Nicolas Ier et Louis-Philippe/02

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Nicolas Ier et Louis-Philippe
F. de Martens

Revue des Deux Mondes tome 48, 1908


NICOLAS Ier ET LOUIS-PHILIPPE

II.[1]
1832-1843.


V

Dans le cours de l’année 1832, les relations entre les deux pays ne subirent aucune amélioration : un égal mauvais vouloir se manifestait à chaque pas. Casimir Perier mourut au mois de mai, et le comte Pozzo di Borgo considéra cette mort comme une grande perte pour la France. Mais « le Roi y paraît plus indifférent qu’il ne devrait l’être, » écrivait l’ambassadeur le 6/18 mai 1832.

Au mois de mai, le comte Pozzo profita d’un congé pour se rendre à Saint-Pétersbourg. Il y reçut la mission de faire, en retournant à son poste, des étapes à Berlin et à Vienne, en vue d’élucider un plan d’action commune entre les trois cours dans l’éventualité d’une guerre inévitable avec la France.

A son retour à Paris, le duc de Broglie était ministre des Affaires étrangères. Pozzo le trouva disposé à entretenir de bonnes relations avec la Russie. Il eut même lieu de constater que les Français aspiraient sinon à l’ordre, du moins à la tranquillité. Mais on ne persistait pas moins à se laisser entraîner par les affaires de Belgique et de Pologne. La prise d’Anvers par les troupes françaises souleva un grand enthousiasme à Paris. Le gouvernement français s’appliquait cependant à contenir ces entraînemens dans certaines limites et à en arrêter les progrès. Lorsque le comte Medem, chargé d’affaires russes pendant le congé de l’ambassadeur, crut devoir avertir le maréchal Soult, premier ministre en France, qu’il pouvait provoquer une guerre européenne, celui-ci lui répondit : « Pour désirer la guerre, je devrais être ou un sot ou un traître ; or, je l’espère, on ne me croit ni l’un, ni l’autre. » Le gouvernement français fit preuve de sagesse dans d’autres questions politiques : il désirait réellement le maintien de la paix en Europe et, en particulier, l’établissement de bons rapports avec la Russie. Ainsi lorsque, sur l’initiative du fameux agitateur polonais Lelevel, un « Comité national révolutionnaire permanent » fut créé à Paris pour ameuter les esprits contre la Russie, le gouvernement prit des dispositions pour le fermer. Il est vrai qu’il le fit sous la menace de l’ambassadeur de Russie de quitter la France avec tout le personnel de l’ambassade si l’on ne donnait pas suite à cette réclamation. Quoi qu’il en soit, les dispositions nécessaires furent prises. Néanmoins, en décembre 1832, le comte Pozzo di Borgo quitta encore une fois Paris pour se rendre à Londres, uniquement afin de ne pas assister, au jour de l’an, à la réception du corps diplomatique aux Tuileries. Il ne voulait d’aucune manière, en qualité de doyen du corps diplomatique, se charger de prononcer le discours traditionnel de félicitation au Roi.

D’autre part, lorsque la duchesse de Berry entreprit, en été 1832, sa campagne extravagante contre la monarchie de Juillet, les sympathies personnelles de l’empereur Nicolas Ier lui étaient assurément acquises. Mais, dès le début de l’entreprise, il en redoutait l’insuccès. Le 11/23 avril, la duchesse adressa une lettre à l’Empereur, pour le mettre au courant de ses projets et invoquer sa protection. « Appelée, disait-elle, par les vœux du Midi et de la Vendée, je vais me rendre au milieu des populations fidèles de ces contrées et leur confier les droits de mon fils. Forte de la justice de sa cause, je compte sur l’appui de la Divine Providence et sur celui de tous les cœurs généreux, c’est-à-dire, Sire, que j’ose invoquer le vôtre, et les nobles qualités qui vous distinguent me sont un sûr garant qu’il ne me sera point refusé. » Cette lettre autographe de la duchesse devait produire une étrange impression sur l’Empereur : elle était entièrement dépourvue de signes de ponctuation et d’accens. Il est possible que l’état physique de la duchesse ait réagi sur le moral. On sait que l’aventure finit tristement : la duchesse fut arrêtée et il fut reconnu qu’elle était dans un état intéressant. Le roi Charles X adressa à l’empereur Nicolas la prière d’accorder sa protection à la duchesse, retenue en prison, et il fut prescrit à l’ambassade de Russie à Paris de prendre discrètement sa défense et de chercher à obtenir quelque soulagement de son sort.

Depuis le commencement de l’année 1833, l’horizon politique de l’Europe s’assombrit grâce à la rupture ouverte entre la Porte et l’Egypte. Les aspirations à une indépendance complète du pacha Mehemet-Ali se manifestèrent par une insurrection de celui-ci contre le sultan de Turquie.

Dès que ce conflit vint à surgir, le vice-chancelier s’empressa de faire connaître à Pozzo di Borgo les vues de la Russie dans cette question. Il les résuma en disant : la politique de l’Empereur est « un système de conservation. » Elle désire le maintien de l’Empire Ottoman sur le Bosphore et les Dardanelles et met tous ses efforts à éviter une catastrophe dans cette partie de l’Orient. Le Cabinet de Saint-Pétersbourg propose au gouvernement français de se joindre à lui pour atteindre ce but. Dans ce cas, il usera, de son crédit auprès de Mehemet-Ali pour l’arrêter, et le maintien de la paix en Europe sera assuré. Toutefois, si le Cabinet des Tuileries saisissait cette « première marque de confiance » de la part de la Russie, pour proposer une « médiation collective » dans les affaires d’Egypte, ce projet devrait être immédiatement décliné par l’ambassadeur.

Le Cabinet français commença par affirmer son adhésion complète aux vues du gouvernement russe sur la question d’Orient ; il exprima, lui aussi, le désir d’éviter toute catastrophe sur le Bosphore. Mais les agens français en Orient semblaient, dans leur conduite, s’inspirer de principes différens. L’amiral Roussin, ambassadeur de France près de la Porte, intriguait sans cesse contre la Russie : il proposa même au Sultan d’introduire la flotte française dans la mer de Marmara. En Egypte, les agens français favorisaient presque ostensiblement la politique envahissante de Mehemet-Ali. S’il n’entrait pas dans les intentions du gouvernement français de contribuer à la pacification de l’Egypte et au rétablissement de la paix avec la Porte, le comte Pozzo di Borgo devait s’abstenir de toute ouverture au sujet d’une action commune de la Russie et de la France pour la solution de la crise en Orient. (Dépêche du comte Nesselrode du 28 mars/9 avril 1833.)

Pozzo aborda avec ardeur la mission importante qui lui était confiée. A peine revenu de Londres, il entra en pourparlers avec le duc de Broglie et avec le Roi lui-même, en s’appliquant à leur démontrer qu’il était de l’intérêt de la France d’entrer dans une alliance avec les grandes puissances. Le duc de Broglie se montra disposé à agir de concert avec la Russie, en vue de la pacification de l’Orient. Il promit de contenir l’ardeur de l’ambassadeur de France à Constantinople. Mais Pozzo comprenait que tout dépendait du Roi qui « gouverne, disait-il, ses ministres selon sa volonté et le royaume comme il peut. » C’est surtout dans les questions de politique extérieure que le Roi n’admettait aucune indépendance de son gouvernement.

A une des soirées suivantes, le comte se rendit chez la Reine qui recevait tous les jours les membres du corps diplomatique. Le Roi vint aimablement à sa rencontre et s’empressa de confirmer les assurances du duc de Broglie : il n’avait nullement l’intention de provoquer une catastrophe en Orient. Son unique désir était de maintenir la paix et d’amener une réconciliation du sultan avec Mehemet-Ali.

Le comte Pozzo di Borgo lui ayant déclaré que telles étaient également les intentions de son souverain, le Roi l’interrompit avec précipitation et lui dit : « J’en suis d’autant plus persuadé que l’Empereur doit être convaincu que l’Europe ne lui permettra jamais de s’établir sur ce point. » Cette sortie imprévue rendit Pozzo un moment si visiblement perplexe, que le Roi s’en aperçut aussitôt. Il s’ensuivit un court et pénible silence qui, selon l’avis de l’ambassadeur, dut prouver au Roi sa « naïveté. »

Le comte attira ensuite, dans un langage plein de gravité, l’attention sérieuse du Roi sur l’attitude de son ambassadeur à Constantinople, et ces déclarations firent une profonde impression. « Dans le cas, » dit l’ambassadeur, « où une escadre française passerait les Dardanelles, Sa Majesté Impériale regarderait ce fait comme un acte d’hostilité contre la Russie. » Le Roi ne put dissimuler son étonnement et répondit : « Comment, si fort que cela ? » à quoi l’ambassadeur répondit : « Exactement, sire. »

Cette conversation intéressante se termina par de nouvelles assurances du Roi qu’il n’avait aucune intention de porter atteinte à la paix de l’Europe et qu’il ne désirait que la pacification de l’Orient le plus promptement possible. Pozzo en conclut que l’accord entre l’Angleterre et la France visait la Russie et que la politique russe était nécessairement appelée à compter avec ce fait positif.

Le comte était convaincu que ni le Roi, ni son ministre n’avaient conservé le moindre doute sur l’attitude éventuelle de la Russie dans le cas où une escadre française passerait les Dardanelles. Mais il eut lieu de remarquer, par les lettres reçues du prince Lieven, de Londres, que cette menace n’était pas appréciée à sa juste valeur par le Cabinet français. Aussi profita-t-il de sa première entrevue avec le duc de Broglie, le 7 mai, pour confirmer encore une fois la résolution de son gouvernement. Le ministre français écouta avec une certaine contrainte ses déclarations catégoriques et s’écria : « C’est donc une menace que vous venez me faire ? » L’ambassadeur contesta énergiquement le caractère attribué à ses paroles, qui constituaient simplement « un avertissement amical. » — « Eh bien ! » répliqua le duc de Broglie, « si l’honneur et l’intérêt de la France exigeaient que son escadre entrât dans les Dardanelles, elle s’y déciderait, nonobstant ce que vous venez de me dire… » L’ambassadeur ne contesta pas le droit du ministre français de décider à quel moment l’honneur et les intérêts de la France exigeraient l’entrée de l’escadre française dans la mer de Marmara ; mais il crut devoir en même temps réserver à la Russie celui de reconnaître cet acte comme contraire à son honneur et à ses intérêts à elle, et de prendre des mesures en conséquence. Le duc de Broglie lui répondit là-dessus : « Nous sommes dans ce sens sur un terrain égal. »

L’attitude du gouvernement français devait indisposer l’empereur Nicolas au plus haut degré. Il ne lui pardonnait pas l’intention de s’opposer de concert avec l’Angleterre aux vues de la politique russe à l’égard de la Porte. Les encourage mens donnés par Louis-Philippe au pacha d’Egypte insurgé indignaient l’Empereur. Lorsque le prince Orlof fut envoyé à Constantinople, Pozzo di Borgo reçut l’ordre de se borner à la déclaration que cette mission avait seulement pour but d’accélérer la conclusion de la paix entre le Sultan et le pacha d’Egypte. Le chargé d’affaires de France à Saint-Pétersbourg demanda au vice-chancelier quel était le terme fixé pour le départ des troupes et des bâtimens russes de Constantinople : il n’obtint aucune réponse.

Au moment où la conclusion de la paix entre le Sultan et Mehemet-Ali fut connue à Paris, le duc de Broglie dit à l’ambassadeur de Russie que la France espérait voir cesser les mesures provoquées par l’état de guerre. En d’autres termes, le gouvernement français s’attendait à la révocation immédiate des dispositions militaires prises par la Russie. Cette observation du ministre français irrita encore l’Empereur. Sur le rapport de Pozzo di Borgo du 15/27 mai 1833, dans lequel les paroles du duc de Broglie se trouvaient consignées, il écrivit : « La question du gouvernement français est une impertinence à laquelle il ne faut autrement répondre que par les faits mêmes. » Dans ces conditions, la nouvelle de la conclusion du traité d’Unkiar-Skelessi entre la Russie et la Porte devait produire à Paris une pénible impression. Rien que, par sa dépêche du 5/17 août 1833, le vice-chancelier s’applique à atténuer aux yeux du gouvernement français l’importance de cet accord, le roi Louis-Philippe et le duc de Broglie comprenaient fort bien qu’il assurait à la Russie une position dominante à Constantinople. Ils ne pouvaient d’aucune manière partager l’avis du cabinet de Saint-Pétersbourg que la Porte avait témoigné le désir d’échanger la « sûreté matérielle » due à la présence de l’armée et de la flotte russe contre « la garantie morale » que devait lui assurer une alliance avec la Russie. Il est évident que cette « garantie morale » pouvait en tout temps se transformer en garantie matérielle.

Le même mécontentement se produisit à Londres. Le Cabinet de Saint-James persuada celui des Tuileries de présenter à Saint-Pétersbourg une protestation collective contre l’alliance russo-turque. Toutefois, le roi Louis-Philippe jugeait cette question avec sang-froid. Lorsque l’ambassadeur de Russie le pria de vouloir bien s’expliquer à ce sujet, le Roi se prononça en ces termes : « Je vais vous en dire plus que je ne devrais, mais c’est l’homme et non le Roi qui parle. Mon ministre avait minuté un projet de note, qui contenait, à la vérité, des observations sur votre traité avec la Porte, mais sans aucune expression qui aurait pu provoquer la moindre irritation. Lord Palmerston ne voulut pas l’accepter et envoya celui qui fut adopté en définitive. » La note remise au comte Nesselrode par les représentons de l’Angleterre et de la France constatait « la profonde affliction » éprouvée par les deux puissances à l’occasion du traité d’Unkiar-Skelessi.

Le Cabinet impérial trouva cette démarche « intempestive, » et déclara que l’Empereur était résolu à remplir scrupuleusement les engagemens contractés par lui avec la Porte. Pozzo était convaincu que ce n’était pas tant le Roi que son ministre des Affaires étrangères qui marchait à la remorque de la politique anglaise. Il en parla au Roi qui lui répondit avec bonhomie : « Que voulez-vous ? On dit que le Roi règne et ne gouverne pas. Je finirai par mieux arranger tout cela : le monde n’a pas été fait en un jour. »

Quoi qu’il en soit, il semblait hors de doute que le Roi était d’accord avec son ministre pour ne provoquer d’aucune manière une guerre avec la Russie à cause de l’alliance turco-russe. C’était pour eux un fait désagréable, mais rien de plus.

Ce qui attirait bien plus sérieusement leur attention, ce furent l’entrevue à Münchengrætz des souverains de Russie, d’Autriche et de Prusse, et les conférences qui s’ensuivirent à Berlin. Dès le mois d’août 1833, l’ambassadeur de Russie à Paris fut informé de la prochaine entrevue des souverains à Münchengrætz : elle avait pour but unique de consolider par des « épanchemens mutuels » les bases de la paix en Europe. Après l’entrevue, le comte Nesselrode adressa de Berlin, le 3/15 octobre une dépêche à Paris : il y exposait la vraie portée des conférences de Münchengrætz, ainsi que les dispositions qui y avaient été prises à l’égard de la France. — On a examiné en détail la situation générale de l’Europe, écrit le comte Nesselrode, et on a reconnu que la propagande révolutionnaire qui gagne journellement en extension, est une des « causes principales » de l’instabilité actuelle des trônes et des dangers qui menacent la tranquillité des nations. C’est en France qu’il faut chercher le foyer de cette propagande. Les trois monarques du Nord ont décidé de mettre un terme à ce danger : ils ont arrêté en conséquence quelques dispositions que le comte Pozzo di Borgo, de concert avec les représentans d’Autriche et de Prusse, est appelé à communiquer au gouvernement français, en lui recommandant de les prendre en sérieuse considération. Le vice-chancelier prévoit des objections de la part du Cabinet des Tuileries, qui fera valoir la nécessité de sauvegarder l’indépendance de la législation intérieure et la difficulté de rechercher les sociétés secrètes révolutionnaires. Ces objections sont sans valeur, vu que l’indépendance de la législation intérieure ne saurait justifier des encouragemens donnés à des attentats contre l’ordre établi dans les États étrangers : quant aux sociétés secrètes polonaises, italiennes et allemandes qui s’abritent sur le territoire français, elles ne sont ignorées de personne. « Un pareil état de choses, » poursuit le comte Nesselrode, « toléré et même protégé là où il s’est établi, est incompatible avec une paix sincère et véritable, puisqu’il met les autres gouvernemens dans la nécessité de se tenir constamment sur la défensive. Il est contraire aux relations d’amitié et de confiance que les trois Cours voudraient entretenir avec la France. » Bien plus, il est contraire à tous les principes du droit public, « puisque aucun État, quelles que soient les formes de son gouvernement, ne peut s’arroger le droit d’imposer à d’autres les principes qui le régissent ou de laisser former et organiser dans son sein des associations qui leur seraient hostiles. » En vertu de ces considérations, « les trois Cours se trouvent fondées à demander la suppression des Comités (ou associations) mentionnés plus haut. »

Le comte Nesselrode résume son argumentation dans le principe suivant : « Si un souverain n’est pas assez fort pour dompter par ses propres moyens une révolte qui aura éclaté dans ses États, il a le droit d’appeler telle autre Puissance à son secours. » Les trois puissances sont fermement résolues à appliquer ces principes aux autres nations : « elles seront toujours prêtes à employer leurs forces réunies pour appuyer l’intervention légitime de quelque part qu’on voulût l’empêcher et la combattre. »

Ce rétablissement de la théorie de la Sainte-Alliance, déjà irréparablement ébréchée, devait provoquer l’indignation du gouvernement de Louis-Philippe. Il impliquait la condamnation absolue de tout ordre de choses politique et public, établi en France. Aussi comprend-on que, lorsque l’ambassadeur de Russie se présenta chez le duc de Broglie, avec ses collègues d’Autriche et de Prusse, pour lui remettre officiellement les dispositions du congrès de Münchengrætz, le ministre les reçut avec froideur et réserve. Il leur déclara qu’il reconnaissait à chaque État le droit incontestable de s’organiser et de régler sa conduite selon ses propres intérêts et sa situation. Enfin, désirant parer le coup des trois monarchies du Nord, il dit au baron de Werther, ministre de Prusse, qu’il se félicitait de l’accord de ces puissances pour contenir les ennemis de l’ordre public dans les limites nécessaires. L’empereur Nicolas prit au sérieux ces paroles du ministre français et mit sur le rapport de l’ambassadeur l’annotation suivante : « Nous y voilà enfin après trois ans ! »

Comme on peut le croire, les dispositions des trois Cabinets monarchiques du Nord ne modifièrent en rien la marche de la politique intérieure en France. Le gouvernement de Louis-Philippe comptait bien plus avec les partis politiques et les vœux de la nation française, qu’avec les dispositions académiques du congrès des trois monarques. Il est probable que Pozzo di Borgo, ainsi que ses collègues d’Autriche et de Prusse, avaient en vue cette force des choses insurmontable, lorsqu’ils rédigèrent leurs Observations sur la situation intérieure de la France pour les communiquer en novembre à leurs gouvernemens. Il est fort possible que l’ambassadeur de Russie en ait été le principal auteur.

Ces Observations retracent un tableau de la situation intérieure de la France et constituent ainsi une réponse concluante à la doctrine de Münchengrætz et aux exigences formulées sur cette base. L’Europe entière, y lit-on, se trouve partagée en deux camps : dans l’un se trouve la France, — ce produit de la révolution, — dans l’autre l’Europe septentrionale, c’est-à-dire les trois puissances du Nord. On se demande involontairement dans lequel des deux camps se trouvent les autres États ? Cette question est restée ouverte.

En ce qui touche la politique intérieure de la France, les auteurs des Observations affirment qu’après la mort de Casimir Perier, le roi Louis-Philippe saisit lui-même les rênes du pouvoir et dirigea en personne la politique intérieure et étrangère du pays. Le ministère actuel convient parfaitement au Roi. Les deux ministres doctrinaires, Broglie et Guizot, sont le type du système révolutionnaire sous la dénomination de constitution et de progrès (sic). Ces ministres se montrent très sévères pour leurs ennemis politiques : les légitimistes et les républicains. Mais « ils excellent dans la faveur qu’ils accordent à toutes les résistances qui éclatent, au dehors, contre les autorités établies. Il suffit qu’un village s’insurge, qu’une assemblée de démagogues en Suisse ou en Allemagne s’élève pour qu’ils se prononcent contre les Souverains et les pouvoirs qui gouvernent. Dans leurs relations avec les Cabinets étrangers, la hauteur de leur langage est en raison1 inverse de la force de ceux auxquels ils s’adressent. Réservés envers les grands, ils n’usent d’aucun ménagement lorsqu’ils traitent avec les faibles. » Tout cet écrit dénote une hostilité marquée contre le roi Louis-Philippe et ses ministres. Mais les auteurs du mémoire s’accordent en même temps à constater l’impuissance des trois Cours du Nord dans leurs efforts pour imposer leur volonté à la libre nation française. Ainsi, par exemple, en esquissant le portrait de Thiers, ils l’appellent « une espèce d’être à part, » avec lequel tous les ministres doivent compter. Les Observations signalent en dernier lieu la solidité de l’accord entre la France et l’Angleterre, car les deux puissances sont pénétrées des mêmes « idées révolutionnaires » et de la même « haine contre les Souverains. »

En 1834, les relations diplomatiques entre la Russie et la France n’ont été marquées par aucun événement nouveau, quelque peu saillant. La question d’Orient continue toujours à être l’objet d’un échange d’idées entre les deux Cabinets, et en France un ministère tombe après l’autre.

Lorsqu’on janvier 1834 le duc de Broglie déclara à la Chambre des députés qu’il partageait les tendances anti-russes de Bignon, rapporteur de l’adresse, il souleva non seulement l’indignation de l’ambassadeur de Russie, mais aussi à un haut degré l’étonnement du Roi et des autres ministres. Le Roi dit au comte Pozzo di Borgo que M. de Broglie s’était conduit « comme un enfant. » A son avis, c’est sur le régime parlementaire que devait retomber la responsabilité de cette maladresse ; il en reconnaissait les inconvéniens, mais, disait-il, « je me garderai d’en violer les principes et les règles, parce que j’en sens les conséquences. Si Charles X avait pris patience comme moi, il y serait encore. »


VI

À ces confidences sur le compte de ses ministres, Louis-Philippe en ajouta bientôt d’autres, plus piquantes. A la fin de janvier, le Roi exprima au comte Pozzo sa grande satisfaction à l’occasion de la réception flatteuse, dont avait été honoré à Saint-Pétersbourg le maréchal Maison, nouvellement accrédite comme ambassadeur de France à la cour de Russie. « Je veux, » dit le Roi, « que l’Empereur sache mes sentimens à cet égard. M. de Broglie ne les aura pas exprimés ; je penserai si je dois écrire une lettre directement à Maison, en la jetant demain à la poste afin qu’il ne soit pas induit en erreur par le silence ou par les expressions incomplètes de mon ministre. » Ces paroles frappèrent au dernier degré l’ambassadeur de Russie, malgré le sang-froid qui lui était propre. « Je ne sais, poursuit-il dans son rapport au vice-chancelier du 18/30 janvier 1834, si le Roi écrit cette lettre, mais Votre Excellence peut conjecturer le mode dont les affaires se font ici, par cette découverte, qui serait incroyable, si le Roi ne m’en avait pas assuré si positivement. »

Ces paroles du Roi montrent combien il était mécontent de la conduite de son ministre des Affaires étrangères, qui dut bientôt quitter son poste. Le nouveau Cabinet ne dura que quelques mois, et il s’en constitua un autre en novembre. Guizot et Thiers ont joué un rôle décisif dans sa formation.

A l’époque de ces changemens continuels de ministère, en France, Pozzo s’adressait presque exclusivement au Roi pour traiter des questions courantes de la politique. La question d’Orient absorbait toujours l’attention des deux gouvernemens. Selon l’avis du Cabinet impérial, « la question d’Orient était définitivement résolue, l’Empire Ottoman conservé et l’Egypte renfermée de nouveau dans les bornes de la modération et de la prudence. Toutefois, lorsqu’on apprit à Saint-Pétersbourg qu’une flotte française appareillait à Toulon pour se diriger avec une escadre anglaise vers les côtes de Turquie, on y conçut involontairement des inquiétudes au sujet de nouvelles complications possibles. Le vice-chancelier adressa, le 18/30 juillet 1834, une longue lettre au comte Pozzo dans laquelle, d’ordre suprême, un avertissement sérieux était donné au Cabinet des Tuileries de ne pas suivre aveuglément tous les conseils de Londres. L’ambassadeur devait expliquer au gouvernement français que, si une escadre franchissait les Dardanelles, une guerre avec la Russie serait inévitable. La question consistait à savoir, non pas qui arriverait le premier au détroit, mais qui y resterait le dernier. « Or, sachez bien, mon cher comte, » écrivait le vice-chancelier, « que, s’il était jamais dit qu’un pavillon étranger flottât sur les Dardanelles, il n’y a pas un seul Russe qui ne soit prêt à donner jusqu’à son dernier rouble et jusqu’à son dernier enfant, pour aller venger ce qu’il croirait une insulte à la Russie. Ce n’est pas une question politique, c’est une affaire nationale chez nous. » En général, le vice-chancelier constate dans la politique des deux puissances occidentales deux flagrantes contradictions. En premier lieu, elles se montrent très préoccupées des projets envahissans de la Russie et la forcent en même temps d’aller là où elles redoutent sa présence. L’Empereur a ajouté de sa propre main : « et où certes nous n’avons aucune envie d’aller. » En second lieu, elles s’élèvent contre l’influence croissante de la Russie à Constantinople et obligent en même temps la Porte, par toute espèce de menaces et d’intrigues, à considérer le gouvernement ru se comme un ami fidèle et sûr. Le comte Nesselrode charge l’ambassadeur d’exposer ces vérités élémentaires au Roi lui-même dont le bon sens ne saurait être mis en doute.

Le comte Pozzo s’acquitta de cette mission et réussit à convaincre le Roi qu’il jouait avec le feu en appareillant une escadre à destination des côtes de Turquie. Louis-Philippe s’appliquait à démontrer que les nouvelles d’Orient lui faisaient prévoir une chute prochaine de l’Empire Ottoman, et c’est pourquoi il croyait nécessaire de tenir en réserve une escadre. Mais lorsque l’ambassadeur lui fit comprendre que, par ces mesures préventives, la France ne ferait que précipiter la catastrophe, en répandant partout la crainte pour le lendemain, le Roi en convint. Ce qui l’arrêtait, c’était l’alliance avec l’Angleterre. « Je suivrais volontiers votre conseil, » dit-il à Pozzo, « mais on ne manquerait pas alors de dire que je déserte l’Angleterre et que je renonce à son alliance, résolution que je ne veux pas, et qu’il m’est impossible de prendre, surtout eu égard à la nature de mes relations actuelles avec les autres puissances. C’était afin d’éviter ce reproche que j’avais témoigné le désir de nous entendre… »

Un certain rapprochement s’établit ainsi entre le Roi et Pozzo : le Roi nourrissait incontestablement des sentimens de considération pour l’ambassadeur, et celui-ci appliquait tous ses efforts à améliorer les relations tendues entre les deux gouvernemens.


VII

Tout cela changea en 1835. A la fin de décembre 1834, le vice-chancelier annonça au comte Pozzo di Borgo sa nomination à Londres. Cette nouvelle fut pour le comte un coup de foudre au milieu d’un ciel serein ; il ne s’attendait nullement à ce changement, au sujet duquel il n’avait pas été consulté. Le maréchal Maison, ambassadeur de France à la Cour de Saint-Pétersbourg, mandait, le 12 janvier 1835, à son gouvernement qu’on reprochait au comte Pozzo di Borgo sa partialité pour la France. Le « parti russe pur » en était mécontent et désirait son éloignement.

Le roi Louis-Philippe ne dissimula pas ses regrets ; ils augmentèrent encore lorsqu’il connut le nouvel ambassadeur.

Ce fut l’aide de camp général comte Pahlen, général de cavalerie. Les instructions en date du 27 avril/9 mai 1835 exposent ainsi le but de sa mission : « Loyale et ferme dans ses actes, simple, vraie dans son langage, la politique de l’Empereur, dans ses relations avec la France, repose tout entière sur l’application des trois principes suivans : » En premier lieu, le gouvernement impérial n’intervient pas dans les affaires intérieures, mais il ne tolère pas non plus l’intervention dans les affaires qui concernent exclusivement la Russie. En second lieu, la Russie ne se détachera jamais de ses alliées intimes : la Prusse et l’Autriche. Enfin, « Sa Majesté ne se décide à émettre une déclaration quelconque de concert avec les Cabinets alliés, que lorsqu’Elle est sûre qu’ils ont la volonté et le pouvoir de soutenir au besoin leurs déterminations par la force des armes. » Vient ensuite la liste des questions qui font l’objet des relations entre les deux pays. Il est dit notamment que, dans la question d’Orient, la Russie n’admettra jamais qu’une puissance arabe s’établisse sur le Bosphore. Le gouvernement français, hostile à la Russie, était d’un avis différent, mais dut s’incliner devant les argumens concluans, fournis par la présence de la flotte russe à Constantinople.

Plus intéressantes étaient les considérations générales dont devait s’inspirer le comte Pahlen dans ses relations personnelles avec le roi des Français et ses ministres. « Vu, disaient-elles, la dissemblance des principes qui dirigent la Russie et la France, leurs relations, il est vrai, ne sauraient être ni confiantes, ni intimes. L’Empereur désire nommément que vous en évitiez jusqu’à l’apparence et que, tout en profitant des avantages que votre prédécesseur a retirés de ses entretiens avec le Roi, vous ne chercherez pas à en multiplier les occasions, au-delà de ce que l’intérêt du service de Sa Majesté exige. » Toutefois, redoutant une fausse interprétation exagérée de ces instructions, leur auteur s’empresse d’ajouter : « Mais, en vous recommandant d’user de cette réserve dans vos rapports personnels, Sa Majesté vous autorise, d’un autre côté, à manifester en toute occasion, par votre conduite et votre langage, que la Russie et la France voulant la même chose, savoir la conservation de la paix, nous ne prévoyons aucun motif de mésintelligence et de rupture entre les deux pays, » si le Cabinet des Tuileries remplit la promesse de respecter les traités internationaux existans et respecte les frontières territoriales, actuellement reconnues.

Le comte Pahlen arriva à Paris en septembre 1835. Il fut aussitôt évident qu’on avait bien compris à Paris le véritable motif du rappel du comte Pozzo di Borgo et de la nomination de son successeur. Le premier était jugé trop aimable et trop courtois pour le gouvernement français ; le second devait montrer plus de froideur dans ses relations avec Louis-Philippe et ses ministres. Le comte Pahlen ne s’y trompa pas non plus : il se proposa comme but de montrer à la cour de France que la cour impériale n’entretenait avec elle quelques relations que pour la forme et par nécessité. Très compétent dans les questions militaires, il prit ses instructions au pied de la lettre et se tint sur une telle « réserve » que toutes relations d’affaires avec lui cessèrent d’elles-mêmes. A la fin de septembre, reçu par le Roi en audience solennelle, il prononça un discours et remit ses lettres de créance. Le Roi, écrit le comte, « a témoigné son désappointement, trouvant moi et mon discours secs et froids. Cette opinion est partagée par tous ceux qui en ont eu connaissance. Le résultat en est, de la part du Roi, une réserve extrême. Il ne manque en aucune occasion de me dire des choses polies, mais il ne m’a pas encore parlé sur les affaires, comme il le fait toujours avec mes collègues d’Autriche et de Prusse. »

Le comte Pahlen se rendait souvent aux soirées de la Reine, où se réunissaient tous les membres du corps diplomatique. Le Roi demandait des nouvelles de la santé de l’Empereur et des membres de son auguste famille, sans laisser tomber un mot sur la politique et les affaires. « L’agent de Russie, » écrivait Pahlen, « est mis à la queue de ses collègues. » On comprend que cette altitude du Roi fut aussitôt imitée par tout son entourage. Personne ne montrait de l’empressement à entrer en relation avec le nouveau représentant de Russie. Tous les militaires et même les ministres « l’ignoraient. » « De mon côté, » écrivait Pahlen au vice-chancelier, « tout en usant d’une politesse entière envers ceux qui veulent me connaître, je ne vais et je n’irai au-devant de personne. » Ses collègues d’Autriche et de Prusse, avec lesquels il devait agir de concert, en étaient au désespoir et lui exprimaient leurs sincères regrets. « Nous sommes désolés, » disaient-ils au représentant de la Russie, « de voir la situation dans laquelle vous vous trouvez. Conformément aux instructions de nos cours et en vue de l’intérêt qu’elles ont naturellement de connaître les pensées et les vues de Louis-Philippe, nous ne saurions changer nos relations personnelles avec lui. Par conséquent, notre conduite diffère de la vôtre. Cette différence sera remarquée dans le public, et particulièrement par nos ennemis communs. » Le comte Pahlen était troublé, démoralisé. Faisant la part du feu : « S’il ne s’agissait que de mes goûts, » écrivait-il, « j’aurais plutôt à me féliciter d’éprouver moins de gêne en me tenant éloigné d’une cour et de personnes aussi opposées à mes opinions qu’à mes sentimens. Mais il me paraît que ce n’est pas l’attitude qui convient au représentant d’un grand souverain apprenant indirectement et imparfaitement ce qu’il plaît à d’autres de lui communiquer. » Ces inconvéniens, l’empereur Nicolas Ier semblait vouloir les ignorer. Sur le rapport de novembre, il inscrivit de sa propre main la résolution suivante : « Pahlen ne doit faire aucune avance, mais aussi nullement repousser les avances du Roi. Se rendre chez lui, s’il y est invité une fois pour toutes, rentrer dans un devoir de politesse dont il doit s’acquitter ; mais il ne doit s’engager dans des conversations d’affaires que si le Roi les commence lui-même. »

Le comte, Pahlen eut bientôt l’occasion de montrer comment il comprenait son rôle à la cour des Tuileries. Leduc de Broglie prononça en janvier 1836 un discours à la Chambre des députés dans lequel il déclarait « déplorable » la victoire remportée par l’armée russe sur les insurgés polonais. L’ambassadeur résolut aussitôt de s’adresser directement au Roi pour demander des explications et réclamer satisfaction de l’offense portée à l’armée russe. Il profita, pour avoir cet entretien, d’une soirée musicale aux Tuileries, à laquelle il était convié et demanda au Roi s’il avait lu une dépêche qu’il avait communiquée au duc de Broglie et dans laquelle le Cabinet impérial exprimait sa ferme intention d’entretenir les meilleures relations avec la France. Le Roi répondît avec surprise qu’il n’en avait pas connaissance quoiqu’il eût travaillé ce même jour assez longtemps avec le duc. « Je laisse à votre jugement, Sire, » dit le comte Pahlen, « à décider jusqu’à quel point la conduite de M. de Broglie est coupable en cette occasion, mais ce que je ne saurais passer sous silence, c’est le terme inconvenant dont il s’est servi en donnant l’épithète de déplorable à la victoire remportée par nos armes sur l’insurrection polonaise. Une pareille expression est-elle excusable dans la bouche d’un premier ministre d’un Cabinet qui professe des principes d’ordre et de stabilité ? Un pareil langage, en prêchant indirectement la révolte, ne doit-il pas au contraire offenser tous les gouvernemens réguliers et les rendre de plus en plus méfians des dispositions et des intentions d’un Cabinet présidé par un homme dont l’esprit de propagandisme révolutionnaire ne saurait désormais être un secret ? » — « Nul doute, » répliqua le Roi, « que l’expression de déplorable, appliquée comme elle l’a été par M. de Broglie, est de la plus haute inconvenance. C’est un étourdi dont je ne suis jamais sûr, malgré toutes les peines que je me donne d’agir utilement sur son esprit et de le maintenir dans une ligne directe et stable. J’y réussis parfois, mais souvent il m’échappe sans que malheureusement je me trouve dans la position de m’en débarrasser en le remplaçant par un homme de mon choix. » « Je vous le répète, continua le Roi, ce dont je gémis le plus, c’est de n’avoir pas à ma disposition les instrumens qu’il me faudrait pour arriver facilement et promptement au résultat que j’ai toujours en vue et qui consiste à faire disparaître de mes relations avec les puissances tout sujet de plaintes et d’éloignement. En attendant, veuillez, je vous prie, donner de ma part l’assurance à l’Empereur que je suis vivement peiné de n’être pas parvenu à empêcher l’adoption d’un terme peu important en lui-même, mais qui exprime une disposition malveillante envers la Russie. « L’empereur Nicolas Ier fut très satisfait de la conduite du comte Pahlen et inscrivit sur son rapport ces mots : Parfaitement agi.

L’Empereur fut d’autant plus satisfait que le comte avait produit sa protestation avant d’avoir reçu la dépêche du vice-chancelier du 25 janvier/6 février 1836, qui lui recommandait de faire précisément ce qu’il avait fait de sa propre initiative. Aussi voulut-il lui exprimer son contentement particulier. « Vos rapports, mon cher comte », écrivait-il le 15/27 février, « sont parfaits et me prouvent de plus en plus combien j’ai eu raison de vous envoyer à Paris. Vous avez le cœur droit et l’esprit juste. C’est ce que je demande et ce que j’estime avant tout. Peu m’importent les phrases. Continuez donc comme vous avez commencé. Par votre langage simple et vrai, vous ne tarderez pas à vous concilier la bonne opinion du Roi qui appréciera, j’en suis sûr, la noblesse de votre caractère. » Le duc de Broglie prit sa retraite en février. Thiers devint président du conseil et ministre des Affaires étrangères. Le comte Medem, conseiller de l’ambassade, eut l’occasion de se rapprocher de lui et lui demanda quelle serait sa politique. « Eh bien ! » répondit Thiers, « je n’ai aucun système politique ; toute ma politique est de ne rien faire et de laisser agir tout le monde, et je crois avoir ainsi saisi l’esprit de l’époque. L’homme n’est rien aujourd’hui ; la force des choses l’emporte toujours. Il faut laisser arriver les affaires ; il ne faut pas les faire. » Thiers était, en général, un partisan absolu de la « force des choses, » qui l’emporte toujours sur la volonté des hommes. C’est dans ce sens qu’il comprenait la politique de Louis-Philippe, qui pouvait se justifier par la « force des circonstances. » Il fit au comte Medem un portrait du Roi qui abondait en traits piquans. Il le trouvait homme « très fin, » très prévenant en général et surtout envers tous ses ministres. Il était « bon enfant, » toujours une bonbonnière dans sa poche pour régaler de bonbons ses ministres. Avec un couteau, tiré de sa poche, il découpait des fruits et en distribuait des morceaux aux assistans. Il écrivait ses observations sur de petits chiffons de papier et les cachait lui-même dans les carnets de ses ministres. — Le comte Pahlen s’exprimait de son côté en termes flatteurs sur le compte de Thiers : il lui trouvait beaucoup d’esprit, des capacités et « une rare pénétration. » D’ailleurs, écrivait-il, « le Roi étant devenu plus que jamais l’arbitre absolu des affaires, la France et l’Europe pourront désormais, mieux que par le passé, juger des actes de Sa Majesté et de son système à l’intérieur et à l’extérieur. » Le ministère Thiers parut à l’Empereur et à son ambassadeur bien plus modéré et plus raisonnable que ne l’était celui du prédécesseur. « La justesse de ses vues » et « la modération de ses principes » furent reconnues par le Cabinet impérial dans la dépêche du vice-chancelier du 9/21 avril. La France y était félicitée d’avoir un ministre comme Thiers, qui apportait dans les relations avec les puissances étrangères un esprit de « sage conciliation. »

Mais ces louanges firent place bientôt à une indignation sans bornes. Contrairement aux ordres du Roi, Thiers avait autorisé l’enrôlement en France de volontaires pour l’armée de la reine Christine d’Espagne. Le roi Louis-Philippe, en l’apprenant de la bouche du ministre d’Autriche, en fut indigné lui-même au plus haut degré. Au Conseil des ministres, il dit à Thiers : « Je vois bien que vous avez décidément perdu la tête ; je m’aperçois que j’ai commis une grande faute en suivant l’avis de certaines personnes qui m’ont conseillé de vous confier le portefeuille des Affaires étrangères. Avec un peu plus de sagesse et de modération et d’attachement à ma personne, vous auriez pu rester ministre jusqu’à la fin de mon règne ; mais vous prétendez lutter contre moi. Détrompez-vous, monsieur Thiers : vous êtes infiniment trop faible pour cela. Je suis l’homme de l’époque et du pays ; je ne connais peut-être même pas toute la force qui réside en moi, mais je sais bien que je suis extrêmement fort ! »

C’est avec ces paroles, du moins d’après le témoignage du comte Pahlen, que Louis-Philippe congédia Thiers et tout son ministère.

Lorsqu’on connut à Saint-Pétersbourg la politique de Thiers dans les affaires d’Espagne, l’ordre fut donné au comte Pahlen de quitter la France avec tout le personnel de l’ambassade. Cette résolution fut communiquée en même temps à Vienne et à Berlin. Mais en recevant la nouvelle de la chute de Thiers et de son ministère, le Cabinet impérial se rassura et applaudit à la nomination du comte Molé comme chef de cabinet et ministre des Affaires étrangères. Le comte Pahlen était aussi content du choix de Molé que de celui de Guizot, comme ministre de l’Instruction publique : il appelait ce dernier le cerveau et la tête du nouveau gouvernement. Les sentimens de satisfaction, inspirés au Cabinet impérial par le nouveau ministère ne furent d’ailleurs pas de longue durée. Après quelques mois, l’ambassadeur fut chargé de protester énergiquement contre le discours d’Odilon Barrot et d’autres députés français sur la question polonaise[2].

Les questions de politique étrangère rentraient au second plan, et on ne prévoyait pas de complications internationales sérieuses. En revanche, les affaires intérieures de la France attiraient l’attention du gouvernement impérial et le portaient à user d’une grande circonspection à l’égard du Cabinet français. Le comte Pahlen ne cessait de répéter qu’il ne croyait pas à la stabilité du régime monarchique en France, parce que ce régime n’avait pas de racines dans le pays. D’après lui, ce régime ne pouvait pas s’accommoder du « principe démocratique » qui avait pénétré jusqu’aux profondeurs de l’âme de la nation française. « La royauté, écrivait-il le 16/28 décembre 1837, ne s’appuie plus sur rien et se trouve dans un isolement complet. » On la rend responsable de tout ce qui arrive ; elle trahit sa faiblesse dans tout ce qu’elle entreprend. Tout malheur, toute calamité lui sont attribués. L’affermissement de la royauté ne serait possible, selon le comte Pahlen, qu’à la condition d’une réorganisation complète de la société française. « Le Roi, écrivait-il, ne sera plus désormais qu’un prisonnier d’Etat. Depuis plusieurs années il ne peut se présenter en sûreté dans les rues et sur les places. A l’avenir, il sera réduit à l’habitation de ses châteaux et parcs privés. » Il dit en terminant : « Lorsqu’une nation en est venue au point où en sont les Français, elle a besoin d’autres institutions et d’une réorganisation sociale, ou il faut qu’elle se décompose, car la source de la vie morale a tari. On trouve bien encore en France des individus, mais on y cherche en vain une société. » Ces observations du comte Pahlen, qui pouvaient pourtant prêter à bien des critiques sérieuses, furent très appréciées par l’Empereur. Il écrivit sur ce rapport l’annotation suivante très caractéristique : « Cette dépêche contient des vérités si palpables, que je suis fier, sans être sur les lieux, de l’avoir pressenti en entier. Lisez-la au comte Fiquelmont (ambassadeur d’Autriche). »

Le comte Molé était présenté à Saint-Pétersbourg comme un conservateur très correct : on présumait donc qu’il ne donnerait lieu à aucun mécontentement. Bien plus, on pouvait espérer qu’il contribuerait à l’affermissement du trône et du principe monarchique en France. Le fait ne confirma pas ces prévisions. Dans un de ses premiers discours à la Chambre des députés, le comte Molé prononça textuellement les paroles suivantes : « Nous détestons l’absolutisme et nous plaignons les nations qui connaissent assez peu leurs forces pour le subir. » Le comte Pahlen en fut indigné au plus haut degré et ses sentimens étaient partagés par les représentans d’Autriche et de Prusse. Tous les trois se présentèrent chez le comte Molé pour demander des explications et réclamer satisfaction. A en juger d’après le rapport du comte Pahlen du 6/18 décembre 1837, le comte Molé fut très confus. « Je vous déclare, » dit-il, « avec peine, mais avec la plus entière franchise que j’ai eu complètement tort. Cette malheureuse phrase m’a échappé au milieu de la préoccupation que me donnent les débats sur la question espagnole. Cette affaire m’absorbait ; je croyais la majorité ébranlée par la crainte de l’établissement d’un régime absolutiste dans la Péninsule ; je voulais la rassurer sur les opinions du Cabinet ; je ne songeais dans ce moment qu’à l’Espagne et à la France, et j’ai prononcé ces paroles dont je n’ai senti que bien plus tard toute la portée, toutes les interprétations qu’elles pourraient surtout faire naître à l’étranger. Je vous le répète, je conviens de mon tort, mais il a été involontaire. Mes principes conservateurs en sont garans… Je crois qu’il ne faut sous aucun prétexte rompre les obligations réciproquement contractées. C’est à cette idée que j’ai voulu appliquer mes mots sur l’absolutisme ; je n’ai pas eu d’autres intentions ; rendez-moi la justice de le croire. » Le premier ministre exprima en outre ses remercie-mens au comte Pahlen de lui avoir fourni l’occasion de s’énoncer franchement vis-à-vis de lui. Le nuage fut dissipé, et l’Empereur écrivit sur le rapport de l’ambassadeur les paroles suivantes : « Pahlen a parfaitement agi. »

Ce petit conflit avec le chef du gouvernement français prouve une fois de plus quel immense abîme existait entre la Russie de l’époque de Nicolas Ier et la France de la monarchie de Juillet. Les relations entre les deux Cabinets suivirent leur cours par la force des choses ; mais il suffisait du moindre incident pour provoquer aussitôt des reproches et des récriminations amères.

A la fin de 1838, les nuages du conflit turco-égyptien surgirent une fois de plus à l’horizon politique. Le Cabinet impérial déclara à Paris qu’il n’admettrait jamais que le pacha d’Égypte vînt encore une fois troubler la paix de l’Europe. Lorsque la tentative de Mehemet-Ali d’obtenir l’indépendance entière de l’Egypte donna lieu à de nouvelles négociations diplomatiques, le Cabinet impérial décida d’en transférer le centre de gravité à Londres. Le baron Brunnow fut envoyé dans cette capitale en vue d’établir un accord complet entre la Russie et l’Angleterre. Le jeune diplomate russe s’acquitta avec un plein succès de la mission difficile qui lui fut confiée.

Les pourparlers avec le Cabinet des Tuileries eurent une issue toute différente. Le gouvernement russe éprouva une impression de perplexité, ne sachant pas avec qui il devait traiter à Paris. On ne faisait qu’y changer de ministère. Déjà, en février 1839, le comte Molé avait dû abandonner son poste, et le maréchal Soult avait été appelé à le remplacer. Il est vrai que le roi Louis-Philippe s’appliquait sans cesse à démontrer au comte Pahlen et au comte Medem qu’il était le chef de l’État et qu’il dirigeait en personne la politique de la France. Bien qu’on l’appelât « roi révolutionnaire, » comme il en convenait lui-même, il ne tenait pas moins dans ses mains les rênes du pouvoir. « J’ai laissé dire, » répétait-il, « et j’ai continué avec persévérance la lutte qui s’était engagée entre l’intérêt monarchique et l’esprit révolutionnaire qui m’avait pris pour principal point de mire… Voilà neuf ans que cela dure et je n’ai pas succombé. J’ai perdu parfois un combat, mais point une bataille, et tandis que j’ai réussi à rétablir la tranquillité et la prospérité à l’intérieur de mon pays, j’ai exercé la plus grande influence sur la continuation de la paix au dehors. » Le Roi exprima sa ferme résolution d’agir de même dans l’avenir pour le maintien de la paix internationale et la conservation de l’Empire Ottoman, et il persista en effet dans cette résolution, malgré toutes les intrigues de son entourage.


VIII

Lorsque la nouvelle de la mission du baron Brunnow à Londres fut connue à Paris, le maréchal Soult ne put s’empêcher d’exprimer ses vifs regrets au comte Medem. Selon lui, cette mission avait évidemment pour but d’isoler la France et de l’exclure des pourparlers sur le sort de l’Empire Ottoman. Aussi la France, disait-il, se trouve-t-elle dans la nécessité de s’opposer à toute intervention active de la Russie dans le conflit turco-égyptien, et si la Russie prenait la résolution d’envoyer sa flotte au Bosphore, la flotte française devrait franchir les Dardanelles.

Sur la dépêche du comte Medem du 29 septembre/11 octobre 1839, qui signalait cette déclaration du ministre français, l’Empereur inscrivit ce seul mot : détestable.

Ce fut à Paris une joie sans fin lorsque le bruit s’y répandit de l’échec complet de la mission du baron Brunnow. Mais bientôt des faits incontestables vinrent confirmer l’accord intervenu et le succès éclatant du diplomate russe. On apprit du gouvernement anglais lui-même que l’Angleterre et la Russie avaient résolu d’appliquer, au besoin, des mesures de coercition contre Mehemet-Ali, s’il ne consentait pas à s’arrêter à temps et à se soumettre à la volonté des grandes puissances de l’Europe. Les sentimens du Cabinet des Tuileries à l’occasion de la mission du baron Brunnow avaient d’ailleurs une cause sérieuse et rationnelle. Le gouvernement français se trouvait dans les relations les plus amicales avec l’Angleterre, et cette amitié lui servait d’appui solide contre l’action malveillante de la Russie. Si l’Angleterre passait dans le camp russe, le complet isolement politique de la France devait en être la conséquence inévitable. L’émotion était très vive en France, et tout lui servait d’aliment, les relations de la France et de la Russie étant de plus en plus tendues. Le Roi se plaignait au comte Medem des dispositions russophobes qui s’étaient emparées de la société française, mais il avouait son impuissance à les contenir. Malgré son animosité contre Thiers, il se trouva obligé en mars 1840 de lui confier le soin de former un nouveau ministère. Thiers prit le portefeuille des Affaires étrangères. Le comte Medem, inquiet de la tournure que prenaient les choses, exprimait des regrets au sujet de la mission du baron Brunnow ; il ne l’approuvait pas d’une manière absolue et aurait désiré que le Cabinet impérial se fût préalablement entendu avec le gouvernement français à ce sujet. « Ce n’est certainement pas notre faute, » lui écrivait le comte Nesselrode, « si les Français sont vaniteux et susceptibles. Si nous avions commencé par eux, l’Angleterre se serait irritée, et nous aurions rencontré sur le terrain de Londres les obstacles qui nous viennent aujourd’hui de Paris. C’est un cercle vicieux dont il eût été difficile de sortir avec des hommes aussi peu raisonnables et aussi peu pratiques que ceux qui, dans la plupart de l’Europe, sont aujourd’hui à la tête des affaires. Cependant, je dois convenir que, dans cette question-ci, j’ai trouvé plus de logique et de bon sens en Angleterre qu’en France. »

Le comte Pahlen était en congé quand il quitta Saint-Pétersbourg pour revenir à Paris ; il fut muni d’instructions qui lui recommandaient de chercher à rassurer le gouvernement français et à le convaincre qu’il n’entrait pas dans les intentions du gouvernement russe d’isoler la France. En dehors de cela, était-il dit dans ces instructions, « le gouvernement français n’ignore sûrement pas que, si nos vues à l’égard de la Turquie ont été plus d’une fois dénaturées en Angleterre, celles qu’il peut avoir sur l’Egypte n’y sont point à l’abri de tous soupçons. Plus d’une voix s’y est élevée pour signaler à la vigilance de la nation les projets futurs de la France sur la Méditerranée, et son intention supposée de faire un jour de l’Egypte, constituée en État indépendant, un poste avancé contre la Grande-Bretagne… »

Le comte Pahlen arriva à Paris au commencement d’avril et fut reçu aussitôt par le Roi et son premier ministre Thiers. Le Roi chercha à convaincre l’ambassadeur de la nécessité absolue d’en finir au plus vite avec la question d’Egypte et de faire quelques concessions à Mehemet-Ali. Personne ne saurait le contraindre à arrêter la marche de son armée. L’entretien de l’ambassadeur avec Thiers présenta plus d’intérêt. Le comte Pahlen s’appliqua à démontrer que la politique russe ne poursuivait d’autre but en Orient que le rétablissement de la paix et la conservation de l’Empire Ottoman. Thiers répondit : « Le gouvernement du Roi est sincèrement disposé à contribuer de tous ses moyens à amener cet heureux résultat. Mais en politique l’on ne doit pas entrer dans une allée sans en voir le bout. Or, en poussant le vice-roi à l’extrémité, on risquerait un coup de tête de sa part : le passage du Taurus peut-être. Je ne suis ni Égyptien, ni Turc. Je n’articule aucune proposition, mais je suis prêt à les examiner toutes et à approuver celles qui me paraîtront acceptables. Une fois d’accord avec les autres Cabinets, je prends l’engagement formel d’user de toute l’influence de notre parole, et même du langage le plus comminatoire pour porter Mehemet-Ali à se soumettre à nos décisions communes. » Toutefois, lorsque le comte Pahlen demanda à Thiers s’il consentait à prendre part aux mesures de coercition contre le vice-roi, le ministre français répondit évasivement. Il était convaincu que Mehemet-Ali restituerait à la Porte les territoires et les îles envahis, et qu’il se contenterait du Taurus comme frontière. Mais il exprimait surtout la ferme assurance que, sans le concours de la France, les grandes puissances ne réussiraient jamais à exécuter un projet quelconque de pacification de l’Orient. On comprendra dès lors facilement l’impression foudroyante que devait produire à Paris la nouvelle de la conclusion de la convention de Londres du 3/15 juillet, concernant l’Egypte. Sans le concours de la France, quatre puissances de l’Europe avaient statué définitivement sur le sort du vice-roi et la situation internationale de l’Egypte. L’exclusion de la France de cet acte international d’une haute importance fut considérée par tous les partis politiques comme une atteinte grave portée à la dignité de la nation française. Le mot de guerre se trouvait dans toutes les bouches, et le gouvernement prenait les mesures les plus actives pour la mobilisation de l’armée. Une levée de 700 000 hommes était ordonnée, et la flotte appareillait pour prendre la mer. Cette ardeur belliqueuse des Français ne causa aucune alarme à l’empereur Nicolas. Les réflexions et les résolutions qu’il inscrivait sur les rapports du vice-chancelier présentent un grand intérêt. Nous croyons devoir en signaler une. Lorsque Tatistchew, ambassadeur de Russie à Vienne, annonça à l’Empereur que le prince Metternich, dans la crainte d’une déclaration de guerre de la France, proposait de convoquer une conférence diplomatique spéciale à Wiesbaden pour modifier la convention qui venait d’être conclue à Londres, Nicolas écrivit que la pensée du chancelier d’Autriche était raisonnable, mais-impossible à réaliser. Jamais le roi des Français ne se soumettrait de plein gré à la volonté des puissances. « Mais, continuait l’annotation impériale, ce qu’il (le prince Metternich) exige de L. P. (Louis-Philippe) est fou, car il oublie que L. P. est devenu zéro ; le véritable pouvoir n’est plus à lui ; il est à Thiers ; comment peut-il donc renverser Thiers, au moyen de quoi ? Je ne comprends pas. »

Une autre réflexion de l’empereur Nicolas Ier est encore plus caractéristique. Lord Palmerston proposa au Cabinet impérial de défendre, le cas échéant, la convention de Londres à mains armées contre la France. Après avoir pris connaissance des rapports de ses représentans à Londres, à Paris et à Berlin, l’Empereur prit la résolution suivante, dûment motivée, le 9/21 août 1840 : « Toutes ces pièces sont du plus haut intérêt et de la nature la plus satisfaisante pour moi. Je ne balance pas un instant à m’associer à la déclaration à faire à la France, comme conséquence du traité qui vient d’être conclu. Mais il faut rédiger cette déclaration de façon qu’elle ne soit valable que tant que l’Empire Ottoman existe. Je ne puis pus me lier les mains pour l’avenir, peut-être assez rapproché, où il n’y aura plus d’Empire de ce nom ; car ce sera une nouvelle ère qui commencera, fort difficile à traverser, si l’on n’y met pas de bonne foi de part, et d’autre ; je réponds pour moi, car je ne me mettrai jamais en contradiction avec ma conscience ; puissent les autres en dire autant ! Ce cas fort malheureux étant donc devenu une des possibilités du moment et même fort probable, il faut penser à l’avenir de la manière la plus sérieuse, la plus profonde et échanger nos opinions, quand nous nous reverrons. Il ne s’agira de rien moins que de poser la question ainsi : si la Turquie meurt, que mettre à sa place ? Veut-on d’un État chrétien indépendant, ou veut-on d’un partage à l’amiable, sans en exclure la France ? J’opine pour ce dernier cas, et il me paraît que l’héritage du défunt sera assez grand pour satisfaire tous ; en laissant Constantinople à tous, c’est-à-dire à personne. La garde du Bosphore à nous, celle des Dardanelles à l’Angleterre et à l’Autriche. Voilà, écrivait en finissant Nicolas, où en sont mes idées, — n’allez pas en conclure que je le désire ; mais au contraire que je prie Dieu de nous préserver de ce nouveau malheur, étant pour cela résolu à ne pas me laisser prendre au dépourvu si la chose devient nécessaire. »

Cette pensée de la fin prochaine de l’Empire Ottoman ne cessait de poursuivre l’empereur Nicolas et, en y réfléchissant, il énonçait toujours la profonde conviction que ce n’était que dans le conseil des grandes puissances, et par leurs efforts réunis, que cette catastrophe pouvait être restreinte à des limites supportables pour tous.

Désirant aussi agir loyalement à l’égard de la France, l’empereur Nicolas Ier crut devoir renouveler la question : ne faut-il pas lui déclarer franchement qu’elle est appelée à marcher seule contre tous dans la question d’Egypte ? « Il faut persister dans la marche suivie jusqu’ici, » écrivit l’Empereur sur le rapport du comte Nesselrode du 1er août 1840, « payer de la plus parfaite indifférence les invectives et les rodomontades françaises et ne rien faire pour les provoquer. J’ai reçu hier une lettre du roi de Prusse qui heureusement parle exactement de même. Il va voir Metternich et me demande s’il ne serait pas bien de déclarer à la France que si elle s’avisait de bouger pour attaquer l’un de nous, nous nous considérerions comme attaqués tous ; je ne demande pas mieux, si l’Autriche et l’Angleterre le désirent ; car ce sera déclarer ce dont je suis résolu sans convention… » A la fin de cette annotation, l’Empereur donne libre cours à son sentiment d’irritation contre le gouvernement français et termine cette résolution par ces mots typiques : « Quel cochon que Thiers ! »

En octobre, Thiers donna sa démission. A la veille de sa chute, il eut des explications intéressantes avec le comte Pahlen et lui dit entre autres choses : « Nous n’avons rien contre vous ; nous avons été sur un point de bonne harmonie, mais pas alliés. Vous avez joué votre jeu avec persévérance, avec habileté. Vous avez réussi et nous ne nous plaignons pas de la Russie. Ainsi vous voyez que l’opinion se déclare particulièrement contre l’Angleterre. Je vous dis franchement ma pensée. Vous êtes trois puissances continentales, régies par ce qu’on appelle l’absolutisme, qui ressentez un éloignement et une répugnance pour notre révolution. L’Angleterre a profité de ces sentimens pour conclure la convention de Londres. »


IX

Après Thiers, le portefeuille de ministre des Affaires étrangères fut occupé par Guizot. Le roi Louis-Philippe fut le premier à se féliciter de ce changement et ne dissimula pas à l’ambassadeur de Russie sa joie d’avoir « enfin un ministère de la paix. » Il avoua en même temps qu’il approuvait lui-même les mesures d’armement, mais seulement comme mesures de précaution. « Je ne veux pas de casus belli, » dit-il au comte Pahlen, « point de solidarité avec Mehemet-Ali, avec lequel je n’ai ni alliance, ni traité. » Le Cabinet de Saint-Pétersbourg fut heureux de ce changement de ministère : il se livra à l’espoir que la France finirait par accepter le fait accompli. « La France, » écrivait le vice-chancelier dans son compte rendu à l’Empereur pour l’année 1840, « ne se dissimule pas que de nous sort la pensée qui l’a conduite à son isolement, et que nous sommes ainsi la cause de sa situation humiliante. Et pourtant, elle ne nous en veut pas mortellement. Elle a pour nous la considération involontaire qu’inspire un heureux adversaire. Mais nous sommes plutôt à ses yeux un adversaire qu’un ennemi. La Russie ne devait rien à la France ; elle ne lui avait rien promis ; en combattant la politique française, elle a suivi franchement la ligne que lui traçait son propre intérêt ; mais elle n’a trahi envers elle ni antécédens, ni obligations. » L’Angleterre s’est éloignée de la France, et c’est contre elle que devaient se tourner les flèches de son indignation et de son hostilité. Selon l’avis du comte Nesselrode, c’est la conviction intime de la majorité des Français, dont la colère contre l’Angleterre cache un germe d’amitié pour la Russie. « Telle est, sire, » écrivait-il, « la disposition actuelle en France, sinon du gouvernement lui-même, au moins d’un bon nombre d’esprits. Elle va si loin que nous y avons déjà vu le chimérique projet d’une alliance russe germer dans la tête de plus d’un personnage influent. Ainsi, en même temps que nous avons reconquis l’amitié de l’Angleterre, nous voyons la France implorer la nôtre. »

Dans le cours de l’année 1841, Guizot réussit à retirer la France de la position pénible dans laquelle l’avait mise la convention de Londres sur l’Egypte. En juillet 1841, fut signée la convention des Détroits à laquelle elle prit part.

Le baron Brunnow caractérisa la politique française dans la question d’Orient sous les trois derniers ministères dans ces termes malicieux : « Tergiverser sous le premier ministère Soult, — menacer sous Thiers, — mendier sous le ministère actuel de Guizot, — voici de quelle manière la France a entendu traiter les grandes affaires d’Orient qu’elle a prétendu régler de concert avec nous. »

C’est un devoir d’équité de constater que Guizot ne mendiait pas ; il cherchait à relever la France de l’échec qu’elle avait éprouvé. Il s’appliquait à démontrer au comte Pahlen que la France ne pouvait pas dans ce moment accéder à la convention de Londres, mais qu’elle était disposée à prendre part à une autre transaction quelconque sur ta question d’Orient, comme par exemple celle des Détroits ou celle qui concernait les populations chrétiennes en Turquie, etc. « Dès que nous serons parvenus à une signature commune, » disait Guizot, « tout sera terminé, et nous désarmerons. » Après avoir reçu de Londres un projet d’accord sur les Détroits, il dit au comte Pahlen qu’il en acceptait le fond, en se réservant le droit de faire quelques observations sur les détails. Il refusait de prendre l’initiative pour la conclusion d’un « acte final » quelconque, ne désirait pas accéder à la convention de Londres de 1840 et ne consentait pas à recevoir une injonction de désarmement.

« J’ai transformé, disait-il à l’ambassadeur d’Autriche, la guerre en une paix armée et j’ai à cœur de changer celle-ci en une paix définitive. » Il déclara en même temps à l’ambassadeur de Russie : « Nous reconnaissons les faits accomplis, mais il faut qu’ils soient accomplis, sans quoi la France ne peut que s’abstenir de toute transaction pour le moment. »

L’empereur Nicolas accueillait avec froideur les vœux et les ouvertures du nouveau ministre français. Il trouvait celles-ci « un peu hautaines, à la manière française. » Il ne voyait également aucune nécessité de conclure « un acte final. » Sous ce terme, le gouvernement français entendait soit une convention des Détroits, soit une convention de garantie générale de l’intégrité de l’Empire Ottoman. Le gouvernement impérial comprenait parfaitement le but de ces ouvertures. « La chose est fort simple, cher comte, » écrivait le vice-chancelier au comte Pahlen le 6/18 mars 1841. « La France voudrait nous isoler pour sortir de son isolement. Accepter les faits accomplis et les consacrer dans un nouvel acte, c’est de sa part renoncer solennellement à son protectorat sur Alexandrie. Il faut donc, par compensation, que nous ayons l’air de renoncer à notre protectorat sur Constantinople. Mais la Russie ne se laissera pas prendre dans ce piège et ne consentira pas à faire cesser, à ses propres frais, l’isolement de la France. L’Angleterre également ne s’y est pas laissé prendre. Si la France veut participer à la signature de la convention des Détroits, qu’elle le fasse. Mais le Cabinet impérial doute qu’elle y consente. Quoi qu’il en soit, c’est indifférent qu’elle signe ou ne signe pas cette transaction. Un acte écrit changera au fond très peu de chose à la position actuelle du Cabinet des Tuileries, dit le vice-chancelier en terminant. Son isolement cessera sans acte écrit, si la France cesse de vouloir seule autre chose que ce que veut l’Europe réunie. »

La signature de la convention des Détroits n’avait pas contribué à améliorer notablement les relations entre la Russie et la France. Elles étaient restées « d’une grande retenue, » pour user des paroles du comte Nesselrode dans son rapport pour l’année 1841. Le comte Pahlen s’absentait souvent de Paris, tantôt pour une cure à Carlsbad, tantôt pour ses propres affaires à Saint-Pétersbourg. Il revint à Paris en août et en repartit en octobre. D’après les informations de Kisselew, chargé d’affaires en son absence, ce dernier départ fit beaucoup parler et Guizot ne lui dissimula pas son « ressentiment. » Il qualifia même de « représailles » ce second départ de l’ambassadeur de Russie. Le chargé d’affaires fut indigné de ce terme imprudent sorti de la bouche de ce « vindicatif doctrinaire. » La cause de ce départ imprévu fut bientôt éclaircie ; elle n’avait d’ailleurs rien de nouveau ; l’ambassadeur ne voulait pas se trouver à Paris le jour du nouvel an et prononcer en qualité de doyen du corps diplomatique le discours de félicitations au roi Louis-Philippe. Déjà en août, se trouvant à Carlsbad, il avait demandé au vice-chancelier s’il était possible pour lui de s’affranchir de cette insupportable « corvée, » et l’empereur Nicolas l’avait autorisé à se rendre à Saint-Pétersbourg pour le jour de l’an. Sans attendre cette date, Guizot prescrivit à Casimir Perier, chargé d’affaires de France à Saint-Pétersbourg, de ne pas se présenter à la cour le 6/18 décembre, anniversaire de la fête de l’Empereur. Le vice-chancelier donna aussitôt l’ordre à Kisselew de s’abstenir avec tout le personnel de l’ambassade de paraître au palais des Tuileries le jour de l’an. Le 30 décembre, Kisselew avait l’occasion de prendre part à un dîner officiel dont Guizot avait eu connaissance. Le 31 décembre, il écrivit à l’introducteur des ambassadeurs qu’il était souffrant et que, par conséquent, il n’avait pas la possibilité d’offrir ses félicitations au Roi le jour de l’an.

Toutefois, après avoir usé de représailles à l’égard de la cour des Tuileries, l’empereur Nicolas Ier ne voulait pas pousser les choses plus loin et provoquer de plus sérieuses complications. Il voulait seulement « rétablir l’équilibre entre les procédés réciproques. » Bien plus, il se félicitait de voir que cet incident n’avait pas provoqué une « irritation trop vive de la part du Roi et de son gouvernement. » On recommanda à Kisselew de « regarder dès aujourd’hui cette puérile affaire terminée. » Mais le vice-chancelier ne dissimulait pas que « cette puérile affaire » compromettait la position de Casimir Perier à la Cour impériale. La faute en est au gouvernement français. « Guizot, » écrivait le comte Nesselrode à Kisselew le 20 janvier/1er février 1842, « ne s’est point assez rendu compte de la différence entre deux pays, dans l’un desquels la royauté n’est envisagée que comme un parti, tandis que dans l’autre, la société se regarde au contraire, comme ne faisant qu’un, pour ainsi dire, avec la personne du Souverain. »

Avant la réception de cette dépêche de janvier, Kisselew se rendit au bal de la cour, où le Roi et la Reine lui firent un accueil très gracieux.

A l’occasion de la mort subite du duc d’Orléans, l’empereur Nicolas Ier jugea opportun d’exprimer ses sincères condoléances à la famille royale. Le Roi fut très touché de ces paroles et de ces témoignages de sympathie de l’Empereur.

Le Cabinet Guizot durait : on s’en félicitait à Saint-Pétersbourg. Bien que Guizot ne témoignât pas de sympathie particulière pour la Russie, il n’offrait pas moins « plus de garantie aux puissances étrangères, par sa politique pacifique et ses principes conservateurs. » C’est pourquoi le vice-chancelier chargea Kisselew, par sa dépêche du 9/21 mars 1843, d’exprimer au ministre des Affaires étrangères les félicitations du Cabinet impérial à l’occasion de son brillant succès à la Chambre des députés, obtenu grâce à son remarquable talent oratoire. Il remporta en effet une victoire éclatante sur l’opposition, et lorsqu’il se rendit le lendemain au palais, il fut honoré des remerciemens et des félicitations du Roi et de tous les membres de la famille royale. La Reine lui donna un baiser, et le Roi lui dit : « Vous êtes, mon cher ministre, la gloire et la force de mon gouvernement. » En rapportant ces succès de Guizot, Kisselew ajoute que le gouvernement français aspire à un rapprochement avec l’Angleterre, mais que la nation française éprouve des sentimens de profond attachement pour la Russie et que le Roi doit en tenir compte. Malheureusement, Kisselew n’appuie cette assertion importante sur aucune preuve positive. Il l’a trouvée, évidemment, d’instinct, dans les sentimens de la nation française. Lorsque, en exécution des ordres du vice-chancelier, il se rendit chez Guizot, et lui exprima les félicitations du gouvernement impérial à l’occasion de ses succès parlementaires, le ministre français en fut visiblement satisfait et l’assura « qu’il existait en France peut-être plus de penchant national pour la Russie que pour aucune autre nation. » Bien plus, Guizot s’appliqua à démontrer « qu’il partageait même l’idée que l’union des deux pays, que le temps et la force des choses pourraient un jour amener, était celle qui se laissait le mieux comprendre ici comme chez vous. » Mais il exprimait en même temps ses vifs regrets de voir que le Cabinet impérial persistait à user de procédés blessans à l’égard du roi Louis-Philippe, alors que c’était précisément par les efforts du Roi que l’Europe jouissait de la paix et que des bornes infranchissables étaient posées à la Révolution. Il insistait sur le fait que le Roi oubliait toutes les offenses et qu’il cherchait par tous les moyens à complaire à l’empereur Nicolas. Malheureusement la convention de Londres de 1840 avait prouvé l’inutilité de tous ses efforts. Kisselew objecta que c’était la France qui voulait se séparer des autres puissances et soulevait toute espèce de difficultés pour le règlement du conflit turco-égyptien. Mais Guizot déclara catégoriquement que tel n’avait pas été le cas et que le Roi restait courtois et attaché à la Russie, bien que les Russes haut placés, se trouvant à Paris, ne trouvassent pas nécessaire de se présenter à lui. Kisselew fit observer à cette occasion que les Russes ne pouvaient pas pardonner à la presse françaises ses sorties blessantes contre le Tsar et leur patrie : c’était la raison pour laquelle ils s’abstenaient de se faire présenter. « Personne n’honore plus que moi, » répliqua avec vivacité Guizot, « cette unité de sentiment et le patriotisme qui reporte tout dans votre pays au Souverain qui représente l’Etat et la nation, et avec la loyauté et l’élévation de cœur si connus de l’Empereur ? »

Après s’être livré à ces épanchemens intimes envers le représentant de la Russie, Guizot se montra très désireux de connaître l’impression qu’ils avaient produite sur le Cabinet impérial. Mais Kisselew n’ayant reçu aucune réponse de Saint-Pétersbourg ne put le renseigner à ce sujet. L’impatience du ministre français fut si vive qu’il dit à Kisselew que, si ces épanchemens n’avaient produit aucune impression, les relations entre les deux gouvernemens étaient appelées à devenir encore plus tendues qu’elles ne l’étaient auparavant.

Enfin, au commencement de mai, Kisselew reçut du comte Nesselrode une lettre particulière qui dut produire sur lui et sur Guizot l’effet d’une douche d’eau froide. Cette lettre du 20 avril/2 mai 1843 caractérise parfaitement les relations entre la Russie et la France. Le comte Nesselrode commence par y exprimer sa surprise de ce que Kisselew avait présenté à Guizot officiellement ses félicitations à l’occasion de ses succès parlementaires. Il supposait qu’il le ferait verbalement et comme « une politesse privée. » D’ailleurs, le vice-chancelier ne déplorait pas particulièrement cette bévue, car il avait provoqué ainsi de la part du ministre français l’exposition de « sa profession de foi. » « Je ne puis que vous approuver, » ajoutait le vice-chancelier, « de n’avoir point voulu changer ce monologue en discussion. » Les débats eussent nécessairement amené des récriminations et de justes plaintes fondées sur les faits qui se sont produits dans le cours de ces douze dernières années. En attendant, « la grande politique » du ministre français ne veut tenir compte que du présent, sans se soucier du passé. Toutefois, Guizot lui-même revient aux récriminations au sujet de la convention de juillet 1840. « M. Guizot le sait aussi bien que nous, ce qui a isolé la France, ce n’est pas notre Cabinet, c’est l’opiniâtreté de M. Thiers à ne faire aucune concession. Laissons donc 1840 dormir en paix dans son cercueil. » Si le gouvernement impérial n’est pas intervenu dans la politique française au cours de ces trois dernières années et s’il n’a rien fait pour augmenter la brèche dans les rapports de la France et de l’Angleterre, cela prouve seulement la grande modération et la circonspection de la politique russe. Il est remarquable que ce silence du Cabinet impérial ne provoque chez Guizot qu’un sentiment de surprise et non de gratitude. Guizot qualifie les réflexions énoncées par lui de simple monologue. « Nous serions toutefois fâchés, » dit en terminant sa lettre le comte Nesselrode, « qu’il pût croire que nous n’y avons pas attaché l’importance et la valeur qu’elles méritent, et surtout que nous n’avons pas apprécié l’esprit de conciliation qui les accompagnait. Vous voudriez bien au contraire l’en assurer de la manière la plus positive. »

A la réception de la lettre du comte Nesselrode, Kisselew se rendit chez Guizot pour lui en laisser prendre lecture. Après l’avoir lue, Guizot la restitua, remercia et dit qu’il comprenait l’irritation de l’empereur Nicolas à l’occasion des menées de l’émigration polonaise à Paris et des attaques de la presse française. Mais le Roi et ses ministres n’y étaient pour rien. »Cette lettre ne donnait aucune réponse à trois griefs qu’il crut devoir formuler à Kisselew : 1° retour des ambassadeurs à leurs postes respectifs ; 2° absence de déférence pour le Roi de la part des Russes, arrivant à Paris ; 3° différence des procédés dont usait l’Empereur à l’égard du Roi comparativement à ceux qu’il observait vis-à-vis des autres souverains. Ce n’est que lorsque ces questions seraient élucidées d’une manière satisfaisante qu’on pourrait s’attendre à l’établissement de rapports réguliers entre les deux gouvernemens.

Kisselew ne se montra nullement déconcerté par les questions de Guizot. Il s’appliqua à démontrer qu’on pouvait trouver des réponses précises sur ces trois points dans la lettre communiquée du comte Nesselrode. Ce fut évidemment une maladresse de la part du chargé d’affaires de Russie, qui voulut faire acte de présence d’esprit. Guizot cessa l’entretien et l’entrevue prit fin.

Deux jours après, Guizot invita Kisselew à se rendre chez lui : il était autorisé par le Roi à lui communiquer les vues de celui-ci sur les questions mentionnées plus haut. Il dit à Kisselew que le Roi était très sensible aux bons sentimens du gouvernement russe, mais il pensait « que si la réapparition du représentant de Sa Majesté l’Empereur ne devait pas avoir pour conséquence d’autres procédés que ceux qui ont existé jusqu’à présent entre les deux Cours, » il serait préférable de conserver des chargés d’affaires. En faisant part à Kisselew de cette décision du Roi, Guizot ajouta : « J’ai trouvé le Roi plus vif et plus décidé que je ne pouvais m’y attendre sur le point que je viens de vous exposer et résolu à préférer la bonne gestion des affaires par ceux qui en sont actuellement chargés à celle par des ambassadeurs, si ceux-ci devaient s’imposer encore des restrictions dans leur courtoisie ou dans leur langage envers les souverains auprès desquels ils se trouvent accrédités. » Voilà pourquoi, ajouta le ministre français, le retour du comte Pahlen dans les anciennes conditions ne serait qu’un « replâtrage, » ou bien une réconciliation non sérieuse, et non pas une amélioration entre la Russie et la France.

Toutefois, dit Guizot en terminant, des circonstances peuvent surgir, où une amélioration réelle arrivera d’elle-même. Il faut en profiter, et le gouvernement est disposé à montrer sous ce rapport le plus grand empressement. Ainsi, par exemple, le comte Benkendorff doit arriver à Paris. Qu’il se présente au Roi, proposa Guizot, et dans ce cas, d’autres Russes arrivant à Paris suivront son exemple. Autre procédé : on attend prochainement la délivrance de l’épouse du Cézarévitch. Qu’on fasse part de cet heureux événement au Roi, comme on le fait à l’égard des autres souverains : aussitôt les relations entre les deux Cours subiraient une amélioration réelle, et le retour des ambassadeurs à leurs postes serait la conséquence naturelle de cet état de choses si désirable. — Kisselew se fit un devoir de communiquer scrupuleusement à son gouvernement, dans son rapport du 7/19 mai 1843, les considérations et les ouvertures de Guizot et attendit avec impatience la réponse. Elle se trouva consignée dans la dépêche du vice-chancelier du 2/14 juin et se résume dans la note que l’Empereur inscrivit de sa main sur la dépêche de mai de Kisselew. La voici : « Le comte Benkendorff ne pourra obtenir la permission de se rendre à Paris que comme simple voyageur et avec la condition expresse[3] de ne pas se présenter ; l’annonce de naissance de mes petits-enfans ne se fera pas plus que par le passé ; nous aurons le plaisir de revoir ici notre ami Pahlen, et je me contente très volontiers de M. André[4]. Dixi. »

Il ne restait au vice-chancelier qu’à communiquer à Kisselew cette résolution suprême dans une forme diplomatique quelque peu mitigée.


F. DE MARTENS.


  1. Voyez la Revue du 15 octobre.
  2. Dépêche du 27 janvier/8 février 1837.
  3. Le mot expresse est trois fois souligné dans l’original par l’Empereur lui-même.
  4. Chargé de France à Saint-Pétersbourg.