Nicolas Nickleby (traduction La Bédollière)/05

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Nicolas Nickleby. Édition abrégée
Traduction par Émile de La Bédollière.
Eugène Ardant et Cie (p. 28-34).

CHAPITRE V.


Ce ne fut que le lendemain, après un pénible voyage de soixante lieues, que nos voyageurs arrivèrent à Greta-Bridge. Deux paysans y attendaient M. Squeers avec une charrette et une espèce de chaise de poste.

— Mettez les enfants et les paquets dans la charrette, dit Squeers en se frottant les mains ; ce jeune homme et moi irons dans la chaise. Montez, Nickleby.

Nickleby obéit. Wackford Squeers eut quelque peine à faire obéir aussi le cheval. Ils partirent suivis de la charretée d’enfants.

— Sommes-nous loin du château de Dotheboys ? demanda Nicolas. — À huit milles environ. Mais il n’est pas nécessaire ici d’appeler mon établissement un château.

Nicolas toussa, comme pour exprimer le désir d’en savoir la raison.

— Le fait est que ce n’est pas un château, dit sèchement Wackford Squeers. — Bah ! s’écria Nicolas stupéfait de cette nouvelle inattendue. — Non, reprit Squeers ; nous l’appelons château à Londres, parce que cela sonne mieux, mais dans le pays on ne le connaît pas sous ce nom. Un homme peut dire que sa maison est une île, il n’y a pas d’acte du parlement qui le lui défende. — Je ne le pense pas.

À la fin de ce petit dialogue, Wackford Squeers jeta un coup d’œil rapide sur son compagnon ; et le voyant peu disposé à faire des observations, il se contenta de fouetter le cheval jusqu’à la fin de leur voyage. — Sautez à bas, dit Squeers. Holà ! quelqu’un ! venez dételer ! dépêchez-vous.

Pendant que le maître d’école poussait ces cris d’impatience et autres analogues, Nicolas eut le temps de remarquer que la pension était un long bâtiment mal clos, élevé d’un étage, avec quelques dépendances en état de dégradation, une grange et une écurie. Au bout d’une minute, on entendit le bruit de la clef dans la serrure de la grande porte, et un grand garçon décharné sortit, une lanterne à la main.

— Est-ce vous, Smike ? s’écria Squeers. — Oui, Monsieur, répondit le domestique. — Pourquoi n’êtes-vous pas arrivé plus tôt ? — Je m’étais endormi auprès du feu, répondit Smike humblement. — Du feu ? quel feu ? où y a-t-il du feu ? demanda le maître d’école avec aigreur. — Seulement dans la cuisine, Monsieur, répondit le domestique. Comme je veillais, Madame m’a dit d’y aller pour me chauffer. — Madame est une folle, repartit Squeers ; vous auriez été plus éveillé sans feu, je le parie.

Cependant M. Squeers avait dételé. Il ordonna au domestique de conduire le cheval à l’écurie, et de veiller à ce qu’on ne lui donnât plus d’avoine cette nuit ; puis il dit à Nicolas de l’attendre à la porte d’entrée, pendant qu’il allait faire le tour, passer par la porte de derrière et venir lui ouvrir.

Les tristes pressentiments qui s’étaient accumulés toute la journée dans l’esprit de Nicolas redoublèrent lorsqu’il fut seul. La distance qui le séparait de sa demeure, l’impossibilité d’y arriver autrement qu’à pied, s’il se sentait jamais envie d’y retourner, se présentaient à lui sous les couleurs les plus alarmantes. En regardant la maison délabrée, les fenêtres sombres, et la contrée sauvage et couverte de neige qui s’étendait alentour, il se sentait un abattement qu’il n’avait jamais éprouvé.

— Eh bien ! s’écria Squeers entre-bâillant la porte d’entrée, où êtes-vous, Nickleby ? — Me voici, Monsieur. — Entrez, le vent souffle à renverser un homme.

Nicolas se hâta d’entrer. Wackford Squeers verrouilla la porte, et introduisit son sous-maître dans un petit parloir pauvrement meublé de quelques chaises, d’une mappemonde jaune suspendue au mur, et de deux tables. L’une portait les apprêts du souper, et sur l’autre étaient disposés, dans une confusion pittoresque, un guide de l’instituteur, une grammaire, une demi-douzaine d’adresses et une vieille lettre adressée à Wackford Squeers, écuyer.

Il y avait quelques minutes qu’ils étaient dans cet appartement, quand une femme s’élança dans la chambre.

— Comment va mon cher petit Squeers ? dit la dame avec enjouement et d’une voix très-rauque. — Parfaitement, mon amour. Comment vont les vaches ? — Toutes à merveille. — Et les poules ? — Aussi bien que lorsque vous êtes parti. — Allons, c’est une bénédiction, dit Squeers en ôtant son pardessus. Les enfants sont tous comme ils étaient, je le suppose ? — Oh ! oui, ils se portent assez bien, répondit madame Squeers d’un ton rébarbatif. Ce jeune Pitcher qui a eu la fièvre ! — Bah ! s’écria Squeers, diable d’enfant, il a continuellement quelque chose comme ça. — On n’a jamais vu un pareil enfant, tout ce qu’il a est toujours contagieux ! Je dis qu’il y met de l’entêtement, et rien ne me convaincra du contraire : je le guérirai à coups de poing, comme je vous l’ai dit il y a un mois. — Oui, mon amour, nous verrons ce qu’il y aura à faire.

Pendant ces tendresses, Nicolas, assez déconcerté, s’était tenu au milieu de la chambre, ne sachant si l’on désirait qu’il se retirât dans le corridor, ou qu’il restât où il était. M. Squeers le tira de son incertitude.

— Voici le nouveau jeune homme, ma chère. — Oh ! répondit madame Squeers en faisant un léger signe de tête à Nicolas et le toisant froidement de la tête aux pieds. — Il mangera une bouchée avec nous ce soir, dit Squeers, et il ira rejoindre les enfants demain matin. Pouvez-vous lui dresser un lit ici pour cette nuit ? — Nous arrangerons cela, répondit la dame. Vous ne vous inquiétez pas beaucoup de la manière dont vous dormez, je pense ? — Non, vraiment, répondit Nicolas, je ne suis pas difficile. — C’est heureux, dit madame Squeers.

Comme la dame passait pour être surtout forte sur la repartie, M. Squeers rit de bon cœur et parut s’attendre à ce que Nicolas en fît autant.

Au bout d’un moment de conversation entre le maître et la maîtresse relativement au succès des démarches de M. Squeers, aux gens qui avaient payé et à ceux qui avaient fait faillite, une jeune servante apporta un pâté et un peu de bœuf froid ; puis Smike, le valet, parut avec un cruchon d’ale.

M. Squeers avait tiré des poches de son pardessus des lettres pour différents élèves, et autres papiers. Le domestique regardait ces papiers avec une expression d’inquiétude et de timidité, comme s’il eût conçu une faible espérance que l’un d’eux lui serait adressé. Ce regard était douloureux, et pénétra jusqu’au fond du cœur de Nicolas ; car il révélait une longue et triste histoire.

Ce fut un motif pour que Nicolas examinât plus attentivement le valet, et il fut surpris du mélange extraordinaire de vêtements qui formait son costume. Quoiqu’il ne pût avoir moins de dix-huit à dix-neuf ans, et qu’il fût grand pour son âge, il portait une veste comme celle que l’on met ordinairement aux plus petits enfants, et ce vêtement, étrangement court de bras et de jambes, était assez large pour son corps amaigri. Afin que la partie inférieure de ses jambes fût en parfaite harmonie avec cet équipement singulier, il avait une énorme paire de bottes, jadis à revers, qui avaient été portées par quelque robuste fermier, mais qui étaient alors éculées et en lambeaux. Dieu sait depuis combien de temps il était à Dotheboys, mais il conservait encore le linge de son trousseau primitif ; car une collerette d’enfant déchirée entourait son cou, et n’était qu’à demi cachée par une cravate d’homme d’étoffe grossière. Il était boiteux, et en feignant de ranger sur la table, il examinait les lettres d’un œil si perçant, et cependant si plein d’abattement et de désespoir, que Nicolas ne put s’empêcher d’y faire attention.

— À quoi vous amusez-vous, Smike ? s’écria madame Squeers ; laissez tout cela. — Qu’est-ce ? dit Squeers levant les yeux. Oh ! c’est vous, c’est vous. — Oui, Monsieur, répondit le jeune homme serrant ses mains l’une contre l’autre pour comprimer de force l’agitation nerveuse de ses doigts, y a-t-il ?… — Eh bien ? dit Squeers. — Avez-vous… quelqu’un a-t-il… quelques renseignements à mon sujet ? — Aucun, répliqua brusquement Squeers.

Le jeune homme se détourna, porta la main à sa figure et s’avança vers la porte.

— Il n’y a rien, reprit Squeers, il n’y aura jamais rien. C’est encore une belle affaire, n’est-ce pas, de vous avoir laissé ici tant d’années sans rien payer après les six premières ; de ne pas avoir songé à vous, de n’avoir donné aucun indice de ceux à qui vous appartenez ? C’est une belle affaire que je sois obligé de nourrir un grand gaillard comme vous, sans jamais en attendre un sou.

Le valet mit la main sur son front, comme s’il eût fait effort pour réveiller un souvenir effacé ; puis, regardant Squeers d’un air égaré, il sourit et s’éloigna.

— Savez-vous une chose ? dit madame Squeers à son époux lorsque la porte fut fermée ; je crois que ce jeune drôle devient stupide.

— Je souhaite qu’il n’en soit rien, dit le maître d’école ; car il nous sert et gagne bien sa nourriture. En tout cas, s’il était stupide, je croirais qu’il aurait encore assez d’esprit pour nous. Mais, allons, soupons, car j’ai faim ; je suis las, et veux me coucher.

Sur ce, l’on rapporta un bifteck, exclusivement réservé à M. Squeers, qui s’empressa d’y faire honneur. Nicolas approcha sa chaise de la table ; mais il avait perdu l’appétit.

— Comment est le bifteck ? dit madame Squeers. — Tendre comme un agneau, répondit Squeers ; en voulez-vous un morceau ? — Je n’en saurais manger, mon cher. Que va prendre le jeune homme ?

— Ce qu’il voudra de ce qui est sur la table, reprit Squeers dans un élan extraordinaire de générosité. — Que désirez-vous, Monsieur ? demanda madame Squeers.

— Je prendrai un peu de pâté, s’il vous plaît, très-peu, car je n’ai pas faim. — Eh bien ! dit madame Squeers, c’est dommage d’entamer le pâté, si vous n’avez pas faim. Voulez-vous une tranche de bœuf ? — Tout ce qu’il vous plaira, répondit Nicolas avec distraction ; peu m’importe.

En recevant cette réponse, madame Squeers prit l’air le plus gracieux du monde, et fit un signe de tête à Squeers, comme pour exprimer qu’elle était charmée de voir que le jeune homme connaissait ses devoirs ; puis elle servit du bœuf à Nicolas. — De l’ale, mon ami ? demanda la dame à son mari en clignant de l’œil et grimaçant pour lui donner à entendre qu’il s’agissait de savoir, non pas si lui-même en voulait prendre, mais s’il fallait en donner à Nicolas. — Certainement, un plein verre, répondit Squeers au moyen des mêmes signes télégraphiques.

Nicolas en eut donc un plein verre, et, occupé de ses propres réflexions, il le but dans l’heureuse ignorance du pourparler précédent.

Squeers acheva son souper en silence, et dit en posant son couvert sur la table :

— Ce bifteck était succulent. — C’est de la viande de première qualité ; j’en ai acheté moi-même exprès un bon gros morceau pour… — Pour qui ? s’écria Squeers précipitamment, ce n’est pas pour les… — Non, non, ce n’est pas pour eux ; c’est pour vous, que j’attendais. Mon Dieu ! pouvez-vous me croire capable d’une pareille méprise ?

Cette partie de la conversation était presque inintelligible. Le bruit courait dans le voisinage que M. Squeers, ennemi des cruautés exercées sur les animaux, achetait assez fréquemment, pour la consommation des élèves, les corps des bêtes à cornes mortes de mort naturelle, et probablement il avait eu peur en cette occasion d’avoir par mégarde dévoré quelque morceau de choix destiné aux jeunes gentlemen.

Le souper terminé et le couvert enlevé par une petite servante à la mine affamée, madame Squeers sortit pour enfermer les restes et mettre en lieu de sûreté les hardes des cinq enfants qui venaient d’arriver, et qui, laissés trop longtemps exposés au froid, étaient sur les sinistres degrés qui mènent à la porte de la mort. On les régala d’un léger potage, et on les entassa côte à côte sur un lit de sangle, pour les réchauffer, et rêver d’un mets substantiel accompagné de quelque chose de chaud ; leurs idées devaient se diriger de ce côté, et il est probable que ce fut là le chemin qu’elles prirent.

M. Squeers s’administra un verre de grog composé libéralement moitié d’eau, moitié d’eau-de-vie, et son aimable compagne prépara à Nicolas l’ombre d’un verre du même mélange. Cela fait, M. et madame Squeers se rapprochèrent du feu, s’assirent, les pieds sur les chenets, et se parlèrent à voix basse et confidentiellement. Cependant Nicolas prit le Guide de l’Instituteur et en parcourut les pages avec autant de conscience de ce qu’il faisait que s’il eût été plongé dans un sommeil magnétique. Enfin M. Squeers bâilla à se démonter la mâchoire, et fut d’avis qu’il était grand temps de s’aller coucher. À ce signal, madame Squeers et sa servante apportèrent un petit matelas de paille et une couple de couvertures, et les arrangèrent en manière de lit pour Nicolas.

— Nous vous installerons demain dans une chambre à coucher plus convenable, Nickleby, dit Wackford Squeers. — Je serai prêt, Monsieur ; bonsoir. — Je vous réveillerai et vous montrerai où est le puits, ajouta Squeers ; vous trouverez toujours un petit morceau de savon sur la fenêtre de la cuisine, il vous est destiné.

Nicolas ouvrit les yeux sans ouvrir la bouche. Au moment de s’en aller, M. Squeers fit signe à sa femme d’emporter la bouteille d’eau-de-vie, de peur que Nickleby n’y touchât pendant la nuit. Madame Squeers s’en saisit avec une extrême précipitation, et les deux époux se retirèrent.

Laissé seul, Nicolas se promena en long et en large dans la chambre, en proie à une violente agitation ; mais, se calmant par degrés, il s’assit, et forma le projet, quelque chose qu’il arrivât, d’essayer de supporter momentanément toutes les misères qui lui étaient réservées. Il se rappela la détresse de sa mère et de sa sœur, et se détermina à ne donner à son oncle aucun prétexte pour les abandonner. Les bonnes résolutions manquent rarement de produire de bons effets dans l’esprit de celui qui les conçoit. Il reprit courage, et, grâce à l’ardeur et à l’énergie de la jeunesse, il espéra même qu’au château de Dotheboys les choses iraient mieux qu’il n’avait lieu de s’y attendre.

À moitié consolé, il se préparait à se coucher, quand une lettre cachetée tomba de sa poche. Dans le trouble des adieux elle avait échappé à son attention et ne s’y était pas offerte depuis. Elle lui rappela le maintien mystérieux de Newman Noggs. — Mon Dieu ! dit Nicolas, quelle écriture extraordinaire !

La lettre lui était adressée, était écrite sur de sale papier, et tellement griffonnée qu’elle était presque illisible. Après des efforts réitérés, il parvint à lire ce qui suit :

« Mon cher jeune homme,

» Je connais le monde. Votre père ne le connaissait pas ; autrement il ne m’aurait pas rendu service sans espérance de retour. Vous ne le connaissez pas ; autrement vous ne vous seriez pas décidé à un pareil voyage…

» Si jamais vous avez besoin d’un abri à Londres (ne vous fâchez pas de cette supposition, je croyais autrefois n’en devoir jamais manquer), on sait où je demeure, à l’enseigne de la Couronne, Silver street, Golden square ; c’est au coin de Silver street et de James street, et l’on entre par l’une ou l’autre rue indifféremment. Vous pouvez venir le soir. Autrefois personne n’avait honte… Mais ne songeons plus à ce temps ; il est passé.

» Excusez mon barbouillage. J’ai oublié qu’on peut porter un bel habit, j’ai oublié tous mes anciens jours, j’ai oublié aussi l’art d’écrire.

 » Newman Noggs.

» P. S. Si vous allez près de Bernard Castle, il y a de bonne ale à la Tête du Roi ; dites que vous me connaissez, et je suis sûr qu’on ne vous prendra pas cher. Vous pouvez dire là M. Noggs, car j’ai été un homme comme il faut. »

Ce peut être une circonstance futile à mentionner, mais lorsque Nicolas eut plié cette lettre, et qu’il l’eut placée dans son portefeuille, ses yeux se couvrirent d’un voile humide qu’on aurait pu prendre pour des pleurs.