Nicolas Nickleby (traduction La Bédollière)/02

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Nicolas Nickleby. Édition abrégée
Traduction par Émile de La Bédollière.
Eugène Ardant et Cie (p. 7-15).

CHAPITRE II.


Quelque temps après ce triste événement, M. Ralph Nickleby était assis dans son cabinet de travail, au premier étage de sa maison de Golden square, à Londres. Il portait un pardessus vert-bouteille sur un habit bleu, un gilet blanc, un pantalon piqueté de gris, et des bottes à la Wellington par-dessus son pantalon. Le coin du jabot d’une chemise à petits plis paraissait, comme s’il eût tenu absolument à se montrer, entre son menton et le dernier bouton de son surtout, et son habit ne descendait pas assez bas pour cacher une longue chaîne d’or, composée d’anneaux pleins, qui partait d’une montre à répétition logée dans le gousset. La tête de M. Nickleby était légèrement poudrée, ce qui tendait à lui donner un air de bienveillance ; mais si telle était son intention, il eût peut-être bien fait de poudrer aussi sa physionomie, car les rides mêmes de son front, son œil clignotant et glacé, semblaient indiquer une astuce qui se décelait malgré lui.

La vue de M. Ralph se fixa sur une sale croisée d’en face, à travers laquelle on apercevait un commis maigre et grêle, perché sur un tabouret. M. Ralph fit signe à cet individu de venir.

Pour obéir à cette invitation, le commis quitta son haut tabouret, auquel il avait communiqué le plus brillant poli à force d’y monter et d’en descendre, et se présenta dans la chambre de M. Nickleby. C’était un homme grand et d’un âge mûr avec deux gros yeux à fleur de tête, un nez rubicond, une face cadavéreuse, et un habit (si l’on peut accorder ce nom à un costume qui ne l’habillait pas du tout) beaucoup trop petit, et si à court de boutons, que la manière dont il tenait avait quelque chose de miraculeux.

— Il est midi passé, dit M. Nickleby d’une voix aigre. — Midi moins vingt-cinq minutes, répondit Newman Noggs. — Ma montre est arrêtée, dit M. Nickleby ; je ne sais pas pourquoi. — Ni moi non plus dit Noggs ; puis, comme il parlait rarement sans qu’on l’interrogeât, il tomba dans un triste silence, et se frotta lentement les mains, faisant craquer les articulations de ses doigts, et leur imprimant toutes les torsions dont ils étaient susceptibles.

Parmi les nombreuses particularités de M. Noggs, qui frappaient au premier coup d’œil un observateur expérimenté, on remarquait cette façon d’agir qu’il employait en toute occasion.

Newman Noggs avait été riche, mais il avait follement dissipé son patrimoine ; les usuriers avaient achevé de le dépouiller, et il s’était estimé heureux d’obtenir un modique emploi chez M. Ralph. Son excessive taciturnité était un inappréciable mérite dans une maison où l’on faisait beaucoup d’affaires qui ne demandaient pas à être ébruitées.

— Est-il venu des lettres pour moi ? dit Ralph après un moment de silence. — Une seule, répondit Noggs ; cachet noir, bordure noire, écriture de femme. — Cachet noir, dit Ralph en regardant la lettre. Il me semble que je connais cette écriture. Je ne serais pas surpris que mon frère fût mort. — Je ne pense pas que vous le fussiez. — Pourquoi pas, Monsieur ? demanda M. Nickleby. — Vous n’êtes jamais surpris, répondit Newman, voilà tout.

M. Nickleby arracha la lettre des mains de son serviteur, et fixant dessus un œil glacé, l’ouvrit, la lut, la fourra dans sa poche, et, après avoir bien mis sa montre à l’heure, il commença à la monter.

— C’est ce que je prévoyais, Newman, dit M. Nickleby en tournant sa clef, il est mort. Mon Dieu ! eh bien ! c’est un événement très-subit : je n’y aurais pas songé, réellement.

En exprimant sa douleur d’une manière aussi touchante, M. Nickleby replaça sa montre dans son gousset, tira ses gants sur sa main, et se mit en devoir de sortir.

— Les enfants sont vivants ? demanda Noggs en se rapprochant de lui. — Voilà justement le hic, répondit M. Nickleby comme si ses pensées eussent été tournées de ce côté en ce moment ; tous deux sont vivants. — Tous deux ! répéta Newman Noggs à voix basse. — Et la veuve aussi, ajouta M. Nickleby, et tous trois à Londres ; tous trois ici, Newman ! Mon frère n’a jamais rien fait pour moi, et je n’en ai jamais rien attendu. Il n’a pas plus tôt rendu l’âme, qu’on s’adresse à moi, pour que je sois le soutien d’une femme, d’un grand garçon et d’une fille. Que me sont-ils ! je ne les ai jamais vus.

L’esprit rempli de ces réflexions et d’autres analogues, M. Nickleby prit un journal au milieu d’une liasse de papiers, sortit, et se rendit dans cette longue rue qu’on appelle le Strand. Il regarda sa lettre pour s’assurer du numéro de la maison où il avait affaire, et s’arrêta devant la porte.

La maison était habitée par un peintre en miniature, car un grand cadre doré était cloué sur la porte. Sur un fond de velours noir étaient étalés deux portraits d’uniformes de marine, d’où sortaient deux figures avec accompagnement obligé de télescopes ; puis un jeune homme en uniforme vermillonné, brandissant un sabre, et un personnage littéraire avec un front d’homme de génie, une plume, de l’encre, six volumes et un rideau. On y voyait encore la touchante représentation d’une jeune dame, lisant un manuscrit dans une impénétrable forêt, et un charmant portrait en pied d’un petit garçon à grosse tête assis sur un tabouret, dont les jambes en raccourci ressemblaient à des cuillers à sel.

M. Nickleby jeta sur ces futilités un coup d’œil de profond mépris, frappa ; et demanda à la domestique, qui vint ouvrir, si madame Nickleby était chez elle. — Vous voulez dire la Creevy, répliqua la domestique.

Furieux d’être ainsi repris par la servante, M. Nickleby lui lança un regard d’indignation, et lui demanda avec emportement ce qu’elle entendait par là. Elle était sur le point de le lui expliquer, quand une voix de femme, partant d’un escalier perpendiculaire placé au bout du couloir, s’informa de ce dont il s’agissait.

— Je demande madame Nickleby, dit Ralph. — Le second étage est-il chez lui, Anna ? cria la même voix. Que vous êtes bête ! Le second étage est-il chez lui ? — Quelqu’un vient de sortir, mais je pense que c’est la mansarde qui a été prendre un bain, répondit la servante. — Vous feriez mieux d’y aller voir, dit la femme invisible. — Pardon, Madame, interrompit Ralph, je ne serai pas fâché de vous dire, deux mots, si vous êtes Madame… — Creevy, la Creevy, répondit la voix, et un bonnet jaune apparut au-dessus de la rampe de l’escalier. — Avec votre permission, Madame, dit Ralph, je désirerais vous entretenir un moment.

La voix répondit que l’on pouvait entrer, mais Ralph n’avait pas attendu la réponse ; et débarquant au premier étage, il y fut reçu par la propriétaire du bonnet jaune, qui avait une robe à l’avenant, et était elle-même à peu près de la même couleur. Madame la Creevy était une dame de quarante ans, et l’appartement de miss la Creevy était le cadre doré d’en bas sur une plus grande échelle.

— Hem ! dit miss la Creevy en toussant délicatement derrière sa mitaine de soie noire. Il s’agit d’une miniature, je le présume, voilà des traits fortement prononcés, Monsieur. Avez-vous déjà été peint ? — À ce que je vois, Madame répondit M. Nickleby avec le ton bourru qui lui était familier, vous vous méprenez sur mes intentions. Je n’ai pas d’argent à perdre en miniatures, Madame, et personne à qui en faire présent, Dieu merci ! Vous voyant sur l’escalier, j’ai senti le besoin de vous adresser une question relativement à certains locataires que vous avez.

Miss la Creevy toussa encore une fois, cette toux avait pour but de dissimuler son désappointement.

— De ce qu’a dit votre servante, reprit M. Nickleby, je conclus que l’étage au-dessus vous appartient, Madame. — Oui, répliqua miss la Creevy.

La partie supérieure de la maison était à elle ; et comme elle n’avait pas besoin en ce moment du second, elle était dans l’usage de le louer. Il était présentement occupé par une dame de la campagne et ses deux enfants.

— Une veuve, Madame ! dit Ralph. — Oui, c’est une veuve, répondit la demoiselle. — Une pauvre veuve, Madame ! reprit Ralph en appuyant avec force sur ce petit adjectif qui a tant de portée. — J’ai grand’peur qu’elle ne soit pauvre, repartit miss la Creevy. — Je suis à même de savoir qu’elle l’est, Madame ; maintenant qu’a donc à faire une pauvre veuve dans une maison comme celle-ci, Madame ? — C’est très-vrai, répliqua miss la Creevy, à laquelle ce compliment implicite de ses appartements était loin d’être désagréable. — Je connais parfaitement tout ce qui lui est relatif, reprit Ralph ; je suis, Madame, le seul parent qu’ils aient, et je crois juste de vous instruire que je ne puis les soutenir dans leurs folles dépenses. Pour combien de temps ont-ils pris ce logement ? — Seulement à la semaine, et madame Nickleby m’a payé la première d’avance. — Alors vous n’avez qu’à les renvoyer à la fin de cette semaine, dit Ralph. Ce qu’ils ont de mieux à faire, c’est de retourner dans leur pays, Madame, il y a trop de concurrence ici. — Certainement, dit miss la Creevy, si Madame Nickleby a pris cet appartement sans avoir le moyen de le payer, c’est fort inconvenant. — Sans doute, Madame. — Et naturellement, poursuivit miss la Creevy, moi qui suis maintenant… hem ! … une femme sans appui, je ne suis pas à même de perdre le prix de la location de mes appartements. — Sans doute, Madame, vous ne le pouvez pas. — Néanmoins, ajouta miss la Creevy partagée entre son bon naturel et son intérêt, je n’ai rien à dire contre la dame, qui est extrêmement agréable et affable, quoiqu’elle paraisse terriblement abattue, la pauvre femme ! ni contre les jeunes gens non plus ; car on n’en saurait trouver de plus aimables et de mieux élevés. — Très-bien, Madame, dit Ralph se dirigeant vers la porte, car ces éloges de la pauvreté l’irritaient : j’ai fait mon devoir, plus peut-être que je ne devais, et pourtant personne ne me saura gré de ce que je viens de dire. — Moi, du moins, Monsieur, répondit gracieusement miss la Creevy, je vous en suis fort obligée. Voudriez-vous me faire le plaisir de regarder quelques-unes de mes miniatures ? — Vous êtes bien bonne, Madame, dit M. Nickleby ouvrant la porte en toute hâte, mais comme j’ai une visite à faire en haut, et que mon temps est précieux, véritablement cela m’est impossible. — Une autre fois, quand vous repasserez. — Bonjour, Madame, dit Ralph fermant précipitamment la porte pour prévenir toute conversation ultérieure. Maintenant, chez ma belle-sœur. Bah ! Grimpant une autre montée perpendiculaire, uniquement composée, avec beaucoup de talent mécanique, de petites marches anguleuses, M. Ralph Nickleby s’était arrêté pour prendre haleine sur le palier, quand il fut devancé par la domestique, que la politesse de miss la Creevy avait dépêchée pour l’annoncer.

— Votre nom ? dit la domestique. — Nickleby. — Oh ! madame Nickleby, s’écria la domestique en ouvrant la porte avec violence, voici M. Nickleby.

Une dame en grand deuil se leva à l’aspect de M. Ralph ; mais elle semblait incapable de s’avancer à sa rencontre, et s’appuya sur le bras d’une frêle mais belle jeune fille d’environ dix-sept ans qui était assise auprès d’elle. Un jeune homme qui paraissait d’un ou deux ans plus âgé se leva et salua Ralph du titre d’oncle.

— Oh ! grommela Ralph en fronçant le sourcil, vous êtes Nicolas, je le suppose.

— C’est mon nom, Monsieur, répondit le jeune homme. — Prenez mon chapeau, dit Ralph d’un ton impérieux. Eh bien ! Madame, comment vous portez-vous ? Il faut vous roidir contre la douleur. C’est ce que je fais toujours. — Ce n’est point une perte ordinaire, dit madame Nickleby en mettant son mouchoir sur ses yeux.

— Elle n’a rien d’extraordinaire, Madame, reprit Ralph tout en déboutonnant froidement son surtout. Les maris meurent tous les jours, Madame. Vous ne m’avez pas dit dans votre lettre quelle était la maladie de mon frère, Madame ? — Le docteur n’en a pu fixer le nom, dit madame Nickleby en fondant en larmes ; nous n’avons que trop sujet de craindre qu’il ne soit mort parce qu’il avait le cœur brisé.

— Bah ! dit Ralph, c’est impossible. Je permets qu’on dise qu’un homme est mort de s’être cassé le cou, qu’il souffre d’un bras cassé, ou d’une tête cassée, ou d’une jambe cassée, ou d’un nez cassé, mais d’un cœur brisé !… folie ! voilà le langage hypocrite du jour ; qu’un homme ne puisse payer ses dettes, il meurt le cœur brisé, et sa veuve est une martyre. — Il y a des gens, je crois, qui n’ont point de cœur à briser, observa tranquillement Nicolas. — Quel âge a ce garçon ? demanda Ralph en se retournant sur sa chaise et toisant son neveu de la tête aux pieds d’un air de mépris. — Nicolas a près de dix-neuf ans, répondit la veuve. — Dix-neuf ans, oh ! dit Ralph ; et que comptez-vous faire pour gagner du pain, Monsieur ? — Ne pas vivre aux dépens de ma mère, répliqua Nicolas, dont le cœur se gonflait. — Vous feriez assez maigre chère à ses dépens, reprit l’oncle en le regardant avec mépris. — Quelle que soit ma position, dit Nicolas rouge de colère, je ne m’adresserai pas à vous pour l’améliorer. — Nicolas, mon cher, contenez-vous, s’écria madame Nickleby. — Cher Nicolas, je vous en prie, dit la jeune fille. — Retenez votre langue, Monsieur, dit Ralph. Voilà de beaux commencements, madame Nickleby, de beaux commencements.

Madame Nickleby ne répondit qu’en conjurant Nicolas par un geste de garder le silence, et l’oncle et le neveu se regardèrent l’un l’autre pendant quelques secondes sans parler. La physionomie du vieillard était sévère, dure et repoussante ; celle du jeune homme, ouverte, belle et candide. L’œil clignotant du vieillard avait l’expression de l’avarice et de la fourberie, celui du jeune homme brillait de la lueur de l’intelligence et du sentiment. Sa figure était un peu grêle, mais mâle et régulière ; et, à part toute la grâce de la jeunesse et de la beauté, il y avait dans son regard et dans son maintien une émanation de son jeune cœur chaleureux qui confondit le vieillard.

Quelque frappant que soit un semblable contraste pour les assistants, personne n’en sent plus vivement la portée que celui même dont il accuse l’infériorité. Ralph en eut l’âme ulcérée, et dès ce moment il détesta Nicolas. Ralph mit un terme à cette inspection mutuelle en détournant les yeux avec dédain, et en traitant Nicolas d’enfant.

— Eh bien ! Madame, dit Ralph avec impatience, les créanciers ont tout saisi, dites-vous, et il ne vous reste rien. — Rien, répondit madame Nickleby. — Et vous dépensez le peu d’argent que vous avez à venir à Londres pour voir ce que je pourrai faire pour vous ? — J’espérais, balbutia madame Nickleby, que vous pourriez avoir occasion de faire quelque chose pour les enfants de votre frère : à son lit de mort, il a désiré que j’implorasse pour eux votre appui. — Je ne sais comment cela se fait, murmura Ralph en se promenant de long en large dans la chambre, mais quand un homme meurt sans fortune personnelle, il croit toujours avoir le droit de disposer de la fortune des autres. À quoi votre fille est-elle bonne, Madame ? — Catherine a été bien élevée, dit en sanglotant madame Nickleby. Ma chère, dites à votre oncle où vous en êtes du français et autres connaissances.

La pauvre enfant était sur le point de murmurer quelques paroles, quand son oncle l’arrêta très-impoliment.

— Nous essayerons de vous placer apprentie sous-maîtresse dans quelque maison d’éducation. Vous n’avez pas été élevée trop délicatement pour cela, j’espère ? — Non, vraiment, mon oncle, répondit la jeune fille en pleurant, je ferai tout ce qui sera nécessaire pour me procurer un asile et du pain. — Bien, bien, dit Ralph. Et vous, Monsieur, avez-vous déjà fait quelque chose ? — Non, répliqua brusquement Nicolas. — Non, je m’en doutais. Voilà la manière dont mon frère élevait ses enfants, Madame. — Nicolas a reçu toute l’éducation que son pauvre père pouvait lui donner, reprit madame Nickleby, et mon mari songeait à… — À en faire quelque chose un jour, dit Ralph. C’est la vieille histoire, toujours des projets, jamais d’actions. Si mon frère avait eu de la prudence et de l’activité, il vous aurait laissé une fortune, Madame, et s’il avait lancé son fils dans le monde, comme mon père m’y a lancé, quand je n’avais guère qu’un an de plus que ce garçon, au lieu d’être pour vous un fardeau qui accroît votre détresse, Nicolas eût été à même de vous secourir. Mon frère était un homme imprudent, irréfléchi, madame Nickleby, et personne, j’en suis sûr, n’a de meilleures raisons que vous pour le sentir.

Cette apostrophe fit penser à la dame qu’elle aurait pu mieux placer ses uniques mille livres ; elle songea que cette somme lui eût été présentement d’un grand secours, et se mit à déplorer sa triste destinée. Elle termina en se plaignant de ce que le cher défunt n’eût jamais daigné profiter de ses avis, excepté une seule fois ; cette assertion était d’autant plus véridique, que c’était pour avoir écouté ses conseils cette seule fois-là que le pauvre homme s’était ruiné.

M. Ralph Nickleby accueillit ce discours par un demi-sourire ; et quand la veuve eut achevé, il reprit tranquillement la conversation au point où il l’avait laissée.

— Avez-vous envie de travailler, Monsieur ? demanda-t-il en regardant son neveu d’un œil sévère. — Sans doute, répondit Nicolas avec hauteur. — Eh bien ! voyez-vous, Monsieur, reprit son oncle, je suis tombé ce matin sur cet article, et vous pouvez en remercier le ciel.

Après cet exorde, M. Ralph Nickleby tira un journal de sa poche, le déplia, chercha un moment parmi les annonces, et lut ce qui suit : Éducation. Académie de M. Wackford-Squeers, au château de Dotheboys, dans le délicieux village de Dotheboys, près de Greta-Bridge (Yorkshire). Les jeunes gens sont nourris, habillés, fournis de livres et d’argent pour leurs menus plaisirs, pourvus de tout ce qui leur est nécessaire, instruits dans toutes les langues, mortes et vivantes, les mathémathiques, l’orthographe, la géométrie, l’astronomie, la trigonométrie, l’usage des sphères, l’algèbre, le bâton, l’écriture, l’arithmétique, la fortification, et toute autre branche de la littérature classique ; prix, vingt guinées par an. Point de dépenses supplémentaires, point de vacances, et une nourriture sans pareille. M. Squeers est à Londres, et on le trouve tous les jours, d’une heure à quatre, à la Tête de Maure, quartier de Snow-Hill. Nota. On demande un sous-maître capable. Salaire annuel, cinq livres sterling. Un bachelier ès-lettres aurait la préférence.

— Voilà, dit Ralph en repliant le papier ; qu’il accepte cette place, et sa fortune est faite. — Mais il n’est pas bachelier ès-lettres, dit madame Nickleby. — On peut, je pense, répondit Ralph, lever cet obstacle. — Mais le salaire est si modique, et il y a si loin d’ici là, mon oncle, balbutia Catherine. — Silence, ma chère amie ! interrompit madame Nickleby ; votre oncle sait mieux que vous ce qu’il convient de faire. — Nicolas, mon cher, je désire que vous parliez à votre tour. — Oui, ma mère, dit Nicolas, qui jusqu’alors était resté silencieux et absorbé dans ses pensées. Si j’ai le bonheur, Monsieur, d’obtenir cet emploi, que je suis si peu capable de remplir, que deviendront celles que je laisserai derrière moi ? — Votre mère et votre sœur, Monsieur, répondit Ralph, recevront de moi des secours en ce cas seulement, et je me chargerai de leur assurer une certaine indépendance. Ce sera l’objet de mes soins immédiats ; leur position sera changée une semaine après votre départ, j’en réponds. — Alors, dit Nicolas se levant gaiement et secouant la main de son oncle, je suis prêt à faire tout ce que vous voudrez. Tentons la fortune auprès de M. Squeers ; le seul risque que nous courons, c’est celui d’un refus. — Il ne refusera pas, dit Ralph, il sera charmé de vous prendre sur ma recommandation. Utilisez-vous dans son établissement, et en rien de temps vous deviendrez son associé. Savez-vous que s’il venait à mourir, votre fortune serait faite ? — Sans doute, dit le pauvre Nicolas sous le charme des mille visions que son bon naturel et son inexpérience évoquaient devant lui. Ma mère retrouvera le bonheur auprès de nous, et tous nos chagrins seront oubliés.

Cette simple famille, née et élevée dans la retraite, ignorait complètement ce qu’on appelle le monde, terme de convention qui, bien interprété, signifie tous les fripons qu’on y rencontre. Ces bonnes gens confondirent leurs pleurs à la pensée de leur première séparation. Ce premier accès passé, ils s’abandonnaient en entier aux illusions de l’espérance, quand M. Ralph Nickleby leur fit observer que, s’ils perdaient du temps, quelque candidat plus heureux pourrait priver Nicolas de la base fondamentale de sa fortune, et renverser tous leurs châteaux en Espagne. Cette réminiscence opportune mit fin à la conversation, l’oncle et le neveu sortirent ensemble pour aller à la recherche de l’instituteur. Nicolas était fermement convaincu qu’il avait commis envers son parent une bien grande injustice en le détestant à la première vue. Madame Nickleby apprit à sa fille avec une certaine hésitation qu’elle le croyait meilleur qu’il ne lui avait paru d’abord, et miss Nickleby fit observer que c’était fort possible.

Ralph ignorait les bons penchants de la nature humaine, mais il en connaissait tous les mauvais.