Nicolas Nickleby (traduction Lorain)/40

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CHAPITRE VIII.

Nicolas devient amoureux. Il emploie un médiateur dont les démarches sont couronnées d’un succès inattendu, excepté pourtant sur un seul point.

Se voyant une fois hors des griffes de son ancien persécuteur, Smike n’eut pas besoin d’être stimulé davantage pour faire tous les efforts et pour appeler à son aide toute l’énergie dont il était capable. Sans perdre un seul instant à réfléchir au chemin qu’il prenait, sans s’occuper de savoir s’il le conduisait chez lui, ou s’il ne l’éloignait pas au contraire, il se mit à fuir avec une vélocité surprenante et une persévérance infatigable. La crainte lui donnait des ailes, et la voix trop connue de Squeers semblait retentir à ses oreilles sous la forme de cris imaginaires poussés par une troupe d’ennemis acharnés à sa poursuite. Les sens troublés du pauvre garçon lui faisaient, pour ainsi dire, sentir déjà derrière lui leur haleine ; ils pressaient ses pas, ils suivaient sa piste, quelquefois distancés, il est vrai, dans cette course fantastique, mais quelquefois aussi gagnant sur lui du terrain, selon les alternatives d’espérance ou de crainte dont il se sentait agité. Longtemps encore, après s’être convaincu que c’étaient de vains sons qui n’avaient d’existence que dans le désordre de son cerveau, il n’en continuait pas moins sa course toujours aussi impétueuse, que son épuisement et sa faiblesse ne pouvaient pas retarder d’un moment. Ce ne fut que lorsque l’obscurité et le silence d’une grande route dans la campagne le rappelèrent au sentiment des objets extérieurs, et qu’au-dessus de sa tête le ciel étoilé l’avertit de la marche rapide du temps, qu’enfin, couvert de sueur et de poussière, hors d’haleine, il s’arrêta pour écouter et regarder autour de lui.

Tout était calme et silencieux ; une masse de lumière dans le lointain, qui jetait sur le ciel une teinte enflammée, marquait la place de la grande cité. Les champs solitaires, séparés par des haies et des fossés, qu’il avait percés, franchis ou traversés dans sa fuite, bordaient la route des deux côtés du chemin. Il était tard. Smike était bien sûr qu’on ne pouvait l’avoir suivi à la trace par où il avait passé ; et, s’il devait espérer de retourner chez lui, c’était à coup sûr à l’heure qu’il était, à l’ombre d’une nuit déjà avancée. Smike lui-même, malgré son peu d’intelligence, encore aveuglé par la crainte, finit petit à petit par le comprendre. Il avait eu d’abord une idée vague, un idée enfantine, c’était de faire dix ou douze kilomètres dans la campagne, et de revenir ensuite chez lui par un large circuit, qui l’affranchirait du souci de passer par Londres, tant il appréhendait de traverser les rues tout seul et de s’y rencontrer encore en face de son terrible ennemi ; mais, cédant enfin à des inspirations plus raisonnables, il revint sur ses pas, prit la grande route, toujours avec crainte et tremblement, et se dirigea vers Londres d’un pied léger, presque aussi rapidement qu’il avait fui la résidence provisoire de M. Squeers.

À l’heure où il entra dans la ville par les quartiers de l’ouest, la plus grande partie des boutiques et des magasins étaient fermés ; la foule, qui était sortie vers le soir pour prendre l’air après un jour brûlant, avait déjà regagné ses pénates, excepté quelques traînards qui flânaient encore dans les rues avant d’aller retrouver leur lit, mais il en restait encore assez pour lui indiquer de temps en temps son chemin, et, à force de questions répétées, il finit par se trouver à la porte de Newman Noggs.

Newman avait justement passé toute cette soirée à courir par voies et par chemins dans les rues de traverse et dans tous les coins de la ville, à la recherche de la personne même qui venait soulever en ce moment son marteau, pendant que Nicolas avait fait de son côté des battues qui n’avaient pas été plus heureuses. Newman était donc assis à table, devant un misérable souper, d’un air triste et mélancolique, lorsque ses oreilles entendirent le coup timide et incertain donné par Smike à sa porte. Son inquiétude le tenait sur le qui-vive, attentif au moindre bruit. Aussitôt donc il descendit l’escalier, et poussant un cri de joyeuse surprise, entraîna derrière lui le visiteur inespéré dans le corridor et jusqu’au haut de l’escalier sans lui dire un seul mot. Ce ne fut que lorsqu’il l’eût déposé en sûreté dans son galetas, la porte bien fermée derrière eux, qu’il prépara une grande cruche de gin et d’eau ; il la porta à la bouche de Smike, comme on présente une tasse de ricin à la bouche d’un enfant rebelle, en lui recommandant de l’avaler jusqu’à la dernière goutte.

Newman parut singulièrement déconcerté en voyant que Smike ne faisait guère que tremper ses lèvres dans la précieuse composition qu’il avait préparée de ses mains. Déjà il levait la cruche pour s’en accommoder lui-même, en poussant un profond soupir de compassion pour la faiblesse de son pauvre ami, lorsqu’en entendant Smike commencer le récit de ses aventures, il arrêta son bras à mi-chemin, prêta l’oreille et resta en suspens, la cruche à la main.

Newman était assez drôle à voir changer, à chaque instant, d’attitude, à mesure que Smike avançait dans son récit. Il avait commencé par se redresser en se frottant les lèvres du revers de la main, cérémonie préparatoire pour se disposer à boire un coup ; puis, au nom de Squeers, il mit la cruche sous son bras, ouvrit de grands yeux et regarda devant lui, au comble de l’étonnement. Quand Smike en vint aux coups qu’il avait reçus dans le fiacre, l’autre se hâta de poser la cruche sur la table ; et se mit à arpenter la chambre de sa marche boiteuse, dans un état d’excitation impossible à décrire, s’arrêtant de temps en temps brusquement pour écouter avec plus d’attention. Lorsqu’il fut question de John Browdie, il retomba lentement et par degrés sur sa chaise, se frottant les mains sur les genoux avec un mouvement de plus en plus rapide, à mesure que la narration devenait plus intéressante, et finit par un éclat de rire combiné avec un cri bruyant de ha ! ha ! ha ! après quoi il demanda, d’un air inquiet et découragé, s’il y avait lieu de croire en effet que John Browdie et Squeers ne se seraient pas peignés par hasard.

« Non ! je ne pense pas, répliqua Smike, je ne crois pas que Squeers ait pu s’apercevoir de mon évasion avant que je fusse déjà bien loin. »

Newman se gratta la tête avec les apparences du plus grand désappointement, puis il reprit la cruche, et se mit à en déguster le délicieux contenu, adressant en même temps à Smike, par-dessus les bords, un sourire ardent et sauvage.

« Vous allez rester ici, dit Newman, vous êtes fatigué, harassé ; moi j’irai leur annoncer votre retour ; vous pouvez vous vanter de leur avoir fait une belle peur. M. Nicolas…

— Que Dieu bénisse ! cria Smike.

— Ainsi soit-il ! répliqua Newman. M. Nicolas n’a pas pris une minute de paix ni de repos, pas plus que la vieille dame ni que miss Nickleby elle-même.

— Oh ! non, non ! est-ce que vous croyez qu’elle a pensé à moi ?… Qui ? elle ? oh ! est-ce vrai ?… est-ce bien vrai ? Ne me dites pas cela, si ça n’est pas.

— Certainement si, cria Newman, c’est un bien noble cœur ; elle est aussi bonne que belle.

— Oui, oui, cria Smike, vous avez bien raison.

— Si gracieuse et si douce ! dit Newman.

— Oui, oui, cria Smike avec un redoublement de vivacité.

— Ce qui ne l’empêche pas, poursuivit Newman, d’être un modèle de franchise et de loyauté. »

Il allait continuer sur ce ton lorsque, dans son enthousiasme, en regardant par hasard son compagnon, il s’aperçut qu’il s’était couvert la face de ses mains, et que des larmes furtives coulaient entre ses doigts.

Un moment auparavant, ces mêmes yeux, maintenant baignés de pleurs, étincelaient d’une flamme inaccoutumée, et tous les traits de son visage s’étaient illuminés d’une ardeur qui en avait fait, pour un moment, une créature toute différente d’elle-même.

« Ah ! bon ! murmura Newman comme un homme embarrassé de sa découverte, je n’en suis pas surpris, j’y avais déjà pensé plus d’une fois ; avec un bon naturel comme celui-là, c’était inévitable. Pauvre garçon !… oui, oui, il le sent lui-même… c’est ce qui l’attendait… cela lui rappelle ses premiers maux… Ah ! c’est bien cela ; oui, je connais cela… hum !… »

Le ton dont Newman Noggs exprimait ces réflexions ambiguës montrait assez qu’il n’envisageait pas du tout avec satisfaction le sentiment qui les lui avait inspirées. Il resta assis quelques minutes d’un air rêveur, jetant de temps en temps à Smike un regard d’inquiétude et de pitié qui montrait assez qu’il avait plus d’une raison de sympathiser lui-même avec ses tristes pensées.

Enfin il remit sur le tapis la proposition qu’il avait déjà faite, c’était que Smike passât la nuit où il était. Pendant ce temps-là, lui, Noggs, irait tout de suite calmer au cottage l’inquiétude de la famille. Mais Smike n’ayant pas voulu entendre parler de cela, dans l’impatience où il était de revoir ses amis, ils sortirent ensemble, la nuit étant déjà bien avancée, et Smike fatigué par sa course rapide avait si mal aux pieds, qu’il pouvait à peine suivre Noggs en clopinant. Le soleil était déjà levé depuis une heure, lorsqu’ils arrivèrent au lieu de leur destination.

Nicolas qui avait passé la nuit, sans pouvoir fermer l’œil, à combiner des plans chimériques pour retrouver l’ami qu’il avait perdu, n’eut pas plutôt entendu à la porte le son de leurs voix bien connues, qu’il se jeta à bas de son lit pour les faire entrer, plein de joie. Le bruit de leur conversation, de leurs félicitations, de leur indignation, eut bientôt réveillé tout le reste de la famille, et Smike reçut un accueil cordial et empressé non seulement de Catherine, mais aussi de Mme Nickleby qui l’assura de son estime éternelle et de sa protection à tout jamais. Elle eut même l’obligeance de raconter, à cette occasion, pour son amusement plutôt que pour celui de la société, une histoire extrêmement remarquable tirée d’un livre dont elle n’avait jamais su le titre. Mais il s’agissait d’une évasion miraculeuse d’une prison qu’elle ne pouvait pas se rappeler, au profit d’un officier dont elle avait oublié le nom, puni pour un crime dont elle n’avait gardé qu’un souvenir très imparfait.

Nicolas commença par supposer que son oncle ne devait pas être entièrement étranger à cette tentative hardie qui avait été si près de réussir. Mais, après mûres réflexions, il fut plutôt porté à croire que c’était à M. Squeers que revenait tout l’honneur de l’enlèvement de Smike ; et, pour mieux s’en assurer, il résolut de s’adresser à John Browdie lui-même pour connaître mieux les détails ; en attendant il se rendit à ses occupations ordinaires, rêvant tout le long du chemin à une infinie variété de plans, tous également fondés sur les principes les plus rigoureux de la justice distributive, mais malheureusement aussi tous plus inexécutables les uns que les autres, pour punir comme il le méritait le maître de pension du Yorkshire.

« Un beau temps, monsieur Linkinwater, dit Nicolas en entrant dans le bureau.

— Ah ! répliqua Timothée ; qu’on vienne donc nous parler de la campagne ! qu’est-ce que vous dites de ce temps-là, hein, pour un temps de Londres ?

— Cela n’empêche pas qu’il est un peu plus beau hors de la ville.

— Plus beau ! répéta Tim Linkinwater, je voudrais que vous le vissiez seulement de la croisée de ma chambre à coucher.

— Et vous, je voudrais que vous le vissiez de la mienne, répliqua Nicolas avec un sourire.

— Bah, bah ! dit Tim Linkinwater, ne me parlez pas de cela. La campagne ! (Bow était pour Timothée un véritable lieu champêtre) des bêtises ! vous pouvez à la campagne vous procurer des œufs frais et des fleurs, c’est vrai, mais voilà tout ; et encore quand je veux des œufs frais pour mon déjeuner, je n’ai qu’à aller au marché de London-hall ; on en trouve là tous les matins, et, quant aux fleurs, vous n’avez qu’à monter l’escalier, et, quand vous aurez senti mon réséda ou regardé ma giroflée double, qui est à la fenêtre de la mansarde, no 6, sur la cour, vous ne regretterez pas votre peine.

— Une giroflée double, au no 6, sur la cour ? il y en a donc une ? dit Nicolas.

— S’il y en a une ! répliqua Timothée ; je crois bien, et encore le pot n’est pas fameux, il est fêlé et n’a pas d’égout. Il y avait même, ce printemps, des jacinthes en fleur dans… mais vous allez vous moquer, j’en suis sûr.

— Me moquer de quoi ?

— De ce qu’elles étaient fleuries dans de vieilles bouteilles à cirage, dit Timothée.

— Comment donc, mais il n’y a pas de quoi rire, » répliqua Nicolas.

Timothée le regarda sérieusement un moment, comme s’il se sentait encouragé, par le ton de sa réponse, à se montrer plus communicatif avec lui sur ce sujet ; puis, mettant derrière l’oreille sa plume qu’il venait de tailler, et faisant claquer gentiment son canif en fermant la lame :

« Voyez-vous, dit-il, monsieur Nickleby, ces fleurs-là appartiennent à un pauvre petit garçon malade et bossu. Il semble que ce soit le seul plaisir de sa triste existence. Voyons ! combien y a-t-il d’années, dit Timothée en réfléchissant, que je l’ai vu pour la première fois, tout petit, se traînant sur une paire de béquilles ? Ma foi ! ce n’est pas bien vieux. Ça ne paraîtrait rien pour un autre, mais lui, quand j’y pense, c’est bien long, bien long ; savez-vous, continua-t-il, que c’est bien pénible de voir un enfant contrefait, isolé des autres enfants, les regardant actifs et joyeux se livrer à des ébats qu’il ne peut que suivre des yeux sans y prendre part ! J’en ai eu le cœur navré plus d’une fois.

— C’est que ce cœur-là est bon, dit Nicolas, de s’arracher ainsi à ses préoccupations journalières et de pouvoir donner quelques instants à des observations comme celles-là. Vous disiez donc…

— Que ces fleurs appartiennent à ce pauvre petit garçon, dit Timothée : voilà tout. Quand le temps est beau et qu’il peut se traîner hors de son lit, il vient mettre sa chaise tout près de la fenêtre et s’y assied, occupé tout le jour à les regarder et à les soigner. Nous avons commencé par nous saluer d’un signe de tête ; nous avons fini par nous parler. Autrefois, quand je lui souhaitais le bonjour en lui demandant comment il allait, il prenait un visage souriant, et me disait : Mieux. Mais à présent, il se contente de secouer la tête et se penche sur ses vieilles plantes comme pour les soigner de plus près. Que ce doit être triste de ne pas voir autre chose, pendant des mois et des années, que les tuiles des toits voisins et les nuages qui passent ! Heureusement qu’il est plein de patience.

— N’a-t-il personne auprès de lui dans la maison, demanda Nicolas, pour égayer sa solitude ou pour secourir sa faiblesse ?

— Son père y demeure, je crois, répliqua Timothée, et j’y vois encore d’autres gens, mais personne n’a l’air de faire grande attention aux douleurs du pauvre estropié. Je lui ai demandé bien des fois si je ne pouvais pas lui être bon à quelque chose, il m’a toujours fait la même réponse : Rien. Depuis quelque temps, sa voix est devenue trop faible pour se faire entendre. Mais je vois encore au mouvement de ses lèvres que sa réponse est toujours la même. À présent, comme il ne peut plus quitter son lit, on l’a approché tout contre la fenêtre. Il y reste étendu toute la journée, regardant tantôt le ciel, tantôt ces fleurs, qu’il se donne encore la peine d’arroser et d’arranger lui-même de ses petites mains amaigries. Le soir, quand il voit de la chandelle dans ma chambre, il tire le rideau de sa croisée et le laisse comme cela jusqu’à ce que je sois couché. Il semble que cela lui tienne compagnie de savoir que je suis là. Aussi je m’assieds souvent à ma fenêtre une heure ou deux pour qu’il puisse voir que je ne suis pas encore au lit. Quelquefois même je me lève la nuit, pour regarder la lueur triste et sombre qui éclaire sa petite chambre, et je me demande s’il dort ou s’il veille.

« Bientôt il ne veillera plus, il dormira toute la nuit, dit Timothée, pour ne plus se réveiller que dans le ciel. Nous n’avons pourtant jamais seulement serré la main l’un de l’autre de toute notre vie, eh bien ! cela n’empêche pas que je le regretterai comme un vieil ami. À présent, dites-moi si, dans toutes vos fleurs de la campagne, il y en a une qui pût m’intéresser autant que celle-là ? Croyez-vous franchement que je ne verrais pas avec moins de peine se flétrir sous mes yeux mille espèces de ces fleurs d’élite, décorées aujourd’hui des noms latins les plus rudes que l’on puisse inventer, plutôt que de voir disparaître ce pot fêlé et ces bouteilles noircies quand on les emportera au grenier ? La campagne ! cria Timothée avec un mépris superbe ; ne savez-vous pas qu’il n’y a qu’à Londres que je puisse avoir une cour comme celle-là, au-dessous de ma chambre à coucher ? »

Là-dessus Timothée se détourna, sous prétexte de se plonger dans ses calculs, et se hâta de profiter de l’occasion pour s’essuyer les yeux pendant qu’il supposait Nicolas occupé à regarder ailleurs.

Soit que les calculs de Timothée fussent ce jour-là plus compliqués que d’habitude, soit que ces souvenirs attendrissants eussent, en effet, troublé sa sérénité ordinaire, quand Nicolas, à son retour d’une commission qu’il avait à faire, lui demanda si M. Charles Cheeryble était seul dans son cabinet, Timothée lui répondit tout de suite, et sans la moindre hésitation, qu’il n’y avait personne avec lui, quoiqu’il n’y eût pas dix minutes qu’il y fût entré quelqu’un, et que Timothée se fît un point d’honneur tout particulier de ne jamais laisser déranger les deux frères quand ils étaient occupés avec quelque visiteur.

« En ce cas, je vais tout de suite lui porter cette lettre, » dit Nicolas ; et en même temps il alla frapper à la porte du cabinet.

Pas de réponse.

Il frappe encore : personne ne répond encore.

« C’est qu’il n’y est pas, pensa Nicolas. Je vais toujours mettre la lettre sur son bureau. »

Il ouvre donc la porte et entre. Mais il n’a rien de plus pressé que de revenir sur ses pas en voyant, à son grand étonnement et avec quelque embarras, une demoiselle aux pieds de M. Cheeryble qui la suppliait de se relever, engageant une personne tierce, qui avait tout l’air de la domestique de la demoiselle, à joindre ses efforts aux siens pour la déterminer à ne point rester dans cette position.

Nicolas balbutia quelque excuse assez gauche, et se retirait précipitamment quand la demoiselle, en tournant un peu la tête, lui présenta les traits de la charmante jeune fille qu’il avait vue au bureau de placement lors de sa première visite à cet établissement. Puis, en jetant un coup d’œil sur la domestique, il reconnut cette même bonne, de modeste apparence, qui l’accompagnait alors. Suspendu entre l’admiration que lui inspirait la vue des charmes de la demoiselle et la confusion où le jetait la surprise de cette reconnaissance inattendue, il resta immobile comme une souche, dans un tel état de saisissement et d’embarras, qu’il se sentit pour le moment également incapable de parler ni de bouger.

« Ma chère madame, ma chère demoiselle, criait le frère Charles dans une agitation violente, finissez, je vous prie ; pas un mot de plus, je vous en conjure ; ce que je vous demande à mains jointes, c’est de vous lever. Nous…, nous ne sommes pas seuls. »

En même temps il releva la jeune personne qui alla prendre une chaise en chancelant et s’évanouit.

« Elle se trouve mal, monsieur, dit Nicolas se précipitant vers elle.

— Pauvre enfant, cria le frère Charles, pauvre enfant ! Où est le frère Ned ? Ned, mon cher frère, venez un peu, je vous prie.

— Frère Charles, mon cher ami, répliqua Ned en entrant brusquement dans la chambre, qu’est-ce qu’il y a ? quoi ?

— Chut ! chut ! pas un mot de plus, au nom du ciel, frère Ned, répliqua l’autre. Sonnez la gouvernante, mon cher frère ; appelez Tim Linkinwater. Monsieur Tim Linkinwater, venez vite. Mon cher monsieur Nickleby, je vous en prie et vous en supplie, laissez-nous seuls.

— Il me semble qu’elle est mieux, dit Nicolas qui, dans son zèle à considérer la malade, n’avait même pas entendu qu’on le priait de sortir.

— Pauvre mignonne ! cria frère Charles en prenant doucement la main de la jeune fille dans la sienne et lui tenant la tête posée sur son bras. Frère Ned, mon cher ami, je comprends votre étonnement de voir une scène pareille ici, dans notre cabinet d’affaires, mais… » Avant d’en dire davantage, il se rappela la présence de Nicolas, et, lui serrant la main, le pria avec insistance de quitter la chambre et de lui envoyer sans retard Tim Linkinwater.

Nicolas se retira immédiatement, et, en retournant au bureau, trouva la vieille gouvernante et Tim Linkinwater qui se coudoyaient l’un l’autre, dans leur empressement extraordinaire à se rendre près des frères Cheeryble. Sans s’arrêter à écouter Nicolas, Tim Linkinwater se précipita dans le cabinet, et Nicolas entendit aussitôt fermer en dedans la porte à double tour.

Il eut le temps de réfléchir à son aise sur cet incident, car l’absence de Timothée dura près d’une heure, pendant laquelle Nicolas ne fit autre chose que de penser à la demoiselle, à sa beauté incomparable, aux raisons qui l’avaient amenée là, au mystère dont on entourait cette affaire. Plus il y pensait, plus il se perdait en conjectures et plus il brûlait de savoir ce que c’était que cette jeune personne, qu’il ne connaissait pas et qu’il aurait pourtant reconnue entre mille. Puis il se promenait de long en large dans son bureau, poursuivi par ce visage et cette tournure dont il avait toujours devant les yeux l’image vive et présente ; son esprit écartait tout autre sujet pour ne songer qu’à celui-là.

Enfin Tim Linkinwater revient… d’une froideur désespérante, des papiers à la main, la plume entre les dents, tout comme si de rien n’était.

« Est-elle tout à fait remise ? demanda Nicolas avec impétuosité.

— Qui ça ? répondit Tim Linkinwater.

— Qui ça ! répéta Nicolas, la jeune demoiselle.

— Combien font quatre cent vingt-sept fois trois mille deux cent trente-huit, monsieur Nickleby ? demanda Timothée reprenant sa plume à la main.

— Tout à l’heure, reprit Nicolas ; répondez d’abord à ma question ; je vous demandais…

— Ah ! cette demoiselle ? dit Timothée en mettant ses lunettes, oui, oui ; oh ! elle est tout à fait bien.

— Tout à fait bien, n’est-ce pas ?

— Tout à fait, répliqua M. Linkinwater gravement.

— Est-ce qu’elle pourra retourner chez elle aujourd’hui ?

— Elle est partie.

— Partie ?

— Oui.

— J’espère qu’elle n’a pas loin à aller ? dit Nicolas en regardant l’autre d’un œil curieux.

— Mais, reprit l’imperturbable Timothée, moi aussi. »

Nicolas hasarda encore une ou deux observations, mais il était évident que Tim Linkinwater avait ses raisons pour éluder ses questions et qu’il était résolu à ne plus donner aucun renseignement sur la belle inconnue, qui avait éveillé un si vif intérêt dans le cœur de son jeune ami. Sans se laisser décourager par cet échec, Nicolas revint le lendemain à la charge, enhardi par l’occasion : car il trouva M. Linkinwater moins taciturne et moins boutonné qu’à l’ordinaire ; mais sitôt qu’il revint à son sujet favori, l’autre retomba dans un état de taciturnité plus désespérant que jamais, et, après avoir répondu d’abord par monosyllabes, il finit par ne plus répondre du tout, lui laissant le soin d’interpréter comme il voudrait quelques mouvements de tête ou d’épaules parfaitement insignifiants, qui ne faisaient qu’aiguiser l’appétit féroce de Nicolas, tourmenté par un besoin déraisonnable de satisfaire sa curiosité.

Battu sur tous les points, il n’avait plus d’autre espoir que d’épier la prochaine visite de la demoiselle ; mais il n’en est pas plus avancé : les jours se passent et la demoiselle ne revient pas. Il avait beau examiner avec attention la suscription de toutes les lettres adressées dans ses bureaux aux patrons, il n’y en avait pas une qu’il pût supposer de son écriture. Deux ou trois fois on le chargea de commissions au dehors, qui devaient le tenir éloigné quelque temps, et qui étaient dans les attributions ordinaires de Tim Linkinwater. Nicolas ne put s’empêcher de soupçonner qu’on faisait exprès, pour une raison ou pour une autre, de l’envoyer en ville pendant que la demoiselle venait à la maison. Mais rien ne justifiait ses soupçons, et il n’y avait pas de danger que Timothée se laissât prendre à lui faire quelque aveu ou lui donner quelque indice qui pût les confirmer en rien.

Les obstacles et le mystère ne sont pas absolument nécessaires à l’amour pour alimenter sa flamme, mais ce sont le plus souvent pour lui de puissants auxiliaires. « Loin des yeux, loin du cœur, » dit le proverbe : cela peut être pour l’amitié, quoiqu’à vrai dire, les attachements infidèles n’aient pas toujours besoin de l’absence pour y trouver une excuse, et qu’elle aide plutôt, au contraire, à en prolonger le semblant, comme les pierre fausses imitent mieux à distance le pur éclat du diamant. Mais l’amour se nourrit surtout des ardeurs d’une imagination vive ; il a la mémoire longue et l’entretien facile ; il vit de peu, presque de rien. Aussi est-ce souvent dans les séparations, et sous l’empire des circonstances les plus difficiles, qu’il prend son plus riche développement. Nous en avons un exemple dans Nicolas, qui, à force de rêver uniquement à son inconnue, de jour en jour et d’heure en heure, en vint à croire à la fin qu’il en était amoureux fou, et qu’il n’y avait jamais eu au monde d’amour aussi mal servi par la fortune, aussi persécuté que le sien.

Quoi qu’il en soit, il avait beau aimer et languir à l’instar des modèles les plus orthodoxes du genre, que pouvait-il faire ? choisir Catherine pour confidente ? mais il se sentait retenu sur-le-champ par cette considération bien simple qu’il n’avait rien à lui dire, car il n’avait pas même une fois en sa vie eu l’avantage de parler à l’objet de sa passion, ou même de reposer sur elle ses yeux, si ce n’est en deux occasions ; encore n’avait-elle fait alors que paraître et disparaître avec la rapidité de l’éclair, ou, comme disait Nicolas dans ses éternelles conversations avec lui-même sur ce sujet intéressant, ce n’avait été qu’une apparition de jeunesse et de beauté trop brillante pour durer longtemps. Ce qu’il y a de sûr, c’est que son ardeur et son dévouement restaient sans récompense : on ne voyait plus la demoiselle. C’était donc de l’amour en pure perte, et quel amour ! de quoi en défrayer honnêtement une douzaine de gentlemen de notre temps. Tout ce qu’y gagnait Nicolas, c’était de devenir tous les jours plus mélancolique, plus sentimental, plus langoureux.

Les choses en étaient là, quand la banqueroute d’un correspondant des frères Cheeryble, en Allemagne, imposa à Tim Linkinwater et à Nicolas un travail forcé pour la vérification de comptes longs et embrouillés, embrassant un laps de temps considérable. Pour en finir plus tôt, Tim Linkinwater ouvrit l’avis que, pendant une semaine ou deux, on restât au bureau jusqu’à dix heures du soir. Nicolas accueillit de grand cœur cette proposition, car rien ne rebutait son zèle pour le service de ses chers patrons, pas même son amour romanesque, quoique l’amour ne soit guère compatible avec les affaires. Dès leur première veille, le soir, à neuf heures, arriva, non pas la demoiselle en personne, mais sa suivante, qui, après être restée enfermée quelque temps avec le frère Charles, partit, pour revenir le lendemain à la même heure, et le surlendemain, et ainsi de suite.

Ces visites répétées enflammèrent la curiosité de Nicolas au plus haut degré. Le supplice de Tantale n’était rien auprès de ses tourments ; et, désespérant de pouvoir approfondir ce mystère sans négliger son devoir, il confia son secret tout entier à Newman Noggs, le priant, en grâce, de faire le guet toute la soirée, de suivre la jeune fille jusque chez elle, de prendre tous les renseignements qu’il pourrait se procurer sur le nom, la condition, l’histoire de sa maîtresse, sans cependant exciter de soupçons, enfin, de lui faire du tout un rapport fidèle et détaillé dans le plus bref délai.

Jugez si Newman Noggs était fier de cette preuve de confiance. Dès le soir même il alla se poster dans le square, une grande heure d’avance ; il se planta derrière la pompe, enfonça son chapeau sur ses yeux, et se mit à faire le pied de grue avec un air de mystère si peu dissimulé, qu’il ne devait pas manquer d’éveiller les soupçons de tous les passants. Aussi, plusieurs bonnes qui vinrent tirer de l’eau dans leurs seaux, et quelques petits garçons qui s’arrêtèrent pour boire au robinet, restèrent pétrifiés par l’apparition de Newman Noggs, jetant un regard furtif derrière la pompe sans rien montrer de sa personne que sa figure, la figure d’un ogre qui sent la chair fraîche.

La messagère ne se fit pas attendre : elle entra à son heure habituelle, et repartit un peu plus tard. Newman et Nicolas s’étaient donné deux rendez-vous, l’un pour le lendemain soir, en cas de non-succès, l’autre pour le surlendemain, quand même. Le point de réunion était une certaine taverne à mi-chemin entre la Cité et Golden-square : Nicolas y attendit vainement son confident le premier jour ; mais le second, il n’arriva qu’après lui et fut reçu par Newman à bras ouverts.

« Tout va bien, dit-il tout bas à Nicolas. Asseyez-vous, asseyez-vous, mon brave jeune homme, et laissez-moi vous conter tout cela. »

Nicolas prit un siège et demanda avec empressement ce qu’il y avait de nouveau.

« Du nouveau ! il y en a, et beaucoup, dit Newman dans une espèce de transport de ravissement. Tout va bien, ne vous inquiétez pas. Voyons ! par où commencer ? Soyez tranquille ; du courage ; tout va bien.

— Vraiment ? dit Nicolas vivement.

— Quand je vous le dis, c’est que c’est vrai.

— Eh bien ! qu’est-ce qu’il y a ? Son nom d’abord, mon cher ami.

— Crevisse, répondit Newman.

— Crevisse ! répéta Nicolas indigné.

— Vous l’avez dit. Je me rappelle ce nom-là à cause de sa ressemblance avec écrevisse.

— Crevisse ! répéta encore Nicolas avec plus d’énergie que tout à l’heure. C’est impossible, il faut que vous vous soyez trompé, c’est sans doute le nom de sa domestique.

— Non pas, non pas, dit Newman secouant la tête en homme sûr de ne pas se tromper : Mlle Cécile Crevisse.

— Cécile, ah ! reprit Nicolas marmottant les deux noms à la suite l’un de l’autre, et recommençant sur tous les tons, à la bonne heure ! Cécile est un joli nom.

— Très joli, et la petite aussi, dit Newman.

— Qui cela ? demanda Nicolas.

— Mlle Crevisse.

— Mais, où donc l’avez-vous vue ?

— Ne vous inquiétez pas, mon cher garçon, répondit Noggs en lui donnant une tape sur l’épaule. Je l’ai vue, et vous la verrez aussi. J’ai arrangé tout cela.

— Mon cher Newman, cria Nicolas en lui serrant la main avec force, vous ne plaisantez pas ?

— Du tout, répliqua Newman. Je vous parle sérieusement. Tout cela est exact. Vous la verrez demain soir. Elle consent à entendre votre déclaration. Je l’ai persuadée. C’est un prodige d’affabilité, de bonté, de douceur, de beauté.

— Oh ! j’en étais sûr, dit Nicolas. C’est bien elle, Newman, je la reconnais à ce portrait, et il pressait la main de Newman à le faire crier.

— Doucement donc, fit Noggs.

— Où demeure-t-elle ? cria Nicolas. Qu’avez-vous appris sur son compte ? A-t-elle un père, une mère, des frères, des sœurs ? Qu’est-ce qu’elle a dit ? Comment avez-vous fait pour la voir ? N’a-t-elle pas été bien étonnée ? Lui avez-vous dit combien je désirais ardemment de m’entretenir avec elle ? Lui avez-vous dit où je l’ai vue pour la première fois ? Lui avez-vous dit comment, où, quand, depuis combien de temps, et combien de fois j’ai pensé à sa charmante figure qui, dans mes plus amers chagrins, m’apparaissait comme un reflet d’un monde meilleur ? Dites, Newman, dites donc ! »

Le pauvre Noggs était littéralement suffoqué par ce flot de questions qui venaient l’assaillir, sans lui laisser seulement le temps de respirer. À chaque parole de cet interrogatoire, il faisait sur sa chaise un mouvement spasmodique, et ne cessait de fixer sur Nicolas des yeux empreints d’une expression de perplexité comique.

« Non, dit-il, je ne lui ai pas parlé de cela.

— Pas parlé de quoi ?

— Du reflet d’un monde meilleur. Je ne lui ai pas dit non plus qui vous étiez ni où vous l’aviez vue pour la première fois. Mais, par exemple, je lui ai dit que vous l’aimiez à la folie.

— Vous aviez bien raison, Newman, répliqua Nicolas avec sa fougue ordinaire. Dieu sait combien c’est vrai.

— Je lui ai dit encore qu’il y avait longtemps que vous nourrissiez secrètement cette passion pour elle.

— Oui, oui, c’est encore vrai ; et qu’a-t-elle dit à cela ?

— Elle s’est mise à rougir.

— Bon, cela devait être, » dit Nicolas satisfait.

Alors Newman, poursuivant son récit, lui raconta que la demoiselle était seule d’enfant dans la maison ; qu’elle n’avait plus de mère ; qu’elle demeurait avec son père, et que, si elle avait consenti à accorder une entrevue à son prétendant, c’était sur les instances de sa domestique, qui paraissait exercer sur elle une grande influence. Il avait lui-même eu besoin de déployer l’éloquence la plus pathétique pour l’amener là ; il avait été bien formellement entendu qu’elle consentait purement et simplement à entendre la déclaration de Nicolas, sans prendre aucun engagement, ni rien promettre de ses dispositions à son égard. Quant au mystère de ses relations avec les frères Cheeryble, Newman ne pouvait en rien l’éclaircir ; il n’avait même voulu y faire aucune allusion, ni dans ses conversations préliminaires avec la servante, ni plus tard dans son entrevue avec la demoiselle ; il s’était borné à leur faire connaître qu’il avait été chargé de suivre la bonne, sans dire de quel endroit. Au reste, Newman, d’après quelques mots échappés à la domestique, avait conjecturé que la demoiselle menait une vie triste et misérable sous l’autorité rigoureuse de son père, homme d’un caractère violent et brutal. C’était même à cette circonstance qu’il attribuait la démarche de la demoiselle auprès des frères Cheeryble, pour se mettre sous leur protection et les intéresser à son sort, et le parti qu’elle avait pris à grand’peine d’accorder à Nicolas l’entrevue sollicitée pour lui. C’était, selon lui, une déduction logique dont la conséquence sortait naturellement des prémisses. N’était-il pas, en effet, tout naturel qu’une demoiselle, dans une situation si peu digne d’envie, n’eût rien de plus pressé que de changer de condition ?

On comprend que Newman, en raison de ses habitudes, n’était pas homme à donner tous ces renseignements d’une haleine, et qu’il fallut bien des questions pour tirer de lui ces longs détails. Nicolas sut de même que Noggs, allant au-devant du peu de confiance que pouvait inspirer le costume de l’ambassadeur, avait expliqué la modestie de son extérieur par la nécessité de prendre un travestissement pour mieux remplir ses fonctions délicates. Et, quand son ami lui demanda comment il avait été entraîné par son zèle jusqu’à solliciter une entrevue, il répondit qu’ayant trouvé la demoiselle bien disposée à cet égard, il avait cru satisfaire à la fois aux intérêts de sa cause et aux lois de la chevalerie, en profitant de cette précieuse occasion pour mettre Nicolas à même de pousser sa pointe. Après cent questions et cent réponses de ce genre, répétées plus de vingt fois, ils se séparèrent, se donnant rendez-vous pour le lendemain à dix heures et demie du soir, afin de ne pas manquer l’entrevue fixée à onze heures.

« Il faut avouer qu’il y a de drôles de choses dans le monde, pensait en lui-même Nicolas en revenant chez lui. Je n’avais jamais eu cette ambition, je n’en aurais même pas eu l’idée, tant cela me semblait impossible. De connaître à la longue quelque particularité sur le sort d’une personne à laquelle je prenais beaucoup d’intérêt, de la voir dans la rue, de passer et repasser moi-même devant sa maison, de la rencontrer quelquefois sur son chemin, d’arriver enfin à concevoir l’espérance qu’un jour viendrait où je serais en position de lui parler de mon amour, toutes mes prétentions n’allaient pas au-delà, et voilà que déjà… Mais je serais un grand fol de me plaindre de ma bonne fortune. »

Cependant, au fond, il se sentait mécontent, et, dans ce mécontentement, il y avait quelque chose de plus qu’une simple réaction de sentiments. Il en voulait à la demoiselle de s’être rendue si facilement. « Car enfin, se disait-il, si elle m’avait connu, c’est différent, mais se rendre au premier venu ! » certes, ce n’était pas du tout agréable. L’instant d’après, c’était contre lui-même qu’il était fâché ; il se reprochait ces soupçons honteux. Comment croire qu’il pût rien entrer d’équivoque dans le temple même de l’honneur ? et, au besoin, l’estime des frères Cheeryble n’était-elle pas un garant assez sûr de sa conduite honorable ? « Le fait est que je m’y perds, disait-il ; cette demoiselle est un mystère d’un bout à l’autre. » Cette conclusion n’était guère plus satisfaisante que ses premières réflexions, et ne faisait que le lancer davantage dans un nouvel océan de conjectures chimériques où il trébuchait à chaque pas ; il resta dans cet embarras jusqu’à ce que l’horloge, en sonnant dix heures, lui rappela l’heure du rendez-vous.

Nicolas avait fait toilette. Newman Noggs lui-même avait fait aussi quelque frais. Son habit, qui ne s’était jamais vu à pareille fête, présentait un ensemble de boutons presque complet, et les épingles, qui faisaient l’office de reprises perdues, étaient attachées assez proprement. Il portait son chapeau d’un air coquet, avec son mouchoir dans le fond de la forme : seulement, il y en avait un bout chiffonné qui pendait par derrière comme une queue, et dont on ne peut faire honneur à l’esprit inventif de Noggs, entièrement innocent de cet embellissement fortuit. Il ne s’en apercevait même pas, car l’état d’excitation de ses nerfs le rendait insensible à toute autre chose que le grand objet de leur expédition.

Ils traversèrent les rues dans un profond silence et, après avoir marché quelque temps d’un bon pas, ils en trouvèrent une de pauvre apparence, et peu fréquentée, près de la route d’Edge-waro.

— Numéro douze, dit Newman.

— Ah ! dit Nicolas regardant autour de lui.

— Une bonne petite rue, dit Newman.

— Oui, un peu triste. »

Newman laissa passer cette observation sans y répondre ; mais, s’arrêtant brusquement, il planta Nicolas le dos contre une des grilles des sous-sols et lui recommanda de rester là à attendre, sans remuer ni pieds ni pattes, jusqu’à ce qu’il fût allé en éclaireur pousser une reconnaissance. En effet, il se mit à trotter en clopinant, regardant à chaque instant par-dessus son épaule, pour s’assurer que Nicolas observait fidèlement ses instructions. Puis il monta les marches d’une maison, à peu près à douze portes de là, et disparut.

Il ne fut pas longtemps à reparaître, et revint, toujours clopinant ; mais il s’arrêta à moitié chemin et fit signe à Nicolas de le suivre.

« Eh bien ? dit Nicolas s’avançant vers lui sur la pointe du pied.

— Tout va bien ! répliqua Newman transporté de joie, on vous attend. Il n’y a personne à la maison, cela se trouve bien. Ha ! ha ! »

Après ces paroles encourageantes, il se glissa devant une porte sur laquelle Nicolas aperçut en passant une plaque de cuivre avec ce mot en grosses lettres : « Crevisse ; » puis, s’arrêtant à la grille de service qui se trouvait ouverte, il fit signe à son jeune ami de descendre avec lui.

« Où diable me menez-vous ? dit Nicolas en se reculant. Est-ce que nous allons à la cuisine, comme des valets, chercher les plats et les assiettes ?

— Chut ! répliqua Newman, le vieux Crevisse est féroce comme un Turc. Il tuerait tout et souffletterait la demoiselle ; cela lui arrive déjà bien assez souvent.

— Comment ! cria Nicolas furieux, voulez-vous dire par là qu’il y ait au monde un téméraire qui soufflette une si charmante… »

Il n’eut pas le temps pour le moment d’achever son compliment, car Newman le poussa si peu doucement, qu’il manqua de le précipiter au bas de l’escalier. Nicolas comprit que le plus sage était d’en rire, et descendit sans plus mot dire ; mais sa physionomie, pour le moment, ne trahissait guère l’espérance ni le ravissement d’un amoureux bien épris. Derrière lui descendait Newman, qui serait bien descendu la tête la première, sans l’assistance opportune de Nicolas. Nicolas lui donna la main pour le suivre à son tour par un corridor pavé, noir à faire peur, et de là dans une arrière-cuisine, ou, si vous l’aimez mieux, dans une cave où ils s’arrêtèrent, engloutis dans la plus sombre obscurité.

« Ah ça ! dit Nicolas tout bas, d’un ton peu satisfait, je suppose que ce n’est pas là tout, n’est-ce pas ?

— Non, non, répondit Noggs ; elles vont être ici dans la minute. Tout va bien.

— Je suis bien aise de vous entendre m’en donner l’assurance ; j’avoue que je ne l’aurais pas cru. »

Ils n’échangèrent plus une parole. Nicolas, debout, entendait seulement la respiration bruyante de Newman Noggs, et croyait voir briller son nez rouge comme une braise au milieu des ténèbres dans lesquelles ils étaient ensevelis. Tout à coup un bruit de pas discrets frappe son oreille, et immédiatement après une voix de femme demande si le gentleman n’est pas là.

« Si, répondit Nicolas se retournant vers le coin d’où la voix se faisait entendre. Qui est-ce qui est là ?

— Oh ! ce n’est que moi, monsieur, répondit la voix… Maintenant, si vous voulez venir, madame ? »

Une lumière lointaine vint éclairer la cuisine, puis la servante entra, portant une chandelle, et suivie de sa jeune maîtresse, qui semblait accablée de pudeur et de confusion.

À la vue de la demoiselle, Nicolas tressaillit et changea de couleur. Son cœur battit avec violence, et lui restait là comme s’il eût pris tout à coup racine dans le sol. Au même instant, car la demoiselle et la chandelle avaient à peine eu le temps d’entrer ensemble, on entend à la porte de la rue un furieux coup de marteau qui fait sauter Newman Noggs avec une agilité surprenante, du baril de bière sur lequel, nouveau Bacchus, il s’était assis à califourchon, et il s’écrie brusquement, la figure pâle comme un linge : « Crevisse, morbleu ! »

La demoiselle jeta un cri perçant : la servante se tordit les mains : Nicolas portait de l’une à l’autre ses regards stupéfaits : Newman courait de droite à gauche, fourrant les mains successivement dans toutes les poches qu’il possédait, et en retournant la doublure dans l’excès de son irrésolution. Cela ne dura qu’un moment, mais assez pour accumuler en une minute tout ce que l’imagination peut rêver de plus abominable confusion.

« Sortez, au nom du ciel ! Nous avons eu tort, c’est Dieu qui nous punit, cria la demoiselle. Sortez, ou je suis perdue sans ressource.

— Voulez-vous me permettre de vous dire un mot, cria Nicolas, un seul mot ? Il n’en faudra pas plus pour expliquer toute cette mésaventure. »

Mais autant en emportait le vent ; car la jeune dame était déjà remontée, les yeux égarés de frayeur. Il voulait la suivre, sans Newman qui se cramponna à son collet pour le retenir et l’entraîna dans le corridor par où ils étaient entrés.

« Laissez-moi, Newman, de par tous les diables ! cria Nicolas. Il faut que je lui parle, je le veux ; je ne quitterai pas cette maison sans lui dire…

— Sa réputation… son honneur… de la violence… Réfléchissez, dit Newman le serrant de ses deux bras et le poussant devant lui. Laissez-les ouvrir la porte au père : sitôt qu’elle sera refermée, nous nous en irons tout de suite par où nous sommes venus. Allons ! par ici. Bon ! »

Vaincu par les remontrances de Newman, par les larmes et les prières de la servante, et par ce terrible coup de marteau qui allait toujours bon train, Nicolas se laissa entraîner ; et, juste au moment où Crevisse faisait son entrée par la porte, Noggs et lui firent leur sortie par la grille.

Ils se mirent à courir le long de plusieurs rues sans s’arrêter et sans dire un mot. Enfin, ils firent halte et se regardèrent dans le blanc des yeux aussi consternés l’un que l’autre.

« Ne craignez rien, dit Newman reprenant haleine ; ne vous laissez pas décourager, tout va bien. On ne sera pas toujours si malheureux. Personne ne pouvait prévoir ça. J’ai fait de mon mieux.

— À merveille, répliqua Nicolas en lui prenant la main ; à merveille, comme un brave et fidèle ami. Seulement, écoutez bien, Newman, je ne suis point désappointé du tout, et je ne vous en sais pas moins de gré de votre zèle ; seulement vous vous êtes trompé de demoiselle.

— Comment ! cria Newman Noggs, attrapé par la servante ?

— Newman, Newman, dit Nicolas en lui mettant la main sur l’épaule, vous vous étiez aussi trompé de servante. »

Newman en laissa retomber sa mâchoire inférieure de saisissement et regarda en face Nicolas, avec son bon œil fixe et immobile, et comme cloué dans sa tête.

« Ne prenez pas la chose à cœur, dit Nicolas, cela n’a pas d’importance. Vous voyez que cela m’est égal. Vous avez suivi cette bonne pour une autre, voilà tout. »

Et voilà tout en effet. Était-ce que Newman Noggs, à force de regarder de côté derrière la pompe, avait fini par se fatiguer la vue et se tromper de direction ? était-ce que, croyant avoir du temps de reste, il était allé se réconforter avec quelques gouttes d’un liquide plus généreux que celui de la pompe ? qu’on l’explique comme on voudra, le fait est qu’il s’était trompé. Nicolas s’en retourna chez lui pour rêver à cette aventure, et surtout pour réfléchir à son aise sur les charmes de sa jeune et belle inconnue, plus inconnue que jamais.