Nicolas Nickleby (traduction La Bédollière)/15

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Nicolas Nickleby. Édition abrégée
Traduction par Émile de La Bédollière.
Eugène Ardant et Cie (p. 97-103).

CHAPITRE XV.


Le lendemain du dîner, le lundi matin, la petite miss la Creevy trottinait par les rues, chargée d’une importante commission. Elle avait à informer madame Mantalini que miss Nickleby était trop indisposée pour se rendre à l’atelier, mais qu’elle espérait reprendre ses occupations le jour suivant.

Ayant appris que l’autorité supérieure n’était pas encore levée, elle demanda une entrevue avec la première demoiselle ; et miss Knags se présenta.

— Quant à moi, dit miss Knags lorsqu’on lui eut rendu le message enjolivé de périphrases, je dispenserais fort bien miss Nickleby de ses services. — Vraiment, Madame ! répondit miss la Creevy gravement offensée ; mais vous n’êtes pas la maîtresse, ainsi donc votre manière de voir est peu importante. — Très-bien, Madame, avez-vous d’autres ordres à me donner ? — Je n’en ai point, Madame. — Alors, bonjour, Madame. — Je vous salue, Madame ; et je vous ai mille obligations de votre extrême politesse et de votre bon ton.

Ainsi se termina cette entrevue. Miss la Creevy se hâta de sortir.

— Voilà une belle personne, se dit miss la Creevy ; je voudrais avoir à la peindre, Je la traiterais comme elle le mérite.

Heureuse d’avoir fait une plaisanterie très-piquante aux dépens de miss Knags, miss la Creevy se prit à rire et s’en alla déjeuner de très-bonne humeur.

Elle avait à peine savouré sa première cuillerée de thé, quand la servante annonça un étranger. Miss la Creevy, s’imaginant que c’était un individu désireux de faire faire son portrait, fut consternée au dernier point de la présence de la théière et des tasses.

— Emportez tout cela, courez avec ces tasses dans la chambre à coucher, n’importe où. Mon Dieu ! mon Dieu ! penser qu’il faut que je sois en retard ce matin même, après avoir été prête, durant trois semaines, à huit heures et demie, et n’avoir vu venir personne ! — Ne vous dérangez pas, dit une voix connue de miss la Creevy ; j’ai dit à la servante de ne pas me nommer, parce que je désirais vous surprendre. — Monsieur Nicolas ! s’écria miss la Creevy stupéfaite. — Vous ne m’avez pas oublié, à ce que je vois ! répondit Nicolas en lui tendant la main. — Je crois que je vous aurais reconnu si je vous avais rencontré dans la rue… Anna, une autre tasse et une soucoupe… À propos, jeune homme, je vous prierai de ne pas réitérer l’impertinence dont vous vous êtes rendu coupable le matin de votre départ.

— Est-ce que vous en seriez très-irritée ? demanda Nicolas. — Si je le serais ! Je vous conseille d’essayer. — Mais, en vous examinant, je vous trouve plus maigre que la dernière fois que je vous ai vu, et votre visage est pâle et hagard. D’où vient que vous avez quitté l’Yorkshire ?

Elle s’arrêta ; et il y avait tant de sentiment dans sa voix altérée, que Nicolas en fut touché.

— Je dois être un peu changé, dit-il ; car j’ai été en butte à des tourments de l’esprit et du corps depuis que j’ai quitté Londres. J’ai été bien pauvre, et j’ai souffert du besoin. — Bon Dieu ! monsieur Nicolas, que me dites-vous ? — Rien qui vaille la peine de vous affliger, répondit Nicolas d’un air dégagé, je ne viens pas ici pour me plaindre de mon sort, mais pour une affaire plus importante. Je veux me rencontrer avec mon oncle face à face. — Alors tout ce que j’ai à vous dire, c’est que vous n’avez pas bon goût, et qu’il suffirait que je fusse dans la même chambre, en tête-à-tête avec ses bottes, pour me mettre de mauvaise humeur pendant une quinzaine. — Mon opinion ne diffère pas essentiellement de la vôtre ; mais vous comprendrez que je désire me justifier. J’ai des raisons de croire, d’après ce que m’a dit un de mes amis qui est instruit de tous ses mouvements, qu’il a l’intention de voir ma mère et ma sœur aujourd’hui, et de leur donner sa version de ce qui m’est arrivé. Je veux le rencontrer chez elles. Préparez-les à ma venue : elles me croient bien loin d’ici ; si j’arrive à l’improviste, je les effrayerai. Vous me rendriez un grand service en prenant la peine d’aller leur dire que vous m’avez vu, et que je serai chez elles un quart d’heure après vous. — Je voudrais vous en rendre un plus grand à vous ou aux vôtres, dit miss la Creevy ; mais le pouvoir et la volonté d’obliger se trouvent rarement ensemble.

Tout en parlant très-vite et beaucoup, miss la Creevy acheva son déjeuner en diligence, reprit son chapeau, et, saisissant le bras de Nicolas, se dirigea vers la Cité. Nicolas la quitta près de la porte de la maison de sa mère, et promit de revenir dans un quart d’heure au plus tard.

Il arriva que Ralph Nickleby, jugeant enfin convenable à ses desseins de communiquer les atrocités dont Nicolas s’était rendu coupable, avait été droit chez sa belle-sœur, au lieu de se diriger dans un autre quartier de la ville, comme Newman Noggs s’y attendait. Quand miss la Creevy, introduite par la femme de ménage, entra dans le salon, elle trouva madame Nickleby et Catherine en larmes, et Ralph venant de terminer la relation des infamies de son neveu. Catherine lui fit signe de ne pas se retirer, et miss la Creevy prit un siège en silence.

— Vous voilà déjà ? pensa la petite femme. Alors il s’annoncera lui-même, et nous verrons l’effet que produira cet incident. — C’est joli, dit Ralph en pliant le billet de miss Squeers, c’est très-joli ! Je le recommande, contre ma conviction, car je savais qu’il ne ferait jamais rien de bon, à un homme avec lequel, en se conduisant convenablement, il aurait pu vivre longtemps heureux. Qu’en advient-il ? des actes de nature à le conduire en cour de justice. — Je ne le croirai jamais, s’écria Catherine indignée ; ma mère, comment pouvez-vous entendre de pareilles accusations ?

La pauvre dame Nickleby, qui n’avait jamais été douée d’une compréhension bien vive, et dont ses derniers malheurs avaient encore diminué le peu de clairvoyance, ne répondit à ce discours qu’en s’écriant, derrière un immense mouchoir de poche, qu’elle n’aurait jamais pu le croire, laissant ingénieusement par là supposer aux auditeurs qu’elle le croyait.

— Tout contribue, reprit Ralph, à démontrer la vérité de cette lettre, si l’on était tenté de la nier. Les gens innocents se cachent-ils comme des scélérats ? les gens innocents entraînent-ils avec eux des vagabonds sans foi ni loi, et courent-ils le pays avec eux comme des voleurs ? Rixe, sévices, vol, comment appelez-vous tout cela ?

— Un mensonge ! s’écria une voix furieuse ; et la porte s’ouvrit, et Nicolas se précipita au milieu de la chambre.

Dans le premier moment de sa surprise et peut-être même de sa terreur, Ralph quitta sa place et recula de quelques pas, tout bouleversé par cette apparition inattendue. Un instant après, il se tint les bras croisés, fixe et immobile, regardant son neveu avec une expression de haine mortelle. Catherine et miss la Creevy se jetèrent entre eux deux pour empêcher les violences que faisait craindre l’irritation de Nicolas.

— Cher Nicolas ! lui cria sa sœur en se cramponnant à lui, calmez-vous, examinez… — Examiner, Catherine ! dit Nicolas en serrant sa main avec tant de force qu’elle pouvait à peine supporter la douleur. Quand j’énumère tout ce qui s’est passé, il faut que je sois de fer pour rester calme devant lui. Qui parle d’un ton à faire croire que je suis coupable et que j’ai déshonoré ma famille ? — C’est votre mère, Monsieur, répondit Ralph en l’indiquant du doigt. — Dont vos propos ont empoisonné les oreilles, dit Nicolas. Vous qui, sous prétexte de mériter les remercîments qu’elle vous adressait, avez amoncelé sur ma tête toute espèce d’outrages ; vous qui m’avez envoyé dans un repaire où une cruauté sordide, bien digne de vous, s’exerce sans contrainte. — Réfutez ses calomnies, dit Catherine, et mettez-y plus de calme ; car votre colère nuirait à votre cause. Dites-nous la vérité, et confondez l’imposture. — De quoi m’accuse-t-on ?… ou plutôt de quoi m’accuse-t-il ? — D’abord, d’avoir attaqué votre maître, et d’avoir été sur le point de vous mettre en état d’être jugé comme assassin. Je parle à cœur ouvert, jeune homme, fâchez-vous si vous voulez. — Je suis intervenu pour arracher une misérable créature à la barbarie la plus abjecte. En agissant ainsi, j’ai infligé à un infâme une punition qu’il n’oubliera pas de longtemps, quoiqu’elle soit bien au-dessous de celle qu’il mérite. Et puis j’ai sauvé un être faible et sans secours, dont je suis maintenant le protecteur…

— Vous l’entendez ? dit Ralph s’adressant encore à la mère, tout est prouvé, même par son propre aveu. Voulez-vous rendre cet enfant, Monsieur ? — Non ; je m’y refuse. — Vous vous y refusez ? — Oui. Je ne le rendrai pas à l’homme des mains duquel je l’ai tiré. Je voudrais connaître celui dont il tient l’existence ; je le ferais rougir de son abandon, fût-il mort à tous les sentiments de la nature. — Vraiment ! maintenant, Monsieur, souffrez que je vous dise deux mots. — Vous pouvez parler quand et comme il vous plaira, répondit Nicolas en embrassant sa sœur ; je fais peu d’attention à vos paroles et à vos menaces. — Puissamment bien, Monsieur ; mais elles en intéressent peut-être d’autres, qui jugeront à propos de m’écouter, et pèseront ma déclaration. Je m’adresserai à votre mère, qui connaît le monde. Aujourd’hui je ne menace point ; mais je dis que je ne donnerais pas à ce jeune homme un sou de mon argent, un morceau de mon pain, pour le sauver de la potence la plus haute de toute l’Europe. Je ne veux ni le voir ni en entendre parler ; je refuserai mon appui à ceux qui lui accorderont le leur. J’ai regret de vous abandonner, et plus encore d’abandonner ma nièce ; mais comme je ne puis vous demander de renoncer à lui, je cesserai de vous voir. — Que voulez-vous que j’y fasse ? s’écria madame Nickleby ; je sais que vous avez été très-bon pour nous et que vous avez d’excellentes intentions pour ma chère fille ; j’en suis convaincue : vous l’avez reçue chez vous, vous lui avez rendu mille services ; mais, vous le savez, mon beau-frère, je ne puis renoncer à mon fils, quand même il serait coupable de ce dont on l’accuse, ce que je ne crois pas possible. Soumettons-nous donc à la misère et à l’abandon, ma chère Catherine ; je saurai les supporter.

En prononçant ces mots, auxquels elle ajouta une suite étonnante de phrases décousues qu’aucune puissance humaine n’aurait pu lier ensemble, madame Nickleby se tordit les mains avec toutes les apparences du désespoir.

— Pourquoi dites-vous : Quand même Nicolas serait coupable de ce dont on l’accuse ? demanda Catherine pleine d’une noble colère. Vous savez qu’il ne l’est pas. — Je ne sais que penser, ma chère, dit madame Nickleby ; Nicolas est si violent, et votre oncle a l’air si honnête, que je ne puis songer qu’à ses paroles, et non aux actions de Nicolas. N’importe ; n’en parlons plus ; nous pouvons trouver un asile à l’atelier pour les pauvres, ou à l’hospice des Orphelins, ou à l’hôpital de la Madeleine, et le plus tôt sera le mieux.

Après cette énumération d’institutions charitables, madame Nickleby se remit à pleurer. Ralph allait partir.

— Arrêtez ! dit Nicolas. Il est inutile de sortir ! car dans une minute vous serez débarrassé de ma présence, et de longtemps je ne viendrai jeter le trouble dans ces murs. — Nicolas, s’écria Catherine en posant sa tête sur l’épaule de son frère et en le serrant dans ses bras, ne parlez pas ainsi, mon cher frère, vous me brisez le cœur ! — Je tournerai le dos à cette ville quelques heures plus tôt que je n’en avais l’intention. Mais qu’importe ? nous ne nous oublierons pas, et de meilleurs jours viendront où nous ne nous séparerons plus. Catherine, ayez le courage d’une femme, et empêchez-moi d’en avoir la faiblesse, lorsqu’il a les yeux sur moi. — Mais vous ne nous quitterez pas, dit Catherine avec angoisse. Oh ! songez à tous les jours heureux que nous avons passés ensemble avant nos désastres, à notre bonheur domestique et aux épreuves que nous avons à subir. Songez que nous sommes sans protection contre le mépris et les affronts auxquels nous expose la pauvreté, et vous ne nous laisserez pas en supporter seules le fardeau. — Vous aurez un appui quand je ne serai plus là, répondit Nicolas avec empressement ; je ne puis rien pour vous, rien que vous apporter le chagrin, la misère, la souffrance. Ma mère le voit, et sa tendresse et ses alarmes pour vous me tracent la conduite que je dois suivre. Ainsi donc, que tous les anges vous bénissent, Catherine, jusqu’à ce que je puisse vous offrir une maison à moi, où nous pourrons voir renaître le bonheur qui nous est refusé aujourd’hui, et parler de nos tribulations comme de choses passées. Ne me retenez pas ici, laissez-moi partir. Chère amie !… chère amie !…

Les bras qui le retenaient s’affaiblirent, et Catherine s’évanouit. Nicolas la soutint pendant quelques secondes, et la plaçant doucement sur une chaise, la confia à la bonne miss la Creevy.

— Je n’ai pas besoin de faire appel à votre sympathie, lui dit-il en lui serrant la main ; car je connais votre bon naturel. Vous ne les oublierez jamais.

Il marcha vers Ralph, qui n’avait pas bougé et ne remuait pas un doigt.

— Quelque parti que vous preniez, Monsieur, dit-il de manière à n’être entendu que de lui, vous m’en répondrez. Je vous les laisse ; agissez à leur égard comme il vous plaira. Il y aura tôt ou tard un jour de compte, et ce compte sera lourd pour vous si vous leur faites tort.

Aucun mouvement des muscles de la figure de Ralph ne laissa voir qu’il avait entendu un mot de cette dernière apostrophe. Il savait à peine qu’elle était terminée, et madame Nickleby avait à peine pris la résolution de retenir son fils par la force, s’il était nécessaire, que Nicolas était déjà parti.

Il retourna à son obscur logement d’un pas dont la rapidité était conforme à l’agitation de ses pensées ; il se jeta sur son lit, et, se tournant du côté du mur, donna un libre cours aux émotions qu’il avait si longtemps étouffées.

Il n’avait entendu entrer personne, et ne remarquait pas la présence de Smike, lorsque, levant la tête par hasard, il le vit debout et les yeux fixes à l’entrée de la chambre. Smike détourna les yeux lorsqu’il s’aperçut qu’on l’observait, et feignit d’être occupé aux maigres préparatifs du dîner.

— Eh bien ! Smike, dit Nicolas le plus gaiement possible, quelles nouvelles connaissances avez-vous faites ce matin, ou quelle nouvelle merveille avez-vous trouvée dans cette rue voisine ? — Il ne s’agit pas de cela, dit Smike en tournant douloureusement la tête ; j’ai à vous parler d’autre chose aujourd’hui. — De ce que vous voudrez, répondit Nicolas d’un ton léger. — Je sais, reprit Smike, que vous êtes malheureux, et que vous vous êtes attiré bien des désagréments en m’emmenant avec vous. J’aurais dû le savoir, et ne pas vous suivre ; je l’aurais fait, si j’y avais songé. Vous n’êtes pas riche ; vous n’avez pas assez pour vous, et je ne devrais pas être ici… Vous maigrissez chaque jour, ajouta-t-il en posant timidement sa main sur celle de Nicolas, vos joues sont plus pâles et vos yeux plus creux. Je souffre de vous voir ainsi, et je pense que je suis un fardeau pour vous ; j’ai essayé de m’en aller aujourd’hui, mais la pensée de votre bienveillante physionomie m’a ramené. Je ne pouvais vous quitter sans vous dire un mot…

Le pauvre garçon ne put continuer, car ses yeux se remplirent de larmes et la voix lui manqua.

— Le mot qui nous séparera, dit Nicolas en lui mettant amicalement les deux mains sur les épaules, ne sera jamais prononcé par moi, car vous êtes ma seule force et ma seule consolation. Je ne vous perdrais pas maintenant pour tout ce que le monde pourrait m’offrir. C’est en pensant à vous que j’ai pu supporter tout ce que j’ai enduré aujourd’hui, et que j’en supporterais cinquante fois davantage. Donnez-moi la main. Mon cœur est lié au vôtre. Nous quitterons ce lieu ensemble avant la fin de la semaine. Qu’importe que la pauvreté m’accable ? vous l’allégerez, et nous serons pauvres ensemble.