Nicolas Nickleby (traduction La Bédollière)/52

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Nicolas Nickleby. Édition abrégée
Traduction par Émile de La Bédollière.
Eugène Ardant et Cie (p. 321-325).

CHAPITRE LII.


Ralph s’était glissé comme un voleur hors de la maison ; et quand il fut dans la rue, il étendit d’abord les mains comme un aveugle qui cherche son chemin. Il prit la route de son domicile, et se retourna à plusieurs reprises, comme s’il eût été poursuivi par des personnes prêtes à le détenir ou à l’interroger encore.

La nuit était sombre, et un vent froid chassait des tourbillons de nuages. Un gros nuage noir s’avançait lentement, et, au lieu de suivre les autres dans leur course précipitée, il demeurait comme suspendu sur la tête de Ralph. Vingt fois l’usurier s’arrêta pour laisser passer la nue ; mais quand il se remettait en marche, il la retrouvait encore derrière lui, s’avançant tristement comme un cortège funèbre.

Il avait à passer auprès d’un pauvre cimetière élevé de quelques pieds au-dessus du niveau de la rue, dont cet enclos était séparé par un mur d’appui surmonté d’une grille de fer. C’était un lieu sinistre et insalubre, et les herbes qui y croissaient semblaient indiquer par leurs couleurs ternes qu’elles s’engraissaient de corps chétifs et exténués, et allongeaient leurs racines dans les tombes de misérables de bas étage, morts de faim et d’ivrognerie ; et c’était en effet une multitude de cette espèce qui gisait là, séparée des vivants par quelques planches et un peu de terre. Pauvres gens enterrés gratis, sommairement expédiés par le ministre, qui économisait ses prières pour des défunts plus opulents.

Or, en passant près de ce cimetière, Ralph se rappela que longtemps auparavant il avait été membre du jury pour examiner le corps d’un homme qui s’était coupé la gorge, et que ce suicidé était enterré là. Par quel hasard ce souvenir lui revint-il alors à l’esprit, à lui qui tant de fois avait passé devant ce lieu sans y penser jamais ? C’est ce dont il ne put se rendre compte ; mais il se cramponna à la grille, et, regardant avec une inconcevable curiosité dans le cimetière, il se demanda où pouvait être le tombeau du suicidé.

Cependant des chants et des cris se firent entendre, et une bande joyeuse de gens ivres passa suivie d’autres personnes moins ivres qui leur faisaient des représentations et les pressaient de rentrer en paix chez eux. L’un de ces coureurs de nuit, petit bossu d’une figure grotesque et fantastique, se mit à danser aux bruyants éclats de rire des assistants. Ralph lui-même se laissa entraîner à un mouvement de gaieté, et un des ivrognes se retourna pour le regarder. Quand ils eurent disparu, il reprit son examen avec un nouvel intérêt ; car il se rappela que la dernière personne qui avait vu le suicidé l’avait laissé dans la joie d’une orgie, et que les autres jurés et lui avaient trouvé cette particularité très-étrange.

Il ne put trouver la tombe ; mais il se représenta vivement l’homme même, et, en s’éloignant, il en emporta l’image avec lui.

— C’est ainsi, pensa-t-il, qu’étant enfant j’avais sans cesse devant les yeux la figure d’un lutin que j’avais vue dessinée à la craie sur une porte.

Mais en approchant de sa maison il oublia ces idées, et songea à la solitude qu’il allait trouver dans son intérieur.

Ce sentiment devint si fort, qu’en arrivant à sa porte il eut à peine le courage de tourner la clef. Dans le couloir, il lui sembla que cette porte qu’il allait fermer le séparait à jamais du monde ; cependant il la poussa avec bruit. Il n’y avait pas de lumière. Quel froid ! quel silence ! quelle tristesse ! Il grelottait, il frissonnait de la tête aux pieds.

Il avait résolu en lui-même de ne penser à ce qui était arrivé qu’après être entré chez lui. Il y était, et il rêva.

C’était bien son fils ! il n’en avait pas douté un seul instant ; et ce fils était mort, mort à côté de Nicolas, l’aimant, le regardant presque comme un ange : c’est là ce qu’il y avait de plus pénible.

Tous l’avaient abandonné, tous l’évitaient ; l’argent même ne pouvait plus les gagner ; les choses devaient avoir leur cours, et le monde devait tout apprendre. Le jeune lord était mort, son compagnon en fuite ; dix mille livres lui étaient enlevées d’un seul coup ; son complot avec Gride échouait au moment même de réussir ; ses projets étaient découverts, et l’objet de ses persécutions et de la tendresse de Nicolas était son malheureux fils ! Ainsi tout se réunissait pour l’accabler.

S’il avait connu l’existence de son fils, s’il l’avait vu grandir sous ses yeux, il eût été probablement un père dur, sévère, indifférent ; il le sentait. Mais la pensée lui venait qu’il aurait pu être tout autre, que son fils l’aurait consolé, et qu’ils auraient été heureux ensemble. Il commençait à croire que la mort supposée de ce fils et la fuite de sa femme avaient contribué à le rendre dur et morose. Il lui semblait qu’il y avait eu une époque où il n’était ni si impitoyable ni si endurci ; s’il avait détesté Nicolas à la première vue, n’était-ce point parce que celui-ci était jeune et beau, jeune et beau comme le misérable qui l’avait déshonoré ?

Mais, dans ce tourbillon de passions et de remords, une pensée plus tendre, un regret dicté par la nature était comme une goutte d’eau limpide dans une mer en furie. La haine de Ralph pour Nicolas, irritée par le désespoir de la défaite, allait maintenant jusqu’à la frénésie. Quoi ! Nicolas entre tous avait été le protecteur et l’ami du misérable enfant ! Quoi ! il lui avait seul témoigné de la tendresse, et lui avait appris à haïr son père, à maudire le nom de son père ! Quelle pensée intolérable pour l’usurier ! Sans cesse il avait devant les yeux le lit de mort de son fils, et Nicolas le soutenant entre ses bras, et Smike l’accablant de témoignages de reconnaissance, tandis qu’il eût voulu en faire deux ennemis mortels et irréconciliables !

— Ah ! je suis ruiné, je suis perdu ; le misérable m’a dit vrai ! La nuit approche pour moi. N’y a-t-il aucun moyen d’arrêter les suites de leur triomphe, de me dérober à leur compassion ? Aucun démon ne viendra-t-il à mon aide ?

L’image de l’homme enterré dans le cimetière se dressa de nouveau devant lui. Comme la première fois qu’il l’avait vu, le suicidé avait la tête couverte ; c’étaient bien ses pieds de marbre, roides et glacés, il se les rappelait. Ralph revit les parents pâles et tremblants, dont il avait reçu la déposition dans l’enquête ; il entendit les cris des femmes ; il fut témoin de la consternation et de la silencieuse terreur des hommes ; il pensa au triomphe de ce monceau d’argile, qui, d’un mouvement de main, s’était délivré de la vie, et avait causé tant de trouble et d’agitation.

Ralph ne parla plus, mais il sortit doucement de sa chambre, monta dans la chambre du dernier étage sur le devant, et ferma la porte derrière lui.

Il y avait encore dans cette pièce un vieux lit, celui sur lequel son fils avait reposé. Ralph l’évita précipitamment, s’en éloigna autant que possible, et s’assit.

À la lueur des lumières de la rue, prêtes à s’éteindre, on pouvait distinguer dans la chambre divers objets de rebut, de vieux coffres, des ballots entourés de cordes, des meubles brisés. Le plafond était en pente, élevé d’un côté, et de l’autre touchant presque le parquet. Ce fut vers la partie la plus haute que Ralph dirigea ses yeux, et les tint fixés pendant quelques minutes. Puis il se leva, et traînant à cette place une vieille malle, sur laquelle il s’était assis, il monta dessus et tâta le mur au-dessus de sa tête avec ses deux mains. Enfin elles rencontrèrent un grand crochet de fer solidement planté dans une poutre.

En ce moment il fut interrompu par un coup frappé à la porte de la rue. Après un instant d’hésitation, il ouvrit la fenêtre, et demanda qui était là.

— Je demande M. Nickleby ? — Que lui voulez-vous ? — Ce n’est pas là la voix de M. Nickleby !

Ce n’était pas en effet sa voix, mais c’était lui qui parlait, et il le dit.

— MM. Cheeryble désirent savoir s’il faut retenir l’homme que vous avez vu cette nuit, et quoiqu’il soit minuit, dans leur incertitude, ils m’envoient prendre votre avis. — Oui ! cria Ralph, retenez-le jusqu’à demain ; qu’ils me l’amènent, lui et mon neveu, qu’ils viennent eux-mêmes, et qu’ils soient sûrs que je serai prêt à les recevoir. — À quelle heure ? — À toute heure, dans l’après-midi ; quand ils voudront, peu m’importe.

Il écouta le messager s’éloigner, et regarda le ciel, vit ou crut voir le même nuage noir qui avait semblé le suivre, et qui paraissait maintenant droit au-dessus de la maison…

Le vent apporta le son d’une cloche lointaine.

— Continue, s’écria l’usurier, continue à mentir avec ta langue de fer ; sonne joyeusement pour des naissances qui désolent ceux qui les attendent, pour des mariages écrits en enfer ; sonne lentement le glas pour des morts dont on se partage déjà les dépouilles ; appelle à la prière des hommes dont la sainteté n’est qu’une heureuse hypocrisie ; carillonne pour annoncer une nouvelle année, un pas de plus que ce monde maudit a fait vers le néant. Pas de cloche, pas de prières pour moi ; qu’on me jette sur un fumier, et que j’y pourrisse en liberté.

Ralph montra le poing au ciel sombre et menaçant, et referma la fenêtre.

La pluie battit les vitres, les cheminées chancelèrent sur leur base, le vent s’engouffra dans la chambre, et la fenêtre craqua comme si une main invisible se fût efforcée de l’ouvrir. Mais aucune main ne la poussait, et elle ne s’ouvrit plus…

— Qu’est-ce que cela veut dire ? s’écria un passant ; ces Messieurs disent qu’ils ne peuvent se faire entendre de personne, et qu’ils essayent depuis deux heures. — Et cependant, dit un autre, il est rentré hier, car il a parlé à quelqu’un par cette fenêtre.

Après quelques instants d’attente, quelques individus se décidèrent à faire le tour de la maison et à entrer par une croisée.

Ils visitèrent les chambres, ouvrirent les volets, et, ne trouvant personne, ils hésitaient à poursuivre leurs recherches, quand l’un d’eux fit observer qu’ils n’avaient pas encore été au grenier. Comme c’était là qu’on avait aperçu Ralph en dernier lieu, ils se décidèrent à y monter, sans bruit et à pas lents, car le mystérieux silence de la maison les intimidait.

Ils restèrent un moment sur le carré à se regarder les uns les autres ; mais celui qui avait proposé de monter entr’ouvrit la porte, regarda et recula aussitôt.

— C’est étrange, murmura-t-il ; il se cache derrière la porte : voyez !

Tous s’approchèrent, et le premier qui entra poussa un cri perçant, tira de sa poche un couteau, et détacha le cadavre de Ralph.

Il avait attaché une vieille corde au crochet de fer et s’était pendu, immédiatement au-dessous de la trappe pratiquée au plafond, au lieu même vers lequel, quatorze ans auparavant, son fils, seul et abandonné, avait si souvent levé les yeux avec une terreur enfantine.