Nicolas Nickleby (traduction La Bédollière)/24

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Nicolas Nickleby. Édition abrégée
Traduction par Émile de La Bédollière.
Eugène Ardant et Cie (p. 143-148).

CHAPITRE XXIV.


— Voici Londres enfin ! s’écria Nicolas jetant derrière lui sa redingote et réveillant Smike d’un long sommeil. Il me semblait que je n’arriverais jamais.

Ils suivirent les rues de Londres, bruyantes et encombrées, éclairées d’une double rangée de brillants lampadères, étincelantes des reflets variés des pharmacies, illuminées des clartés qui partaient des carreaux des boutiques, où se succédaient avec profusion la bijouterie, la soie, le velours et les plus somptueux ornements.

Dans leur route à travers ces objets changeants et divers, il était curieux de voir l’étrange procession qui leur passait sous les yeux. Des magasins de vêtements magnifiques, dont la matière première venait de tous les coins du monde ; des comestibles de toute sorte, pour stimuler l’appétit rassasié et donner de nouveaux attraits aux fêtes gastronomiques ; de la vaisselle d’or et d’argent polie, délicatement travaillée en forme de vases, de plats, de gobelets ; des fusils, des épées, des pistolets et autres instruments brevetés de destruction ; des ferrements pour les membres difformes, des langes pour les nouveau-nés, des drogues pour les malades, des cercueils pour les morts, des cimetières pour les ensevelis ; toutes ces choses se confondaient et tournoyaient ensemble comme les peintures fantastiques d’une danse macabre, et offraient une moralité analogue à la multitude remuante et inattentive.

Il ne manquait point, dans cette multitude elle-même, d’objets propres à faire ressortir ce spectacle varié. Les haillons du sale chanteur des rues flottaient à la lueur des trésors de l’orfèvre ; de pâles figures rôdaient autour des fenêtres où il y avait abondance d’aliments recherchés ; des yeux affamés erraient sur les mets protégés par un mince carreau de vitre comme par un mur de fer, des êtres humains grelottants et demi-nus s’arrêtaient pour examiner les châles de la Chine et les étoffes dorées de l’Inde. Il y avait un baptême chez un gros marchand de cercueils, et une pompe funèbre avait interrompu les réparations de la plus belle maison. La vie et la mort se donnaient la main, la richesse et la pauvreté allaient côte à côte, la plénitude et l’inanition marchaient ensemble.

Mais c’était Londres !

Nicolas retint des lits à l’auberge où s’arrêtait la voiture, et se rendit sans délai au logis de Newman Noggs ; car son anxiété et son impatience augmentaient à chaque minute.

Il y avait du feu dans le galetas de Newman, et une chandelle y avait été laissée ; le plancher était balayé, la chambre était aussi bien arrangée que pouvait l’être une pareille chambre, et un souper était servi. Tout décelait les tendres soins de Newman Noggs, mais Newman lui-même n’y était pas.

Nicolas essaya de rester tranquillement au coin du feu, mais il se sentit tellement agité qu’il ne pouvait demeurer en place ; il lui semblait que son repos était du temps perdu. C’était une folle idée, il le savait ; mais il était incapable d’y résister. Il reprit donc son chapeau et sortit.

Il marchait constamment dominé de l’idée qu’il était arrivé quelque malheur à sa sœur.

Il n’avait presque rien pris depuis le matin, et se sentait épuisé de lassitude. En retournant lentement vers son point de départ, il passa devant un bel hôtel, et s’arrêta machinalement.

— Tout est bien cher ici, pensa Nicolas ; mais une chopine de vin et un biscuit ne sont nulle part une grande dépense. Entrerai-je ?

Il fit quelques pas, vit s’étendre devant lui une longue ligne de lampadaires, et songea au temps qu’il lui faudrait pour en atteindre l’extrémité. Il était d’ailleurs dans une disposition d’esprit à céder à sa première impulsion, et se sentait entraîné vers cet hôtel tant par curiosité que par un indéfinissable sentiment. Il revint donc sur ses pas et entra dans la salle du restaurant.

Elle était magnifiquement meublée. Il y avait près du feu quatre consommateurs assez bruyants.

Nicolas s’assit auprès des bruyants consommateurs, auxquels il tourna le dos. Il prit un journal et se mit à le parcourir.

Il n’avait pas lu vingt lignes, quand il entendit prononcer le nom de sa sœur ; on avait parlé de la petite Catherine Nickleby. Étonné, il leva la tête, et, à la faveur de la glace, s’aperçut que deux des quatre inconnus s’étaient levés et se tenaient devant le feu.

— C’est l’un d’eux qui a dû prononcer ce nom, pensa Nicolas. Il se mit en devoir d’écouter en contenant à peine son indignation ; car le ton de celui qu’il supposait avoir parlé n’avait été nullement respectueux. Cet individu avait la langue et les jambes embarrassées. Il tournait le dos au feu, et causait avec un homme plus jeune qui, le chapeau sur la tête, arrangeait dans la glace le col de sa chemise. Ils parlaient à voix basse, entremêlant leur conversation de bruyants éclats de rire ; mais Nicolas n’entendit point répéter les mots qui avaient d’abord frappé son oreille.

— C’est singulier pourtant, si l’on avait dit Catherine ou Catherine Nickleby, j’aurais été moins surpris ; mais la petite Catherine Nickleby !

On lui apporta du vin, il en avala un verre et reprit un journal. En ce moment…

— À la petite Catherine Nickleby ! cria une voix derrière lui.

Le journal lui tomba des mains.

— J’avais raison, murmura-t-il, et c’était l’homme que je soupçonnais.

— À la petite Catherine Nickleby ! s’écrièrent les trois autres, et les verres furent replacés vides sur la table.

Irrité de la légèreté avec laquelle on prononçait le nom de sa sœur dans un lieu public, Nicolas fut prêt à se lever, mais il fit un violent effort et ne tourna pas même la tête.

Il est inutile de répéter ce qu’il entendit. Il suffit de dire qu’il en entendit assez pour connaître les caractères et les desseins des interlocuteurs, pour apprécier la scélératesse de Ralph et savoir les véritables raisons qui l’avaient fait mander lui-même à Londres. Il entendit encore railler les souffrances de sa sœur, attribuer à de vils calculs les vertueux motifs qui la guidaient, et en faire le sujet d’insolentes gageures et de plaisanteries.

L’homme qui avait parlé le premier donnait le ton à la conversation, où ses compagnons se contentaient de glisser une observation par intervalles. Nicolas s’adressa à lui, quand il fut assez remis pour se présenter à la compagnie, et faire sortir les paroles de son gosier brûlant.

— Souffrez que je vous dise un mot, Monsieur, dit Nicolas. — À moi, Monsieur ? répliqua sir Mulberry Hawk en le toisant d’un air de dédaigneuse surprise. — À vous, répondit Nicolas s’exprimant avec difficulté, car la colère l’étouffait. — Sur mon âme, voici un mystérieux étranger ! s’écria sir Mulberry en portant son verre à ses lèvres et en promenant les yeux sur ses amis. — Voulez-vous m’accorder quelques minutes d’entretien, ou vous y refusez-vous ?

Sir Mulberry cessa un moment de boire, et lui enjoignit de s’expliquer ou de se retirer. Nicolas tira sa carte de sa poche, et la lui jeta.

— Voilà, Monsieur, dit-il, vous devinerez ce que je vous veux.

Une expression passagère d’étonnement, mêlée d’un peu de confusion, parut sur la figure de sir Mulberry, mais il s’en rendit maître aussitôt, lança la carte à lord Verisopht, qui était assis en face de lui, prit un cure-dent, et le porta tranquillement à sa bouche.

— Votre nom et votre adresse ? dit Nicolas, dont la pâleur augmentait. — Ni l’un ni l’autre. — S’il y a un gentleman dans la société, reprit Nicolas, dont les lèvres blanches articulaient à peine, il m’instruira du nom et du domicile de cet homme

Il y eut un silence de mort.

— Je suis le frère de la jeune personne qui a été le sujet de votre conversation. J’accuse cet homme de mensonge et de lâcheté. S’il a un ami parmi vous, cet ami lui épargnera la peine qu’il prend pour cacher son nom, peine complètement inutile, car je le découvrirai ; je ne le quitterai pas avant de le savoir.

Sir Mulberry le regarda avec mépris, et s’adressant à ses compagnons :

— Laissez-le parler, dit-il ; je n’ai rien de sérieux à dire à des gens de cette espèce, et il devra à sa sœur de ne pas avoir la tête cassée. — Vous êtes un misérable sans esprit et sans âme ! dit Nicolas, et je le proclamerai partout. Je vous connaîtrai ; je vous suivrai jusque chez vous, quand même vous resteriez dans la rue jusqu’à demain.

La main de sir Mulberry se referma involontairement sur son verre, et il parut un moment sur le point de le lancer à la tête de son adversaire. Mais il se contenta de remplir son verre en riant de pitié.

Nicolas s’assit en face de la compagnie, appela le garçon, et paya sa dépense.

— Connaissez-vous le nom de cette personne ? demanda-t-il au garçon en désignant sir Mulberry.

Sir Mulberry rit de nouveau, et les deux voix rirent également, toujours avec le même ensemble, mais avec moins de force.

— De cette personne, Monsieur ? répliqua le garçon, qui répondait juste avec autant d’impertinence qu’il lui était possible de le faire sans danger : non, Monsieur. — Ici ! cria sir Mulberry à l’homme qui se retirait. Connaissez-vous le nom de cette personne ? — Non, Monsieur ; non, Monsieur. — Alors vous le trouverez là, dit sir Mulberry en lui jetant la carte de Nicolas, et quand vous l’aurez appris, vous jetterez ce morceau de carton au feu… m’entendez-vous ?

L’homme ricana, regarda Nicolas du coin de l’œil, et pour ne pas se compromettre, plaça la carte dans un coin de la glace, et se retira.

Nicolas se croisa les bras, et, se mordant les lèvres, s’assit tranquillement ; il annonça toutefois la ferme résolution de mettre à exécution sa menace de suivre sir Mulberry.

Il était évident, d’après le ton du plus jeune membre de la compagnie, qu’il faisait des représentations à son ami, et le pressait d’accéder à la requête de Nicolas. Mais sir Mulberry, troublé par d’amples libations, aveuglé par l’entêtement, l’eut bientôt réduit au silence, et, pour s’épargner de nouveaux reproches, parut demander qu’on le laissât seul. En effet, le jeune homme et les deux autres se levèrent et se retirèrent un moment après.

Ils demeurèrent ainsi dans un silence complet pendant une heure ; Nicolas eût pensé que trois heures s’étaient écoulées, mais la sonnerie n’avait tinté que quatre fois. Par intervalles, il lançait autour de lui des regards de colère et d’impatience ; mais sir Mulberry était là, dans la même attitude, portant de temps en temps son verre à ses lèvres, considérant le mur d’un air distrait, comme s’il eût complètement ignoré la présence d’aucune personne vivante.

Enfin, il bâilla, s’allongea, se leva, s’approcha froidement de la glace, y jeta un coup d’œil, se retourna, et honora Nicolas d’un regard long et dédaigneux. Nicolas le regarda avec non moins de bonne volonté ; sir Mulberry haussa les épaules, sourit légèrement, sonna, et ordonna au garçon de lui apporter sa redingote.

Le garçon l’apporta, et tint la porte ouverte.

— Je n’ai plus besoin de vous, dit sir Mulberry, et il resta seul encore avec Nicolas.

Il fit plusieurs tours dans la chambre, en sifflant avec insouciance ; s’arrêta pour achever le dernier verre de bordeaux qu’il venait de se verser, mit son chapeau, l’arrangea devant la glace, tira ses gants, et sortit lentement. Nicolas, dont l’emportement allait jusqu’à la rage, s’élança de sa chaise et le suivit de si près, qu’avant que la porte eût tourné sur ses gonds derrière sir Mulberry, ils étaient côte à côte dans la rue.

Un cabriolet bourgeois attendait ; le groom ouvrit le tablier, et prit le cheval par la bride.

— Voulez-vous vous faire connaître à moi ? demanda Nicolas d’une voix étouffée. — Non, répliqua fièrement sir Mulberry. — Si vous vous fiez à la vitesse de votre cheval, vous vous abusez, dit Nicolas. Je vous suivrai, par le ciel, dussé-je me pendre au marchepied. — Vous recevrez des coups de fouet, si vous le faites. — Vous êtes un malhonnête homme, dit Nicolas. — Vous êtes un homme de rien, reprit sir Mulberry Hawk. — Je suis le fils d’un propriétaire de province, votre égal par la naissance et l’éducation, et votre supérieur en tout le reste, j’en suis convaincu. Je vous le répète, miss Nickleby est ma sœur. Voulez-vous ou non répondre de votre conduite brutale et inhumaine ? — À un champion digne de moi, oui ; à vous, non, reprit sir Mulberry en prenant les rênes. Rangez-vous. William, lâchez la jument. — Vous ferez mieux de la retenir, dit Nicolas sautant sur le marchepied à la suite de sir Mulberry et s’emparant des rênes : il n’en est pas maître, songez-y bien… Vous ne partirez pas, avant de m’avoir dit qui vous êtes.

Le groom hésita, car la jument, vigoureuse et bien pansée, piaffait avec tant de violence qu’il avait beaucoup de peine à la maintenir.

— Lâchez-la ! cria le maître d’une voix de tonnerre.

Le groom obéit. La jument se cabra, et sembla prête à mettre la voiture en pièces ; mais Nicolas, insensible à tout danger, n’écoutant que sa juste fureur, n’abandonna ni sa place ni les rênes.

— Voulez-vous ôter votre main ? — Voulez-vous me dire qui vous êtes ? — Non ! — Non !

Ces mots furent échangés plus vite que la pensée ; sir Mulberry leva son fouet, et en appliqua un coup furieux sur la tête et les épaules de Nicolas. Le fouet se rompit ; Nicolas en atteignit la lourde poignée, dont il fendit un côté du visage de son adversaire depuis l’œil jusqu’à la lèvre. Il vit la blessure, s’aperçut que la jument avait pris le mors aux dents, mille lueurs dansèrent devant ses yeux, et il se sentit violemment, jeté sur le sol.

Il était étourdi et faible ; mais il se releva de suite en chancelant, réveillé par les clameurs des passants, qui couraient et criaient gare ! Il entrevit des flots de peuple qui passaient rapidement près de lui ; il put distinguer le cabriolet traîné le long du trottoir avec une effrayante vitesse… Puis il entendit un cri perçant, le bruit de la chute d’un corps pesant, et des glaces qui se brisaient ; puis la foule se referma dans le lointain, et il ne put ni voir ni entendre davantage.

L’attention générale avait été dirigée tout entière vers le maître de la voiture, et Nicolas était seul. Pensant avec raison qu’en de pareilles circonstances ce serait une folie de suivre la voiture, il prit une rue adjacente pour chercher une place de fiacres, s’apercevant au bout de quelques minutes qu’il chancelait comme un homme ivre, et découvrant pour la première fois qu’un ruisseau de sang lui coulait sur le visage et sur la poitrine.