Nicolas Nickleby (traduction Lorain)/38
CHAPITRE VI.
Catherine Nickleby ne se doutait pas le moins du monde des démonstrations amoureuses de leur voisin, pas plus que de leurs résultats sur le cœur inflammable de sa maman ; elle jouissait donc sans trouble d’un commencement de calme et de bonheur auquel elle était restée depuis longtemps étrangère, et qu’elle ne connaissait plus même par occasion rapide et passagère ; elle vivait désormais sous le même toit que son frère bien-aimé, après avoir été séparée de lui d’une manière si soudaine et si cruelle ! son âme respirait plus librement, affranchie des persécutions insolentes dont le souvenir seul faisait rougir sa joue et palpiter son cœur. Enfin, c’était pour elle toute une métamorphose. Elle avait repris son humeur, sa gaieté primitive ; ses pas avaient retrouvé leur élasticité légère, la fraîcheur était revenue colorer ses joues flétries ; Catherine Nickleby n’avait jamais été si belle.
C’était aussi l’opinion de miss la Creevy, opinion fondée sur une foule d’observations et de réflexions auxquelles elle se livra sans relâche, une fois que le cottage eut été, comme elle le disait dans son langage figuré, ramoné de la tête aux pieds, depuis la cheminée sur les toits jusqu’au décrottoir à la porte, et que l’activité de la petite femme put enfin se porter de la maison aux gens qui l’habitaient.
« Ce que je vous déclare que je n’ai pas encore pu faire depuis que je suis venue ici pour la première fois, disait-elle, car je n’ai pas eu le temps de m’occuper d’autres choses que de marteau, de clous, de tourne-vis et de vrilles, faisant le métier de serrurier depuis le matin jusqu’au soir.
— C’est que, reprit Catherine en souriant, vous ne gardez jamais une pensée pour vous-même.
— Ma foi ! ma chère enfant, je serais une grande dupe de penser à moi, quand il y a tant d’autres sujets plus agréables auxquels je puis penser. À propos ! tenez ! il y a encore quelqu’un à qui je pensais : savez-vous que je remarque un grand changement dans un membre de cette famille, un changement très extraordinaire ?
— Qui donc ? demanda Catherine d’un air inquiet ; ce n’est toujours pas…
— Non, ma chère, non ce n’est pas votre frère, répondit miss la Creevy allant au-devant de sa question : celui-là, c’est toujours la même perfection de bonté, de tendresse, d’esprit, assaisonnée d’un peu de je ne veux pas dire quoi dans l’occasion ; lui, il n’a pas changé depuis que je l’ai vu pour la première fois ; non, mais c’est Smike, comme il veut qu’on l’appelle ce pauvre garçon, car il ne veut pas entendre parler de mettre un monsieur devant son nom. Eh bien ! Smike a terriblement changé en peu de temps.
— Comment cela ? demanda Catherine, je ne vois rien dans sa santé…
— Non : dans la santé, c’est possible, dit miss la Creevy après un moment de réflexion : quoique ce soit une existence bien frêle et bien usée, et que je lui trouve une mine qui me navrerait le cœur si je la voyais chez vous. Mais non, je ne voulais pas parler de la santé.
— Eh bien ! alors ?
— Je ne sais pas trop, continua miss la Creevy, mais je l’ai observé, et il m’a fait venir bien des fois les larmes aux yeux. Vous me direz que ce n’est pas très difficile, parce que je pleure d’un rien ; mais c’est égal, je crois qu’ici ce n’est pas malheureusement sans cause et sans raison. Il me semble que, depuis qu’il est ici, il a eu quelque motif particulier de reconnaître de plus en plus la faiblesse de son intelligence ; il y est plus sensible quand il s’aperçoit qu’il divague de temps en temps, et qu’il ne peut pas comprendre les choses les plus simples ; il en éprouve plus de chagrin. Je l’ai bien regardé, quand vous n’y étiez pas, ma chère, assis à part d’un air si triste, qu’il faisait peine à voir. Puis après, quand il se levait pour sortir, il était dans un tel état de mélancolie et d’abattement, que je ne puis pas vous dire toute la peine que j’en ressentais. Il n’y a pas plus de trois semaines, c’était un garçon sans souci, remuant, d’une gaieté bruyante, enfin, à ce qu’il semblait, heureux tout le long du jour. Aujourd’hui, ce n’est plus rien de tout cela ; c’est toujours une nature dévouée, innocente, fidèle, aimante ; mais pour le reste, plus rien.
— Espérons que cela passera, dit Catherine : le pauvre garçon !
— Je l’espère comme vous, répliqua sa petite amie avec une gravité qui ne lui était pas ordinaire ; espérons-le pour lui, ce pauvre malheureux ! Cependant, ajouta-t-elle en reprenant le ton d’enjouement babillard qui ne la quittait guère, je vous ai dit ce que j’avais à vous dire, et vous aurez peut-être trouvé que c’était un peu long, ce que j’avais à vous dire, peut-être même que j’avais tort de le dire : je n’en serais pas du tout étonnée. En attendant, je m’en vais l’égayer ce soir, car, s’il me sert de cavalier tout du long du chemin jusqu’au Strand, je m’en vais parler, parler, parler, sans lui laisser de repos jusqu’à ce que je trouve moyen de le faire rire de quelque chose. Ainsi, plus tôt il va s’en aller, mieux cela vaudra pour lui, et moi aussi ; car pendant que je suis là, ma domestique pourrait bien faire la coquette avec quelque beau monsieur qui me dévalisera ma maison, quoique à dire vrai je ne vois pas trop ce qu’il aurait à emporter, le malheureux, après mes tables et quelques chaises, excepté pourtant mes miniatures. Encore il faudrait que ce fût un voleur bien habile pour en tirer grand profit ; car moi, je suis bien obligée de le reconnaître parce que c’est l’exacte vérité, je n’en retire rien du tout. »
Tout en parlant, miss la Creevy enveloppa sa figure dans un chapeau collant et sa personne dans un gros châle qu’elle serra étroitement autour de sa taille, au moyen d’une grande épingle, puis elle déclara que l’omnibus pourrait passer quand il voudrait, qu’elle était maintenant toute prête.
Mais, il fallait encore prendre congé de Mme Nickleby et ce n’était pas peu de chose. La bonne dame n’était pas au bout de ses réminiscences plus ou moins applicables à la circonstance, que déjà l’omnibus était à la porte. Voilà miss la Creevy tout en l’air. Plus elle se trouble moins elle avance : ainsi, en voulant secrètement donner la pièce à la bonne derrière la porte ; elle tire de son sac une masse de gros sous qui roulent dans tous les coins du corridor, et lui prennent un temps considérable à les ramasser. Naturellement il fallut encore embrasser Catherine et Mme Nickleby avant le départ, chercher le petit panier et le paquet de papier gris, pour les emporter. Pendant ce temps-là, l’omnibus, comme disait miss la Creevy, jurait à faire trembler. Enfin il fit semblant de s’en aller. Alors miss la Creevy part comme un trait, faisant avec la plus grande volubilité, des excuses à tous les voyageurs ; leur assurant qu’elle était bien fâchée de les avoir fait attendre, pendant qu’elle cherche des yeux une place commode. Le conducteur pousse Smike dedans et donne au cocher le signal du départ, et le large véhicule s’ébranle et roule en faisant autant de bruit pour le moins qu’une douzaine de haquets.
Laissons-le poursuivre son voyage, au gré du conducteur que nous venons de voir si important et qui maintenant se balance avec grâce, sur son petit marchepied par derrière, reprenant son cigare odoriférant. Laissons-le s’arrêter, repartir, galoper ou trottiner, selon que cet estimable fonctionnaire le juge bon et convenable ; l’occasion nous tente d’aller chercher des nouvelles de sir Mulberry Hawk et de nous informer si, depuis que nous l’avons quitté, il s’est bien remis du mal qu’il s’était fait en tombant violemment de son cabriolet, lors de sa querelle avec le fougueux Nicolas.
Le voilà avec une côte brisée, le corps tout meurtri, la figure endommagée par des cicatrices toutes fraîches, pâle encore et épuisé par la douleur et par la fièvre, étendu sur le dos dans le lit qui le retient, par ordre du médecin, prisonnier pour quelques semaines encore. Dans la pièce voisine, M. Pyke et M. Pluck sont à table, occupés à boire copieusement, variant de temps en temps les murmures monotones de leur conversation par un éclat de rire à moitié étouffé pendant que le jeune lord, le seul membre de leur société qui ne fût pas tout à fait perdu sans remède, car c’était dans le fond un cœur honnête, est assis à côté de son mentor, un cigare à la bouche, et se dispose à lui lire, à la lueur d’une lampe, les passages et les nouvelles qu’il choisit dans le journal, les plus propres, à ce qu’il lui semble, à intéresser ou amuser son malade. « Maudits chiens ! dit sir Mulberry, en retournant avec impatience la tête du côté de la pièce voisine, rien ne peut donc faire taire leur infernal gosier. »
MM. Pyke et Pluck, en entendant cette exclamation, s’arrêtent immédiatement en se faisant l’un à l’autre un signe d’intelligence, et se versant une rasade en dédommagement du silence qui leur était imposé.
« Morbleu ! murmura-t-il entre ses dents, en se tordant de colère dans son lit, ce matelas n’est-il pas assez dur, cette chambre assez triste, et mes douleurs assez cuisantes sans qu’ils me mettent encore à la torture ! Quelle heure est-il ?
— Huit heures et demie, répondit son ami.
— Tenez ! approchez la table et reprenons les cartes, dit sir Mulberry ; encore un piquet, allons ! »
Il était curieux de le voir au milieu de ses souffrances, incapable de se remuer, si ce n’est pour tourner la tête de droite ou de gauche, observer tous les mouvements de son jeune ami, à chaque carte jouée. Quelle ardeur et quel intérêt il apportait au jeu, et cependant quelle adresse et quel sang-froid il montrait en même temps ! Il en avait vingt fois plus qu’il n’en fallait pour un tel adversaire, incapable de lui tenir tête, même quand la fortune le favorisait de quelques cartes heureuses. Sir Mulberry gagna toutes les parties, et quand son camarade, lassé de perdre, jeta les cartes sur la table et refusa de continuer, il dégagea du lit et lança sur la table son bras amaigri, pour faire rafle des enjeux avec un juron victorieux et ce même rire si rauque, quoique moins vigoureux aujourd’hui, qui retentissait il y a quelques mois dans la salle à manger de Ralph Nickleby.
Son domestique entre pour lui annoncer que M. Ralph Nickleby est en bas et vient savoir comment il va ce soir.
« Mieux, répondit-il impatienté.
— M. Nickleby demande, monsieur…
— Mieux, vous dis-je, » réplique sir Mulberry frappant de la main sur la table.
Le domestique hésite un moment, puis se décide à dire que M. Nickleby demande la permission de voir sir Mulberry Hawk, si cela ne le gêne pas.
« Cela me gêne, je ne peux pas le voir, je ne peux voir personne, lui dit son maître avec plus d’énergie encore. Vous le savez bien, imbécile !
— Pardon, monsieur, répond le domestique. Mais M. Nickleby a fait tant d’insistances… »
Le fait est que Ralph Nickleby avait graissé la patte du domestique, qui, dans l’espérance d’être encore bien payé, en pareille occasion, voulait gagner son argent ; aussi tenait-il la porte entr’ouverte sans sortir, et n’avait-il pas l’air pressé de s’en aller.
« Vous a-t-il dit qu’il eût à me parler d’affaires ? demanda sir Mulberry après un moment de réflexion.
— Il a seulement demandé à vous voir en particulier, monsieur ; voilà tout ce que m’a dit M. Nickleby.
— Vous allez lui dire de monter. Tenez ! auparavant, lui cria sir Mulberry en se passant la main sur ses traits altérés ; prenez cette lampe et posez-la sur son pied derrière moi ; reculez cette table et placez une chaise là… encore un peu plus loin. C’est bien. »
Le domestique exécuta cet ordre en serviteur intelligent, qui en comprenait les motifs et sortit. Lord Frédérick Verisopht passa dans une chambre à côté, en disant qu’il allait revenir dans un moment, et ferma derrière lui les deux battants de la porte.
Puis on entendit un pas discret dans l’escalier, et l’on vit Ralph Nickleby, le chapeau à la main, se glisser modestement dans la chambre, le corps incliné, dans l’attitude d’un profond respect et les yeux fixés sur la figure de son honorable client.
« Eh bien ! Nickleby, lui dit sir Mulberry en lui montrant la chaise qu’il avait fait préparer à côté de son lit, et lui faisant de la main un signe d’insouciance affectée ; il m’est arrivé un accident désagréable, vous savez…
— Je le sais, répondit Ralph toujours regardant fixement ; désagréable en effet. Je ne vous aurais pas reconnu, sir Mulberry ; tiens ! tiens ! c’est très désagréable. »
Les manières de Ralph étaient pleines d’une profonde humilité et d’un respect étudié. Le ton adouci de sa voix était bien celui qu’une attention délicate pour un malade devait dicter à l’étranger qui lui rendait visite ; mais pendant que sir Mulberry lui tournait le dos, la figure de Ralph faisait avec ses manières polies un étrange contraste. Debout, dans son attitude habituelle, regardant avec calme l’homme étendu devant lui comme une masse inerte, tous ceux de ses traits qui n’étaient pas cachés à l’ombre de ses sourcils renfrognés portaient la trace d’un sourire moqueur.
« Asseyez-vous, dit sir Mulberry tournant la tête de son côté comme par un effort violent. Je suis donc bien extraordinaire, que vous vous tenez là debout à me regarder comme une histoire ? »
Au moment où il se retourna, Ralph recula d’un pas ou deux, comme ne pouvant s’empêcher de témoigner ainsi son profond étonnement, tout en cherchant à se contraindre, et s’assit avec un air de confusion joué à s’y méprendre.
« Sir Mulberry, dit-il, je suis venu en bas tous les jours, et souvent deux fois par jour dans les commencements, savoir de vos nouvelles. Ce soir, en raison de notre vieille connaissance et des affaires antérieures que nous avons faites ensemble, à la satisfaction, j’espère, de tous les deux, je n’ai pu résister au désir de demander à vous voir. Est-ce que vous avez… souffert beaucoup ? continua-t-il se penchant vers le malade et laissant toujours éclater sur sa figure son infernal sourire, pendant que l’autre tenait les yeux fermés.
— Oui, plus que je n’aurais voulu, mais moins peut-être que ne l’auraient voulu certaines rosses de notre connaissance, qui jouent gros jeu avec nous, je vous en réponds, » répondit sir Mulberry, en tirant sa couverture d’une main toujours agitée.
Ralph haussa les épaules comme pour se plaindre du ton d’irritation violente dont ces paroles lui avaient été adressées : car il y avait dans son langage comme dans ses manières une aisance froide et désespérante, qui agaçait tellement le malade, qu’il avait peine à le supporter.
« Et qu’y a-t-il, demanda sir Mulberry, dans ces affaires que nous avons faites ensemble, qui vous amène ici ce soir ?
— Rien, répliqua Ralph ; il y a bien quelques billets de milord qui ont besoin d’être renouvelés ; mais nous attendrons que vous soyez sur pied. J’étais… j’étais venu, continua-t-il d’un ton plus bas, mais en appuyant plus encore sur chaque mot, j’étais venu vous dire tout le regret que j’avais que ce fût un de mes parents, un parent que j’ai renié, il est vrai, qui vous eût infligé une punition si…
— Punition ! interrompit sir Mulberry.
— Je sais qu’elle est sévère, dit Ralph, ayant l’air de se méprendre sur le sens de l’interruption de sir Mulberry, et je n’en étais que plus impatient de venir vous dire que je renie ce vagabond, que je ne le reconnais plus pour un des miens, que je l’abandonne au châtiment mérité qu’il pourra recevoir de vous ou de tout autre. Tordez-lui le cou si vous voulez, ce n’est pas moi qui vous en empêcherai.
— Ah ! ce conte que l’on m’a fait ici a donc déjà couru le monde, à ce que je vois ? demanda sir Mulberry, serrant les poings et grinçant des dents.
— On ne parle pas d’autre chose, répliqua Ralph ; il n’y a pas de club, pas de cercle de jeu, qui n’en ait retenti. On m’a même dit, continua-t-il, regardant l’autre en face, qu’on en avait fait une bonne chanson. Je ne l’ai pas entendu chanter moi-même ; je ne m’occupe guère de tout cela, mais on m’a dit qu’on l’avait fait imprimer, soi-disant pour la faire circuler sous le manteau ; maintenant elle court les rues, comme vous pensez.
— Ils en ont menti, dit sir Mulberry ; je vous dis qu’il n’y a rien de vrai dans tout cela. La jument a eu peur, voilà tout.
— Eh bien ! eux, ils disent que c’est lui qui lui a fait peur, repartit Ralph, toujours aussi calme, aussi impassible. Il y en a bien qui vont jusqu’à dire qu’il vous a fait peur aussi. Pour cela, par exemple, je suis bien sûr que ce n’est pas vrai, et je l’ai dit hardiment, partout et tous les jours ; je ne suis pas un casseur d’assiettes, mais je ne veux pas souffrir qu’on dise cela de vous. »
Aussitôt que sir Mulberry put trouver dans sa colère quelques mots à lier ensemble, Ralph se pencha vers lui, porta la main à l’oreille pour mieux entendre, conservant toujours dans les traits son calme stéréotypé, comme si chaque ligne de sa physionomie rigide avait été coulée en bronze.
« Attendez seulement que je puisse sortir de ce maudit lit, dit le patient qui, dans son emportement, frappait sur sa jambe cassée, sans s’en apercevoir, et je veux tirer de lui une vengeance dont il sera parlé ; oui, nom de… D., je me vengerai. Il a pu, favorisé par le hasard, me marquer à la face pour une quinzaine de jours, mais moi je lui laisserai des marques qui le suivront jusqu’au tombeau. Je veux lui couper le nez et les oreilles, lui donner le fouet, l’estropier pour la vie, et ce n’est pas tout ; à son nez et à sa barbe, je veux forcer ce bel échantillon de chasteté, cette fine fleur de pruderie, sa bégueule de sœur à… »
Soit que Ralph lui-même ne pût entendre ces dernières menaces sans que son sang glacé s’en émût et portât à ses joues le témoignage visible de son mécontentement, soit que sir Mulberry se rappelât à temps que tout fripon, tout usurier qu’il était dans l’âme, le vieux Nickleby devait avoir quelquefois, dans sa première enfance, enlacé dans ses bras le cou d’un frère, le père de Catherine ; il n’alla pas plus loin, se contentant de menacer du poing son ennemi absent, et de confirmer, par un serment horrible, ses promesses de vengeance.
Ralph, pendant ce temps-là, considérait, d’un œil perçant le malade en délire. « Il est sûr, dit-il, rompant enfin le silence, que c’est bien humiliant pour un homme renommé comme le lion, le roué, le héros de tous les rendez-vous à la mode, d’avoir reçu cette leçon d’un petit polisson ! »
Sir Mulberry lui darda un regard furieux, mais ne l’atteignit pas : Ralph avait les yeux baissés, et sa figure ne trahissait aucune expression particulière ; il avait seulement l’air pensif.
« Un enfant, un méchant galopin, continua Ralph, contre un homme qui n’aurait qu’à se laisser tomber sur lui pour l’écraser de son poids. Sans parler de son habileté à… Je ne me trompe pas, continua-t-il en relevant les yeux, vous étiez passé maître à la boxe, autrefois, n’est-il pas vrai ? »
Le malade fit un geste d’impatience, que Ralph aima mieux prendre pour un signe d’assentiment.
« Ah ! je savais bien que je ne me trompais pas. C’était avant que nous eussions fait connaissance ; mais c’est égal, j’en étais bien sûr. Lui, il est actif et souple, je suppose ; mais qu’est-ce que cela auprès de tous vos autres avantages. C’est la chance ; ces chiens de bandits-là ont toujours la chance pour eux.
— Eh bien ! qu’il en fasse provision pour notre prochaine rencontre, dit sir Mulberry Hawk, car je le retrouverai, quand il se sauverait au bout du monde.
— Oh ! reprit Ralph vivement, il n’a pas envie de se sauver ; il vous attend, monsieur, tranquillement, à Londres même, au grand soleil, faisant blanc de son épée, et regardant par les rues si vous n’y êtes pas. »
En disant cela, Ralph se rembrunissait, et, cédant enfin à un transport de haine, en se représentant Nicolas triomphant : « Si nous vivions seulement, dit-il, dans un pays où on pût faire de ces choses-là sans danger, que je donnerais de l’argent de bon cœur pour lui faire poignarder l’âme et le jeter au chenil, pour y être mangé par des chiens ! »
Ralph avait à peine donné, à son client étonné, cet échantillon de son excellent cœur et de son affection de famille, lorsque lord Verisopht se montra, au moment où il prenait son chapeau pour s’en aller.
« Que diable avez-vous donc, dit-il, vous et Nickleby, à faire tout ce tapage ? Je n’ai jamais rien entendu de pareil : crock, crock, crock ; baou, ouaou, ouaou. De quoi donc s’agit-il ?
— C’est sir Mulberry, milord, qui a eu un accès de colère, répondit Ralph les yeux tournés vers le malade.
— Il ne s’agit toujours pas d’argent, j’espère ? les affaires ne vont pas plus mal, n’est-ce pas, Nickleby ?
— Non, milord, non ; sur cet article-là sir Mulberry et moi, nous sommes toujours d’accord. Mais c’est qu’il a eu occasion de se rappeler les détails de… »
Ralph n’eut pas besoin d’en dire davantage, sir Mulberry ne lui en laissa pas le temps ; il s’empara lui-même du sujet et se mit à vociférer contre Nicolas des menaces et des serments presque aussi furieux que tout à l’heure.
Ralph, qui avait un talent d’observation peu ordinaire, fut surpris de voir, pendant cette tirade, l’accueil qu’elle parut recevoir de lord Frédérick Verisopht. Il avait commencé par se friser les moustaches de l’air le plus dégagé et le plus indifférent ; mais, à mesure que sir Mulberry se donnait carrière, ses traits s’altérèrent, et il surprit bien plus encore son observateur lorsqu’après cette philippique le jeune lord, sans dissimuler son mécontentement, le pria sèchement de ne plus jamais reparler devant lui de cette affaire.
« Rappelez-vous de cela, Hawk, ajouta-t-il avec une énergie qui ne lui était pas ordinaire. Jamais je ne seconderai, jamais je ne permettrai, si je puis l’empêcher, une lâche attaque contre ce jeune garçon.
— Comment, lâche ? s’écria son ami.
— Oui, répéta l’autre en le regardant en face. Si vous aviez commencé par lui dire votre nom et lui remettre votre carte, quitte à trouver après, dans sa position ou sa personne, des excuses pour ne point vous battre avec lui, ce n’était pas encore bien magnifique ; ma parole d’honneur, c’était déjà assez vilain comme cela. Mais de la façon que cela s’est passé, vous avez eu tort. Moi aussi j’ai eu tort de ne pas intervenir, et je m’en repens. Ce qui vous est arrivé après était purement accidentel, ce n’était point prémédité, et c’est de votre faute plus que de la sienne. Il n’en portera donc pas la peine, croyez-moi : cela ne doit pas être et cela ne sera pas. »
En répétant avec insistance cette déclaration, le jeune lord tourna les talons ; mais, avant de sortir, il revint sur ses pas pour dire avec plus de véhémence encore :
« Je suis convaincu maintenant, oui, sur mon honneur, j’en suis convaincu. La sœur est une jeune personne aussi modeste et aussi vertueuse qu’elle est belle ; et, quant au frère, tout ce que je peux en dire, c’est qu’il s’est conduit en bon frère, comme un homme de cœur et d’honneur. Je voudrais seulement de toute mon âme pouvoir en dire autant de nous tous.
— Est-ce bien là votre élève, demanda tranquillement Nickleby, ou quelque innocent tout frais sorti des mains d’un curé de village ?
— Ce sont de ces accès qui prennent de temps en temps aux blancs-becs ; il a besoin que je le forme, répliqua sir Mulberry Hawk en se mordant les lèvres et lui montrant la porte. Laissez-moi faire ! »
Ralph échangea un coup d’œil familier avec sa vieille connaissance, car cette surprise inquiétante avait tout à coup renoué leur intimité, et il reprit le chemin de sa maison d’un pas lent et d’un air soucieux.
Pendant cette entrevue, et longtemps même avant le dénouement, l’omnibus s’était soulagé de miss la Creevy et de son garde du corps ; ils étaient maintenant arrivés à sa porte. Là, la petite artiste ne voulut, pour rien au monde, laisser retourner Smike sans l’avoir réconforté au préalable en buvant un petit coup de quelque liquide généreux, et sans y tremper un biscuit. Et comme Smike ne montra aucune répugnance à boire un petit coup de ce liquide généreux, en y trempant un biscuit ; comme, au contraire, il n’était pas fâché de se donner des jambes pour revenir à Bow, il s’arrêta un peu plus longtemps qu’il ne voulait d’abord, et il y avait déjà une demi-heure que la brune était venue quand il se remit en route pour retourner à la maison.
Il n’y avait pas de danger qu’il perdît son chemin, car c’était toujours tout droit, et il n’y avait guère de jours qu’il n’y eût passé en accompagnant Nicolas le soir et le matin. Miss la Creevy et son cavalier se séparèrent donc en parfaite confiance, se donnèrent une bonne poignée de main, et Smike partit, chargé de mille compliments encore pour Mme et Mlle Nickleby.
Arrivé au pied de Ludgate-Hill, il prit un détour pour satisfaire sa curiosité : il voulait voir Newgate en passant. Après avoir considéré avec beaucoup de soin et de terreur, pendant quelques minutes, les sombres murailles de la prison, il revint sur ses pas et se mit à marcher d’un bon pas à travers la cité. Pourtant il s’arrêtait de temps en temps à regarder à la montre de quelque boutique dont l’étalage le frappait plus que les autres, puis faisait encore un petit bout de chemin, puis s’arrêtait encore, et ainsi de suite, comme font tous les provinciaux.
Il y avait déjà longtemps qu’il regardait à la fenêtre d’un bijoutier, regrettant de ne pouvoir emporter quelque jolie bagatelle pour en faire cadeau à la maison, et se figurant le plaisir qu’il aurait à l’offrir, quand toutes les horloges sonnèrent huit heures trois quarts. Réveillé par leur carillon, il se remit à courir, et franchissait justement le coin d’une rue de traverse quand il se sentit heurté d’un coup si violent et si soudain, qu’il fut obligé de se retenir à un poteau de lanterne pour s’empêcher de tomber. Au même instant, un petit drôle s’empara de sa jambe, et fit vibrer à ses oreilles un cri perçant : « À moi, papa ; c’est lui, hourra ! »
Smike ne connaissait que trop cette voix. Il abaissa ses yeux désespérés sur l’individu à laquelle elle appartenait, et, frissonnant des pieds à la tête, n’eut que le temps de se retourner pour se trouver en face de M. Squeers qui l’avait accroché au collet avec le bec de son parapluie, et se pendait à l’autre bout de toutes ses forces pour retenir sa victime. Le cri d’allégresse venait de maître Wackford, qui, sans faire attention à ses coups de pied et à sa résistance, ne lâchait pas plus sa jambe que le bouledogue ne lâche sa proie.
Il lui suffit d’un coup d’œil pour lui révéler tout son malheur, paralyser ses moyens et le rendre incapable de proférer un son.
« Quelle chance ! cria M. Squeers, tirant petit à petit son parapluie comme on tire la corde d’un puits, sans le décrocher, avant que sa main fût arrivée jusqu’au collet et pût le tenir ferme, quelle délicieuse chance ! Wackford, mon garçon, appelle un de ces fiacres.
— Un fiacre, papa ? cria le petit Wackford.
— Oui, monsieur, un fiacre ; et ses yeux se repaissaient de l’effroi empreint sur la figure de Smike. Tant pis pour ma bourse, il faut que nous le mettions en voiture.
— Qu’est-ce qu’il a fait ? demanda un manœuvre qui passait là chargé d’une hottée de briques, et que Squeers avait appelé à son aide, ainsi que son camarade, quand il avait lancé si adroitement son parapluie.
— Tout ! répondit M. Squeers regardant fixement son ancien élève avec une sorte de tremblement de joie. Tout ! il s’est sauvé, monsieur ; il a pris part à des attaques de buveur de sang contre son maître ; il n’y a pas de crime qu’il n’ait commis ! Ah ! mon Dieu, mon Dieu ! quelle délicieuse chance ! »
L’homme regardait Smike pour entendre sa défense, mais le pauvre diable avait entièrement perdu le peu de moyens qu’il avait. Le fiacre arrive. Maître Wackford y monte le premier : Squeers lui pousse sa prise et monte derrière ses talons, lève les glaces. Le cocher s’assied sur son siège et va son petit train, laissant là les deux maçons jaser comme bon leur semble, sur l’incident, avec une marchande de pommes et un petit gamin qui sortait d’une école du soir, seuls témoins de la scène qui venait de se passer.
M. Squeers s’assit sur la banquette vis-à-vis de l’infortuné Smike, et, les mains fièrement plantées sur ses genoux, le regarda, pendant au moins cinq minutes, dans le blanc des yeux, avant de se remettre de son extase ; après quoi il poussa un grand cri et se mit à claquer à droite et à gauche la figure de son élève plusieurs fois consécutives.
« Quoi ! ce n’est pas un songe ! dit Squeers ; c’est lui en chair et en os. Oui, vraiment, je le reconnais au toucher. » Et après avoir renouvelé ses expériences concluantes, M. Squeers, pour varier ses plaisirs, lui administra quelques coups de poing sur l’oreille, en poussant à chaque fois un éclat de rire plus long et plus bruyant.
« Votre maman, mon garçon, dit Squeers à son fils, est dans le cas d’en crever de joie dans sa peau quand elle va savoir cela.
— Je crois bien, papa, répliqua maître Wackford.
— Quand on pense, dit Squeers, que nous tournons vous et moi le coin d’une rue, et que nous nous trouvons nez à nez avec lui juste au bon moment ; puis encore que je l’accroche du premier coup avec mon parapluie, aussi juste et aussi ferme que si je l’avais accroché avec un grappin. Ha ! ha !
— Et moi, dites donc, papa, ne l’ai-je pas gentiment empoigné par la jambe ? dit le petit Wackford.
— C’est vrai, mon garçon, vous vous êtes bien conduit, dit M. Squeers lui donnant des petites tapes d’amitié sur la tête ; aussi je vous donnerai pour la peine la plus jolie veste à la hussarde et le plus beau gilet qu’apporteront les premiers pensionnaires, entendez-vous bien ? Continuez comme vous avez commencé ; faites tout ce que vous voyez faire à votre père, et, quand vous mourrez, vous irez tout de go au paradis sans qu’on vous arrête à vous faire des questions à la porte. »
Après cette promesse encourageante, M. Squeers se remit à taper tout doucement la tête de son fils et à taper plus fort celle de Smike, en lui demandant d’un ton gouailleur comment il se trouvait de ce régime-là.
« Laissez-moi retourner à la maison, répliqua Smike se retournant furieux.
— Pour cela, vous pouvez en être sûr, que vous allez y retourner. Ne vous inquiétez pas, vous y retournerez, à la maison, je vous en réponds, et bientôt. Vous allez vous retrouver au paisible village de Dotheboys, en Yorkshire, avant huit jours, mon jeune ami, et, si jamais vous en sortez, je vous donne la permission de n’y plus revenir. Où sont les habits avec lesquels vous vous êtes sauvé, ingrat voleur que vous êtes ? » dit M. Squeers d’une voix sévère.
Smike jeta les yeux sur l’habillement propre et décent qu’il devait aux soins de Nicolas, et se tordit les mains de désespoir.
« Savez-vous qu’une fois hors de Old-Bailey j’aurai le droit de vous pendre, pour vous être enfui avec des effets qui m’appartiennent, dit Squeers ; savez-vous que c’est un cas de potence, je ne sais même pas si ce n’est pas un cas d’anatomie, de s’esquiver d’une maison habitée avec une valeur de cent vingt-cinq francs. Hein ! savez-vous ça ? À combien estimez-vous les habits que vous m’avez emportés ? Savez-vous que cette botte à la Wellington que vous aviez à un pied coûtait trente-cinq francs la paire, quand il y en avait deux, et que le soulier que vous aviez à l’autre pied valait neuf francs trente-cinq ? Mais vous êtes bien heureux, en retombant entre mes mains, d’être venu tout droit au grand bazar de la miséricorde. Remerciez votre étoile de m’avoir choisi tout exprès pour vous servir cet article, je vous en donnerai comme il faut. »
Il n’y avait pas besoin d’être dans la confidence de M. Squeers pour voir que cet article de miséricorde dont il se disait si bien pourvu, il en manquait absolument ; et si quelqu’un pouvait en douter encore, il n’aurait pas tardé à reconnaître son erreur, en le voyant faire succéder à cette promesse les coups de pointe qu’il portait en pleine poitrine à Smike, avec le fer de son parapluie, accompagnés d’une grêle d’estocades en tierce et en quarte sur la tête et sur les épaules avec les côtes du même instrument.
« Parbleu ! dit M. Squeers quand il s’arrêta pour se reposer la main, je n’avais jamais rossé d’élève en fiacre ; ce n’est pas bien commode, mais la nouveauté m’en plaît. »
Pauvre Smike ! Il paraît les coups de son mieux, et finit par se recoquiller dans un coin de la voiture, la tête dans ses mains et les coudes sur ses genoux. Il était stupéfié, abasourdi, et ne songeait pas plus à faire quelque effort pour essayer d’échapper à la toute-puissance de Squeers, maintenant qu’il n’avait plus là d’ami pour lui parler et le conseiller, qu’il n’y avait songé pendant les longues et tristes années de son martyre en Yorkshire, avant l’arrivée de Nicolas.
Il croyait que la course ne finirait jamais. Que de rues enfilées les unes après les autres, et cependant ils trottaient toujours. Enfin M. Squeers commença à passer la tête à chaque minute par la portière, pour donner une foule d’indications successives au cocher. Après avoir traversé, non sans difficulté, quelques rues isolées nouvellement construites, comme le montraient assez l’aspect des maisons et le mauvais état des chemins, M. Squeers se pendit tout à coup au cordon de toute sa force, et lui cria : « Arrêtez !
— A-t-on jamais vu tirer le bras d’un homme comme cela ? dit le cocher en colère.
— C’est ici. La seconde de ces quatre petites maisons à un étage, avec des volets verts ; il y a sur la porte une plaque de cuivre avec le nom de Snawley.
— Ne pouviez-vous pas dire cela sans m’arracher le bras ? demanda le cocher.
— Non ! brailla M. Squeers. Si vous dites un mot de plus, je vais vous faire faire un procès-verbal pour avoir un carreau cassé. Arrêtez. »
Le cocher, docile aux instructions de son bourgeois, arrêta à la porte de M. Snawley. M. Snawley, on se le rappelle, était ce tartuffe à la face luisante qui avait confié aux soins paternels de M. Squeers les quatre enfants de sa femme, comme nous l’avons raconté au quatrième chapitre de cette histoire. Sa maison se trouvait sur les extrêmes limites de quelques nouveaux établissements contigus à Somers town, et M. Squeers y avait loué un logement pour quelques jours, parce qu’il avait à faire à Londres un séjour un peu plus long que d’habitude, et que d’ailleurs la Tête de Sarrazin ayant appris à connaître, à ses dépens, l’appétit de maître Wackford, avait refusé de le traiter à des conditions plus favorables qu’une grande personne.
« Nous voilà ! dit Squeers bousculant Smike devant lui dans la petite salle où M. Snawley et sa femme étaient en train de manger un homard pour leur souper. Voici le vagabond, le traître, le rebelle, le monstre d’ingratitude !
— Quoi ! l’élève qui s’était sauvé ! cria Snawley laissant de saisissement retomber ses mains sur la table, le couteau et la fourchette en l’air, et écarquillant ses grands yeux.
— Lui-même, dit Squeers mettant son poing sous le nez de Smike, le retirant et recommençant plusieurs fois la même menace avec la physionomie la plus féroce. S’il n’y avait pas là une dame, je lui… mais patience, il ne perdra rien. »
Et M. Squeers se mit à raconter où, quand et comment il avait rattrapé son fugitif.
« Il est clair que c’est un coup de la Providence, dit M. Snawley baissant les yeux avec un air d’humilité, et élevant sa fourchette, avec un morceau de homard au bout, vers le plafond, pour remercier le ciel.
— Il n’y a pas de doute, c’est la Providence qui se déclare contre lui, répliqua Squeers en se grattant le nez.
— Cela ne pouvait être autrement, comme de juste. Il n’y a pas à s’y méprendre.
— Les mauvais cœurs et les mauvaises actions sont toujours punis, monsieur, dit M. Snawley.
— Il n’y a pas d’exemple du contraire, » répliqua Squeers tout en tirant de son portefeuille un petit paquet de lettres, pour voir s’il n’en avait pas perdu dans la bagarre.
Quand il fut tranquille de ce côté : « Vous voyez bien, madame Snawley, dit-il : j’ai été le bienfaiteur de ce garçon-là, je l’ai nourri, instruit, vêtu, blanchi. J’ai été l’ami de ce garçon-là, son ami universel, classique, commercial, mathématique, philosophique et trigonométrique. Mon fils, Wackford, mon propre fils, a été pour lui un frère. Mme Squeers a été pour lui une mère, une grand’mère, une tante, ah ! je pourrais même dire un oncle, enfin tout. Elle n’a jamais élevé personne dans du coton, excepté vos deux charmants, vos deux délicieux petits enfants, comme elle a élevé ce garçon-là dans du coton. Eh bien ! quelle en est la récompense ? Je lui ai prodigué le lait de notre commune tendresse ; mais, maintenant, je sens, quand je le regarde, que ce lait-là tourne et s’aigrit sur mon cœur.
— C’est bien possible, monsieur, dit Mme Snawley, c’est bien possible.
— Mais où a-t-il été tout ce temps-là ? demanda Snawley, serait-il resté avec ?…
— Ah ! monsieur, dit Squeers en l’interrompant et se retournant vers Smike, êtes-vous resté avec ce démon de Nickleby, monsieur ? »
Mais ni questions ni taloches ne purent arracher là-dessus un mot de réponse à Smike. Il avait pris en lui-même la résolution de périr plutôt dans l’affreuse prison où il allait retourner, que de prononcer une syllabe qui pût compromettre son premier, son unique ami. Il avait eu le temps de se rappeler les recommandations que lui avait faites Nicolas en quittant le Yorkshire, de garder un profond secret sur sa vie passée. Il avait une idée vague et confuse que son bienfaiteur pouvait bien avoir commis un crime en l’emmenant, un crime terrible, qui l’exposerait à un châtiment redoutable s’il était découvert, et cette crainte avait aussi contribué à le mettre dans l’état de terreur stupide où il était retombé.
Telles étaient les pensées (si on peut donner ce nom aux visions imparfaites qui erraient sans suite dans son cerveau affaibli) qui vinrent assaillir l’esprit de Smike et le rendirent également sourd à l’éloquence persuasive de Squeers ou à ses procédés d’intimidation. Voyant tous ses efforts inutiles, M. Squeers le conduisit dans une petite chambre en haut sur le derrière, pour y passer la nuit ; puis, après avoir pris la précaution de lui faire quitter ses souliers, son gilet et son habit, et de fermer par-dessus lui la porte en dehors, dans le cas peu vraisemblable où il retrouverait l’énergie de tenter encore une évasion, le digne gentleman l’abandonna à ses réflexions.
Ces réflexions, personne ne peut dire ce qu’elles étaient, ce que fut le désespoir de cette pauvre créature quand il retomba dans ses pensées uniques, dans le souvenir récent de sa dernière demeure, des amis si chers, des visages si doux qu’il y laissait. Il entrevoyait tous ces rêves dans une espèce d’engourdissement douloureux, sommeil lourd et pénible d’une intelligence qui n’avait pu se développer sous le régime de cruautés dont il avait été victime dans sa première enfance. Combien il faut pour cela d’années de souffrances et de misère, sans rayon d’espérance ! Comme il faut que ces cordes du cœur, qui vibrent une prompte réponse à la douceur et à l’affection, se soient rouillées ou brisées dans leurs secrètes attaches, sans avoir même à renvoyer l’écho languissant de quelque vieux chant de bonheur ou d’amour ! Comme il faut qu’il ait été sombre, le jour, le triste jour où cette lueur à peine apparue dans l’esprit s’est ensevelie à tout jamais dans les ombres d’un long crépuscule, d’une nuit plus sombre et plus triste encore !
Pourtant, même alors, il aurait pu se réveiller peut-être au son de certaines voix aimées, mais elles ne pouvaient pénétrer jusqu’à lui. Aussi, quand il se glissa à tâtons dans son lit, il était redevenu déjà la même créature insouciante, découragée, flétrie, que Nicolas avait trouvée et transformée en arrivant à Dotheboys-Hall.