonça à l’idée d’une intervention violente dans les affaires de la France. Les rapports du comte Pozzo di Borgo avaient donc produit un effet bienfaisant et provoqué même une résolution suprême qui trancha définitivement la question d’intervention dans un sens négatif.

Dans un rapport secret du 27 juillet/8 août, Pozzo di Borgo fit part à l’Empereur de la politique du gouvernement anglais envers la France. Lord Stuart, ambassadeur d’Angleterre à Paris, entretenait une correspondance secrète avec Charles X et lui conseillait de s’établir à proximité de la France, à tout événement. Il lui recommandait de fixer sa résidence à Jersey, pour être en mesure, le cas échéant, de retourner en France. « En me disant ces paroles, » poursuit Pozzo di Borgo, « lord Stuart a ajouté qu’un peu de guerre civile en France serait à désirer. » « Toutes ces machinations sont odieuses et atroces, écrit Pozzo di Borgo. Après avoir donné M. de Polignac pour ministre aux Bourbons, on voudrait maintenant léguer la guerre civile à la France ! » Cette politique devait soulever aussi l’indignation de l’empereur Nicolas, dont le caractère chevaleresque était connu de toute l’Europe. Le projet d’entraîner les troupes françaises à un acte de trahison envers Louis-Philippe, auquel elles avaient prêté serment de fidélité, révoltait le tsar. Aussi lorsque le comte Pozzo di Borgo dans son rapport secret insista encore une fois sur l’impossibilité d’une intervention, l’Empereur inscrivit-il de sa propre main sur ce rapport la résolution suivante : « Elle (l’intervention) est impossible, parce que le Roi a abdiqué et que l’on ne fausse pas les sermens. »

Lorsque Louis-Philippe nomma le comte Molé ministre des Affaires étrangères, Pozzo di Borgo s’empressa de le recommander « comme un homme qui n’a participé en aucune manière aux mouvemens révolutionnaires qui ont amené la chute des Bourbons. » Quant à Louis-Philippe, « le roi de France, écrivait-il, est un personnage pacifique, par caractère et par intérêt ; mais il manque d’énergie et assiste lui-même au dépouillement de tous les attributs de la royauté, même telle qu’elle peut exister en France. »

Le Roi l’ayant fait appeler de nouveau, l’ambassadeur se rendit à cet appel, mais toujours seulement à titre privé. Le Roi lui fit part de sa résolution d’envoyer à Saint-Pétersbourg en qualité d’ambassadeur extraordinaire le général Athalin, qui jouissait de sa confiance et de son estime. Cet ambassadeur extraordinaire aurait la mission de notifier au gouvernement russe son avènement au trône de France. Louis-Philippe, ajouta « qu’il espérait trouver dans Sa Majesté la continuation de l’intérêt qu’elle a bien voulu témoigner à la France jusqu’ici, expectative, a-t-il déclaré, partagée par la nation entière. » En annonçant à Saint-Pétersbourg l’arrivée de cette ambassade, Pozzo di Borgo était visiblement tourmenté de savoir si elle serait reçue par l’Empereur. Il était dans l’impossibilité de prévoir la décision que prendrait son souverain. Il ne savait même pas s’il faisait bien de rester avec le personnel de l’ambassade à Paris. Ne ferait-il pas mieux de quitter la capitale et de suspendre ainsi pour quelque temps ses relations avec le gouvernement français ?

A ses risques et périls il resta, comme le firent tous les représentans des autres puissances de l’Europe. « Les autres puissances, » écrit-il, « n’ont d’autre alternative que celle de reconnaître l’autorité de fait ou de n’avoir aucune relation avec la nouvelle dynastie. La première hypothèse exige un grand sacrifice de principes et, si je puis m’exprimer ainsi, d’inclinations ; la seconde amènera infailliblement une guerre universelle entre la France et le reste de l’Europe, moins l’Angleterre. » Une guerre de cette nature aurait nécessairement comme résultat l’abolition de la monarchie en France et l’établissement de la République. En attendant, « s’il est possible d’arrêter ce volcan, ce ne sera qu’en le laissant se calmer ou se consumer. » A la fin d’août, avant d’avoir reçu des instructions, l’ambassadeur revient encore sur la nécessité de reconnaître Louis-Philippe et use d’argumens qui semblent irréfutables. « Il est certain, » écrit-il à son ministre le 13/25 août, « qu’il n’existe dans cette nombreuse communauté de 32 millions de Français d’autre pouvoir public avec qui le reste du monde puisse communiquer que celui du nouveau Roi. Les relations avec lui deviennent donc une nécessité. » Et il ajoute : « Reconnaître un fait qu’on ne peut changer, ce n’est pas l’approuver, c’est uniquement s’adapter aux circonstances, indépendantes de notre volonté, en empêchant par cela même qu’elles ne deviennent plus dangereuses et nuisibles… La reconnaissance du roi Louis-Philippe Ier ne blesse pas le principe de la légitimité. C’est une usurpation qui le blesse… Quand un fait est accompli, c’est une réalité, qu’on ne peut méconnaître, quel que soit le jugement que l’on porte sur sa nature et celle des causes qui l’ont produit. »

Elle est touchante la crainte qui perce dans chaque ligne de ce rapport du mois d’août, que l’empereur Nicolas ne reconnaisse pas le roi Louis-Philippe et qu’une rupture entre la Russie et la France ne devienne alors inévitable. Instruit sur le caractère et la manière de penser de son souverain, le comte s’épuise en efforts pour prévoir les objections qu’on pourrait élever contre la reconnaissance du fait accompli. Il les combat de son mieux ; mais s’il craint les résolutions de l’Empereur, il n’est pas non plus sans appréhensions sur les entraînemens que le Roi peut subir. Ces appréhensions sont même chez lui si fortes qu’il se rend tantôt chez Louis-Philippe, tantôt chez le comte Molé pour leur signaler le danger. Il se fait un devoir de démontrer au Roi et à son ministre la nécessité impérieuse « de s’opposer à l’esprit de prosélytisme et à la fureur de porter dans les pays étrangers les doctrines qui agitent plus qu’elles ne régissent le sien. » Pozzo eut soin d’avertir le roi Louis-Philippe que si Paris devenait un centre d’agitateurs politiques qui, de là, se livreraient impunément à la propagande de leurs chimères révolutionnaires, il risquerait de perdre son trône. Pourquoi Louis-Philippe continue-t-il d’habiter le Palais-Royal ? « Le séjour du Palais-Royal, — écrit Pozzo au comte Nesselrode, — est, dans les circonstances actuelles, inconvenant et nuisible. Ce lieu horriblement célèbre est depuis quarante ans le foyer de toutes les révoltes, la sentine de toutes les immoralités. Le nouveau roi et sa Camille sont obsédés jour et nuit par une populace qui célèbre des orgies, chante des chansons révolutionnaires et débite des écrits et des estampes abominables. De temps à autre, ces gens demandent à voir le prince qui ne se refuse jamais à leurs insolentes importunités. Ces représentations n’ont pas encore cessé une seule fois depuis les derniers troubles… J’ai fait observer combien il serait convenable de changer de demeure et de se transporter aux Tuileries. Le prince s’y est refusé en disant que c’est un palais qui porte malheur, comme si celui qu’il habite avait été heureux pour son père. La vérité est qu’il craint de se soustraire à la populace et qu’il n’ose pas risquer d’en encourir le blâme. »

Cependant ces faiblesses de Louis-Philippe ne sauraient effacer deux faits incontestables : le premier, qu’il est roi des Français ; le second, qu’il désire en toute sincérité mériter la confiance de l’Empereur. C’est avec ce cæterum censeo que Pozzo di Borgo terminait tous ses rapports pendant ce premier mois d’existence de la monarchie de Juillet et avant qu’il fût en possession des instructions de son gouvernement. Ces instructions arrivèrent enfin ! Elles portaient la date du 4/16 août et, à la fin du mois, elles se trouvaient entre les mains de Pozzo di Borgo, qui les attendait avec une fiévreuse impatience. Leur lecture fut pour lui une cause de profonde déception. Il comprit aussitôt que leur exacte exécution amènerait infailliblement une rupture entre la Russie et la France. Et tous ses efforts visaient à prévenir ce malheur.

Voici ce qu’écrivait le comte Nesselrode, par ordre suprême : « Je n’ai pas besoin de dire à Votre Excellence combien l’Empereur a été profondément affecté par ces déplorables événemens… Votre Excellence jugera elle-même combien il doit nous importer d’être informés le plus régulièrement et le plus promptement possible de tout ce qui a rapport aux événemens dont la France est devenue le théâtre. Au reste, depuis l’invasion de Bonaparte en 1815, il ne s’est peut-être pas présenté de circonstance où le service de l’Empereur ait eu plus besoin de votre zèle éclairé et de votre sagacité. »

Si les dépêches du vice-chancelier s’étaient bornées à ces considérations générales sur les « événemens déplorables » survenus en France, le comte Pozzo di Borgo n’aurait pas eu lieu de s’alarmer. Mais ce même courrier diplomatique lui remit une autre dépêche, datée également du 4/16 août, qui lui prescrivait catégoriquement d’éloigner du territoire français tous les sujets russes ! Cet ordre, dont l’exécution était impossible, était conçu dans les termes suivans : « L’Empereur ayant jugé que, vu les événemens qui ont éclaté en France, aucun de ses sujets ne devrait y prolonger son séjour, m’ordonne d’inviter Votre Excellence à vouloir bien notifier à tous les sujets russes, polonais ou finlandais qui se trouvent à Paris on sur d’autres points du royaume, qu’ils aient à quitter le territoire français. Un terme de huit jours est fixé à cet effet à ceux qui se trouvent dans la capitale de la France. Quant à ceux qui sont dans les provinces, ils auront à se conformer à cet ordre de Sa Majesté l’Empereur dans le plus bref délai possible. Quiconque chercherait à s’y soustraire, encourra toute la responsabilité de sa conduite. » Ces prescriptions devaient produire sur l’ambassadeur un effet foudroyant. L’expulsion des sujets russes ne pouvait échapper à la connaissance des autorités françaises et à celle de la presse. Tous les Français n’auraient pas manqué d’interpréter cette mesure comme un premier pas vers des hostilités déclarées. La mobilisation de l’armée française en aurait été la conséquence et une rupture entre la Russie et la France se serait produite immédiatement. On se demande en outre par quels moyens l’ambassadeur de Russie aurait pu expulser du territoire français les sujets russes. Il ne connaissait pas le lieu de leur résidence et n’était pas en mesure de les contraindre à regagner la frontière.

Les instructions de son gouvernement plaçaient l’ambassadeur dans une situation très critique. A la vérité, on n’exigeait pas de lui qu’il quittât Paris avec le personnel de l’ambassade. Mais il devait s’attendre d’un jour à l’autre à recevoir un ordre de cette nature. En effet, dans une dépêche du 8/20 août 1830, le ministre des Affaires étrangères lui communiquait des instructions supplémentaires catégoriques. L’Empereur, écrivait le comte Nesselrode, n’a pas encore pris la résolution de rappeler formellement son ambassadeur de Paris. Il désire agir de concert avec les autres puissances alliées. « Mais Sa Majesté Impériale », — poursuit le vice-chancelier, — « s’en remet à votre jugement éclairé. Vous vous réglerez sur les circonstances et observerez scrupuleusement de ne point prolonger votre séjour en France au-delà de ce que pourrait admettre la dignité de notre Auguste Maître… Du moment donc où vous croiriez que votre présence serait considérée comme une approbation tacite du nouvel ordre de choses, ou que la révolution amenât des circonstances dont vous ne sauriez rester spectateur sans compromettre votre caractère de représentant de l’Empereur, vous quitterez le pays avec les personnes attachées à l’ambassade et vous vous rendrez à l’endroit où vous serez le plus à même de recevoir les ordres de Sa Majesté, tout en observant la marche ultérieure des événemens en France. » Si un représentant d’une grande puissance quelconque était rappelé de Paris, Pozzo di Borgo avait l’ordre de gagner aussitôt la frontière. « Quel que soit du reste, » — poursuit le vice-chancelier, — « le parti que vous croirez devoir adopter, il est de l’intention de Sa Majesté Impériale que vous considériez dès à présent vos fonctions d’ambassadeur comme suspendues de fait. Accrédité près Sa Majesté le roi Charles X, vous ne sauriez, dans cette qualité, entretenir des relations officielles avec les individus qui ont remplacé le gouvernement légitime… Par la même raison, Sa Majesté Impériale désire que vous quittiez l’hôtel de l’ambassade. Cet hôtel est une propriété du gouvernement français et il ne serait guère convenable que Votre Excellence y restât, acceptant pour ainsi dire l’hospitalité d’un pouvoir que nous ne saurions reconnaître comme légalement constitué. » En conséquence, il fut défendu au comte Pozzo di Borgo non seulement de reconnaître le nouveau gouvernement français, mais aussi de s’engager avec lui dans quelques rapports que ce fût, officiels ou officieux.


II

L’empereur Nicolas Ier ne s’en tint pas là. La dépêche d’août du comte Nesselrode se terminait ainsi : « l’Empereur avait déjà interdit à tout sujet français l’entrée dans ses Etats. Indépendamment de cette mesure de précaution, Sa Majesté a ordonné qu’il fût veillé à ce que ni la cocarde ni le pavillon tricolore ne puissent paraître chez nous. Il ne sera donc permis ni à un individu quelconque, ni à un bâtiment dans nos ports, d’arborer ces couleurs révolutionnaires. Tout navire arrivant sous ce pavillon sera renvoyé sur-le-champ. »

L’expulsion des bâtimens français des ports de Russie devait nécessairement amener la cessation de toutes les opérations commerciales entre les deux pays. L’exécution de semblables mesures par les autorités russes devait à juste titre être considérée par le gouvernement français comme un commencement d’hostilités. Refuser de reconnaître le drapeau tricolore, c’était refuser de reconnaître le gouvernement français et le roi Louis-Philippe lui-même.

Au reçu de toutes ces instructions, Pozzo di Borgo, après mûre réflexion, prit une décision qui lui fait le plus grand honneur. Il résolut de n’en tenir aucun compte, de ne pas expulser de France tous les sujets russes, de ne pas refuser le visa des passeports aux Français qui se rendaient en Russie, et de ne quitter ni Paris, ni l’hôtel de l’ambassade. Dans son rapport du 16/28 août, il déclara sans détour à son gouvernement que l’exécution des instructions qu’il avait reçues aurait infailliblement amené la guerre.

Pour justifier sa hardiesse, Pozzo di Borgo se plaça sur un terrain dont il était impossible de le déloger. Le gouvernement impérial avait adopté comme base de sa politique étrangère l’accord entre les grandes puissances ; par conséquent, disait-il, à défaut de toute instruction, il devait se conformer à l’attitude des représentans des autres grandes puissances à Paris. Dans ce nombre, le ministre d’Angleterre avait déjà été reçu en audience officielle par Louis-Philippe, et les ministres d’Autriche et de Prusse lui avaient dit qu’ils allaient recevoir leurs lettres de créance. Dès lors l’ambassadeur de Russie ne pouvait pas se « singulariser ; » il devait régler son attitude d’après celle de ses collègues alliés. La nécessité de ne pas s’en séparer était d’autant plus impérieuse que la révolution qui venait d’éclater en Belgique produisait une forte impression en France. Le ministre des Affaires étrangères avait déclaré, au nom du gouvernement français, au comte Pozzo di Borgo et à ses collègues que l’intervention d’une puissance étrangère quelconque dans cette révolution entraînerait celle de la France. L’ambassadeur de Russie ne pouvait faire autrement que de prendre acte d’une déclaration aussi catégorique du gouvernement français et de la porter sans délai à la connaissance de son cabinet. Ainsi dès le mois d’août des relations s’établirent-elles de fait entre le gouvernement impérial et celui du roi Louis-Philippe. « La question de reconnaissance, écrivait Pozzo le 23 août/4 septembre, était donc décidée par la nature de la position des alliés, par le besoin de rester unis et par la juste et sage résolution de ne pas rompre avec la France pour des causes qui regardent son état intérieur. Il est vrai que cet état est déjà tel qu’il peut jeter l’alarme au milieu de l’Europe monarchique et légitime. »

Pozzo di Borgo trace, en effet, du nouveau roi ce portrait, qui devait confirmer le désir de ne pas intervenir dans les affaires intérieures du pays. « Le nouveau roi, faible par caractère, démocrate par goût, entouré de son ministère, où Laffitte et Dupont de l’Eure dominent, passe du Conseil aux scènes populaires et se constitue l’esclave des caprices et des exigences du parti, qui l’a pris plus comme instrument que comme chef véritable. » Voilà pour le Roi ; pour ce qui est du pays, d’après les assurances de l’ambassadeur, l’anarchie y règne : les soldats chassent les officiers, les départemens les préfets, et on proclame le principe que les soldats ne doivent pas tirer sur le peuple. Toutefois cette anarchie n’a nullement empêché le gouvernement de Louis-Philippe de prendre racine et de s’affermir de plus en plus. Ainsi vient-il de nommer à Londres, en qualité d’ambassadeur, le célèbre prince de Talleyrand que Pozzo di Borgo qualifie de « méchant et vilain homme, » tout prêt, dans ce nouveau poste, à se livrer à toute espèce de menées. A la suite de cette nomination, le gouvernement français fit connaître à l’ambassadeur de Russie son intention de nommer le comte de Flahaut à Saint-Pétersbourg. Mais Pozzo déclina catégoriquement ce choix, déclarant que c’était une trop « mince existence. » Il signala le maréchal Mortier comme un candidat plus sympathique au gouvernement russe. Il est curieux que Pozzo di Borgo ait assumé la responsabilité de ce choix, quand il n’était pas sûr de rester lui-même à Paris, et qu’il ignorait encore l’impression qu’avait pu produire à Saint-Pétersbourg sa désobéissance flagrante aux instructions qu’il avait reçues. Cette attitude décidée a d’autant plus lieu de surprendre, que l’influence de la révolution de Juillet s’était déjà manifestée dans plusieurs pays de l’Europe Occidentale. Pozzo di Borgo ne devait guère se méprendre sur la nature de l’impression que l’empereur Nicolas ressentirait de ces troubles.

La révolution de Belgique en particulier, qui amena l’expulsion du roi des Pays-Bas, Guillaume II, beau-frère de l’Empereur, devait soulever la colère et l’indignation de celui-ci. Pozzo di Borgo était convaincu lui-même que cette révolution était l’œuvre des anarchistes français. Dans tous les cas, le gouvernement français, loin de dissimuler ses sympathies pour les insurgés belges, déclarait sans détour qu’il s’opposerait à toute intervention étrangère dans les affaires de Belgique. « Pour écarter cette intervention, » écrivait Pozzo di Borgo le 3/20 septembre 1830, « le nouveau gouvernement français met en. avant un principe, lequel, s’il venait à triompher, ôterait à tous les autres un des plus sûrs moyens de conservation. Il prétend qu’il n’appartient à aucune puissance d’en secourir une autre contre ses sujets rebelles, soit qu’elle s’y croie autorisée par le besoin de pourvoir à sa propre sûreté, soit même qu’elle en ait contracté l’engagement formel par des traités précédons. » « Le comte Molé m’a déclaré, » ajoute l’ambassadeur, « que cette doctrine était inséparable de la stabilité du trône de Philippe Ier. » Il est évident que l’ambassadeur impérial devait exprimer au ministre des Affaires étrangères de Fiance sa profonde indignation. « Je lui démontrai vivement, écrit-il, l’absurdité et l’extravagance intolérable des principes qu’il me manifestait et j’ajoutai que je lui connaissais trop de lumières, de bon sens et de modération pour croire un instant qu’ils fussent les siens. »

Les déclarations du nouveau gouvernement français devaient faire une impression pénible à Saint-Pétersbourg. Toutefois, on était en présence de faits accomplis, et le pouvoir autocrate de l’empereur Nicolas était impuissant à chasser du trône Louis-Philippe et à y élever Charles X. Il faut rendre cette justice au comte Nesselrode qu’il a fait preuve de courage et d’énergie pour la défense du simple bon sens contre les idées enracinées de légitimité et de réaction dont son souverain était pénétré jusqu’à la moelle des os. Il persuada l’Empereur de la nécessité de maintenir l’ambassade de Russie à Paris, de ne pas rappeler de France les sujets russes qui y résidaient et de ne pas interdire l’accès de la Russie aux Français. Le comte Pozzo di Borgo reçut donc à la fin pleine satisfaction : loin d’être blâmé pour n’avoir pas exécuté les premières instructions d’août, sa conduite fut honorée d’une auguste approbation, car « les événemens en France se sont succédé avec une telle rapidité que les déterminations d’un jour n’étaient souvent plus applicables aux circonstances du lendemain. »

Ce premier succès de Pozzo di Borgo devait en amener d’autres qu’on désavouait. Les relations telles qu’elles existaient entre l’ambassadeur de Russie et le gouvernement français ne pouvaient pas durer indéfiniment. La reconnaissance officielle s’imposait, ainsi que l’expédition de nouvelles lettres de créance. L’empereur Nicolas ne voulait l’admettre en aucune manière. Le comte Nesselrode eut bien de la peine à convaincre son souverain de la nécessité de reconnaître Louis-Philippe comme roi des Français et d’entretenir avec lui des relations diplomatiques régulières. Il s’appliquait à lui démontrer qu’une fois que le roi d’Angleterre avait reconnu le nouveau roi le 27 août (n. st.), l’empereur d’Autriche le 8 septembre, le roi de Prusse le 9 septembre, l’empereur de Russie ne saurait se détacher de ses alliés et ne pas faire comme eux. Par son remarquable rapport du 16/28 septembre 1830, le comte Nesselrode réussit à arracher à son souverain son consentement à la reconnaissance de Louis-Philippe. Ce fut un rapport écrit. A l’exposition orale précédente, le vice-chancelier avait constaté de nouveau chez l’Empereur une « répugnance extrême » à reconnaître le nouveau régime en France. Toute son éloquence et tous ses argumens n’avaient pas réussi à ébranler sa volonté. Se défiant du succès de sa parole et redoutant la colère du Tsar, le comte Nesselrode prit la résolution de présenter un mémoire détaillé sur les affaires de France. Une attaque de goutte le retint à propos à la maison pour lui donner la possibilité d’envoyer son travail à son souverain. Il fut retourné au ministre avec de nombreuses annotations de l’Empereur et, après en avoir pris lecture, le comte Nesselrode pouvait se dire, comme Pyrrhus : « Encore une semblable victoire et je suis perdu ! » Ces annotations impériales montraient, en effet, ce qu’il en coûtait à l’autocrate de Russie de faire les concessions réclamées par la force des choses.

La révolution de Juillet, écrivait Nesselrode, a porté un coup sensible au principe de légitimité, tandis que la doctrine du pouvoir populaire a remporté un triomphe. Néanmoins, trois puissances alliées ont sacrifié le principe de légitimité pour sauver le principe monarchique qui a « surnagé comme par miracle. » Rien plus, en présence des circonstances actuelles, il faut désirer le maintien de ce gouvernement usurpateur, car c’est le seul soutien de Tordre. « Les puissances ont tout à gagner, à voir ce gouvernement se consolider. Que gagneraient-elles à sa chute ? La république, l’anarchie, et des malheurs, dont il ne serait point donné à la sagesse humaine de prévoir, ni Tissue, ni le terme. »

En regard de cette phrase, l’Empereur écrivit en français, — suivant son habitude, — ces mots : « Je ne sais ce qui est préférable d’une république ou d’une soi-disant monarchie pareille. »

Toutefois, poursuit le vice-chancelier, pour l’existence d’un tel gouvernement sa reconnaissance est d’une absolue nécessité. Un refus équivaudrait à une condamnation à mort. Il est facile de prévoir quelles en seraient les conséquences. La France deviendrait le foyer du mouvement révolutionnaire en Europe, et les Français, les alliés de tous les anarchistes sur le continent… Une conflagration générale deviendrait imminente et ce seraient les puissances étrangères qui l’auraient provoquée. » Si les grandes puissances continentales commençaient une guerre avec la France, l’Angleterre abandonnerait l’alliance, et l’opinion publique de l’Europe prendrait fait et cause pour la France. L’action de tous les traités internationaux serait suspendue. Mais quel serait le but de cette guerre ? Il serait illusoire de songer au rétablissement sur le trône de la branche aînée des Bourbons ! Le prince de Metternich a dit au comte Nesselrode que, si les alliés agissaient de cette manière, leur victoire serait suivie de difficultés insurmontables : « car il serait peut-être facile de renverser le gouvernement actuel, mais impossible de trouver une combinaison pour le remplacer. »

En regard de ces mots, l’empereur Nicolas mit l’annotation suivante : « C’est exactement ce que j’ai dit ici dès la nouvelle des désordres de Paris. »

Prenant en considération le fait de la reconnaissance du nouveau gouvernement français par les trois grandes puissances de l’Europe, la Russie, selon l’avis du ministre des Affaires étrangères, ne saurait marcher seule contre les Français et se détacher de ses alliés. Enfin le refus de reconnaître Louis-Philippe compromettrait complètement la situation de la Russie en France, acquise depuis 1814. « Jusqu’à la catastrophe du mois de juillet, » écrivait le comte Nesselrode, « notre système a été fondé sur des rapports intimes avec cette puissance, rapports qui découlaient naturellement de l’identité des intérêts des deux pays. Nous avons recueilli les fruits de cette politique sage et prévoyante. Les dispositions du gouvernement français, comme celles de la nation, nous ont été constamment favorables. Plus d’une fois, pendant la guerre que Votre Majesté a soutenue avec tant de gloire et de succès, la France a déjoué les combinaisons les plus malveillantes de l’Autriche et de l’Angleterre. Ses trésors et ses soldats nous ont aidés à créer un État dont l’existence est utile à la Russie. C’est au souvenir des bienfaits de l’empereur Alexandre que Votre Majesté doit des services aussi signalés… parce que son esprit plein d’avenir lui faisait sentir qu’aucun équilibre de l’Europe ne serait possible, si la France ne conservait un certain degré de force et de puissance. »

Ces argumens irréfutables du comte Nesselrode persuadèrent l’empereur Nicolas de la triste nécessité de reconnaître Louis-Philippe comme roi de France. Il finit par admettre les argumens de son ministre après une longue et pénible lutte avec lui-même. Voici les derniers mots qu’il écrivit sur ce rapport : « Je me rends à votre raisonnement ; mais j’atteste le ciel que c’est et ce sera toujours contre ma conscience et que c’est un des plus pénibles efforts que j’aie jamais faits. J’en prends acte. — Nicolas. »

Ces dernières paroles de l’Empereur caractérisent très bien ses sentimens personnels à l’égard du roi des Français, et il n’y avait pas de force au monde qui pût le contraindre à changer ses convictions. Dans le domaine officiel et politique il consentait à se rendre au conseil de son ministre des Affaires étrangères et à reconnaître le Duc d’Orléans Louis-Philippe comme roi de France. Mais dans ses rapports directs et personnels avec lui, il se réservait le droit de laisser libre cours à ses sentimens. Il autorisa son représentant à la Cour des Tuileries à rester à son poste et il se montra disposé à entrer en relation avec les plénipotentiaires du gouvernement français ; mais il refusa catégoriquement de traiter Louis-Philippe sur un pied d’égalité et comme un membre légitime de cette famille à laquelle appartenaient les autres souverains. C’est par ces sentimens que s’explique le refus décidé de l’Empereur d’appeler Louis-Philippe « Monsieur mon frère. » Tous les argumens dont put se servir le comte Nesselrode par écrit et en paroles furent impuissans à ébranler sa résolution.

Le général Athalin arriva à Saint-Pétersbourg, au commencement de septembre, pour notifier l’avènement de Louis-Philippe au trône de France. Il fut porteur de deux lettres du Roi à l’Empereur du 7/19 août 1830. Dans la première, le Roi déclare qu’il fut appelé au trône par la volonté de la nation et qu’il dut se sacrifier à ce vœu unanime. Son refus n’aurait pas manqué de déchaîner de terribles calamités non seulement sur la France, mais sur tous les États de l’Europe. Dans la seconde, Louis-Philippe donne des explications détaillées sur les événemens de Juillet et s’applique à démontrer qu’il en est devenu la victime et qu’il a été contraint par la force des circonstances de monter sur le trône. Charles X est lui-même coupable de sa chute : avec plus d’intelligence et de modération, il n’eût pas cessé de régner. « Depuis le 29 août 1829, — poursuit Louis-Philippe, — la nouvelle composition du ministère m’avait fort alarmé. Je voyais à quel point cette composition était suspecte et odieuse à la nation… La résistance à ce ministère ne serait probablement pas sortie des voies parlementaires, si dans son délire, ce ministère lui-même n’en eût donné le fatal signal par la plus audacieuse violation de la Charte… Aucun excès n’a souillé cette lutte terrible, mais il était difficile qu’il n’en résultât pas quelque ébranlement dans notre état social, et cette même exaltation des esprits qui les avait détournés de tout désordre, les portait en même temps vers des essais de théories politiques qui auraient précipité la France et peut-être l’Europe dans de grandes calamités… C’est dans cette situation, Sire, que tous les vœux se sont tournés vers moi… J’ai donc accepté cette noble et pénible tâche, et j’ai écarté toutes les considérations personnelles qui se réunissaient pour me faire désirer d’en être dispensé, parce que j’ai senti que la moindre hésitation de ma part pouvait compromettre l’avenir de la France et le repos de tous nos voisins qu’il nous importe tant d’assurer. » En vue d’échapper au plus tôt aux dangers de ce provisoire, Louis-Philippe changea son titre primitif de « lieutenant du royaume, » contre celui de roi. « Il n’échappera pas à la perspicacité de Votre Majesté, poursuit-il, ni à sa haute sagesse que pour atteindre ce but salutaire, il est bien désirable que les événemens de Paris soient envisagés sous leur véritable aspect, et que l’Europe, rendant justice aux motifs qui m’ont dirigé, entoure mon gouvernement de la confiance qu’il a le droit d’inspirer… que Votre Majesté veuille bien ne pas perdre de vue que, tant que le roi Charles X a régné sur la France, j’ai été le plus soumis et le plus fidèle de ses sujets, et que ce n’est qu’au moment où j’ai vu l’action des lois paralysée, et l’exercice de l’autorité royale totalement anéantie, que j’ai cru de mon devoir de déférer au vœu national en acceptant la couronne à laquelle j’ai été appelé. »

Après avoir justifié ainsi de son mieux sa conduite pendant les journées mémorables de Juillet, Louis-Philippe s’adresse à l’empereur Nicolas Ier avec insistance pour le prier d’entretenir avec lui et son gouvernement des relations d’invariable amitié : « C’est sur vous, Sire, » écrit-il en terminant sa longue lettre, « que la France a surtout les yeux fixés ; elle aime à voir dans la Russie son allié le plus naturel et le plus puissant. Sa confiance ne sera point trompée ; j’en ai pour garant le noble caractère et toutes les qualités qui distinguent Votre Majesté Impériale. »

Cette lettre, écrite d’un bout à l’autre de la propre main du Roi, était munie de la signature suivante : « Monsieur mon Frère, de Votre Majesté Impériale, le bon Frère Louis-Philippe. »

L’empereur Nicolas fut obligé de répondre. Il donna l’ordre à son ministre des Affaires étrangères de rédiger un projet de lettre. L’ordre fut exécuté, et le projet fut soumis à Sa Majesté. Dans ce projet, selon l’usage reçu, l’Empereur s’adresse au Roi avec les mots : Monsieur mon Frère. L’Empereur les effaça au crayon et y substitua le mot : Sire. Par cette formule, l’Empereur s’abaissait en quelque sorte devant le roi des Français, car tous les simples mortels s’adressaient à lui en usant du même terme. Quoi qu’il en soit, cette violation des formes généralement admises dans les rapports entre souverains, aussi bien que le ton de la lettre, devaient péniblement impressionner Louis-Philippe. « Votre Majesté, » écrivait Nicolas, « a pris une détermination qui lui a paru la seule propre à sauver la France de plus grandes calamités, et je ne me prononcerai pas ici sur les considérations qui l’ont guidée. Mais je forme des vœux pour que la Providence divine veuille bénir les intentions de Votre Majesté et les efforts qu’Elle va faire pour le bonheur du peuple français. » Complètement d’accord avec ses alliés, l’Empereur prend acte des intentions du roi des Français d’entretenir avec tous la bonne intelligence et d’observer scrupuleusement les traités conclus.

Le projet proposait comme signature : Monsieur mon Frère. L’Empereur l’effaça encore cette fois et usa de la formule ordinaire de politesse.

Cette lettre de l’Empereur au roi Louis-Philippe fut signée le 18/30 septembre 1830. Nous avons encore une autre lettre de la même date au roi des Français, en réponse à la lettre confidentielle de celui-ci. Sur le projet l’empereur Nicolas Ier substitua encore une fois le mot Sire à la formule Monsieur mon Frère. L’Empereur fut très satisfait de ce projet et mit l’annotation suivante en français : cette lettre est très bonne. Connaissant les sentimens de l’Empereur, on peut être certain que s’il a approuvé le projet de lettre, c’était à cause de la retenue de son langage et de la stérilité de son contenu.

Au commencement de cette seconde lettre, l’Empereur affirme qu’il comprend les motifs qui ont porté le Roi à présenter les événemens de Juillet « sous un jour moins défavorable. » Le général Athalin, porteur des deux lettres, dira au Roi ce que pense en réalité le Tsar de ces tristes événemens. « Ce qui s’est passé à Paris, » poursuit Nicolas, « est un malheur pour la France, comme pour l’Europe entière. En acceptant la tâche difficile qui lui a été offerte, Votre Majesté a senti le besoin d’inspirer de la confiance aux puissances étrangères. Elle a pour ainsi dire, pris l’engagement de fournir à l’Europe des garanties de paix et d’ordre public. Elles ne peuvent se trouver que dans l’affermissement d’un pouvoir conservateur en France, dans le respect de son gouvernement pour les traités existans et la tranquillité intérieure des États voisins. »

Le comte Nesselrode prévoyait fort bien l’impression pénible que ces deux lettres produiraient nécessairement sur le Roi, et il tâcha, dans la mesure du possible, d’en atténuer l’effet. Le feldjäger, porteur des dépêches pour Paris, emportait en même temps une lettre particulière du vice-chancelier au comte Pozzo, qui contenait des détails secrets sur ces lettres impériales. « Pour vous donner une idée, » écrivait le comte Nesselrode, « combien il en a coûté à l’Empereur de reconnaître le Duc d’Orléans, je vous dirai que je n’ai jamais pu le décider à lui donner dans les lettres le titre de Monsieur mon Frère et qu’il a mieux aimé dérogera sa dignité, en mettant : Sire, en vedette. Vous verrez par là combien l’animosité causée par les événemens du mois de juillet et par la conduite démagogique du nouveau Roi est encore vive. J’espère que ces impressions se calmeront avec le temps. Mais tâchez d’empêcher de votre côté que ce manque de formes ne soit relevé par le ministère français et n’entraîne une tracasserie qui serait fort désagréable… D’ailleurs si le gouvernement français vous faisait quelques observations à ce sujet, vous pourriez lui faire remarquer que jusqu’ici le nouveau titre de souverain de la France ne nous a point été communiqué dans les formes voulues par les moyens diplomatiques et que nous ne le connaissons encore que par les publications du Moniteur. »

L’Empereur Nicolas Ier apprit bientôt de son ambassadeur à Paris l’impression que ses lettres avaient produite sur le Roi et ses ministres. Aussi longtemps que le général Athalin se trouvait à Saint-Pétersbourg et adressait des rapports sur les faveurs dont il était l’objet, Louis-Philippe ne dissimulait pas sa satisfaction. Il invita l’ambassadeur de Russie au Palais-Royal et celui-ci s’y rendit sous « une forme toute privée. » Le Roi dit au comte Pozzo di Borgo qu’il avait reçu un rapport du général Athalin, qui était ravi de l’accueil qu’il avait trouvé auprès de l’empereur Nicolas. Le Roi en était très satisfait, ainsi que de tout ce que lui communiquait son ambassadeur extraordinaire. Avec l’abondance de paroles qui lui était propre, Louis-Philippe se mit à démontrer qu’il avait été forcé de monter sur le trône pour empêcher le triomphe inévitable de la révolution : c’était le seul moyen de sauver l’ordre public et le principe monarchique. L’ambassadeur de Russie écouta respectueusement ce discours et se permit seulement d’observer qu’aussi longtemps qu’on ne mettrait pas une fin aux « sociétés populaires, » l’ordre public et le triomphe du principe monarchique ne seraient pas assurés. « Le Roi témoigna à cette proposition un embarras extrême, » écrivait le comte Pozzo di Borgo. Il parla des divergences entre les ministres, qui empêchaient de prendre des mesures générales. Le comte Molé, ministre des Affaires étrangères, crut devoir constater le même fait. Quant au comte Pozzo di Borgo, il attribuait la faiblesse du Roi dans sa lutte avec les révolutionnaires au fait qu’il les redoutait lui-même, et surtout Lafayette.


III

Cet échange d’impressions amicales eut lieu avant le retour du général Athalin à Paris. La situation changea lorsque le Roi et ses ministres prirent connaissance des lettres de l’Empereur. De plus, l’ambassadeur extraordinaire de France fit part verbalement de certaines choses qu’il jugeait trop délicates pour être traitées dans un rapport. Toutes ces informations produisirent un pénible effet sur le gouvernement français.

Le lendemain du retour du général Athalin, Molé invita l’ambassadeur de Russie à passer chez lui. « M’y étant rendu, » écrit le comte Pozzo di Borgo le 11/23 octobre 1830, « je le trouvai tout abattu de l’impression que lui avait faite l’ensemble des notions dont M. d’Athalin venait de l’instruire. Après quelques observations générales de regret, il me dit que le roi Louis-Philippe était désolé de ne pas avoir trouvé, dans, les lettres de Sa Majesté l’Empereur, les formes amicales et bienveillantes d’usage entre souverains et dont il s’était servi lui-même. » Le Roi, poursuivit Molé, passa en revue la correspondance échangée entre les souverains de France et de Russie depuis la Restauration et « il avait reconnu que non seulement Leurs Majestés s’étaient servies de la formule ordinaire Monsieur mon frère, mais qu’Elles avaient ajouté au bas celle de Votre bon frère et ami. Le Roi considère ces ommissions comme une preuve de l’intention de l’Empereur de ne pas entretenir les liens « de bonne intelligence et de courtoisie, » mais même d’observer un certain « éloignement » à son égard.

L’ambassadeur crut devoir justifier l’attitude de son souverain par l’ordre de choses existant en France, l’origine révolutionnaire du pouvoir de Louis-Philippe, la propagande anarchique en Belgique, en Espagne, en Italie, etc. Il dit en terminant « que Sa Majesté Impériale ayant reconnu le titre de fait du roi des Français, les relations politiques entre les deux monarques et les deux États se trouvaient rétablies, en attendant que la marche du Roi et de son gouvernement envers les autres puissances devînt un motif de faire renaître celles qui tiennent à l’intimité et à la confiance. »

Il n’est guère probable que ces considérations aient rassuré ou satisfait le ministre français. Molé n’essaya même pas de défendre son gouvernement : il se borna à dire à l’ambassadeur que le Roi désirait le voir.

Le comte Pozzo di Borgo se rendit, toujours « incognito, » au Palais-Royal et directement dans la chambre où le Roi l’avait déjà reçu à plusieurs reprises. Louis-Philippe vint aussitôt à sa rencontre et « presque les larmes aux yeux » lui exposa avec une grande animation combien il était peiné de voir que l’Empereur avait renoncé à observer à son égard les formes de courtoisie amicale dont il avait usé lui-même, et que tous les autres souverains avaient scrupuleusement observées. L’ambassadeur s’appliqua à justifier l’attitude de son souverain par les argumens qu’il avait fait valoir dans son entretien avec le comte Mole. Le Roi l’écouta attentivement et avec calme. Mais lorsque Pozzo di Borgo chercha à démontrer que cette défiance s’expliquait comme une conséquence de « ce grand et fatal renversement, » le Roi ne put se contenir et s’écria avec vivacité : « Eh ! mon Dieu, ce n’est pas moi qui ai détrôné Charles X ; c’est lui-même qui a voulu se perdre, malgré les avertissemens et les conseils de la France et de l’Europe réunies. Quant au Duc de Bordeaux, il a été impossible de le mettre en avant au milieu de l’effervescence qui régnait alors et qui dure encore ; je n’aurais eu qu’à le nommer le jour où j’ai été à la Commune de Paris et on m’aurait mis en pièces avec lui, s’il avait été présent. Mon appel au trône a été un mouvement irrésistible et mon acceptation un acte de nécessité, sans lequel la terreur allait commencer à l’instant même à Paris et une épouvantable confusion dans le reste de la Fiance et de l’Europe. — Je m’estimerais heureux, » dit le Roi en terminant, « si je pouvais parvenir à convaincre l’Empereur de cette vérité. »

Ces épanchemens du Roi ne réussirent pas à convaincre Pozzo, qui continua à signaler la propagande internationale des révolutionnaires français, le danger général, la faiblesse du gouvernement, etc. Louis-Philippe s’appliquait à réfuter énergiquement ces assertions. Il assura que la révolution belge le désolait autant que personne ; qu’il avait décliné la proposition d’occuper les places fortes de Belgique par des garnisons françaises ; qu’il refusait d’accepter la couronne de Belgique aussi bien pour lui que pour un prince de sa famille. A la fin de cette longue audience, le Roi crut devoir assurer le comte Pozzo di Borgo que son plus vif désir était de maintenir avec la Russie et le Tsar les relations les plus amicales. Quant à l’ambassadeur, il recommandait sérieusement à son gouvernement, à la fin de son rapport, de ne pas irriter les Français, et de leur donner la possibilité de se calmer et d’organiser leurs affaires intérieures. Viendra un moment où l’ordre sera rétabli en France, ainsi que les anciennes relations d’amitié avec la Russie. (Dépêche du 11/23 octobre 1830.)

A la retraite du comte Molé, le Roi eut soin de prévenir Pozzo di Borgo qu’il se proposait de confier le poste de ministre des Affaires étrangères au général Sébastiani. Le Roi savait que l’ambassadeur se défiait de ce diplomate : aussi crut-il devoir l’assurer qu’il l’obligerait à tenir compte des vœux de la Russie et de l’Empereur. Le comte Pozzo répondit au Roi qu’il n’avait en effet aucune confiance dans la personne de Sébastiani, mais qu’il se garderait d’intervenir dans les affaires intérieures de la France et se ferait un devoir de régler ses relations avec le nouveau ministre des Affaires étrangères d’après les instructions de son souverain.

Sébastiani, devenu ministre des Affaires étrangères, ne tarda pas à montrer ses griffes à l’ambassadeur de Russie. Les arméniens de la Russie, de l’Autriche et de la Prusse provoquèrent ceux de la France, et lorsque Pozzo attira l’attention de Sébastiani sur ce fait, le ministre lui répondit avec beaucoup de franchise : « Si l’armée de l’Empereur passait sa propre frontière, le roi Louis-Philippe regarderait ce mouvement comme une déclaration de guerre et ordonnerait à la sienne d’entrer immédiatement sur le territoire des Alliés, parce qu’il n’était pas sage de laisser agglomérer et approcher des armées qui ne pouvaient qu’être destinées contre la France. »

Pozzo di Borgo connaissait Sébastiani et n’attendait de lui rien de bon. Il n’en fut pas moins très surpris de ce langage. « Une pareille déclaration, « écrivait-il le 20 nov. /2 décembre 1830, « n’admettait pas de réplique ; elle n’était pas susceptible d’être combattue par des paroles. Il importait seulement de connaître qu’une telle intention existait et de la faire avouer sans déguisement. » En tout état de cause, une déclaration catégorique de cette nature du ministre des Affaires étrangères de France obligeait l’ambassadeur à se défier quelque peu des dispositions pacifiques du gouvernement français. De plus, il recueillit de la bouche même de Louis-Philippe des plaintes continuelles sur l’attitude de l’empereur Nicolas à son égard. Le Roi se sentait blessé de ce que la lettre de l’Empereur, qui contenait une violation des formules de courtoisie adoptées dans la correspondance entre souverains, eût été communiquée à des gouvernemens étrangers. Il se plaignait en outre que ce fait eût reçu une certaine publicité. Le comte Pozzo di Borgo se fit un devoir de contester toute complicité du gouvernement russe quant à la publicité donnée à cet incident ; mais il ne put s’empêcher de convenir que l’Europe traversait une crise très dangereuse, dont il était impossible de prévoir l’issue. Il s’estimerait heureux d’empêcher le développement de cette crise, et il considérait pour cela le rétablissement de relations amicales entre la Russie et la France comme une nécessité impérieuse. Pour atteindre ce but, il était nécessaire, en premier lieu, de préciser sa position. Louis-Philippe avait déjà nommé le maréchal Mortier au poste d’ambassadeur à la cour impériale, tandis que le comte Pozzo di Borgo, à la fin de l’année 1830, n’était pas encore en possession de ses lettres de créance. Aussi éprouvait-il « une certaine gêne » dans ses rapports avec le Roi et son gouvernement. S’il eût connu la pensée intime de l’empereur Nicolas au sujet du nouveau roi des Français et à son propre sujet, il eût été certainement au désespoir. Mais le comte Nesselrode était un ami fidèle et se faisait un devoir de lui cacher les éclats de colère que provoquaient chez son souverain ses efforts constans en vue d’atténuer la conduite de Louis-Philippe et d’en prendre la défense.

En restituant au vice-chancelier les dépêches du comte Pozzo di Borgo, l’Empereur mit sur le rapport du ministre du 10 octobre 1830 l’annotation suivante, comme toujours en français : « Tout ce que débite Pozzo sur le prétendu état satisfaisant de la France ne l’est nullement à mes yeux ; je vois la contradiction la plus complète entre les assurances du gouvernement et ce qu’il tolère impunément pour fortifier la révolte où elle triomphe, et la fomente là où le Ciel nous en préserve encore… En général, poursuit l’Empereur, je ne suis pas du tout satisfait des rapports de cet ambassadeur, car j’y vois le plus souvent l’homme qui se contredit et jamais une forte volonté en aucun sens. »

C’est au milieu de novembre que l’ambassadeur reçut les réponses à ses rapports d’octobre. Le comte Nesselrode lui écrivait : « Les regrets que les résultats de la mission du général Athalin ont fait naître auprès du roi des Français et de son ministère n’ont pas surpris l’Empereur. Sa Majesté Impériale devait même s’y attendre en quelque sorte, parce qu’Elle aime à croire que le cabinet du Palais-Royal connaît assez sa position pour savoir qu’il ne lui suffit pas d’avoir obtenu la reconnaissance de son titre par les autres Cours, mais qu’il doit lui importer encore dans son propre intérêt de leur inspirer une juste confiance et d’être admis dans l’intimité des relations qui subsistent entre elles. » Si Louis-Philippe et ses ministres en ont pris de l’ombrage, cela prouve seulement « leur faiblesse et leurs irrésolutions, sinon leurs arrière-pensées. » D’ailleurs, rien n’empêche le roi des Français d’user dans ses lettres à l’Empereur des mêmes formules dont celui-ci s’est servi à son égard. En tout état de cause, disait le comte Nesselrode dans une dépêche du 5 novembre 1830, le roi Louis-Philippe et ses ministres ne sauraient perdre de vue que la révolution de Juillet n’est pas restée un événement exclusivement français : par le fait qu’elle s’est étendue à la Belgique, à l’Italie et à l’Allemagne, elle a acquis une portée européenne, et c’est pourquoi des troupes russes ont été mobilisées en Pologne et dirigées vers la frontière. Lorsqu’une nouvelle révolution éclata effectivement en Pologne, on avait tout lieu de redouter le concours de la France aux insurgés. Aussi l’ambassadeur reçut-il l’ordre de convaincre le gouvernement français que sa dignité aussi bien que son honneur lui imposaient le devoir de rester neutre et de ne pas montrer qu’il désirait « voir dans d’autres pays les peuples sans frein et l’autorité sans force. »

L’année 1830 se termina au milieu de ces craintes continuelles sur le maintien de la paix. L’année 1831 ne commença pas beaucoup mieux. Au mois de février, le comte de Damas arriva à Saint-Pétersbourg. Il remit à l’Empereur une longue lettre du Roi déchu et un mémoire spécial sur les événemens de Juillet. Le comte de Damas fut accueilli avec empressement à la Cour et repartit avec une lettre de Nicolas Ier à Charles X, sans avoir toutefois obtenu un résultat positif quelconque.

Dans sa lettre datée du 10/22 janvier 1831, Charles X appelait la protection particulière du Tsar sur son petit-fils, le Duc de Bordeaux, « auquel est réservée la noble tâche de rendre un jour la France heureuse, et de contribuer au bonheur et à la tranquillité de l’Europe. » Cet enfant, « c’est l’espoir de la France que je recommande à un souverain, mon ami et allié, c’est la tranquillité de mon pays et la paix du monde qui est attachée au retour de cet enfant sur le trône de nos pères. La légitimité peut seule soutenir la légitimité. » Enfin Charles X énonçait la ferme conviction que la nation française se soulèverait bientôt contre l’usurpateur et rétablirait sur le trône la dynastie légitime. Les provinces de l’Ouest et du Midi de la France étaient prêtes à une levée de boucliers. L’empereur Nicolas fit à cette lettre, le 22 février 1831, une réponse en termes vagues ; il ne pouvait évidemment pas en faire une autre ; mais on sentait dans chaque ligne qu’il ne s’inclinait que devant la force insurmontable des circonstances. « Les liens d’amitié qui nous unissent sont, écrivait-il, à l’épreuve des circonstances… Si des considérations impérieuses ont dû un moment imposer silence à mes sentimens personnels, si, de concert avec mes alliés, je me suis déterminé à reconnaître le nouveau gouvernement français, j’ai au moins la conscience d’avoir tout fait pour éviter la nécessité d’une si pénible détermination. Mais une fois adoptée, elle doit désormais devenir la règle de la conduite politique de mon Cabinet, comme de celle de mes alliés. L’objet des efforts que nous faisons en commun et celui de tous mes vœux, est le maintien de la paix générale. Tant que le gouvernement français n’entravera point l’accomplissement de cette œuvre salutaire, rien ne saurait justifier de ma part une provocation à la guerre. »

Le jour de l’an 1831, Pozzo di Borgo fut reçu en audience solennelle par le roi Louis-Philippe pour la remise de ses nouvelles lettres de créance. Le Roi en fut très satisfait, ainsi que l’ambassadeur dont la position se trouva ainsi régularisée. Mais ces dispositions d’esprit optimistes de l’ambassadeur ne devaient pas être de longue durée. En dépit de la promesse du Roi de ne pas admettre l’élection du Duc de Nemours au trône de Belgique, celui-ci fut élu et le Roi ne crut pas devoir protester. En dépit de l’engagement du cabinet français de ne pas intervenir dans les affaires de Pologne et de ne pas favoriser les insurgés polonais, le roi et ses ministres ne dissimulaient pas leurs sympathies pour l’insurrection. Pozzo expliquait ces contradictions dans la politique du gouvernement français par l’impuissance manifeste du Roi et de ses ministres. D’après lui, le Roi désirait la paix, mais « ne s’opposait pas aux mesures qui peuvent amener la guerre. » Le Roi parlait lui-même avec une certaine amertume de sa position à l’ambassadeur de Russie. Il m’a avoué, écrivait celui-ci, « qu’il n’est pas secondé par son ministère dont il regrette l’incapacité. » D’après Pozzo, le ministre des Affaires étrangères Sébastiani ne peut inspirer aucune confiance. Personne ne le respecte et ne lui reconnaît des capacités quelconques. Mais il a une haute opinion de lui-même. Sa perfidie est proverbiale, et son astuce n’a pas de bornes. Si l’on prend en considération la faiblesse du Roi, la légèreté d’esprit, la duplicité et la perfidie de quelques-uns des ministres, l’anarchie qui dominait à la Chambre des députés, et l’audace du parti radical, on comprendra facilement le mépris général qui entourait le gouvernement. Le parti anarchique réussit à profaner impunément des églises et à y dérober des objets du culte, ornés de fleurs de lys, insigne des Bourbons.


IV

L’ensemble de cette situation, exposé par Pozzo di Borgo, dans son rapport au vice-chancelier du 19 février/3 mars 1831, produisit une profonde impression sur l’Empereur : il mit sur la dépêche l’annotation suivante : « Quel triste et hideux tableau ! » Il ne se gênait pas pour énoncer ouvertement son indignation, lorsque les nouvelles de Paris lui en fournissaient l’occasion. Ainsi ayant aperçu à une revue le comte de Mortemart, ambassadeur de France, il s’approcha de lui à cheval et lui dit à haute voix : « Le Duc de Nemours est nommé roi de Belgique, j’en appelle à votre promesse ! » Sans attendre de réponse, il donna un coup d’éperon à sa monture et s’éloigna.

L’Empereur fut également très indigné, en apprenant par les rapports de son ambassadeur à Paris que l’hôtel de l’ambassade avait été l’objet d’une agression de la populace. L’événement eut lieu au commencement de mars et fut provoqué par la nouvelle des succès remportés par l’armée russe sur les insurgés polonais. Des pierres furent lancées contre les fenêtres et quelques vitres brisées. Il est vrai que le gouvernement français prit aussitôt toutes les mesures de sûreté, et le Roi ainsi que les ministres s’empressèrent d’exprimer à l’ambassadeur leur profonde indignation à ce sujet. Toutefois, Pozzo di Borgo était révolté et demandait à son gouvernement des instructions pour le cas où ces faits viendraient à se renouveler. « Si je ne consultais que mon désir, écrivait-il, je quitterais Paris à l’instant. » Les conversations avec le Roi, toujours très prolongées ; laissaient une désagréable impression à Pozzo et lui faisaient désirer encore plus son départ. Le Roi ne cessait de demander à l’ambassadeur si la révolte polonaise toucherait bientôt à son terme. — L’Empereur, disait-il, ne songe-t-il pas à rétablir le royaume de Pologne ? Ne serait-il pas préférable d’accorder le pardon aux insurgés et de les traiter avec indulgence ? — Casimir Perier, le nouveau premier ministre, adressait à l’ambassadeur des observations malveillantes, assurant que l’Europe supposait la Russie plus forte qu’elle ne s’était montrée dans la répression de l’insurrection polonaise. Quant à Sébastiani, c’est « l’assemblage le plus extraordinaire de perfidie et de mensonges ; » il ne cessait de promettre une chose et d’en faire une autre. Dans un intérêt électoral, le gouvernement français crut devoir répandre la nouvelle que l’intervention française en faveur des Polonais était favorablement accueillie par le Cabinet russe. « C’est au milieu d’une nation et surtout d’une capitale en état constant d’irritation et d’émeutes, » écrivait Pozzo, « avec un Roi qui dégrade chaque jour son titre afin de le conserver pour le lendemain, et avec un ministère dont le chef est à la vérité un homme respectable et doué de moyens peu communs, mais qui est lui-même soumis à ses préjugés et à la violence des hommes et des circonstances, qu’il faut conduire les affaires dont la paix et la guerre et le sort de l’Europe dépendent à chaque instant. » Pozzo, de plus en plus pessimiste, appelait la France « une planète irrégulière et malfaisante, » dont les évolutions sont « si excentriques et soudaines qu’elles échappent à la prévoyance et au calcul. » « Je finis cette dépêche, » écrivait-il le 2/14 juillet 1831, « à la veille de l’épreuve la plus imposante que le monde ait jamais subie. Acteurs et spectateurs, nous sommes tous dans l’incertitude la plus complète. Le roi Louis-Philippe ne sait pas ce qu’il peut vouloir et le ministère ce qu’il peut obtenir. » L’Empereur puisait dans ces rapports la conviction qu’une guerre européenne pouvait éclater d’un jour à l’autre. Toutefois, il espérait prévenir cette catastrophe par de bons conseils aussi bien que par des menaces.

Dans la question belge, au début, le gouvernement impérial prit acte avec satisfaction du refus de Louis-Philippe d’admettre le Duc de Nemours au nouveau trône. L’élection faite, le Roi se montrait enclin à reconnaître le fait accompli, mais le Cabinet de Saint-Pétersbourg le força de refuser son consentement à cette combinaison.

Dans la question polonaise, l’empereur Nicolas n’admettait pas l’idée d’une intervention quelconque de puissances étrangères. Mais, d’autre part, il déclara à Paris que les Autrichiens avaient le droit légitime d’intervenir dans les affaires d’Italie et que, si les Français se proposaient d’y faire opposition, la Russie serait en mesure de prêter immédiatement assistance à l’Autriche. Cette décision péchait peut-être quelque peu par absence de logique ; c’est toutefois dans ce sens que le comte Pozzo di Borgo fut appelé à s’expliquer avec les ministres français. (Dépêche du comte Nesselrode du 9/21 mars 1831.)

La nouvelle de l’agression contre l’hôtel de l’ambassade augmenta l’irritation de l’empereur Nicolas. En présence des excuses faites par le gouvernement français, il fut prescrit à l’ambassadeur de ne réclamer aucune satisfaction ; mais cet incident fournit une preuve nouvelle de la faiblesse du gouvernement français, et confirma l’Empereur dans sa résolution d’arrêter des mesures éventuelles en vue d’une révolution en France. Cette décision avait d’ailleurs été prise antérieurement aux actes d’agression qui ne firent que la confirmer : voici dans quels termes elle fut communiquée au comte Pozzo di Borgo dans une dépêche secrète du 9/21 mars 1831. « Dans un moment où les relations de la France avec les puissances étrangères et les questions vitales, qui divisent et agitent son gouvernement, se compliquent de plus en plus, Sa Majesté l’Empereur a jugé, qu’avant même qu’une guerre directe vînt à éclater entre la France et la Russie, il pourrait se présenter des cas où la présence de son ambassadeur à Paris ne s’accorderait plus avec sa dignité et ses engagemens avec ses alliés. Ces cas seraient celui d’une nouvelle révolution qui aurait pour résultat la chute du gouvernement actuel en France et l’établissement d’une république, et celui où le gouvernement français déclarerait la guerre à l’une des grandes puissances et qu’en conséquence le représentant de celle-ci fût forcé de quitter Paris. Dans l’une et l’autre hypothèse, il est de l’intention de l’Empereur que vous n’y restiez que le temps strictement nécessaire pour vos préparatifs de départ, et que vous quittiez aussitôt cette capitale et le royaume avec toute l’ambassade. » Une nouvelle agression, dirigée contre l’hôtel de l’ambassade, devait servir également de prétexte pour ce départ. Ainsi, dès le mois de mars 1831, le comte Pozzo di Borgo se trouvait muni d’un ordre qui l’autorisait à quitter la France aussitôt que les circonstances signalées plus haut viendraient à surgir.

On se tromperait cependant si on croyait que l’empereur Nicolas désirait une telle rupture. Il était loin d’aimer et de respecter le roi des Français ; il ne croyait pas à la durée de son règne et s’attendait sans cesse à une nouvelle catastrophe politique en France et dans toute l’Europe occidentale ; mais il croyait de son devoir d’oublier ses sentimens personnels pour peu qu’il fût possible de maintenir la paix et l’ordre de choses politique en Europe fondé sur les traités internationaux. Lorsque Casimir Perier prit de sa main puissante la direction des affaires en France et déclara que son gouvernement aspirait précisément à maintenir les traités, le gouvernement russe répondit aussitôt que « l’inviolabilité des traités était la base de toute sa politique. » Lorsque Louis-Philippe affirmait que tous ses efforts tendaient au maintien de la paix, Pozzo recevait l’ordre d’attirer son attention sur le fait que l’accroissement continu de l’armée française ne s’accordait guère avec de telles déclarations. Lorsque le cabinet impérial élevait des plaintes au sujet des menées poursuivies contre la Russie par les représentans de la France à Constantinople et à Londres, Casimir Perier rappelait de son poste le premier et imposait au second plus de retenue. Mais ces preuves de bon vouloir étaient jugées insuffisantes par l’empereur Nicolas.

L’insurrection polonaise donnait lieu à des explications et à des conflits incessans. Bien que le cabinet des Tuileries n’ignorât pas les vues de l’empereur Nicolas au sujet de cette révolte, l’ambassadeur de France fut chargé de proposer les bons offices de son gouvernement en vue de la pacification. Mortemart essuya un refus catégorique. Cela se passait en juillet 1831. En août, à l’ouverture de la session du Parlement français, Louis-Philippe prononça un discours dans lequel il exprimait ses sympathies aux héros-insurgés de la Pologne. Ce discours produisit à Saint-Pétersbourg l’impression la plus pénible. L’Empereur dit à l’ambassadeur de France « que le roi Louis-Philippe n’étant plus le maître chez lui, le langage de ce prince ne saurait ni le blesser, ni l’atteindre. » L’Empereur ne parvenait plus à contenir son irritation. S’étant rendu, en juillet 1831, au marché aux foins (place Sennaia) pour ramener à l’ordre une populace qui s’était révoltée à l’occasion d’une épidémie du choléra, il adressa aux rebelles les paroles suivantes : « Votre conduite est pire que celle des Français et des Polonais. » Dans une lettre respirant l’indignation, l’ambassadeur de France demanda au comte Nesselrode des explications au sujet de ces paroles blessantes. Le comte Nesselrode lui répondit de Peterhof, le lendemain même, que le discours de l’Empereur ne lui avait pas été exactement rapporté. En s’adressant à la foule, le souverain avait dit : « Voulez-vous donc imiter ce qui se passe en France et en Pologne ? » Comme personne ne pouvait contester qu’une révolte avait éclaté récemment à Paris, la question adressée par l’Empereur à la foule séditieuse n’avait rien que de très naturel. Il n’y avait en cela pas la moindre allusion politique. L’ambassadeur de France dut se contenter de ces explications.

Un nouvel incident envenima encore la situation. La prise de Varsovie par les armées russes produisit en France une impression foudroyante. Des manifestations anti-russes se produisaient dans les rues de Paris, et tout le monde redoutait une nouvelle agression de l’hôtel de l’ambassade. Un piquet de soldats fut placé dans la cour, et toutes les mesures de sûreté furent prises par le gouvernement français. Tout se passa fort heureusement.

Le gouvernement impérial chargea son ambassadeur à Paris de faire au gouvernement français les déclarations les plus rassurantes au sujet de l’avenir réservé à la Pologne, et de la ferme intention de l’Empereur de conserver inviolable « la lettre du traité de Vienne. » Mais l’Empereur se réservait de décider s’il était possible de conserver la constitution généreusement accordée par son auguste frère et déchirée par les Polonais. Un Te Deum solennel et une revue de troupes en présence de l’Empereur furent annoncés pour le 6/18 octobre. Tous les membres du corps diplomatique, en possession d’un uniforme militaire, furent invités à y assister. Le baron de Bourgoing, ministre de France, refusa de s’y rendre. Il déclara au comte Nesselrode qu’en présence de l’opinion publique en France, toute en faveur des Polonais, il ne saurait assister ni au Te Deum ni à la revue. Le comte Nesselrode porta ce fait à la connaissance de l’Empereur qui donna l’ordre de n’y ajouter aucune importance. Toutefois, Bourgoing prit part le même jour à un grand dîner à l’ambassade d’Autriche et se montra le lendemain à un spectacle et à une soirée dans une maison privée. L’Empereur et son vice-chancelier jugèrent cette conduite incorrecte. « Cette absence de tact, » écrivait Nesselrode à Pozzo di Borgo, « a été généralement blâmée ici… Il en est résulté une clameur générale qui est parvenue à la connaissance de l’Empereur. » Sa Majesté ne désire pas se plaindre directement de « l’impudence » (sic) du ministre de France. Toutefois il désirerait, dans l’intérêt d’une bonne intelligence entre les deux gouvernemens, « que le ministère français voulût bien prescrire une fois pour toutes à ses employés diplomatiques, accrédités en Russie, de respecter davantage, par leur langage et leurs actions, un sentiment national, qui ne saurait être froissé sans de graves inconvéniens. »

Le mécontentement qui se trahit dans chaque ligne de cette dépêche avait des causes profondes ; il ne s’agissait pas seulement de la conduite du ministre de France à la Cour impériale ; tout le régime de Louis-Philippe était odieux à l’Empereur. Dans ces conditions, le moindre incident devenait un grief. Malgré le refus catégorique du Cabinet de Saint-Pétersbourg d’admettre une intervention quelconque d’une puissance étrangère dans les affaires de Pologne, le gouvernement français ne cessait de lui adresser des recommandations en faveur des insurgés. A la fin de septembre 1831, le baron de Bourgoing remit au comte Nesselrode la copie d’une dépêche de Sébastiani du 12/24 septembre dans laquelle le gouvernement français, s’adressant encore une fois aux sentimens magnanimes du Tsar en faveur des Polonais, lui donnait des conseils de « bienveillance et d’amitié, » parlait de la nécessité du maintien de la paix en Europe, insistait sur la conservation de la nationalité polonaise placée sous la garantie de l’Europe entière, et faisait enfin appel aux sentimens de loyauté de l’Empereur dans l’observation des traités internationaux. L’Empereur inscrivit sur cette dépêche l’observation suivante : « Toute cette pièce est d’une impertinence à ne mériter aucune réponse ; car s’il fallait répondre, je devrais dire des choses trop fortes, pour qu’elles n’entraînent des complications désagréables. »

Ainsi le fossé se creusait chaque jour plus profondément. Les dispositions de l’Empereur s’imprégnaient d’amertume et de colère. Le Roi, issu d’un mouvement d’opinion, se croyait obligé de la ménager, et elle était favorable aux Polonais. Pozzo s’assombrissait de plus en plus. Il voyait, disait-il, le gouvernement français marcher vers « la République qui est synonyme de l’anarchie. » « Il est difficile de se représenter, écrivait-il en novembre 1831, jusqu’à quel point est tombée l’autorité personnelle du Roi. Entre lui et les anciennes puissances de l’Europe il y a quelque chose d’incommunicable. De tous les Empires qui lui causent le plus d’inquiétude, la Russie est en tête, je crois même qu’il n’est pas exempt de haine et de malveillance. »


MARTENS.


  1. L’auteur de cette étude, membre correspondant de l’Institut de France, publie depuis 1874 un Recueil des traités et conventions conclus par la Russie avec les puissances étrangères avec des esquisses historiques composées sur la base des actes diplomatiques des Archives du Ministère des Affaires étrangères de Russie. Les esquisses qui suivent sont empruntées au quinzième volume qui est sous presse et qui contient l’exposé des relations diplomatiques entre la Russie et la France depuis 1823 jusqu’à la fin de l’année 1857 et les traités et conventions jusqu’à nos jours.
  2. L’auteur de cette étude, membre correspondant de l’Institut de France, publie depuis 1874 un Recueil des traités et conventions conclus par la Russie avec les puissances étrangères avec des esquisses historiques composées sur la base des actes diplomatiques des Archives du Ministère des Affaires étrangères de Russie. Les esquisses qui suivent sont empruntées au quinzième volume qui est sous presse et qui contient l’exposé des relations diplomatiques entre la Russie et la France depuis 1823 jusqu’à la fin de l’année 1857 et les traités et conventions jusqu’à nos jours.