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Nicolas Nickleby (traduction Lorain)/50

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CHAPITRE XVIII.

Grave catastrophe.

Les petites courses de Hampton étaient en plein exercice : la gaieté coulait à pleins bords : le jour était éblouissant : le soleil, au haut d’un ciel sans nuage, brillait de son plus vif éclat : le siège des cochers, le haut des tentes, faisaient flotter dans les airs des banderoles aux couleurs resplendissantes, qui n’avaient jamais eu de reflets plus éclatants.

Les vieux drapeaux passés semblaient remis à neuf sous un ciel étincelant ; les dorures ternies reluisaient plus brillantes ; la toile sale et jaunâtre qui défendait les spectateurs contre les ardeurs du jour paraissait blanche comme la neige ; il n’y avait pas jusqu’aux haillons du mendiant qui ne se décorassent d’une teinte assez poétique pour que la charité s’oubliât elle-même dans un sentiment d’admiration passionnée en présence d’une pauvreté si pittoresque.

C’était enfin une de ces scènes d’activité vivante et animée, prises à leur beau moment de vivacité et de fraîcheur, où elles ne peuvent manquer de plaire, car, pour peu que l’oreille soit étourdie de bruit et de tapage sans fin, l’œil n’a qu’à se reposer, n’importe où, sur des visages curieux, heureux, expressifs, et l’oreille n’a qu’à confondre ces sons étourdissants dans l’explosion générale de joie et d’allégresse qui égaye ce tableau. Même la figue hâlée des enfants de Bohême, groupés ou couchés demi-nus, contribue au plaisir. On aime à voir dans leurs traits que le soleil a passé par là ; à y reconnaître l’air et la lumière dont ils sont baignés tous les jours ; on sent que ce sont de vrais enfants qui vivent comme des enfants de la nature. Si leur oreiller est quelquefois humide, ce n’est pas de leurs larmes, c’est de la rosée du ciel. Les membres de leurs petites filles sont libres comme l’air, au lieu d’être soumis de force aux horribles tortures qui imposent à leur sexe, dans les fabriques, la gêne la plus pénible et les grimaces les plus disgracieuses. Ils vivent au jour le jour, c’est vrai, mais au milieu des arbres qui se balancent sur leur tête, et non parmi les affreuses machines qui vieillissent l’enfant avant qu’il sache seulement ce que c’est que l’enfance, et lui donnent d’avance toutes les infirmités et la faiblesse de l’âge, sans pouvoir seulement lui donner, comme l’âge, le bonheur de mourir.

Plût à Dieu qu’ils fussent vrais, les vieux contes dont nous bercent nos nourrices, et que les Bohémiens, ces prétendus voleurs d’enfants, en volassent par là, à la douzaine !

La grande course du jour venait de finir, et, de chaque côté de la corde, les longues lignes de spectateurs se rompant tout à coup pour verser la foule dans l’enceinte, donnaient à la scène une animation nouvelle et un mouvement plein de vie. Il y en avait qui se précipitaient de ce côté pour apercevoir le cheval vainqueur ; d’autres couraient de droite et de gauche, avec non moins d’ardeur, à la recherche de leur cocher qu’ils avaient laissé occupé à choisir une bonne place pour leur voiture. Ici un petit groupe se formait autour d’une table pour voir plumer quelque innocent badaud à un jeu de hasard. Plus loin, un autre industriel, entouré de ses compères dissimulés sous des travestissements divers, l’un avec des lunettes, l’autre avec un lorgnon et un chapeau à la dernière mode ; l’autre habillé en fermier cossu, son manteau sur le bras et ses billets de banque dans un grand portefeuille de cuir ; plusieurs autres villageois, avec leurs gros fouets à la main pour figurer d’innocents campagnards qui étaient venus sur leur bidet voir la fête, essayait par son bagout bruyant et sonore, ou par l’annonce de quelque tour d’adresse, de faire tomber dans le panneau un chaland imprudent, pendant que messieurs ses associés, dont la mine basse jurait avec leur linge blanc et leur costume élégant, trahissaient le vif intérêt qu’ils prenaient au succès de la chose, en échangeant entre eux un regard furtif, à l’arrivée de quelque nouveau venu. Ailleurs, des flâneurs prenaient place à l’arrière d’un large cercle de curieux assemblés autour d’un bateleur ambulant, et de son orchestre retentissant, ou se pressaient pour voir le classique combat de taureaux. Cependant les ventriloques, occupés à des dialogues intéressants avec des poupées de bois, des diseuses de bonne aventure occupées à faire taire les cris importuns des enfants qui gênent leur commerce, partageaient avec toutes ces professions variées l’honneur d’attirer l’attention générale du public. Les cabarets en plein vent étaient pleins. On commençait à entendre dans les équipages le cliquetis des verres : on y vidait les paniers chargés de toutes sortes de provisions séduisantes ; on jouait des couteaux et des fourchettes ; le champagne faisait sauter le bouchon ; les yeux, animés déjà par le plaisir, pétillaient bien mieux encore, et les filous comptaient le produit de leur journée, acquis à la sueur de leur front. L’attention, concentrée tout à l’heure sur un seul point, se partageait maintenant entre mille intérêts différents, et, partout où vous portiez les regards, vous ne pouviez plus voir qu’une réunion confuse, un joyeux pêle-mêle de rieurs, de causeurs, de joueurs, de voleurs, de mendiants et de mascarades.

Les joueurs surtout n’avaient pas à se plaindre. Une foule de baraques disposées en salons de jeux étalaient aux yeux le luxe de leurs tapis moelleux, de leurs portières à grandes raies, de leurs rideaux cramoisis, de leurs toits élevés, de leurs pots de géraniums et de leurs domestiques en livrée. Il y avait le club des Étrangers, le club de l’Athenæum, le club de Hampton, le club de Saint-James, une lieue de clubs, ou peu s’en faut, à l’usage des joueurs : il y avait le rouge et noir, la merveille et le lansquenet.

Entrons dans un de ces temples de la fortune, nous y trouverons des personnages de notre connaissance.

Voyez d’abord ces trois tables à jeu, entourées de joueurs et de curieux. Quoique ce soit la salle la plus vaste dans son genre de tout le champ de course ; quoiqu’on ait pris la précaution d’en relever la toile pour donner plus d’air, et de pratiquer deux portes pour établir un courant, il y fait une chaleur atroce. À l’exception de deux ou trois personnages qui tiennent à la main quelques pièces d’or égarées dans une pile d’écus, pour y puiser à chaque tour de bille le montant de leur enjeu, avec le calme diligent d’un joueur de profession qui n’a fait autre chose ce matin, cette nuit, hier et tous les jours, vous n’apercevrez pas chez les autres de caractère intéressant. Ce sont, pour la plupart, des jeunes gens attirés par la curiosité, qui risquent quelques petites sommes pour continuer les amusements du jour, sans montrer grand intérêt de perte ou de gain. Cependant voici deux individus qui méritent d’attirer en passant notre attention, comme des échantillons remarquables d’une classe particulière.

L’un d’eux est un homme de cinquante-six à cinquante-huit ans ; il est assis sur une chaise près d’une des entrées du salon, les mains croisées sur la pomme de sa canne et son menton posé sur ses mains. C’est un homme grand, gras, haut de buste, boutonné jusqu’au cou dans un petit habit vert qui le fait paraître encore plus long qu’il n’est. Il porte une culotte courte, des guêtres, une cravate blanche et un chapeau blanc à larges bords. Au milieu du bruit et des bourdonnements de la salle, des allées et venues perpétuelles des passants, il conserve un calme impassible ; sa figure ne laisse pas percer la moindre émotion, pas même l’expression de l’ennui, bien moins encore, aux yeux de l’observateur superficiel, la plus légère marque d’intérêt à ce qui se fait : il est là sur sa chaise, tranquille et recueilli. Quelquefois, mais bien rarement, il salue de la tête une figure qui passe, ou fait signe à un domestique d’aller voir ce qu’on lui veut à une table où on l’appelle ; mais c’est pour retomber, le moment d’après, dans son état habituel d’insensibilité. Est-ce un vieux monsieur, sourd comme un pot, qui est venu se reposer là ? cela pourrait bien être ; est-ce une personne qui attend patiemment un ami en retard, sans faire seulement attention aux gens qui sont là ? est-ce un malade atteint de catalepsie, ou pétrifié par l’usage de l’opium ? Tout le monde se retourne pour le regarder. Lui, il ne fait pas un geste, pas un mouvement d’yeux ; il laisse passer les uns, puis les autres, puis les autres encore, sans y faire seulement attention. Quand il bouge, par hasard, on se demande comment il a fait pour voir ce qui l’a dérangé de ses habitudes, et, de fait, il a l’air aveugle autant que sourd. Eh bien ! il n’y a pas un visage qui entre ou qui sort sans qu’il l’ait vu ; il ne se fait pas un geste aux trois tables qui lui échappe ; les banquiers ne disent pas un mot qui soit perdu pour ses oreilles ; il n’y a pas un gagnant ni un perdant qu’il n’enregistre dans sa mémoire : c’est le propriétaire du lieu.

L’autre préside la table de la roulette. Il a probablement dix ans de moins que le premier. C’est un gaillard trapu, ventru, l’air robuste, la lèvre inférieure un peu retroussée, peut-être par l’habitude de compter en dedans l’argent à mesure qu’il le paye ; mais, au fond, sa mine n’est pas déplaisante, elle serait plutôt honnête et franche. Il a mis habit bas, parce qu’il fait chaud, et se tient debout derrière la table, avec un rempart d’écus de toutes les dimensions devant lui, sans compter un petit coffre à billets de banque. Il n’y a pas d’interruption dans le jeu. Vingt joueurs environ parient à la fois. L’homme fait rouler la bille, compte l’argent des enjeux, les retire de la couleur perdante, paye les gagnants, et tout cela en un clin d’œil ; recommence à faire rouler la bille, et tient toujours les joueurs en haleine. Quelle promptitude merveilleuse ! et jamais d’hésitation, jamais d’erreur, jamais de temps d’arrêt, jamais de repos dans la répétition de ces phrases incohérentes que l’habitude, et peut-être le besoin d’avoir toujours quelque chose à dire pour entretenir le jeu, lui fait réciter constamment, avec la même expression monotone et dans le même ordre, tout le long du jour.

« Rouge et noire de Paris, messieurs ! faites votre jeu et vos enjeux, tout le temps que la bille roule ; rouge et noire de Paris, messieurs ! c’est un jeu français, messieurs ; c’est moi qui l’ai importé, c’est connu. Rouge et noire de Paris ! la noire gagne, la noire… Arrêtez un moment, monsieur, je vais vous payer tout de suite ; cinquante francs ici, douze francs cinquante là, soixante-quinze là et vingt-cinq par ici. Messieurs, la bille roule ; tant que la bille roule, vous pouvez, monsieur ; le beau du jeu, messieurs, c’est que vous pouvez doubler vos enjeux ou engager votre argent tout le temps que la bille roule… Encore la noire ; c’est la noire qui gagne ; je n’ai jamais vu chose pareille, jamais de ma vie, ma parole d’honneur. Si un de ces messieurs avait soutenu la noire depuis cinq minutes, il aurait gagné douze cents francs en quatre tours de bille, c’est sûr. Messieurs ! nous avons du porto, du xérès, des cigares, d’excellent champagne. Garçon ! une bouteille de champagne et douze ou quinze cigares ; ne nous refusons rien, messieurs ; et des verres propres, garçon. Tout le temps que la bille roule,… j’ai perdu trois mille francs hier, messieurs, en un tour de bille ; c’est connu… Comment vous portez-vous, monsieur (à un monsieur qu’il reconnaît, et sans changer de ton, lui faisant seulement du coin de l’œil un signe imperceptible) ? Voulez-vous prendre un verre de xérès, monsieur ? Garçon ! un verre propre et du xérès à monsieur ; vous le passerez à la ronde, n’est-ce pas, garçon ? Voici le rouge et noire de Paris, messieurs ! Tout le temps que la bille roule, messieurs, faites votre jeu et vos enjeux ; voici le rouge et noire de Paris, jeu nouveau que j’ai importé moi-même, c’est connu. Messieurs, la bille roule ! »

Cet estimable fonctionnaire était tout entier à son emploi, quand on vit entrer dans la baraque une demi-douzaine de personnages qu’il salua respectueusement, sans discontinuer cependant ni ses paroles ni sa besogne. En même temps il appela par un coup d’œil l’attention d’un individu qui était près de lui sur le plus grand des nouveaux venus, auquel le propriétaire ôtait son chapeau. C’était sir Mulberry Hawk, accompagné de son élève, et d’une escorte de gens d’une mise élégante, mais d’un caractère plus que suspect.

Le propriétaire, à voix basse, souhaita le bonjour à sir Mulberry qui, du même ton, l’envoya au diable, et se retourna pour continuer la conversation avec son cortège.

Il était évidemment agacé par la certitude où il était qu’en se montrant pour la première fois en public, après ce qui lui était arrivé, il devenait nécessairement un objet de curiosité. Et il était facile de voir que, s’il se montrait aux courses ce jour-là, c’était moins pour prendre sa part des plaisirs de la fête que pour y rencontrer à la fois un grand nombre de ses connaissances et se débarrasser d’un coup des ennuis de sa rentrée officielle. Il restait encore sur sa figure une légère cicatrice qu’il ne cessait de dissimuler avec son gant toutes les fois qu’il rencontrait quelqu’un qui venait à le reconnaître. Car il ne se passait pas de minute que quelque allant et venant ne le saluât en passant ; et la précaution qu’il prenait de cacher sa blessure ne faisait que rendre plus visible la honte qu’il ressentait de sa mésaventure.

« Ah ! c’est vous, Hawk, dit un élégant portant un habit à la dernière mode, une cravate d’un goût exquis et tous les autres accessoires de toilette qui font la réputation d’un dandy. Comment cela va-t-il, mon vieux ? »

Or, il est bon de savoir que c’était un homme qui faisait concurrence à sir Mulberry pour mettre la dernière main à l’éducation des jeunes gentilshommes, et par conséquent le personnage que Hawk détestait le plus cordialement et craignait le plus de rencontrer en cette occasion. Ils se donnèrent une poignée de main avec les démonstrations de la satisfaction la plus vive.

« Eh bien ! mon vieux, cela va-t-il mieux à présent, hein ?

— Très bien, très bien, dit Mulberry.

— Ah ! j’en suis bien aise, dit l’autre : et vous, Verisopht, comment vous portez-vous ? Il est un peu battu de l’oiseau, ce me semble, notre ami. Il n’a pas encore repris tout à fait son assiette. Hein ? »

Notez que ce monsieur avait les dents très-blanches et que, toutes les fois que la conversation ne prêtait pas à rire, il finissait généralement par cette interjection commode, pour ne pas perdre l’occasion de montrer la blancheur de son râtelier.

« Mais, dit le jeune lord négligemment, il est tout à fait dans son assiette ordinaire, il n’y a rien de changé, que je sache.

— Ma parole d’honneur, repartit l’autre, je suis charmé de cette nouvelle. Y a-t-il longtemps que vous avez quitté Bruxelles ?

— Nous ne sommes arrivés à Londres, dit lord Frédérick, que cette nuit, assez tard. »

Pendant ce temps-là, sir Mulberry s’était retourné pour causer avec un de ses acolytes, et faisait semblant de ne pas entendre cette conversation.

« Eh bien ! continua son rival, affectant de parler tout bas à lord Verisopht, je vous assure qu’il faut avoir le courage et la hardiesse de Hawk pour se montrer si tôt en public : ce que j’en dis, c’est dans son intérêt ; mais vraiment il a du courage. Il s’est absenté tout juste assez, voyez-vous, pour exciter la curiosité, mais pas assez pour faire oublier aux gens cette diable de désagréable… À propos… vous connaissez, comme de raison, les détails publics sur cette affaire ; pourquoi donc n’avez-vous pas démenti ces maudits journaux ? il est bien rare que je les lise, mais je les ai parcourus dans cette espérance, et franchement…

— Eh bien ! parcourez-les demain… non, après-demain ; voulez-vous ? interrompit sir Mulberry en se retournant tout à coup.

— Ma foi, mon cher ami, je ne lis guère les journaux, dit l’autre en haussant les épaules ; mais je lirai celui-là pour vous faire plaisir. Qu’est-ce que nous y verrons ?

— Bonjour ! » répondit sir Mulberry en tournant brusquement sur ses talons avec son pupille. Puis ils reprirent le pas de flâneurs nonchalants dont ils étaient entrés, et parcoururent le salon tranquillement, bras dessus bras dessous.

« Ce n’est pas un cas de mort violente que je lui donnerai le plaisir de lire dans le journal après-demain, marmotta sir Mulberry avec un gros juron, mais il ne s’en faudra de guère. On peut couper la figure à un homme à coups de cravache et l’étriller à coups de canne sans le faire mourir sous le bâton. »

Lord Frédérick ne répondit rien ; mais il y avait dans son air quelque chose de déplaisant pour sir Mulberry, qui continua d’un ton aussi féroce que s’il avait parlé à Nicolas lui-même, au lieu de s’adresser à son ami.

« J’ai envoyé ce matin avant huit heures Jenkins chez le vieux Nickleby ; Nickleby n’a pas perdu de temps ; il était chez moi avant le retour de l’autre. En cinq minutes il m’a mis au courant de tout : je sais où trouver le gredin ; il m’a dit le lieu et l’heure ; mais pas tant de paroles, demain sera bientôt venu.

— Et qu’est-ce qu’on fera demain ? » demanda lord Frédérick languissamment.

Sir Mulberry Hawk l’honora d’un regard courroucé, mais ne daigna pas lui faire d’autre réponse. Ils continuèrent leur promenade taciturne, occupés chacun de leurs secrètes pensées, jusqu’à ce qu’ils eussent traversé la foule ; et, quand ils se virent seuls, sir Mulberry fit un demi-tour pour s’en aller.

« Un instant, lui dit son compagnon, je veux vous parler… sérieusement ; ne vous en retournez pas ; promenons-nous encore ici quelques minutes.

— Que pouvez-vous avoir à me dire ? lui répondit son mentor en dégageant son bras ; ne puis-je aussi bien l’entendre là-bas qu’ici ?

— Hawk ! répliqua l’autre, dites-moi, il faut que je sache…

Il faut que je sache ! interrompit Hawk d’un ton dédaigneux. Ouais ! alors continuez ; s’il faut que vous sachiez, je vois bien qu’il n’y a pas moyen que j’y échappe. Ah ! il faut que je sache !

— Eh bien ! il faut que je vous demande, si vous voulez, répliqua lord Frédérick, il faut que j’insiste pour obtenir de vous une réponse claire et nette… Ce que vous venez de me dire là tout à l’heure, était-ce tout simplement une boutade de mauvaise humeur, un mot en l’air, ou bien avez-vous sérieusement l’intention d’agir comme vous l’avez dit ? Est-ce un projet bien arrêté après mûre réflexion ?

— Mais, dit sir Mulberry en ricanant, est-ce que vous ne vous rappelez pas ce qui s’est passé certain soir que je suis resté sur le pavé avec une jambe cassée ?

— Parfaitement bien.

— Alors, au nom du diable, reprit sir Mulberry, vous n’avez pas besoin d’autre réponse, celle-là suffit, je pense. »

Tel était l’ascendant qu’il avait pris depuis longtemps sur sa dupe, telle était l’obéissance et la soumission dont il lui avait fait contracter l’habitude, que le jeune homme sembla hésiter un moment à continuer l’entretien sur le même sujet ; mais bientôt, reprenant courage, et comme honteux de lui-même, il repartit avec colère : « Si je me rappelle bien ce qui s’est passé alors, vous devez vous rappeler aussi que je me suis expliqué franchement à cet égard, et que je vous ai dit que vos menaces d’aujourd’hui ne s’effectueraient jamais à ma connaissance et de mon consentement.

— Est-ce que vous voudriez m’en empêcher ? demanda sir Mulberry avec un éclat de rire.

— … Ou…i, je vous en empêcherai, si je peux, répliqua l’autre vivement.

— Voilà au moins une clause prudente ; vous avez bien fait de l’ajouter en cas de besoin, dit sir Mulberry. Écoutez, occupez-vous de vos affaires et laissez-moi m’occuper des miennes.

— C’est que cette affaire-ci est aussi bien la mienne que la vôtre, continua lord Frédérick ; j’en ferai mon affaire, ou plutôt j’en fais dès à présent mon affaire ; j’y suis déjà assez compromis comme cela.

— En ce cas, faites donc de votre côté ce qu’il vous plaira et comme il vous plaira, dit sir Mulberry affectant un ton dégagé et un air de bonne humeur. Je ne puis pas mieux dire : je ne vous demande rien, je vous laisse libre, faites comme moi. Je ne conseillerais à personne de venir me contrarier dans l’exécution de mes projets ; j’espère que vous me connaissez assez pour n’en rien faire. Le fait est, à ce que je vois, que vous avez cru devoir me donner un avis ; je ne doute pas de vos intentions ; elles peuvent être bonnes, mais l’avis est loin de l’être, et je n’en veux pas. À présent, s’il vous plaît, nous allons retourner à ma voiture, je ne m’amuse pas du tout ici, bien au contraire ; si nous poussions plus loin cette conversation, nous pourrions bien en venir à une querelle, ce qui ne serait pas une preuve de sagesse, ni de votre part, ni de la mienne. »

Là-dessus, sans attendre d’autre observation, sir Mulberry Hawk se mit à bâiller et s’éloigna tout tranquillement.

C’était de sa part une marque de tact et la preuve qu’il connaissait bien le caractère du jeune lord, de le traiter comme il faisait. Sir Mulberry avait vu clairement que c’était le moment ou jamais d’établir solidement sa domination. Il savait que, dès l’instant où il s’emporterait, le jeune homme s’emporterait aussi, et, bien des fois, quand il s’était présenté quelque circonstance de nature à diminuer son influence, il s’était bien trouvé, pour mieux l’assurer, d’adopter ce ton rassis et laconique, et, dans le cas présent, il ne doutait pas que le succès ne répondît à sa confiance.

Mais il lui en coûtait de dissimuler ainsi sa colère sous des dehors insouciants et sous cet air d’indifférence que son habile expérience lui faisait juger nécessaire ; aussi, dans son for intérieur, il se promettait bien de faire payer cher cette pénible contrainte à Nicolas, en ajoutant à la sévérité de sa vengeance quelque dédommagement de plus pour cette mortification nouvelle. Un jour ou l’autre, de manière ou d’autre, Nicolas n’en serait pas le bon marchand. Quant au jeune lord, tant qu’il n’avait été qu’un instrument passif dans ses mains, sir Mulberry n’avait eu pour lui que du mépris ; mais aujourd’hui, ce n’était plus du mépris, c’était un commencement de haine en le voyant assez osé pour se permettre des opinions différentes de la sienne, et même pour affecter avec lui un ton de hauteur et de supériorité.

Il ne savait que trop combien il dépendait, dans le sens le plus vil et le plus lâche du mot, de ce jeune écervelé, et l’humiliation qu’il lui avait aujourd’hui infligée ne lui en semblait que plus amère. Aussi, du moment qu’il commença à le haïr, il mesura sa haine, c’est assez l’ordinaire, sur l’étendue même des torts que l’autre pouvait avoir à lui reprocher. Qu’on n’oublie pas que sir Mulberry Hawk avait dupé, surpris, trompé son élève de toutes les manières, et l’on ne sera pas étonné qu’en commençant à le détester, il le détestât à l’instant même de tout son cœur.

De l’autre côté, le jeune lord avait pensé (chose rare chez lui !) et même sérieusement à l’affaire de Nicolas et à toutes les circonstances préliminaires. Disons à son honneur, qu’après mûre réflexion, il avait pris une résolution honnête et courageuse. La conduite grossière et insultante de sir Mulberry dans cette occasion avait produit une impression profonde sur son esprit. Il n’avait pu non plus s’empêcher de concevoir, depuis quelque temps, le soupçon trop naturel que son mentor, en l’engageant dans une poursuite amoureuse contre Mlle Nickleby, travaillait pour son propre compte. Il était véritablement honteux du rôle qu’on lui avait fait jouer dans cette affaire, et profondément mortifié par un certain pressentiment qu’il avait été pris pour dupe. Pendant le temps qu’ils venaient de passer loin du monde, il avait eu tout le loisir nécessaire pour réfléchir là-dessus à son aise, et, toutes les fois que l’indolence naturelle de son caractère lui avait permis de le faire, il n’en avait pas manqué l’occasion. Nous passons quelques autres circonstances qui, pour être légères, n’en avaient pas moins contribué à confirmer ses soupçons. En un mot, il ne fallait plus qu’un souffle pour allumer sa colère contre sir Mulberry. C’est le dédain et le ton insolent de celui-ci dans leur dernière conversation, la seule qu’ils eussent jamais eue sur ce sujet depuis l’événement, qui précipita la crise.

Pour le moment, ils allèrent rejoindre leur société, mais chacun d’eux emportait dans son cœur un germe de haine, qui devait bientôt éclater contre l’autre. Le jeune homme, en particulier, était poursuivi par les menaces de vengeance rancunière prononcées contre Nicolas, et bien décidé à l’empêcher, s’il pouvait, par quelque mesure énergique ; mais, le pis de l’affaire, c’est que sir Mulberry, tout fier de l’avoir réduit au silence, ne put s’empêcher, dans l’ivresse de son triomphe, de poursuivre ses prétendus avantages. Il y avait là M. Pyke, M. Pluck, le colonel Chawser et d’autres gentlemen de la même clique, et sir Mulberry attachait une grande importance à leur faire voir qu’il n’avait rien perdu de son influence. Dans le commencement, le jeune lord se borna à rêver silencieusement aux mesures qu’il devait prendre pour briser immédiatement toute relation avec son ancien ami ; mais, petit à petit, le rouge lui monta au visage, et il se sentit exaspéré par des plaisanteries et des familiarités dont quelques heures auparavant il n’aurait fait que s’amuser. Il n’y gagnait pas grand’chose, car pour donner à sir Mulberry la réplique en pareille compagnie, lord Frédérick n’était pas de force à lui tenir tête ; pourtant il n’y eut pas encore là de rupture violente. Ils s’en retournèrent à Londres au milieu des exclamations admiratives de Pyke, Pluck et compagnie, qui protestaient, tout le long du chemin, que jamais sir Mulberry n’avait eu de sa vie tant d’entrain.

Ils dînèrent ensemble. Le dîner était somptueux ; le vin coulait à flots ; on ne l’avait pas épargné déjà tout le reste du jour. Sir Mulberry buvait pour se dédommager de son abstinence forcée ; le jeune lord pour noyer son indignation dans son verre ; et le reste de la société parce que le vin était excellent et ne leur coûtait rien. Il était près de minuit lorsqu’ils se levèrent vivement, hors d’eux-mêmes, échauffés par le vin, le sang bouillant, la tête en feu, pour passer à la table de jeu.

Là ils se trouvèrent en face d’une autre société qui n’était pas plus raisonnable. L’excitation du jeu, la chaleur du salon, l’éclat des bougies, n’étaient guère propres à calmer la fièvre de leurs sens. Au milieu de ce tourbillon de bruit et de sensations confuses, ils étaient en proie à un véritable délire. Il n’y en avait pas un, dans l’enivrement sauvage du moment, qui fût capable de penser à la valeur de l’argent, à sa ruine, au lendemain. « Encore du vin ! » criait-on de toutes parts ; et les verres se vidaient l’un après l’autre dans leur gosier brûlant et desséché, à travers leurs lèvres bouillantes toutes gercées par la soif. Le vin leur faisait l’effet de l’huile que l’on verse sur un ardent brasier. La discussion s’animait, l’orgie montait toujours, les verres se brisaient en éclats sur le parquet, en s’échappant des mains qui ne pouvaient plus les porter jusqu’aux lèvres : les lèvres proféraient des jurons dont elles avaient à peine la force de prononcer les sons. Les joueurs ivres maudissaient à grands cris le sort qui les avait fait perdre. Il y en avait qui, montés sur des tables, vibraient des bouteilles autour de leur tête en portant un défi à tous les assistants. Il y en avait qui dansaient, d’autres qui chantaient, d’autres qui déchiraient des cartes dans un transport de rage ! le tumulte et la folie régnaient en maîtres, lorsqu’on entendit un tapage qui fit taire tous les autres et qu’on vit deux hommes, se tenant l’un l’autre à la gorge, lutter au milieu du salon.

Une douzaine de voix jusque-là silencieuses appelèrent au secours pour les séparer. Ceux qui avaient eu la prudence de garder leur tête pour gagner au jeu et qui vivaient de ces scènes de désordre, se jetèrent sur les combattants, les séparèrent de force et les entraînèrent à quelque distance l’un de l’autre.

« Lâchez-moi, s’écriait sir Mulberry d’une voix épaisse et enrouée, c’est lui qui m’a frappé : vous m’entendez, je vous dis qu’il m’a frappé ; n’ai-je pas ici quelque ami ? qu’il vienne. Ah ! c’est vous, Westwood, vous venez de m’entendre dire qu’il m’a frappé.

— Oui, oui, je vous ai entendu, répliqua l’un de ceux qui le retenaient : retirez-vous, laissez passer la nuit là-dessus.

— Non, de par tous les diables, répliqua-t-il, il y a là une douzaine de témoins qui ont vu donner le soufflet.

— Il sera bien temps demain, dit l’autre.

— Il ne sera pas temps du tout, cria sir Mulberry : ce soir, tout de suite, ici même ! » Sa fureur était si grande qu’il était là, les poings fermés, s’arrachant les cheveux et trépignant des pieds sans pouvoir articuler.

« Qu’est-ce que c’est donc, milord ? disait à lord Verisopht un de ceux qui l’entouraient, est-ce qu’il y a eu des soufflets ?

— Non, il n’y en a eu qu’un, répondit-il encore tout ému : c’est moi qui l’ai donné. Je suis bien aise que tout le monde le sache ici. À présent il faut arranger l’affaire avec lui. Capitaine Adams, dit le jeune lord jetant un regard rapide autour de lui et s’adressant à l’un de ceux qui les avaient séparés, dites-moi, je voudrais bien vous dire un mot. »

La personne en question s’approcha, prit son bras, l’emmena quelques pas plus loin dans un coin où les rejoignirent bientôt sir Mulberry et son ami Westwood.

Il y a peut-être des endroits mieux famés où une telle affaire aurait pu éveiller la sympathie pour ou contre et donner lieu à quelque remontrance amicale, à quelque intervention officieuse. Peut-être alors aurait-on pu l’arrêter sur-le-champ et laisser au temps et à la réflexion le soin de calmer les esprits à jeun ; mais le lieu de la scène était au contraire un rendez-vous de mauvais sujets, un bouge de la pire espèce. Troublée au milieu de ses débauches, la société se sépara. Les uns s’en allèrent chancelants, avec l’air de cette gravité stupide, hébétée par le vin ; les autres discutant à grand bruit les détails de la scène qui venait de se passer sous leurs yeux. Les honorables habitués dont l’industrie était de vivre du produit de leur gain se dirent l’un à l’autre en s’en allant que Hawk était un bon tireur. Quant à ceux qui avaient fait le plus de tapage, ils tombèrent endormis sur les sofas et n’y pensèrent plus.

Cependant les deux seconds, car nous pouvons maintenant leur donner ce titre, après avoir eu chacun une longue conférence à part avec celui qui les avait choisis pour témoins, se réunirent dans une autre pièce. C’étaient deux hommes sans âmes, de vrais roués, tous deux initiés au monde et à ses vices les plus corrompus, tous deux des paniers percés, tous deux en interdiction de biens pour dettes, tous deux se faisant honneur de ces turpitudes auxquelles la société sait trouver des noms élégants et des excuses de convention dans son indulgence dépravée. C’était donc par conséquent deux de ces gentlemen connus dans le monde pour être très chatouilleux sur leur honneur personnel et très pointilleux à l’endroit de l’honneur des autres.

Ils se trouvaient l’un et l’autre d’une humeur plus vive et plus gaie que jamais, car il était à peu près sûr qu’une affaire comme cela ferait du bruit, et elle ne pouvait manquer de donner un nouveau relief à leur réputation.

« Voilà un cas qui se présente assez mal, Adams, dit M. Westwood en se redressant.

— C’est vrai, répondit le capitaine ; il y a eu un soufflet de donné, et par conséquent, je ne vois plus rien à faire qu’une affaire.

— Pas d’excuses, je suppose ?

— Pas la moindre de notre côté, quand on perdrait son temps à en demander jusqu’à la fin du monde. Il paraît que le fond de la querelle, c’est quelque chose comme une petite fille sur le compte de laquelle sir Mulberry a tenu des propos qui ont blessé lord Frédérick. Mais il s’y est joint à la suite une longue récrimination sur une foule d’autres contrariétés et de sujets de reproches réciproques. Sir Mulberry a employé le sarcasme : lord Frédérick était monté, et l’a frappé dans la chaleur de la dispute, avec des circonstances qui n’ont pas diminué la gravité de la chose. Et, ma foi, à moins que sir Mulberry ne soit disposé à se rétracter complètement, lord Frédérick est prêt à tenir le soufflet pour bon.

— Alors, il n’y a plus rien à dire : il ne reste qu’à régler l’heure et le lieu du rendez-vous. C’est une responsabilité, mais il est important d’en finir. Voyez-vous de l’inconvénient à ce que ce soit au lever du soleil ?

— Diable ! dit le capitaine en regardant à sa montre. Il n’y a pas grand temps ; mais, comme il paraît que cela remonte loin, et que toute négociation serait peine perdue, j’accepte.

— Après ce qui s’est passé ici, il est possible qu’il en perce bientôt au dehors quelque chose qui nous oblige à lever le pied sans délai, et à quitter Londres à temps, dit M. Westwood. Qu’est-ce que vous dites d’un des prés, le long de la rivière, en face de Twickenham ? »

Le capitaine n’avait pas d’objection.

« Voulez-vous que nous nous rejoignions dans l’avenue d’ormes qui mène de Pétersham à Ham-House, pour régler en arrivant le lieu précis du combat ? »

Adopté. Après quelques autres préliminaires aussi laconiques, on décida le chemin que prendrait chaque adversaire pour éviter tout soupçon, et on se sépara.

« Nous n’avons guère plus de temps à présent qu’il ne nous en faut, milord, dit le capitaine, pour venir prendre chez moi ma boîte de pistolets, et nous en aller tout doucement au rendez-vous. Si vous me permettez de renvoyer votre domestique, nous prendrons mon cabriolet, car j’ai peur que le vôtre ne nous fasse reconnaître. »

Quand une fois ils furent dans la rue, quel contraste avec la scène dont ils sortaient ! Le petit jour commençait à poindre. La lumière jaunâtre qui éclairait le salon avait fait place à la lueur claire, brillante, glorieuse du matin. Au lieu de l’atmosphère chaude, étouffante, chargée du fumet des lampes expirantes et des vapeurs de l’orgie, l’air libre, l’air frais, l’air pur et salubre ! Mais hélas ! la tête fiévreuse sur laquelle soufflait cet air pur, aspirait avec lui le remords d’une vie passée dans la dissipation et le regret des occasions perdues. Lord Verisopht, les veines gonflées, la peau brûlante, l’œil hagard et farouche, les idées en désordre, l’esprit perdu, croyait lire dans la lumière du jour un reproche, et reculait involontairement devant les feux de l’aurore comme devant un spectacle effrayant et hideux.

« Du frisson ? dit le capitaine. Vous avez froid.

— Un peu.

— Il fait frais, quand on sort d’une chambre chaude. Enveloppez-vous dans ce manteau. Bon, bon, nous voilà bien. »

Ils traversèrent les rues tranquilles, troublées seulement par le bruit des roues, descendirent un moment au logis du capitaine, quittèrent la ville et se trouvèrent sur la route, sans avoir été contrariés ni inquiétés dans leur marche.

Les champs, les arbres, les jardins, les haies, que tout paraissait beau ! Le jeune homme avait passé devant, plus de mille fois auparavant, sans les voir. Il en était frappé aujourd’hui. Tous ces objets portaient à son âme la sérénité et la paix, et n’y trouvaient qu’un chaos de pensées confuses ; et cependant au milieu du désordre de son esprit, elles lui laissaient une impression bienfaisante. Il n’avait pas à réprimer chez lui le vil sentiment de la peur, mais la colère qui le possédait devenait plus calme, à mesure qu’il jetait les yeux autour de lui, et, quoique toutes les illusions qu’il s’était faites autrefois sur son indigne précepteur de corruption fussent maintenant dissipées, il aurait mieux aimé ne l’avoir jamais connu que d’en être venu à cette extrémité.

La nuit passée, le jour de la veille, bien d’autres jours, bien d’autres nuits encore se confondaient dans sa mémoire en un tourbillon vertigineux. Il lui était impossible de distinguer les temps et les époques. Tantôt le bruit des roues sur le macadam frappait ses oreilles d’une harmonie sauvage dans laquelle il croyait reconnaître des bribes d’airs oubliés. Tantôt il n’entendait plus rien qu’un son étourdissant, semblable à celui d’un torrent qui s’écoule. Mais son compagnon n’avait qu’à railler son silence, et ils recommençaient à causer et à rire avec des éclats bruyants. Quand ils s’arrêtèrent, il fut tout étonné de se trouver un cigare à la bouche : il eut besoin de réfléchir pour se rappeler où et quand il s’était mis à fumer.

Ils s’arrêtèrent donc à la porte de l’avenue et mirent pied à terre, laissant la voiture aux soins du domestique, garçon dégourdi, qui n’était guère moins accoutumé que son maître à ces expéditions clandestines. Sir Mulberry y était déjà avec son témoin. Ils marchèrent tous les quatre, dans un profond silence, le long des ormes qui, s’élevant en berceau au-dessus de leurs têtes, formaient une longue perspective d’arceaux gothiques, couronnés de verdure, s’ouvrant au loin, comme une brèche dans les ruines, sur un ciel pur.

Après une courte halte, occupée à quelques paroles échangées entre les témoins, enfin ils tournèrent à droite, suivirent un sentier à travers une petite prairie, passèrent près de Ham-House, pour arriver à un champ, derrière la maison. C’est là qu’ils s’arrêtèrent. On mesura l’espace, on accomplit quelques formalités réglées par le code de l’honneur : les deux adversaires furent placés en face, à la distance convenue, et sir Mulberry tourna les yeux, pour la première fois, vers son jeune ami. Il le vit pâle, les yeux injectés de sang, les vêtements en désordre, la tête échevelée. Ce n’était peut-être que les suites d’une journée fatigante et d’une nuit sans sommeil. Quant à sa figure, elle n’exprimait que la colère et la haine. Il porta la main devant ses yeux, pour regarder en face, quelques minutes, d’une contenance ferme, l’ennemi qu’il avait devant lui, prit l’arme qu’on lui présenta, baissa l’œil sur le point de mire, et ne le releva plus jusqu’au signal donné ; le coup partit aussitôt.

Son adversaire avait tiré presque en même temps. À l’instant même le jeune lord tourna vivement la tête, fixa sur son meurtrier un regard affreux, et, sans gémir, sans broncher, tomba roide mort.

« Il est tué ! cria Westwood, qui était accouru avec l’autre témoin, et se tenait un genou en terre près du cadavre.

— Je m’en lave les mains, dit sir Mulberry. C’est lui qui l’a voulu ; il m’y a forcé malgré moi.

— Capitaine Adams, cria Westwood à la hâte, je vous prends à témoin que tout s’est passé dans les règles. Hawk, nous n’avons pas un moment à perdre. Il nous faut partir à l’instant, et nous dépêcher de passer la Manche. L’affaire n’est déjà pas bonne, mais elle pourrait devenir encore plus mauvaise, si nous tardons un moment. Adams, je vous conseille de veiller à votre propre sûreté, et de ne pas rester ici. Vous savez, les vivants avant les morts. Au revoir. »

À ces mots, il saisit le bras de sir Mulberry et l’entraîna sur ses pas. Le capitaine Adams ne resta qu’un instant, le temps de se convaincre que l’accident était sans remède, prit sa course dans la même direction, pour s’entendre avec son domestique sur les moyens d’enlever le corps et d’assurer en même temps sa retraite.

Ainsi périt lord Frédérick Verisopht, de la main même qu’il avait remplie de ses dons et qu’il avait étreinte avec amitié plus de mille fois ; victime de l’homme sans lequel, après une vie heureuse et longue peut-être, il serait mort entouré, à son chevet, des figures bénies de ses chers enfants.

Le soleil se levait fièrement à l’horizon dans toute sa majesté : la Tamise, glorieuse, suivait son cours sinueux ; les feuilles s’agitaient avec un bruit léger, au souffle de la brise. Les oiseaux versaient dans l’air, du sein de chaque arbre au vert feuillage, leurs chants joyeux ; le papillon, créature d’un jour, se balançait sur ses petites ailes : le jour éveillait partout le mouvement et la lumière. Seulement, au milieu de tout cela, sur le gazon qu’il foulait de son poids et dont chaque brin contenait mille vies imperceptibles, était étendu l’homme mort, la face immobile et roide, tournée vers le ciel.