Nicolas Nickleby (traduction Lorain)/43

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CHAPITRE XI.

Faisant office d’huissier introducteur, en présentant à la société un certain nombre de personnages divers.

L’orage avait depuis longtemps fait place au calme le plus profond, et la soirée était déjà pas mal avancée. Quant au souper, il n’en était plus question, que pour le digérer ; et la digestion s’en faisait, grâce à une tranquillité parfaite, à une conversation enjouée, à un usage modéré du grog au cognac, dans des conditions aussi favorables que peuvent le désirer les connaisseurs qui ont étudié l’anatomie et les fonctions de la constitution humaine, lorsque les trois amis, ou plutôt les deux amis, car aux yeux de la religion comme de la municipalité, en vertu de leur union dans le saint état du mariage, M. et Mme Browdie ne faisaient plus qu’un, furent mis en émoi par un bruit de colère et de menaces au bas des escaliers, qui atteignit bientôt une telle consistance, avec accompagnement d’expressions si hyperboliquement féroces et sanguinaires, qu’on eût pu croire que la tête du Sarrasin était véritablement descendue dans l’établissement pour se planter sur les épaules de quelque Sarrasin réel, vivant, féroce, inexorable.

Au lieu de dégénérer promptement, après les premiers éclats, en un simple grognement de murmures sourds, comme presque toujours cela se passe dans les disputes des tavernes, des assemblées législatives ou autres, le tumulte dont nous parlons ne faisait au contraire que s’accroître, et, quoique les cris ne parussent sortir que d’une paire de poumons, ils paraissaient d’une qualité tellement supérieure et répétaient avec tant de plaisir et de vigueur les mots de « coquin ! gueux ! insolent ! canaille ! » et une variété d’autres compliments qui n’étaient pas moins flatteurs pour l’adversaire auquel on les adressait, qu’un concert d’une douzaine de voix, dans des circonstances ordinaires, n’aurait pas fait la moitié autant de tapage, ni produit, il s’en faut, un aussi grand émoi.

« Tiens ! qu’est-ce qu’il y a donc ? » dit Nicolas se précipitant vers la porte.

John Browdie avait déjà fait quelques enjambées dans la même direction, lorsque Mme Browdie devint pâle, s’appuya sur sa chaise, et pria son mari d’une voix défaillante de faire attention que, s’il allait s’exposer à quelque danger, son intention était d’avoir immédiatement une attaque de nerfs, et qu’elle pourrait avoir des suites plus sérieuses qu’il ne croyait.

John parut un peu déconcerté de cette dernière partie de l’avis que lui donna sa femme, quoique en même temps sa physionomie laissât paraître une espèce d’orgueil et de joie paternelle ; mais enfin ne pouvant se résoudre à se tenir là les bras croisés pendant qu’on se battait ailleurs, il fit avec sa femme une espèce de compromis en lui prenant le bras pour descendre promptement sur les pas de Nicolas, qui était déjà au bas de l’escalier.

Le corridor du café de l’hôtel était le théâtre du désordre, et l’on y voyait rassemblé tout l’établissement, habitués et domestiques, sans compter deux ou trois cochers et valets d’écurie. Ils formaient le cercle autour d’un jeune homme auquel on pouvait donner, d’après sa mine, deux ou trois ans de plus qu’à Nicolas, et qui ne paraissait pas s’être contenté des provocations dont nous venons de parler tout à l’heure ; il fallut qu’il eût poussé bien plus loin son indignation, car il n’avait plus à ses pieds que des bas, et l’on voyait seulement, non loin de là, une paire de pantoufles à la hauteur de la tête d’un personnage inconnu, étendu de tout son long dans un coin vis-à-vis, et qui avait tout l’air d’avoir été premièrement couché par terre par un coup de pied bien appliqué, puis ensuite souffleté gentiment avec les pantoufles.

Les chalands du café, les garçons, les cochers, les valets d’écurie, sans parler d’une fille de comptoir qui regardait par derrière la fenêtre à demi ouverte, avaient l’air pour le moment, autant qu’on en pouvait juger par leurs clignements d’yeux, leurs hochements de tête, leurs exclamations échangées à voix basse, fortement disposés à prendre parti contre le jeune gentleman, qui n’avait plus que ses bas dans les pieds. Nicolas s’en aperçut, et voyant un jeune homme à peu près de son âge qui n’avait pas l’air d’être un tapageur de profession, dans une situation difficile, cédant à une inspiration généreuse, qui n’est pas rare chez les jeunes gens, se sentit au contraire vigoureusement disposé à prendre son parti contre tout le monde, et c’est ce qui fit qu’il se jeta étourdiment au centre du groupe, demandant, d’un ton plus vif peut-être qu’il n’était prudent de le faire en pareille circonstance, pourquoi tout ce bruit-là.

« Hello ! dit un des valets d’écurie, voilà quelque prince déguisé.

— Place pour le fils aîné de l’empereur de Russie, messieurs ! » cria l’autre.

Sans faire attention à ces plaisanteries toujours sûres de l’accueil le plus sympathique lorsqu’elles s’attaquent dans la foule aux personnes bien mises, Nicolas regarda négligemment autour de lui, et, s’adressant au jeune gentleman qui avait eu le temps de ramasser ses pantoufles et de les chausser, il lui répéta d’un air courtois sa question.

« Oh mon Dieu ! rien du tout, » répondit-il.

Là-dessus il s’éleva un murmure des spectateurs, et quelques-uns des plus hardis se mirent à crier : « Ah ! rien du tout ! — Excusez du peu ! — Rien du tout, hein ! — Il appelle cela rien, ce monsieur, il est bien heureux de trouver que ce n’est rien. » Après avoir épuisé leur répertoire d’expressions ironiques du même genre, deux ou trois individus de l’écurie commencèrent à bousculer Nicolas et le jeune gentleman, auteur du tumulte, tantôt tombant sur eux par accident, tantôt leur marchant sur les pieds, et ainsi de suite. Mais, comme chacun pouvait en prendre sa part en payant son écot, et que ce n’était pas ici comme une partie de cartes, où le nombre de joueurs est nécessairement limité, John Browdie se mit aussi de la partie, et faisant une trouée dans la foule, au grand effroi de sa femme, tombant à droite, tombant à gauche, tombant en avant, tombant en arrière sur ceux qui le gênaient, enfonçant même du coude par occasion le chapeau du plus grand des deux valets d’écurie, qui s’étaient montrés particulièrement hostiles à la cause de Nicolas, il fit bientôt prendre une autre tournure à l’affaire, et plus d’un gaillard solide se recula en boitillant à distance respectueuse, maudissant, les larmes dans les yeux, le lourdaud de campagnard dont le pied venait d’écraser le sien.

« Que je le voie recommencer, dit le monsieur qui avait été étendu dans le coin d’un coup de pied dans le derrière, se relevant en même temps, non pas comme on pouvait le croire, pour prendre sa revanche contre son adversaire, mais de peur que Browdie, sans y faire attention, ne lui marchât sur le corps, que je le voie recommencer ! je ne dis que ça.

— Eh bien ! moi, que je vous entende recommencer vos observations, dit le jeune homme, et je vais d’un coup de poing vous envoyer la tête au beau milieu de ces verres à boire qui sont là derrière vous. »

Là-dessus, un des garçons, qui n’avait cessé de se frotter les mains de plaisir en voyant cette scène divertissante, tant qu’il s’était agi seulement de casser des têtes et non des verres, conjura sérieusement les spectateurs d’aller chercher la police, assurant qu’autrement il était bien sûr qu’il y aurait mort d’homme, et que d’ailleurs c’était lui qui était responsable de la porcelaine et des cristaux de l’établissement.

« Ce n’est pas la peine que personne se dérange pour aller chercher la police, dit le jeune homme, je veux rester à l’auberge toute la nuit, et l’on me trouvera bien ici demain matin, si l’on veut m’attaquer en justice.

— Pourquoi l’avez-vous frappé, aussi ? dit l’un des assistants.

— Oui, pourquoi l’avez-vous frappé ? » demandèrent tous les autres.

Le jeune homme, qui n’avait pas le bonheur de jouir de la popularité de ces honnêtes gens, regarda froidement autour de lui, et s’adressant à Nicolas :

« Vous me demandiez tout à l’heure, dit-il, ce qu’il y avait ? Voici ce qu’il y a, c’est bien simple. Cet individu, que vous voyez là-bas, était en train de boire, avec un de ses amis, dans le café, quand je suis venu moi-même y passer une demi-heure avant d’aller au lit : car j’ai préféré coucher ici, plutôt que d’aller à cette heure avancée de la nuit à la maison où l’on ne m’attend que demain. Si bien que cet individu se mit à s’exprimer en termes malhonnêtes et d’une familiarité insolente sur le compte d’une demoiselle que j’ai l’honneur de connaître et que je reconnus dans la conversation au portrait qu’il en fit au milieu de quelques inventions de son cru. Comme il parlait assez haut pour se faire entendre des personnes qui étaient là, je lui représentai très poliment qu’il se trompait dans ses conjectures, et, comme elles étaient d’une nature offensante, je le priai de ne pas recommencer. En effet, il se contint un bout de temps ; mais, comme il se mit en sortant à renouer conversation avec plus d’insolence que jamais, je n’ai pas pu m’empêcher de sauter sur lui et de lui faciliter son départ au moyen d’un coup de pied, qui l’a mis dans la position où vous venez de le voir tout à l’heure. Eh bien ! je prétends savoir mieux que personne ce que j’ai à faire, ajouta le jeune homme encore un peu échauffé de sa récente querelle, et s’il y a quelqu’un ici qui juge à propos de reprendre la discussion pour son propre compte, ce n’est pas moi qui m’y opposerai, qu’il vienne. »

Il se trouva justement que, dans la disposition d’esprit où était Nicolas, il n’y avait pas une dispute dont le dénouement lui parût plus louable et plus honorable. Toujours poursuivi par le souvenir de sa belle inconnue, il ne pouvait pas y avoir de sujet de querelle auquel il se montrât plus sympathique ; et naturellement il se disait que c’était là ce qu’il aurait fait lui-même, si quelque hâbleur audacieux avait osé parler d’elle d’une manière légère en sa présence. Sensible à ces considérations, il épousa avec une grande chaleur la querelle du jeune gentleman, déclarant qu’il avait bien fait et qu’il ne l’en estimait que plus, et aussitôt John Browdie, sans être tout à fait aussi sûr du point de droit, protesta avec autant de véhémence que l’avait fait Nicolas.

« Qu’il y prenne garde, je ne dis que ça, dit l’adversaire malheureux qui se faisait en ce moment donner un coup de brosse par le garçon pour faire disparaître les traces de sa dernière chute sur le parquet poudreux. Il me le payera de m’avoir frappé pour rien. Je ne lui dis que ça. Ne voilà-t-il pas à présent qu’il ne sera plus permis à un homme de trouver jolie une jolie fille, sans se faire mettre en pièces pour cela. »

Cette réflexion parut toucher d’une manière toute particulière la demoiselle de comptoir, qui dit, en arrangeant son bonnet devant la glace, « qu’il ne manquerait plus que cela, et que, s’il fallait punir les gens pour des actions si innocentes et si naturelles, il y aurait bientôt plus de battus que de personnes pour les battre : et que, pour elle, elle ne comprenait pas la conduite du gentleman. Voilà quelle était son opinion. »

« Ma chère demoiselle, lui dit le jeune gentleman à l’oreille en s’avançant du côté de la fenêtre.

— Cela ne signifie rien, monsieur, » répliqua la demoiselle sèchement, quoiqu’elle ne pût s’empêcher en se détournant de sourire et de se mordre les lèvres (sur quoi Mme Browdie, qui était encore debout sur l’escalier, lui jeta un regard de dédain et cria à son mari de revenir).

« Mais écoutez-moi donc, dit le jeune homme toujours tout bas. Si l’on était criminel pour oser trouver jolie une jolie figure, je serais moi-même le plus grand coupable du monde en ce moment, car je ne sais pas résister à cela : une jolie figure fait sur moi l’effet le plus extraordinaire ; elle m’apaise et me subjugue au milieu même de l’emportement le plus fougueux et le plus obstiné. Vous n’avez qu’à voir l’effet que la vôtre a déjà produit sur moi.

— Oh ! c’est très joli, répliqua la demoiselle en secouant la tête ; mais…

— Oui, je sais que c’est très joli, dit le jeune homme contemplant avec un air d’admiration la figure de la demoiselle de comptoir ; c’est justement là, vous savez, ce que je vous disais à l’instant ; mais on ne doit parler de la beauté qu’avec respect, en termes honnêtes, comme il sied à un privilège si précieux et si excellent, tandis que ce drôle ne sait pas plus… »

La jeune personne interrompit là la conversation en passant la tête par la fenêtre pour demander d’une voix perçante au garçon si c’est que cet homme qui venait de se faire battre, avait l’intention de rester dans le corridor toute la nuit, ou s’il voulait bien débarrasser le passage. Les garçons transmirent les instructions de la demoiselle aux valets d’écurie, qui ne furent pas longs à changer de ton aussi, si bien que l’infortunée victime fut en un clin d’œil jetée à la porte comme un paquet.

« Je suis sûr d’avoir déjà vu ce drôle-là, dit Nicolas.

— Vraiment ? répliqua sa nouvelle connaissance.

— Oh ! je le parierais, dit Nicolas réfléchissant ; où donc puis-je avoir… Tiens, j’y suis, c’est le commis d’un bureau de placement, dans le beau quartier de Londres. Je savais bien que sa figure ne m’était pas inconnue. »

Et c’était bien en effet Tom, le vilain commis en question.

« Quelle drôle de chose ! dit Nicolas réfléchissant à tous les incidents étranges qui de temps en temps, au moment où il s’y attendait le moins, lui ramenaient ce bureau de placement sous les yeux, sans rime ni raison.

— Je vous suis très obligé de la bonté que vous avez mise à vous faire l’avocat de ma cause lorsqu’elle en avait tant besoin, dit en riant le jeune homme, et il tira sa carte de sa poche pour la lui remettre. Peut-être voudrez-vous bien me faire la faveur de me dire où je puis aller vous offrir mes remerciements ? »

Nicolas prit la carte, et, en y jetant involontairement les yeux, en même temps qu’il répondait au compliment poli du jeune homme, il montra tout à coup la plus grande surprise.

« Monsieur Frank Cheeryble ! dit Nicolas. Vous ne seriez pas, par hasard, le neveu de Cheeryble frères que l’on attend demain ?

— Je ne me donne pas d’habitude, répondit M. Frank en plaisantant, le titre de neveu de Cheeryble frères. Mais je suis en effet le neveu des deux excellents frères connus sous cette raison commerciale, et j’en suis tout fier ; mais vous, monsieur, je vois que vous devez être monsieur Nickleby, dont j’ai tant entendu parler. Ma foi, je ne m’attendais pas à faire ainsi votre connaissance ; mais, pour être singulière, cette rencontre ne m’en est pas moins agréable, je vous assure. »

Nicolas paya ces compliments de la même monnaie, et ils échangèrent des poignées de main cordiales. Puis il lui présenta John Browdie, qui n’avait pas encore pu revenir de son admiration pour le jeune inconnu, depuis qu’il avait su si habilement retourner la demoiselle de comptoir. Puis vint la présentation à Mme Browdie, puis finalement ils montèrent tous pour passer ensemble une demi-heure d’amusement véritable et de satisfaction réciproque ; mais disons à l’honneur de Mme John Browdie, qu’elle commença la conversation par déclarer que, de toutes les petites effrontées qu’elle avait jamais vues, la demoiselle d’en bas était bien la plus légère et la plus laide.

Ce M. Frank Cheeryble, à en juger par le dernier incident, était un jeune homme qui avait la tête un peu chaude. Ce n’est pas absolument un miracle ni un phénomène dans l’histoire philosophique de l’humanité ; mais c’était en même temps un garçon de bonne humeur, qui avait de l’entrain et de la gaieté, dont la physionomie et la manière rappelaient tout à fait à Nicolas les excellents frères. Son ton était simple comme le leur. Il avait dans toute sa personne cet air de franche bonhomie qui gagne naturellement le cœur de tous ceux qui ont quelques sentiments généreux. De plus, c’était un garçon de bonne mine, intelligent, plein de vivacité, extrêmement enjoué, et qui, au bout de cinq minutes, s’était fait à toutes les excentricités de John Browdie, aussi aisément que s’il le connaissait d’enfance. Aussi ne faut-il pas s’étonner qu’au moment où il fallut se séparer pour aller coucher, il eût produit l’impression la plus favorable, non seulement sur le digne enfant du Yorkshire et sur sa femme, mais encore sur Nicolas qui, ruminant tout cela le long de son chemin, en retournant chez lui, finit par conclure qu’il venait de jeter là les fondements d’une liaison très agréable et très désirable pour lui.

« Mais n’est-ce pas une chose extraordinaire, se disait Nicolas, que la rencontre de cet employé du bureau de placement ? Il n’est pas vraisemblable que le neveu connaisse cette belle demoiselle. Lorsque Tim Linkinwater m’a donné à entendre l’autre jour que M. Frank venait ici pour être associé à ses oncles, il m’a dit en même temps qu’il était resté en Allemagne pendant quatre ans, pour y diriger les affaires de la maison, et qu’il avait passé les six derniers mois à établir une agence d’affaires dans le nord de l’Angleterre, cela fait bien quatre ans et demi… quatre ans et demi ! Elle, elle ne peut pas avoir plus de dix-sept ans, mettons dix-huit tout au plus ; c’était donc un enfant quand il a quitté Londres. Il ne pouvait la connaître, probablement même il ne l’avait jamais vue. Ainsi ce n’est pas lui qui peut me donner des renseignements sur elle ; et, dans tous les cas, ajoutait Nicolas pour répondre à son idée fixe, il ne peut pas y avoir de danger qu’elle ait eu une première inclination de ce côté, c’est évident. »

Serait-il vrai que l’égoïsme fût un ingrédient nécessaire dans la composition chimique de cette passion qu’on appelle l’amour ? ou bien vaut-il mieux croire toutes les belles choses qu’en ont dit les poètes, dans l’exercice de leur vocation infaillible ? Il y a sans contredit des exemples authentiques de messieurs qui ont cédé leurs dames ou de dames qui ont cédé leurs messieurs avec des circonstances qui font le plus grand honneur à leur magnanimité ; mais est-il aussi sûr que la majorité de ces messieurs et de ces dames n’ont pas fait de nécessité vertu, et n’ont pas noblement renoncé à ce qu’ils savaient bien ne pouvoir atteindre, à peu près comme un simple soldat de nos armées pourrait faire le vœu de ne jamais accepter l’ordre de la Jarretière, ou comme un pauvre curé, très pieux et très instruit, mais sans famille, je ne parle pas de ses enfants qui lui en font souvent une considérable, pourrait renoncer à un évêché ?

Voilà, par exemple, Nicolas Nickleby qui se serait reproché comme une bassesse de calculer en lui-même les chances que sa rencontre avec Frank pouvait lui donner d’accroître sa faveur auprès des frères Cheeryble ; le voilà déjà plongé dans un autre ordre de calculs bien plus déraisonnables. Ce même neveu ne serait-il pas par hasard son rival dans le cœur de la belle inconnue ? C’était une question qu’il discutait en lui-même avec autant de gravité que si, une fois réglée, elle devait décider toutes les autres : et il revenait incessamment sur ce sujet, tout indigné, tout contrarié qu’il y eût quelqu’un au monde qui se permît de faire la cour à une femme avec laquelle il n’avait pas échangé un seul mot dans toute sa vie.

À coup sûr, loin de méconnaître le mérite de sa nouvelle connaissance, il se le serait plutôt exagéré ; mais enfin c’était déjà de la part de son rival supposé, une espèce d’outrage personnel que d’avoir du mérite, du moins aux yeux de cette demoiselle seulement, car partout ailleurs, Nicolas lui permettait volontiers d’en avoir autant qu’il lui plairait. Vous voyez bien qu’il y avait dans tout cela un égoïsme véritable. Et pourtant Nicolas était une des natures les plus franches et les plus généreuses ; il n’y avait peut-être pas d’homme qui eût moins de pensées basses et sordides ; et nous n’avons aucune raison de supposer qu’amoureux fou comme il l’était, ses pensées et ses sentiments ne fussent pas en tout semblables à ceux de tous les gens qui se trouvent aussi dans cet état de passion que les poètes nous représentent comme sublime.

Au reste, il ne s’amusa pas à analyser, comme nous le faisons, ses secrets sentiments ; il alla toujours son train, continuant ses rêves tout le long du chemin, et puis toute la nuit sur le même sujet. Car, après s’être bien persuadé que Frank ne pouvait connaître ni par conséquent courtiser la demoiselle mystérieuse, il commença à entrevoir qu’il n’en était guère plus avancé, que peut-être ne la reverrait-il jamais. Puis, sur cette hypothèse, il construisit le plus ingénieux échafaudage de chagrins plus affligeants les uns que les autres. La vision chimérique qu’il s’était faite à propos de M. Frank n’était plus rien auprès : c’était comme le supplice de Tantale qui ne lui laissait aucun repos et fatiguait jusqu’à son sommeil.

Malgré tout ce qu’on a pu dire de contraire en prose ou en vers, il n’y a pas encore un cas d’observation bien établi qui autorise à croire que jamais l’aurore ait différé ou hâté d’une heure son retour pour se donner le plaisir jaloux de désespérer quelque amoureux inoffensif. Le soleil sait bien qu’il a des devoirs publics à remplir, et, docile aux tables dressées dans l’observatoire de Greenwich, il se lève invariablement selon les prescriptions de l’almanach, sans jamais se laisser influencer par aucune considération particulière. L’aurore ramena donc aussi pour Nicolas l’ouverture régulière de son bureau, le train courant des affaires, et par-dessus le marché M. Frank Cheeryble, accompagné d’une suite de sourires et de compliments de bon accueil des dignes frères, et d’une réception plus grave et plus bureaucratique, mais non moins cordiale au fond, de la part de M. Tim Linkinwater.

« Comprend-on que M. Frank et M. Nickleby se soient rencontrés hier au soir ? dit Tim Linkinwater, descendant lentement de son tabouret et promenant ses yeux autour du bureau le dos appuyé contre son pupitre, comme il faisait toujours quand il avait quelque chose de très particulier à dire. Il y a dans cette rencontre des deux jeunes gens hier au soir, une coïncidence vraiment remarquable. Et puis qu’on vienne me dire à présent qu’il y ait un lieu au monde comme Londres pour ces coïncidences-là !

— Je ne m’y connais pas, dit Frank, mais…

— Vous ne vous y connaissez pas, monsieur Francis, reprit Timothée en l’interrompant d’un air obstiné, à la bonne heure, mais il n’est pas grand besoin de s’y connaître. S’il y a un autre lieu au monde pour cela, où est-il ? Est-ce en Europe ? Non, sans aucun doute. Est-ce en Asie ? pas davantage. En Afrique ? pas le moins du monde. En Amérique ? vous savez bien vous-même le contraire. Eh bien ! alors, dit Timothée, en se croisant les bras, où est-ce ?

— Je n’avais pas l’intention de vous contester ce point-là, Timothée, dit le jeune Cheeryble, en riant. Je ne voudrais pas commettre une pareille hérésie. Tout ce que je voulais vous dire, quand vous m’avez interrompu, c’est que j’en suis très obligé à la coïncidence, voilà tout.

— Oh ! si vous ne me contestez pas ce point-là, dit Timothée en se radoucissant, c’est différent. Eh bien ! tenez, je vais vous dire : je n’aurais pas été fâché que vous me l’eussiez contesté ; je voudrais bien qu’on me le contestât, vous ou tout autre. Je vous aurai bientôt terrassé mon homme par un argument sans réplique, » ajouta Timothée en tapant doucement ses lunettes sur l’index de sa main gauche.

Comme il n’y avait là personne pour défendre contre Timothée les quatre parties du monde, ou plutôt pour subir l’échec honteux que lui aurait infailliblement procuré une telle témérité, Timothée ne poussa pas plus loin sa démonstration devenue inutile et remonta sur son tabouret.

« Frère Ned, dit Charles, après avoir donné à Timothée quelques petites tapes d’amitié dans le dos, nous devons nous trouver tout heureux d’avoir près de nous maintenant deux jeunes gens de la force de notre neveu Frank et de M. Nickleby : ce doit être pour nous une source de plaisir et de grande satisfaction.

— Certainement, Charles, certainement, répondit l’autre.

— Quant à Timothée, ajouta le frère Ned, ce n’est pas la peine d’en parler, c’est un petit garçon, un enfant que nous regardons comme rien du tout, et auquel il ne faut pas penser. Qu’est-ce que vous en dites de cela, monsieur Timothée, vilain garnement ?

— Je dis que je suis jaloux de vos deux favoris, et que je vais chercher une autre place. Ainsi vous n’avez qu’à vous pourvoir de votre côté, s’il vous plaît. »

Timothée trouva cette plaisanterie si délicieuse, si extraordinaire, si mirobolante, qu’il posa sa plume sur l’encrier, et descendant ou plutôt se précipitant de son siège, en dépit de ses habitudes méthodiques, il se mit à se pâmer de rire, secouant sa tête tout le temps si violemment qu’il s’en échappa une nuée d’atomes de poudre qui volèrent par tout le bureau. Les frères n’étaient pas en reste non plus, et riaient d’aussi bon cœur que lui à l’idée d’une séparation volontaire. Nicolas et Frank faisaient chorus, et riaient encore plus fort que les autres, peut-être pour dissimuler une autre émotion produite chez eux par ce petit incident. Et, à vrai dire, après les premiers éclats de rire, l’attendrissement gagnait aussi les trois vieux amis, sans qu’ils voulussent le laisser paraître. Ainsi cet accès de gaieté franche et naïve leur procura plus de bonheur et de vrai plaisir que jamais assemblée élégante n’en a trouvé peut-être dans le trait d’esprit le plus aigu, décoché contre quelque absent.

« Monsieur Nickleby, dit le frère Charles en l’attirant à part et lui pressant doucement la main, je suis impatient, mon cher monsieur, de voir si vous êtes établi convenablement et à votre aise dans votre cottage. Nous nous reprocherions de laisser ceux qui nous rendent service souffrir de quelque privation ou de quelque gêne qu’il serait en notre pouvoir de faire disparaître. Je désire aussi beaucoup voir votre mère et votre sœur, faire connaissance avec elles, monsieur Nickleby, et trouver une occasion de relever leur courage en leur donnant l’assurance que tous les petits services que nous pourrons leur rendre sont bien au-dessous de tout ce que nous devons à votre zèle et à l’ardeur que vous déployez dans votre emploi. Pas un mot, mon cher monsieur, je vous en prie. C’est demain dimanche. Je prendrai la liberté d’y aller vers l’heure du thé, dans l’espérance de vous trouver chez vous. Si vous n’y êtes pas, vous savez, ou si ces dames ont de la répugnance pour une visite intempestive, et qu’elles préfèrent ne pas nous voir encore, je puis y retourner un autre jour : tous les jours me conviendront. Que cela soit bien entendu entre nous. Dites-moi, frère Ned, mon cher ami, je voudrais vous dire un mot par là. »

Les deux jumeaux sortirent du bureau, en se donnant le bras. Nicolas crut voir dans cette nouvelle preuve d’amitié, et dans toutes celles qui lui furent prodiguées ce jour-là même une espèce de bienvenue par laquelle les frères voulaient fêter le retour de leur neveu, en lui renouvelant à lui-même toutes les assurances flatteuses qu’il en avait déjà reçues auparavant, et ces attentions délicates ajoutaient de plus en plus à ses sentiments d’affection reconnaissante.

La nouvelle qu’elle allait recevoir le lendemain une visite (et quelle visite !) éveilla dans l’âme de Mme Nickleby un mélange de ravissement et de regrets ; car, si elle y voyait d’un côté le gage de sa prochaine rentrée dans la bonne société et dans les plaisirs presque oubliés déjà de visites du matin, de soirées pour prendre le thé, etc., elle ne pouvait pas, de l’autre, s’empêcher de songer avec amertume et découragement qu’elle n’avait plus sa théière d’argent, dont le couvercle était surmonté d’un bouton en ivoire, ni son petit pot au lait assorti, qui avaient fait la joie de son cœur dans le temps jadis, et qu’elle avait bien soin de garder toute l’année d’un bout à l’autre, enveloppés dans leur coiffe de chamois sur une certaine tablette tout en haut, que son imagination attristée lui représentait encore avec les plus vives couleurs, comme si elle y était.

« Je me demande qui est-ce qui a acheté à la vente cette boîte aux épices, dit Mme Nickleby en secouant la tête ; elle était toujours dans le coin à gauche, tout près des oignons confits. Vous vous rappelez cette boîte aux épices ? Catherine.

— Parfaitement, maman.

— Je serais tentée de croire qu’il n’en est rien, Catherine, répondit Mme Nickleby d’un ton sévère, à voir l’air froid et indifférent dont vous en parlez. Il y a dans les pertes que nous avons faites, je l’avoue, quelque chose qui m’est plus pénible encore que ces pertes mêmes, soyez-en sûre, Catherine, je vous le dis sincèrement, et Mme Nickleby se frottait le nez de l’air le plus contrarié du monde, c’est de voir autour de moi des gens qui prennent les choses avec un si beau calme et une froideur si désespérante.

— Ma chère maman, dit Catherine glissant doucement son bras autour du cou de sa mère, pourquoi dire des choses que je sais bien que vous ne pensez pas ? Comment voulez-vous que je croie sérieusement que vous êtes fâchée de me voir heureuse et contente ? Vous et Nicolas, vous me restez tous les deux ; nous voici réunis encore une fois : cela ne vaut-il pas bien quelques misérables bagatelles dont nous ne sentons jamais le besoin ? Après que j’ai vu de mes yeux toute la misère et la désolation que la mort peut traîner après elle, que j’ai connu la douleur de vivre seule et solitaire au milieu même de la foule, que j’ai passé par l’agonie d’une séparation cruelle au sein de l’affliction et de la pauvreté, qui nous auraient rendu plus nécessaire la consolation de les supporter ensemble, pouvez-vous vous étonner que je trouve ici un lieu de tranquillité et de repos, où, vous sentant à mes côtés, je ne sens plus ni désir, ni regret ? Il fut un temps, ce n’est pas encore bien loin de nous, où toutes les douceurs de notre ancienne existence revenaient souvent tourmenter ma mémoire, je l’avoue, plus souvent peut-être que vous ne pouvez croire ; mais j’affectais de ne point y penser, dans l’espérance que je réussirais à vous les faire moins regretter à vous-même. Ah ! non, je n’étais pas insensible. Plût à Dieu que je l’eusse été, j’en aurais été plus heureuse. Chère maman, dit Catherine avec une vive émotion, je ne vois plus qu’une différence entre cette maison où nous sommes et celle où nous avons tous passé tant d’heureuses années, c’est que le meilleur, le plus noble cœur qui ait jamais souffert en ce monde, a disparu d’ici pour monter en paix dans les cieux.

— Catherine ! ma chère Catherine ! cria Mme Nickleby.

— J’ai pensé bien des fois, dit Catherine en soupirant, à ses paroles si tendres. Vers la fin, quand il montait se coucher, en passant devant la petite chambre, il y regardait et me disait : « Que la bénédiction de Dieu soit sur vous, ma chère petite, » et sa figure était si pâle, maman ! Oh ! oui, il avait le cœur brisé, c’était de chagrin. À cette époque-là je ne pensais guère à ça, j’étais trop jeune. »

Un flot de larmes vinrent au secours de Catherine et soulagèrent sa peine. Elle posa sa tête sur le sein de sa mère, et pleura comme un petit enfant.

C’est une remarque à faire à l’honneur de notre nature, qu’aussitôt que notre cœur se sent touché et attendri par quelque pensée de bonheur tranquille ou d’affection pure, seul moment où la mémoire des morts lui revient avec le plus de puissance irrésistible, on croirait que nos bonnes pensées, que nos sympathies honnêtes sont des charmes dont la vertu donne à l’âme le pouvoir d’entretenir quelque commerce vague et mystérieux avec les esprits de ceux que nous avons chèrement aimés dans la vie. Hélas ! combien de fois, combien de temps ces anges patients voltigent-ils au-dessus de notre tête, attendant en vain, pour correspondre avec nous, le mot magique qu’il nous serait souvent si facile de prononcer et qui sort si rarement de notre bouche que bientôt même on l’oublie à jamais.

La pauvre Mme Nickleby était trop accoutumée à dire sans réserve tout ce qui lui passait par la tête, pour qu’il lui fût jamais venu dans l’idée que sa fille pût nourrir de semblables pensées en secret, d’autant plus que les plus rudes épreuves et les plus injustes reproches ne lui en avaient jamais arraché la confidence. Mais maintenant que le bonheur dont les faisait jouir tout ce que Nicolas venait de leur dire, ainsi que les habitudes paisibles de leur nouvelle vie, avait rappelé ces souvenirs dans l’âme de Catherine avec tant de force qu’elle n’avait pu les réprimer, Mme Nickleby commença à entrevoir qu’elle pouvait bien avoir été de temps en temps un peu irréfléchie, et elle sentit quelque chose qui ressemblait au remords en embrassant sa fille et en cédant aux émotions qu’une conversation pareille avait naturellement éveillées.

Jugez si ce soir-là on mit tout en l’air dans la maison, et si on fit d’immenses préparatifs pour la visite annoncée ; on n’oublia pas même un grand bouquet, qu’on se procura chez le jardinier à côté et que l’on divisa en une foule d’autres plus petits pour orner la maison. Mme Nickleby en aurait volontiers tapissé tout le salon d’après les principes de goût qui lui étaient particuliers, et qui n’auraient pas manqué d’attirer l’attention, si Catherine ne s’était pas offerte à lui en épargner la peine, pour les disposer elle-même avec l’élégance la plus simple et la plus naturelle. Jamais le cottage n’avait paru plus joli que lorsqu’il fut le lendemain éclairé par le jour le plus gai et le soleil le plus brillant ; mais ni l’orgueil de Smike, en regardant son jardin, ni celui de Mme Nickleby, en passant en revue son mobilier, ni celui de Catherine, en jetant partout son coup d’œil de maîtresse de maison, n’approchaient de l’orgueil avec lequel Nicolas contemplait Catherine elle-même ; et, en effet, le plus riche château de toute l’Angleterre aurait été fier de trouver dans la beauté de ses traits et dans l’élégance de ses formes son ornement le plus rare et le plus précieux.

Vers six heures du soir Mme Nickleby fut jetée dans la plus vive agitation par le coup de marteau depuis si longtemps attendu, et son agitation ne fit que s’accroître en entendant le pas de deux paires de bottes dans le corridor, ce qui fit prophétiser à la bonne dame, hors d’elle-même, que ce devaient être les deux MM. Cheeryble, et tout en se trompant elle ne se trompait pas. Ce n’étaient pas les deux frères, comme elle l’avait auguré, mais c’étaient M. Charles Cheeryble et M. Frank Cheeryble, son neveu, qui commença par s’excuser de cette visite indiscrète, en demandant mille pardons qui lui furent tous accordés de la meilleure grâce du monde par Mme Nickleby, car elle avait compté ses cuillers et savait qu’elle en aurait plus qu’il n’en fallait pour son thé. L’apparition de ce visiteur imprévu ne causa donc pas le moindre embarras (si ce n’est peut-être à Catherine, qui en fut quitte pour rougir deux ou trois fois dans le commencement). Et d’ailleurs le vieux gentleman fut si cordial et si bon, et le jeune gentleman l’imita si bien en cela, qu’il n’y avait pas trace de cette roideur cérémonieuse qui gâte presque toujours une première entrevue, et que Catherine se surprit plus d’une fois à se demander quand est-ce que la présentation officielle allait commencer.

Une fois à table à prendre le thé, la conversation s’engagea sur une foule de sujets variés ; elle fut même plus d’une fois animée par des discussions qui ne manquaient pas d’avoir leur côté plaisant. Par exemple, en faisant allusion au récent voyage de son neveu en Allemagne, le vieux M. Cheeryble informa la compagnie que le susdit jeune M. Cheeryble était véhémentement soupçonné d’être devenu passionnément amoureux de la fille d’un certain bourgmestre allemand : accusation que le jeune M. Cheeryble repoussa de toutes les forces de son indignation, ce qui fournit à Mme Nickleby l’occasion de remarquer finement que la chaleur même de cette résistance lui donnait lieu de penser qu’il devait y avoir quelque chose de vrai. Alors le jeune M. Cheeryble supplia instamment le vieux M. Cheeryble de confesser qu’il avait voulu seulement plaisanter, ce que le vieux M. Cheeryble finit par avouer après s’être bien fait prier, car le jeune M. Cheeryble y tenait si expressément, que, selon l’observation répétée depuis bien des fois par Mme Nickleby, en se rappelant cette scène, il en eut le visage tout coloré : et elle en fit d’autant plus volontiers la remarque, que les jeunes gens en général ne forment pas une classe renommée pour sa discrétion et sa modestie, surtout quand il s’agit d’une conquête, car alors ce n’est pas leur visage qui se colore d’une rougeur modeste, mais c’est plutôt l’histoire de leurs amours qu’ils colorent à leur guise sans respect pour la vérité.

Après le thé on fit un tour dans le jardin, et, comme la soirée était belle, on le quitta pour enfiler quelques sentiers dans la campagne et se promener de long en large sur le chemin jusqu’à la brune. La société tout entière sembla trouver le temps très court. Catherine conduisait la bande, s’appuyant sur le bras de son frère, et causant avec lui et M. Frank Cheeryble. Mme Nickleby et le frère Charles suivaient par derrière à une petite distance. La pauvre dame était si sensible à la bonté que son cavalier mettait à lui exprimer son amitié pour Nicolas et son admiration pour Catherine, que le torrent impétueux de ses divagations ordinaires se contint pour cette fois dans des limites raisonnables. Smike, qui n’avait jamais été de sa vie l’objet d’un plus vif intérêt que dans cette journée, marchait près d’eux, voltigeant d’un groupe à l’autre, selon que le frère Charles lui mettait la main sur l’épaule, le retenait près de lui, ou que Nicolas se retournait d’un visage souriant pour lui faire signe de venir causer avec son vieil ami, celui qui le comprenait le mieux, et qui savait le moyen inconnu aux autres de dérider son front.

L’orgueil est un des sept péchés capitaux ; mais ce n’est sans doute pas l’orgueil qu’une mère éprouve en pensant à ses enfants, ou ce serait un péché composé de deux vertus cardinales : la foi et l’espérance. Péché ou vertu, cet orgueil-là gonfla le cœur de Mme Nickleby pendant toute la soirée, et, quand on reprit le chemin de la maison, on voyait encore briller, à la lumière, sur ses joues, les traces des plus douces larmes qu’elle eût versées jamais. Après un petit souper, dont la gaieté tranquille était en parfaite harmonie avec ces dispositions d’esprit, les deux gentlemen finirent par prendre congé de ces dames. Il y eut encore là, au départ, une circonstance qui devint l’occasion d’une foule de plaisanteries amusantes, c’est que M. Frank Cheeryble serra une fois de plus qu’il n’est d’usage la main de Catherine, oubliant tout à fait qu’il lui avait déjà dit adieu. L’oncle Charles y vit une preuve accablante que son neveu distrait ne pensait qu’à sa flamme allemande, supposition qui fut aussitôt accueillie par un immense éclat de rire. Il ne faut pas grand’chose pour égayer des cœurs innocents.

Bref, ce fut un jour de bonheur tranquille et serein ; nous avons tous quelques beaux jours (j’en souhaite même beaucoup de pareils à mes lecteurs) sur lesquels nous revenons toujours avec un plaisir particulier. Eh bien ! c’était un de ceux-là, et bien des fois plus tard il en fut parlé comme d’un jour qui tenait une place mémorable dans le calendrier de ceux qui avaient eu le bonheur d’en prendre leur part.

Pourtant, n’y avait-il pas une exception, et pour celui qui avait le plus besoin d’être heureux ?

Qui est-ce donc que celui-là qui, dans le silence de sa chambre, tomba à genoux pour faire à Dieu la prière que lui avait apprise son premier ami, puis joignit les mains et les étendit dans le vide, d’un air désespéré, avant de tomber la face contre terre dans un accès du chagrin le plus amer ?