Nicolas Nickleby (traduction La Bédollière)/54

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Nicolas Nickleby. Édition abrégée
Traduction par Émile de La Bédollière.
Eugène Ardant et Cie (p. 330-334).

CHAPITRE LIV.


Nicolas était du nombre de ceux dont la joie est incomplète si elle n’est partagée par ceux qui furent leurs amis en des jours contraires. Au milieu de sa prospérité, ses pensées se portaient vers John Browdie. Il donnait un sourire à leur première entrevue, une larme à leur seconde. Il entendait encore les paroles d’encouragement que l’honnête paysan lui avait adressées sur la route de Londres.

Plusieurs fois, Catherine et lui se concertèrent pour écrire conjointement une lettre à John Browdie ; mais, ils avaient beau se mettre à l’œuvre avec les meilleures intentions du monde, il leur survenait des distractions, et la lettre n’était jamais achevée. Quand Nicolas essayait seul de la rédiger, il s’apercevait qu’il lui était impossible d’exprimer la moitié de ce qu’il eût désiré dire, et que ses paroles étaient froides en comparaison de ses sentiments. Enfin, après s’être souvent reproché sa négligence, il résolut de faire une excursion dans l’Yorkshire, et de se présenter à l’improviste devant M. et madame Browdie.

Voilà pourquoi un soir, entre sept et huit heures, Catherine et lui se trouvèrent dans le bureau de la Tête de Maure. Ils y retinrent une place pour Greta-Bridge, par la voiture du lendemain ; et, comme le temps était beau, ils parcoururent les rues pour faire diverses emplettes nécessaires à ce voyage.

Catherine avait tant d’anecdotes à raconter au sujet de Frank, et Nicolas tant d’anecdotes au sujet de Madeleine, qu’ils ne s’aperçurent pas qu’ils s’égaraient dans un labyrinthe de petites rues. N’ayant pu parvenir à retrouver le chemin, Nicolas, guidé par la faible clarté qui partait d’une cave voisine, s’apprêtait à en interroger les habitants, quand il fut arrêté par les bruyantes clameurs d’une femme en colère.

— N’entrez pas, dit Catherine, on se dispute là-dedans. — Attendons ; sachons de quoi il s’agit. — Paresseux, propre à rien, criait la femme, pourquoi ne tournez-vous pas le mangle[1] ? — C’est ce que je fais, idole de mon âme, répondit une voix d’homme, je tourne et retourne sans cesse comme un diable de vieux cheval dans un diable de vieux moulin. Vous êtes d’une humeur diablement maussade. — Si vous n’êtes pas content, pourquoi ne vous engagez-vous pas ? — M’engager ! Ma chère moitié voudrait-elle me voir affublé d’un habit rouge ? voudrait-elle qu’on me rasât les favoris, qu’on me coupât les cheveux, qu’on me fît tourner les yeux à droite et à gauche ? — Cher Nicolas, murmura Catherine, c’est M. Mantalini. — Assurons-nous-en ; descendons quelques marches.

Par la porte entr’ouverte ils examinèrent l’intérieur de la cave, et y virent M. et madame Mantalini entourés de baquets et de linge blanchi ou à blanchir. L’époux avait, comme par le passé, des moustaches et des favoris, un pantalon d’une coupe élégante, un gilet d’une riche étoffe, mais le tout était râpé, et le brillant cavalier, sans habit et couvert d’une chemise rayée, tournait le mangle, dont les grincements se mêlaient à la voix criarde de sa femme.

— Traître infâme ! j’ai envie de vous arracher les yeux. — Calmez-vous, ma charmante. — Vous me trompez toujours, vous êtes un coureur, vous allez faire le galant je sais bien où. N’est-ce pas assez que j’aie payé deux livres et quatorze shillings pour vous tirer de prison, et faut-il encore que vous me perciez le cœur. — Je veux me réformer ; je vous demande pardon. Ne maltraitez pas votre bel ami, ne le poursuivez pas de vos diables de reproches !

Madame Mantalini était sur le point de répondre, quand Nicolas éleva la voix et demanda le chemin de Piccadilly.

M. Mantalini se retourna, aperçut Catherine, et, sans dire un mot, sauta sur un lit placé derrière la porte, et se cacha la figure sous la courte-pointe, en s’agitant convulsivement.

— Diable ! c’est la petite Nickleby ! Fermez la porte ; éteignez la chandelle.

Ne se souciant pas d’entrer en explication avec les époux, Nicolas profita du premier moment de stupeur de madame Mantalini, et se retira avec Catherine.

Le lendemain il se mit en route. On était alors en hiver, et le froid et la neige lui rappelaient en quelles circonstances il avait fait ce voyage pour la première fois. Il se revit assis sur l’impériale avec Squeers et les enfants, et plus tard faisant à pied la route de Londres avec le pauvre Smike.

John Browdie demeurait aux environs de Greta-Bridge, et Nicolas n’eut pas de peine à s’y faire conduire. Sans s’arrêter à admirer la beauté du jardin et de la maison, il courut à la porte de la chaumière, et frappa avec son bâton.

— Ohé ! cria-t-on de l’intérieur, est-ce que le feu est à la ville ?

John Browdie ouvrit lui-même la porte, écarquilla les yeux, et dit en battant des mains.

— Bon Dieu ! voilà le parrain ! voilà le parrain ! Mathilde, voilà M. Nickleby ! Votre main, mon brave ; entrez, entrez, mettez-vous là, auprès du feu ; prenez un verre d’eau-de-vie ; ne parlez pas avant de boire, mon ami. Dieu du ciel, suis-je content de vous voir !

Là-dessus, John entraîna Nicolas dans la cuisine, l’installa devant un brasier ardent, lui versa un demi-setier d’eau-de-vie dans un verre énorme, porta la main à sa bouche et pencha la tête en arrière pour lui faire signe de boire à l’instant même, et se tint devant lui, la face rouge et épanouie, comme un géant en belle humeur.

— J’aurais dû me douter que vous seul frappiez si fort à la porte. C’est ainsi que vous frappiez sur le dos du maître d’école ; ah ! ah ! ah ! Mais à propos, qu’est-il devenu ? — Il a été condamné à la déportation pour sept ans, comme détenteur d’un testament volé, et pour avoir trempé dans un complot. — Quel complot ? est-ce un complot du genre de la fameuse conspiration des poudres ? — Non, non, je vais vous expliquer ce dont il s’agit. — Ne vous pressez pas ; vous nous conterez ça après déjeuner, car vous avez faim et moi aussi, et il faut que Mathilde vous entende.

Mathilde se hâta de préparer un déjeuner qui eût pu largement suffire à dix personnes. Après le repas, Nicolas commença son récit, et produisit une vive impression sur ses auditeurs. John Browdie jura qu’il irait à Londres exprès pour voir les frères Cheeryble, et qu’il enverrait franc de port à Tim Linkinwater un jambon comme jamais couteau humain n’en avait découpé. Quand Nicolas fit le portrait de Madeleine, John se dit en lorgnant sa femme. Ce doit être une Mathilde en son genre. Et en apprenant que le voyage de Nicolas n’avait d’autre but que de leur faire part de ces bonnes nouvelles, le bon paysan passa la manche de son habit sur ses yeux.

— Pour revenir au maître d’école, dit-il un moment après, si l’on sait ses aventures à Dotheboys, la vieille et Fanny sont bien malades. — Ô John ! que dites-vous ? — Ô John tant que vous voudrez, mais j’ignore tout ce dont ces jeunes élèves sont capables. Il y a déjà des parents qui ont retiré leurs enfants ; mais si ceux qui restent sont au courant, ça va faire une révolution !…

Les appréhensions de John étaient si vives, qu’il résolut de monter à cheval et de partir sans délai pour l’école. Il invita Nicolas à l’accompagner ; mais celui-ci s’y refusa, alléguant que sa présence pourrait aggraver les peines de la famille Squeers.

— C’est, ma foi, vrai, je n’y aurais jamais songé. — Je partirai demain ; mais j’ai l’intention de dîner avec vous aujourd’hui, et si vous pouvez me donner un lit… — Un lit ! je voudrais en avoir cinquante à vous offrir, et que vous les prissiez tous. Attendez mon retour, et nous rirons.

À ces mots, John donna une poignée de main à Nicolas, un baiser à sa femme, partit au galop, et fut bientôt à Dotheboys. La porte était fermée en-dedans, et un bruit terrible retentissait dans la classe. John, après avoir attaché son cheval, regarda par une fente du mur, et fut témoin d’un curieux spectacle.

La révolte venait d’éclater. C’était un jour de distribution médicale, et madame Squeers, suivie de sa fille et de Wackford, venait d’entrer dans la classe avec son bol et sa cuiller. Durant l’absence de son père, Wackford l’avait dignement représenté, en donnant des coups de botte aux élèves, en tirant les cheveux des plus petits, en pinçant les autres, et en se montrant ainsi le soutien et le consolateur de sa mère.

L’entrée de madame Squeers fut le signal de la rébellion ; un détachement d’élèves courut fermer la porte, plusieurs montèrent sur les bancs et sur les pupitres. L’enfant le plus nouvellement arrivé, et par conséquent le plus fort, s’empara de la canne, arracha le chapeau de madame Squeers, le plaça sur sa propre tête, s’arma de la cuiller de bois, et ordonna, sous peine de mort, à la vieille dame d’avaler une dose de la médecine. Quand elle eut été contrainte par ses bourreaux de prendre une cuillerée de l’odieux mélange, on plongea dans le bol la tête du jeune Wackford. Les insurgés allaient se livrer à de nouvelles voies de fait, si John Browdie n’avait enfoncé la porte. À son aspect, toutes les clameurs cessèrent.

— Vous faites du tapage, jeunes gens ! — Squeers est en prison, et nous voulons nous en aller ! crièrent une vingtaine de voix grêles. — Eh bien ! allez-vous-en, personne ne vous retient, détalez ; mais ne faites pas de mal aux femmes. — Hurrah ! crièrent les élèves. — Bon ! criez hurrah comme des hommes. Hurrah ! — Hurrah ! répétèrent les élèves. — Encore un hurrah, et plus haut. — Hurrah ! — Encore un avant de partir. Prenez haleine, pensez à l’emprisonnement de Squeers, au bouleversement de l’école, à votre délivrance. Hurrah !

On lui répondit par une acclamation telle que les murs de Dotheboys n’en avaient jamais entendu. Quand les cris eurent cessé, la foule se pressa à la porte, et cinq minutes après l’école était vide.

— Très-bien ! monsieur Browdie, dit miss Squeers troublée encore de cette scène, mais conservant sa méchanceté jusqu’à la fin ; vous avez excité nos élèves à s’enfuir, mais vous le payerez, Monsieur. Si mon père est victime de ses ennemis, nous ne nous laisserons pas fouler aux pieds par vous et Mathilde. — Ne craignez rien de nous, Fanny. Je ne vous cacherai pas que je suis content de la punition du vieux ; mais vous avez à souffrir sans que je vous tourmente. Bien plus, si vous aviez besoin de secours… n’ayez pas l’air de vous rengorger, ça pourrait bien être ; si vous avez besoin de l’aide des amis, vous trouverez en nous le John et la Mathilde d’autrefois ; et quand je dis cela, ne croyez pas que je me reproche ma conduite, car je répète encore : Hurrah ! et au diable le maître d’école !… voilà !…

Là-dessus John Browdie remonta sur son bidet, le mit au grand trot, fit la route en fredonnant des fragments de vieux airs qui formaient au bruit des sabots du cheval un joyeux accompagnement, et rejoignit sa femme et Nicolas.

Pendant quelques jours, les environs furent couverts d’enfants en fuite, auxquels, assure-t-on, M. et madame Browdie fournirent secrètement des vivres et même de l’argent pour regagner leurs pénates. John a toujours nié le fait ; mais comme il accompagnait ses dénégations d’un gros rire, il y a lieu de croire à la vérité de l’assertion.

Il y avait quelques timides enfants qui, tout misérables qu’ils avaient été, ne connaissaient pourtant d’autre asile que cette école, et avaient conçu pour elle une espèce d’attachement ; quand les plus hardis eurent disparu, ceux-là cherchèrent un refuge à Dotheboys. On en vit quelques-uns qui pleuraient à l’abri des haies, effrayés de leur isolement. L’un d’eux avait un oiseau mort dans une petite cage ; il avait longtemps erré, et quand son pauvre favori était mort, l’enfant avait perdu courage et s’était couché auprès de lui. Un autre fut trouvé dans une cour voisine de l’école, étendu dans la niche d’un chien, et le chien mordait ceux qui approchaient, et léchait la face pâle de l’enfant endormi.

On reprit quelques traînards, mais ils furent réclamés un à un, ou s’évadèrent de nouveau, et bientôt l’institution de Dotheboys ne fut plus qu’un vague souvenir.

  1. Espèce de calandre, machine à repasser.