Nicolas Nickleby (traduction La Bédollière)/17

La bibliothèque libre.
Nicolas Nickleby. Édition abrégée
Traduction par Émile de La Bédollière.
Eugène Ardant et Cie (p. 107-115).

CHAPITRE XVII.


Tout le capital à la tête duquel se trouva Nicolas après avoir payé son loyer n’excédait que de quelques sous la somme de vingt-cinq francs. Cependant il vit avec un cœur léger se lever l’aurore du jour où il avait résolu de quitter Londres, et sauta à bas de son lit avec une élasticité d’esprit qui est heureusement le partage des jeunes gens ; car autrement il n’y aurait point de vieillards.

C’était une matinée de printemps, froide, sèche et brumeuse. Dès le lever de l’aurore Nicolas se dirigea seul vers la Cité, et se mit en embuscade sous les croisées de la maison de sa mère. Cette maison était sombre et nue, mais elle avait pour lui de la lumière et de la vie ; car, dans ces vieux murs, il y avait du moins un cœur aussi sensible que le sien aux affronts et au déshonneur.

Il traversa la rue, et leva les yeux vers la fenêtre de la chambre où il savait que couchait sa sœur. La fenêtre était sombre et fermée.

— Pauvre fille, pensa Nicolas, elle ne se doute guère que je suis là !

Il regarda de nouveau, et il se sentit presque affligé de ce que Catherine n’était pas là pour échanger avec lui un mot d’adieu.

Tout à coup un mouvement imaginaire du rideau lui persuada presque que Catherine était à la fenêtre, et, par une de ces étranges contradictions qui nous sont si communes, il se blottit involontairement contre une porte pour qu’elle ne pût le voir. Il sourit de sa propre faiblesse :

— Que Dieu les bénisse ! dit-il, et il s’en alla plus tranquille.

Smike l’attendait avec anxiété, ainsi que Newman, qui avait dépensé sa paye d’un jour pour préparer un bol de punch au lait. Smike chargea les paquets sur son épaule, et ils partirent, accompagnés de Newman Noggs ; car il avait insisté pour aller avec eux aussi loin qu’il le pourrait.

— Quelle route ? demanda Newman. — Celle de Kingston. — Et de là où irez-vous ? Pourquoi ne me le dites-vous pas ? — Parce que je le sais à peine moi-même, mon bon ami, répondit Nicolas en frappant sur l’épaule de Newman ; je n’ai ni plan ni projet arrêté, je pourrais changer cent fois de domicile avant qu’il vous fût possible de communiquer avec moi. — J’ai peur que vous n’ayez adopté quelque profonde résolution. — Si profonde que je ne puis la sonder ; mais, quelle qu’elle soit, comptez que je vous écrirai bientôt. — Vous n’oublierez pas ? — Je le pense ; je n’ai pas assez d’amis pour les confondre avec les indifférents, et oublier, le meilleur de tous.

Ils marchèrent une couple d’heures en causant ainsi, et ils auraient pu voyager une couple de jours, si Nicolas ne se fût assis sur une pierre au bord de la route et n’eût déclaré formellement qu’il ne ferait point un seul pas avant que Newman s’en fût retourné.

Après avoir inutilement demandé de les accompagner encore un demi-mille, Newman fut forcé de céder, et de diriger sa course vers Golden square, en échangeant de tendres adieux et en se retournant à plusieurs reprises pour agiter son chapeau aux deux voyageurs, qui ne parurent bientôt qu’un point à l’horizon.

— Maintenant, Smike, écoutez-moi, dit Nicolas ; nous allons à Portsmouth. Smike fit un signe de tête et sourit, mais il n’exprima aucune émotion, car il lui était indifférent d’aller à Portsmouth ou à Port-Royal, pourvu qu’ils s’y rendissent ensemble

— Je ne sais trop ce qui en est, reprit Nicolas ; mais Portsmouth est un port de mer, et, si nous n’obtenons aucun autre emploi, je pense que nous pourrons trouver du service à bord de quelque vaisseau. Je suis jeune et actif, et pourrai être utile d’une foule de manières. Et vous ? — Je l’espère, répondit Smike, quand j’étais à… vous savez ce que je veux dire. — Oui, je sais, c’est inutile de nommer l’endroit. — Quand j’étais là, reprit Smike enchanté de l’espoir de montrer ses talents, je savais traire les vaches et panser les chevaux aussi bien que n’importe qui.

— Ah ! dit gravement Nicolas, je pense qu’on ne garde pas ordinairement des animaux de ces espèces à bord des vaisseaux, et même quand on a des chevaux, on ne les étrille pas avec un soin bien particulier. Il vous faudra apprendre quelque autre chose ; il n’y a rien d’impossible à une ferme volonté. — Oh ! je suis plein de bonne volonté, dit Smike reprenant courage. — Dieu le sait ! reprit Nicolas, et si vous venez à en manquer, nous aurons plus de peine, mais je travaillerai pour deux. Souffrez que je vous soulage de ce paquet. — Non ! non ! reprit Smike en reculant de quelques pas, ne me demandez pas de vous l’abandonner. — Pourquoi pas ? — Laissez-moi faire quelque chose pour vous au moins ; vous ne me donnerez jamais occasion de vous servir comme je le dois. — Pendant que j’y pense et que nous sommes seuls, ajouta-t-il en le regardant fixement, permettez que je vous adresse une question. Avez-vous bonne mémoire ? — Je ne sais, dit Smike en secouant douloureusement la tête, je crois que j’avais de la mémoire autrefois, mais elle s’est en allée. — Pourquoi croyez-vous que vous en aviez autrefois ? demanda vivement Nicolas, comme si cette réponse était conforme au but de sa question. — Parce que j’avais des souvenirs lorsque j’étais enfant ; mais il y a bien longtemps, ou du moins il me le semble. Toutes mes idées se confondaient en ce lieu d’où vous m’avez tiré ; je ne pouvais me rappeler, et souvent même je ne pouvais entendre ce qu’on me disait ; je… attendez, attendez. — Ne pensez plus à ce lieu, car tout est fini, repartit Nicolas fixant ses yeux sur ceux de Smike, qui prenaient une expression de stupeur et d’insensibilité qu’ils avaient eue jadis habituellement. Vous souvenez-vous du jour où vous êtes venu dans l’Yorkshire ? — Ah ! s’écria le jeune homme. — C’était avant que vous perdissiez la mémoire, vous savez, dit tranquillement Nicolas. Le temps était-il chaud ou froid ? — Humide, répondit Smike, très-humide. Je me sentais tout glacé, car je pouvais me voir tel que j’étais alors, entrant par la même porte… — Tel que vous étiez alors ? répéta Nicolas avec une indifférence affectée : comment étiez-vous ? — Un si petit enfant, qu’on aurait pu avoir pitié de moi, rien qu’en se le rappelant. — Vous n’étiez pas arrivé là tout seul, dit Nicolas. — Non, certainement non. — Et qui était avec vous ? — Un homme, un homme à la figure brune et flétrie ; je l’ai entendu dire à la pension, et je m’en souvenais autrefois ; je fus content de le quitter, car j’avais peur de lui ; mais j’eus bien plus peur de mes nouveaux maîtres, et ils me traitèrent bien plus mal. — Regardez-moi, dit Nicolas, voulant attirer toute son attention. Là ; ne vous détournez pas. Ne vous souvenez-vous pas d’une femme, d’une femme douce et bonne, qui se penchait sur vous, vous embrassait et vous appelait son enfant ? — Non, dit la pauvre créature en secouant la tête. — Ni d’une autre maison que de celle d’Yorkshire ? — Non, répondit le jeune homme d’un air triste ; il y avait une chambre… Je me souviens que je couchais dans une chambre, une grande chambre déserte au dernier étage, avec une trappe dans le plafond. Souvent, je me cachais la tête sous mes draps pour ne pas la voir, car elle m’effrayait, moi, tout enfant, laissé seul la nuit, et je me demandais avec inquiétude ce qu’il y avait de l’autre côté. Il y avait une horloge aussi, une vieille horloge dans un coin ; je me rappelle cela, je n’ai jamais oublié cette chambre, car, quand j’ai des rêves affreux, elle revient juste comme elle était. J’y vois des choses et des gens que je ne voyais pas alors ; mais c’est bien la même chambre, cela ne change jamais. — Voulez-vous me laisser prendre ce paquet, maintenant ? demanda Nicolas changeant brusquement de conversation. — Non, non, dit Smike, allons vivement.

Le soir, ils arrivèrent à Godalming, firent marché pour deux humbles lits, et dormirent profondément. Ils furent sur pied dès le matin.

Ce jour-là, leur voyage fut plus pénible, car ils eurent de longues collines à gravir, et en voyage comme dans la vie, il est beaucoup plus facile de descendre que de monter. Cependant leur persévérance ne se démentit pas, et à la nuit close ils passèrent devant la porte d’une auberge, à quatre lieues de Portsmouth.

— Quatre lieues ! dit Nicolas en s’appuyant sur son bâton. — Quatre lieues ! répéta l’aubergiste, placé sur le seuil de sa porte. — La route est-elle bonne ? demanda Nicolas. — Abominable, dit l’aubergiste, qui ne pouvait répondre autrement. — J’ai besoin d’arriver, dit Nicolas. Je ne sais quel parti prendre. — Je ne veux pas vous influencer, reprit l’aubergiste ; mais je m’arrêterais, si j’étais à votre place. — Vraiment ? — C’est certain, dit l’aubergiste ; et relevant son tablier, il mit ses mains dans ses poches, fit un ou deux pas en dehors, et regarda la route sombre en affectant la plus parfaite indifférence.

Un coup d’œil jeté sur la figure de Smike décida Nicolas à s’arrêter.

L’aubergiste les mena dans la cuisine ; et comme il y avait bon feu, il fit observer qu’il faisait très-froid. Si par hasard il n’y avait pas eu de feu, il eût affirmé qu’il faisait très-chaud.

— Que pouvez-vous nous donner à souper ? demanda naturellement Nicolas. — Mais… ce que voudrez, répondit non moins naturellement l’aubergiste.

Nicolas indiqua de la viande froide, mais il n’y avait pas de viande froide ; des œufs, mais il n’y avait pas d’œufs ; des côtelettes de mouton, mais il n’y avait pas une seule côtelette de mouton à trois milles à la ronde, quoiqu’il y en eût eu la semaine dernière en si grande quantité qu’on ne savait qu’en faire, et qu’on dût en avoir le surlendemain une provision extraordinaire.

— Alors, dit Nicolas, il faut que je m’en rapporte entièrement à vous, comme je l’aurais fait d’abord si vous me l’aviez permis. — Eh bien ! donc, reprit l’aubergiste, il y a dans la grande salle un monsieur qui a commandé pour neuf heures un bifteck, du pudding et des pommes de terre. Il en a plus qu’il ne lui en faut, et je ne doute pas qu’il ne consente à ce que vous soupiez avec lui. Je vais régler cette affaire dans une minute.

Nicolas le retint : — Non, non, dit-il, je ne m’en soucie pas. Le… du moins… Bah ! pourquoi ne pas nous parler franchement ? vous voyez que je voyage fort modestement, et que je suis venu à pied jusqu’ici. Il est plus que probable, je pense, que ce monsieur ne trouverait pas grand plaisir à ma société ; et malgré la poussière dont je suis couvert, j’ai trop de fierté pour m’exposer à des désagréments.

— Mon Dieu ! dit l’aubergiste, ce n’est que M. Crummles, il n’est pas exigeant. — Vous croyez ? demanda Nicolas, sur l’esprit duquel, à vrai dire, l’odeur du savoureux pudding avait produit une assez vive impression. — J’en suis sûr, il aimera votre conversation. Mais nous allons voir ça ; attendez une minute.

L’aubergiste s’élança dans la grande salle sans que Nicolas cherchât à l’en empêcher, car il réfléchit qu’en tout cas le souper était une chose trop sérieuse pour qu’on en plaisantât. Bientôt l’hôte revint très-échauffé.

— Tout va bien, dit-il à voix basse ; je savais qu’il consentirait. Vous verrez quelque chose qui mérite d’être vu : comme ils y vont !

Nicolas n’eut pas le temps de demander le sujet de cette exclamation proférée avec un accent d’enthousiasme, car l’hôte avait ouvert déjà la porte de la salle. Nicolas y entra, suivi de Smike portant son paquet, qu’il gardait avec autant de vigilance que si c’eût été un sac d’écus.

Nicolas s’attendait à un spectacle étrange, mais son attente fut encore dépassée. À l’extrémité de la salle étaient deux garçons, l’un très-grand, et l’autre très-petit ; tous deux vêtus en matelots, ou du moins en matelots de théâtre, avec des ceintures, des boucles, des queues et des pistolets. Ils se livraient ce qu’on appelle sur les affiches de spectacle un grand combat, avec deux de ces épées larges et courtes à coquilles, dont on se sert ordinairement dans nos théâtres secondaires. Le petit avait obtenu de l’avantage sur le grand garçon, qui se trouvait dans une position désespérée. Un homme gros et puissant, perché sur le coin d’une table, les contemplait tous deux et les conjurait avec emphase de faire jaillir plus d’étincelles de leurs épées, leur promettant un succès pyramidal dès la première représentation.

— Monsieur Vincent Crummles, dit l’aubergiste d’un air de déférence profonde, voici le jeune homme.

M. Vincent Crummles accueillit. Nicolas par une inclination de tête qui tenait à la fois du salut d’un empereur romain et de celui d’un habitué de taverne, et ordonna à l’hôte de fermer la porte et de s’en aller.

— Voilà un tableau ! dit M. Crummles en faisant signe à Nicolas de ne pas le gâter en s’en approchant. Le petit est vainqueur ; si le gros ne le terrasse pas en trois secondes, c’est un homme mort. Recommencez, enfants.

Les deux combattants se remirent à l’œuvre et ferraillèrent jusqu’à ce que les épées lançassent une pluie d’étincelles, à la grande satisfaction de M. Crummles, qui semblait considérer cela comme le point important. L’engagement commença par environ deux cents coups administrés alternativement par le matelot court et le grand matelot, sans produire aucun résultat, si ce n’est que le matelot court fut abattu sur un genou ; mais il ne s’en embarrassa guère, car il se défendit avec rage jusqu’à ce que le grand matelot lui eut fait sauter son épée des mains. Réduit à cette extrémité, le matelot court paraissait devoir se déclarer vaincu et demander quartier ; mais tout à coup il tira de sa ceinture un énorme pistolet, et le présenta au nez du grand matelot. Celui-ci, qui ne s’y attendait nullement, fut si surpris, que le matelot court put ramasser son épée et recommencer la lutte. Alors se succédèrent les coups variés et les coups de fantaisie, appliqués par exemple de la main gauche et par-dessous la jambe et par-dessus l’épaule gauche ou droite. Le matelot court ayant frappé vigoureusement le grand matelot aux jambes, ce dernier sauta par-dessus l’épée de son adversaire ; puis ils s’évitèrent, firent des feintes, relevèrent leurs pantalons sans bretelles, et le matelot court, qui jouait évidemment le rôle vertueux, car il avait toujours l’avantage, renversa le grand matelot, qui, après de vains efforts, expira dans les souffrances, le matelot court lui ayant mis le pied sur la gorge et l’ayant percé d’outre en outre.

— Enfants, dit M. Crummles, si vous travaillez bien, vous aurez les honneurs du bis. Maintenant allez reprendre haleine et changer.

Après avoir adressé ces mots aux combattants, il salua Nicolas, qui remarqua alors que la figure de M. Crummles était en parfaite harmonie avec la grosseur de son corps. M. Crummles avait la lèvre inférieure très-grosse, une voix rauque qui indiquait qu’il était dans l’habitude de crier très-haut, des cheveux rares noirs et rasés au sommet de la tête, afin, comme Nicolas l’apprit plus tard, de porter plus aisément des perruques de toutes les formes et de toutes les dimensions. — Que pensez-vous de ce combat, Monsieur ? demanda Crummles. — Il est du plus bel effet. — Vous n’avez pas vu souvent des enfants comme ceux-ci. — Non, sans doute ; s’ils étaient seulement un peu mieux assortis… — Assortis ! s’écria M. Crummles. — Je veux dire si leur taille était un peu plus égale. — Plus égale ! mais c’est l’essence même de ce combat qu’il y ait entre eux un pied ou deux de différence. Comment captiver légitimement l’intérêt de l’auditoire, si vous ne montrez un petit homme luttant avec un grand, à moins qu’on n’en mette au moins cinq contre un, et il n’y a pas assez de monde dans notre théâtre ! — Je vois, répondit Nicolas, je vous demande pardon ; je n’avais pas envisagé l’affaire sous ce point de vue. — C’est l’essentiel, dit M. Crummles. J’ouvre à Portsmouth après-demain : si vous y allez, venez au spectacle, et vous jugerez de l’effet.

Nicolas promit de le faire s’il le pouvait ; et s’approchant du feu, entra en conversation avec le directeur. Celui-ci se montra bavard et communicatif. Il expliqua ses affaires sans la moindre réserve, et disserta assez longtemps sur les mérites de sa troupe et les talents de sa famille, dont les deux matelots étaient d’honorables membres. Le père et les fils devaient retrouver à Portsmouth les autres acteurs, et s’y rendaient pour y donner quelques représentations.

— Vous allez de ce côté ? demanda le directeur. — Non… Oui… — Connaissez-vous la ville ? demanda le directeur, qui croyait avoir des droits à autant de confiance qu’il en avait accordé à son interlocuteur. — Non, répondit Nicolas. — Vous n’y avez jamais été ? — Jamais.

M. Vincent Crummles toussa sèchement, comme pour dire : Si vous ne voulez pas être communicatif, eh bien ! ne le soyez pas.

De temps en temps, M. Crummles examinait avec un vif intérêt Smike, dont l’extérieur paraissait l’avoir frappé de prime abord. Smike s’était endormi, et se balançait sur sa chaise.

— Pardon de vous parler ainsi, dit le directeur se penchant vers Nicolas et baissant la voix ; mais… quelle bonne tête a votre ami ! — Pauvre garçon ! dit Nicolas en souriant à demi ; je voudrais qu’il fût un peu plus gras. — Gras ! s’écria le directeur avec horreur, l’embonpoint le gâterait à jamais. — Vous croyez ? — Si je le crois, Monsieur ! Mais tel qu’il est maintenant, dit le directeur en se frappant le genou avec force, sans avoir rien de postiche, sans même se farder, ce serait un acteur incomparable pour jouer les affamés. Il n’a qu’à figurer passablement dans l’apothicaire de Roméo avec un soupçon de rouge sur le bout de son nez, et il est sûr de trois salves d’applaudissements dès le moment où il passera sa tête par la porte de la coulisse. — Vous le voyez d’un œil d’artiste, dit Nicolas en riant. — Et j’ai raison. Je n’ai jamais vu jeune homme mieux taillé pour cet emploi depuis que je suis dans la partie, et je jouais les nourrissons à l’âge de dix-huit mois.

L’apparition du bifteck et du pudding, qui se montrèrent en même temps que les fils de M. Crummles, fit changer la conversation, et l’arrêta même un moment, on expédia le souper sans mot dire.

Les jeunes Crummles n’eurent pas plus tôt avalé tout ce qui restait dans les plats, qu’ils manifestèrent, en bâillant et en étendant leurs jambes, le désir d’aller se coucher. Smike l’exprimait encore plus énergiquement, car, dans le cours du repas, il s’était plusieurs fois endormi en mangeant. Nicolas proposa de se séparer ; mais le directeur n’en voulut pas entendre parler.

— Laissez-les s’en aller, dit-il, et nous nous installerons à notre aise au coin du feu.

L’inquiétude ôtait à Nicolas l’envie de dormir. Il accepta donc, échangea une poignée de main avec chacun des jeunes gens, et s’assit auprès du feu pour aider M. Crummles à vider un bol de punch.

Mais, malgré le punch et le directeur, Nicolas était distrait et abattu. Son attention ne se fixait point ; il entendait sans comprendre, et quand M. Vincent Crummles termina le récit d’une longue aventure par un bruyant éclat de rire et en demandant à Nicolas ce qu’il aurait fait en pareil cas, celui-ci fut obligé de s’excuser de son mieux et d’avouer qu’il n’y était pas du tout.

— Je m’en doutais, dit M. Crummles ; vous êtes tourmenté ; qu’avez-vous ?

Nicolas ne put s’empêcher de sourire de cette question faite à brûle-pourpoint ; mais, croyant inutile de l’éluder, il déclara qu’il était agité de la crainte de ne pas atteindre le but de ses démarches. — Et quel est ce but ? — De vivre, mon pauvre compagnon de voyage et moi, dit Nicolas : voilà la vérité ; vous l’avez devinée depuis longtemps, je pense, et il vaut mieux vous la confesser de bonne grâce. — Que peut-on faire à Portsmouth plutôt qu’ailleurs ? demanda M. Vincent Crummles. — Il y a beaucoup de vaisseaux en partance dans le port ; je chercherai du service à bord de l’un d’eux ; on y mange et on y boit, en tout cas. — Du bœuf salé et du rhum, du pudding de pois cassés et du biscuit de mer, dit le directeur tirant une bouffée de sa pipe pour la tenir allumée. — On peut être plus mal, dit Nicolas. Je suis capable de supporter la vie de matelot, je le crois, comme tous les jeunes gens de mon âge. — Il faudra bien vous y habituer, dit le directeur, si vous allez à bord d’un vaisseau ; mais vous n’irez pas. — Pourquoi ? Parce qu’il n’y a pas de patron, pas de contre-maître qui consente à se charger de vous, quand il peut prendre un marin exercé ; et ils sont aussi abondants que des huîtres. — Que voulez-vous dire ? demanda Nicolas, alarmé de cette prédiction et du ton d’assurance avec lequel elle était émise. Les hommes ne naissent pas marins, et il faut bien qu’on reçoive des apprentis. M. Vincent Crummles secoua la tête. — Sans doute, on en reçoit, mais non pas des jeunes gens élevés comme vous.

Il y eut un moment de silence ; la physionomie de Nicolas se rembrunit, et il baissa vers le feu des yeux pensifs.

— Ne voyez-vous pas d’autre profession que puisse embrasser avec honneur un jeune homme de votre tournure et de votre talent ? — Non. — Eh bien ! je vais vous en dire une, s’écria M. Crummles : le théâtre ! — Le théâtre ! — La profession d’artiste dramatique ! Je suis moi-même artiste dramatique ; ma femme est artiste dramatique ; mes enfants sont artistes dramatiques. J’ai eu un chien qui a été artiste dramatique depuis sa naissance jusqu’à sa mort, et mon cheval de carriole figure dans Tamerlan le Tartare. Je vous engage, et votre ami aussi. Dites un mot ; j’ai besoin d’une nouveauté. — Je ne sais si j’en viendrais à bout, répondit Nicolas éperdu de cette proposition subite ; je n’ai jamais joué de ma vie, si ce n’est à l’école. — Il y a, dit M. Crummles, de la haute comédie dans votre démarche et vos manières, de la tragédie dans vos yeux, de la farce vive et animée dans votre rire. Vous serez aussi bon que si vous aviez passé votre vie sur les planches depuis votre naissance jusqu’à nos jours.

Nicolas pensa à la faible somme qui lui resterait en poche après avoir payé la carte, et il hésita.

— Vous pouvez nous être utile de cent manières ! dit M. Crummles ; songez aux magnifiques affiches que peut rédiger un homme instruit comme vous. — J’ai bien peu de confiance en moi-même, répondit Nicolas. Cependant je pourrai griffonner de temps à autre quelque chose qui vous conviendra. — Bien ! dit le directeur, nous allons bâcler de suite une nouvelle pièce à grand spectacle. — Et combien gagnerai-je ? demanda Nicolas après un moment de réflexion pourrai-je vivre de mon salaire ? — Comme un prince ! avec vos appointements, ceux de votre ami, et vos écrits, vous pouvez vous faire… vous faire vingt-cinq francs par semaine ! — Vraiment ! — Je vous le garantis, et le double de la somme, si nous avons de bonnes chambrées.

Nicolas avait la misère en perspective.

Sans plus de délibération, il s’empressa de déclarer que c’était une affaire conclue, et en donna la main pour gage à M. Vincent Crummles.