Nicolinka, souvenirs de jeunesse du comte Tolstoï

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NICOLINKA
SOUVENIRS DE JEUNESSE D’UN SEIGNEUR RUSSE.

Childhood and Youth, a tale, by count Nicola Tolstoï, translated by Malwida yon Meysenbug, London, Bell and Daldy, 1862[1].


I.

Quand j’essaie de me représenter ma mère, telle que je la voyais alors, je ne retrouve que ses beaux yeux bruns, où respiraient la tendresse et la bonté, — un petit signe sur la nuque, tout au bord de la naissance des cheveux, — un col blanc brodé, — une blanche main qui me caressait souvent, et que je baisais souvent. L’ensemble m’échappe…

C’était le 12 août 18.., trois jours après le dixième anniversaire de ma naissance. Notre précepteur, le digne Karl Ivanitch, — il était Saxon et s’appelait Meyer, — nous mena, mon frère Voloda[2] et moi, au sortir de la classe du matin, près de ma mère, qui préparait le thé. L’eau bouillante tombait dans la théière, et quelque peu sur le plateau. Ma mère suivait l’opération d’un œil attentif ; pourtant elle ne s’aperçut ni de ceci ni de notre arrivée.

À gauche du sofa, un piano anglais. Ma brune sœur Lubotshka y promène ses mains, qu’a rougies un récent lavage à l’eau froide, et les études de démenti lui donnent évidemment beaucoup de mal. Elle avait onze ans, et ne pouvait faire ses octaves qu’en arpèges. À côté d’elle se tenait Maria Ivanovna ou Mimi (la gouvernante), en bonnet et rubans roses Son visage rougeaud et grognon prenait toujours, à l’aspect du précepteur, une expression plus sévère : elle ne répondit aucunement à sa révérence, et continua plus impétueusement que jamais à battre du pied la mesure : — Une, deux, trois !… Une, deux, trois !…

Sans prendre autrement garde à cette impolitesse, le précepteur Karl Ivanitch alla comme d’ordinaire poser ses lèvres sur la main de maman. Elle secoua les pensées qui obscurcissaient sa douce physionomie, et pendant que le précepteur baisait sa main, elle-même s’inclina pour baiser ses tempes ridées et grisonnantes ; puis elle lui fit une question qui nous concernait, et qu’il n’entendit pas, car il avait l’oreille un peu dure. Alors, se penchant sur la table, une jambe en l’air, Karl Ivanitch souleva le bonnet rouge qu’il ne quittait guère par crainte des rhumes, et avec une politesse qui me semblait le beau idéal de la courtoisie chevaleresque : — Veuillez m’excuser, Natalia Nicolaevna !…

— Arrêtez un instant, Mimi ! dit ma mère, lorsqu’en souriant elle eut, sans plus de succès, répété sa question.

Maria Ivanovna fit un signe, et, le piano cessant, la surdité du brave Allemand diminua de moitié.

— Vous avez pleuré, vous ! me dit ma mère, qui avait pris ma tête à deux mains et la tenait renversée en arrière.

Je ne voulais pas répondre, mais baisant mes yeux : — Vous avez pleuré, reprit-elle cette fois en allemand… Pourquoi ces larmes ?

— C’est à propos d’un rêve, répliquai-je à contre-cœur… Et je tremblais à la seule idée de raconter ce rêve, qui m’avait montré ma mère morte. Heureusement on ne m’adressa pas de nouvelles questions, et la conversation prit un autre cours.

Ma mère avait mis à part sur le plateau quelques morceaux de sucre destinés à l’élite de la domesticité. Bientôt elle s’alla installer devant le métier à broder placé près de la fenêtre. — Allez voir votre père, nous dit-elle. Et à peine avions-nous les pieds sur le seuil que le piano repartit plus bruyant que jamais : — Une, deux, trois ! comptait Mimi.


Karl Ivanitch nous conduisit chez le comte. Debout devant sa table, mon père montrait à l’intendant, Jacob Michaïlovitch, des enveloppes, des papiers et des sacs d’argent étalés sur son bureau. Jacob, debout lui aussi, entre la table et le baromètre, avait la main derrière le dos, et remuait les doigts avec une merveilleuse activité dans toutes les directions. Plus mon père grondait, plus vile allaient ces doigts, et, s’il venait à se taire, ils reprenaient leur immobilité ; mais, dès que Jacob parlait à son tour, les doigts, reprenant leur activité, manœuvraient avec prestesse dans tous les sens. La physionomie de Jacob restait impassible, exprimant, avec le sentiment de sa dignité, une soumission passive. — Je sais que j’ai raison, semblait-elle dire ; mais après tout, faites ce que vous voudrez… — En nous voyant entrer, papa dit simplement : Attendez !… je suis à vous !… Et il regarda du côté de la porte, indiquant ainsi qu’il fallait la refermer.

— Voyons, Jacob, où avez-vous la tête aujourd’hui ?… Comprenez donc bien !… Le moulin devait vous fournir mille roubles… Est-ce oui ou non ?… De l’hypothèque donnée à la trésorerie vous deviez tirer à peu près huit mille roubles… Vous m’avez dit vous-même que vous auriez à vendre sept mille pouds[3] de foin à quarante-cinq kopecks la charge… Donc vous avez là trois mille roubles… Combien tout cela fait-il ? Douze mille, bien évidemment… Est-ce vrai, cela ?

— Parfaitement vrai, repartit Jacob… Mais, à la rapidité avec laquelle ses doigts se mouvaient, on pouvait prévoir une objection. Mon père ne la laissa pas se produire. — De cet argent, continua-t-il, vous avez dix mille roubles à distraire pour les envoyer au comité de Petovskoe… Maintenant, ce qui reste en caisse, vous me le remettez et le portez en dépende à partir de ce jour… Quant à cette enveloppe, contenant huit cents roubles, vous la délivrerez de ma part à son adresse.

J’étais tout près de la table ; je regardai l’adresse et je lus : « À Karl Ivanitch Meyer. » Peut-être mon père s’aperçut-il de mon indiscrétion, car je sentis sa main sur mon épaule, et ce léger mouvement m’avertit qu’il fallait m’écarter. Sans trop savoir s’il s’agissait d’une caresse ou d’un ordre, je baisai cette grande main, aux veines saillantes, qui était restée sur mon épaule.

— Entendu ! dit Jacob… Et les comptes de Chabarovska ? — Chabarovska était le village appartenant à maman.

— Ils resteront déposés au bureau, d’où ils ne doivent pas sortir sans mon ordre.

Jacob demeura muet quelques instans. Ses doigts tout à coup se murent avec un redoublement d’activité. Sa physionomie, de soumise et stupide qu’elle était, redevint fine et rusée, et, prenant la « planche à compter[4], » il entra dans une série de calculs qui bouleversaient de fond en comble l’argumentation paternelle.

— Permettez, Pierre Alexandritch, dit-il au comte. Il est impossible, quant à présent, de rembourser le comité… L’argent, dites-vous, doit venir du moulin, de l’hypothèque et du foin ; mais le meunier ne paie pas : il est venu deux fois déjà solliciter un répit… Aujourd’hui même il est au château… Voulez-vous le voir ?

— Que dit-il ? demanda mon père, qui semblait n’avoir aucune envie de recevoir le meunier.

— Vous le savez de reste, je suppose… La mouture ne va pas ; il a fallu nettoyer le canal, et tout l’argent y a passé… Maintenant que gagnerions-nous à expulser cet homme ?… Quant au capital hypothécaire, j’ai déjà démontré à monseigneur qu’il était impossible de rentrer immédiatement dans ces fonds… Il faudrait deux mois, au bas mot… Vous avez bien voulu supposer que nous tirerions du foin trois mille roubles,… soit ! — Il marqua trois mille roubles sur la planche ; puis, regardant tantôt la machine arithmétique, tantôt les yeux de mon père, avec une expression toute spéciale : — Vous voyez, ajouta-t-il, à quelle somme nous arrivons ?… £t encore faudrait-il perdre quelque chose, si nous voulions vendre aujourd’hui même… Vous savez d’ailleurs…

Il avait sans doute maint argument en réserve : mon père lui coupa la parole. — Je n’ai rien à modifier dans mes arrangemens, lui dit-il ; mais s’il y a tant de retards à ce remboursement, il faudra prendre le nécessaire sur l’argent de Chabarovska.

Jacob n’en demandait pas davantage. Son visage et le mouvement redoublé de ses doigts manifestaient une satisfaction étrange. C’était un serf rempli de zèle et de dévouement, intendant modèle et prenant les intérêts de son patron comme les siens propres. Seulement il les entendait à sa manière, et croyait faire merveille quand il grossissait l’avoir du maître en prenant sur celui de la maîtresse. Il était aux anges, parce qu’il venait de démontrer la nécessité absolue d’employer les revenus de Chabarovska au profit de Petrovska (le village que nous habitions).

Quand il fut sorti, papa nous déclara tout net qu’il allait nous emmener à Moscou. Nous commencions à devenir grands, il était temps de travailler tout de bon… Nous vivrions chez grand’maman ; notre mère et les petites filles resteraient à Petrovska… Nous demeurâmes tous deux fort émus. Voloda rougit et transmit à mon père un message de maman, qui lui demandait de venir causer avec elle avant d’aller aux granges. Je m’attristais, moi, pour le compte de cette chère mère ; mais l’idée que j’allais bientôt être « un grand garçon à me comblait de joie. D’ailleurs, si nous partions le jour même, il n’y aurait pas classe. Et Karl Ivanitch, le pauvre diable, allait sans doute être congédié… C’était le sens de cette enveloppe contenant huit cents roubles à son adresse… Comment ferait-il pour vivre ?… Ne vaudrait-il pas mieux rester à Petrovska, et bien travailler, sous sa direction, auprès de maman ?…

Ces pensées me passaient par la tête pendant que je regardais les rubans noirs de mes souliers. Ces souliers à rubans m’étaient antipathiques. Voloda, l’heureux Voloda, portait des bottes ! Papa cependant, contrairement à mon attente, nous envoya prendre nos leçons comme à l’ordinaire ; mais, par manière de consolation, il nous promit de nous emmener à la chasse.

En remontant l’escalier, je me glissai sur la terrasse, où, près de la porte, accroupi au soleil et clignant des yeux, je trouvai Milka, le lévrier favori de mon père. — Miloshka[5], lui disais-je en le baisant sur le museau, nous allons partir. .. Nous ne nous reverrons plus… Adieu, mon brave !… — Et, tout content que j’étais, je n’en pleurais pas moins à chaudes larmes.

Impossible de faire la moindre attention à mes livres. Et quand je voulus réciter mes dialogues allemands, — moitié peur, moitié regrets, — mes sanglots coupèrent en deux cette phrase éminemment pathétique : Haben sie die Zeitung nicht gelesen[6] ? Ma page d’écriture ensuite semblait avoir été tracée avec de l’eau sur une feuille de papier brouillard, tant elle était humectée de mes pleurs. Karl Ivanitch était d’une humeur de dogue. Il m’avait mis à genoux, menacé de sa règle, obligé de demander pardon ; mais tout à coup, pénétré de sa propre injustice, il s’en alla, tirant la porte après lui, dans la chambre d’un ancien serviteur de la famille, l’oncle Nicolas[7]. De l’étude, on entendait fort bien ce qui se disait dans la chambre de « l’oncle » Nicolas. Dès que j’entendis pousser le verrou, je sortis de mon coin pour venir coller l’oreille tout contre la porte.

— N’attendez jamais, quoi que vous fassiez, la reconnaissance des maîtres ! disait Karl Ivanitch avec une chaleur extrême. Nicolas, qui raccommodait un soulier, fit un geste de tête approbatif.

— Depuis douze ans que je vis sous ce toit, continua le précepteur, levant à la fois vers le plafond ses yeux et sa tabatière, je puis affirmer devant Dieu que j’ai chéri ces enfans, que je les ai soignés comme s’ils eussent été les miens… Rappelez-vous, Nicolas, cette fièvre qu’a eue Voloda ; je n’ai pas fermé l’œil pendant neuf jours et autant de nuits, constamment assis près de son lit… On me complimentait alors, on me bénissait… On avait besoin de moi… Maintenant (avec un sourire plein d’ironie) les enfans sont grands… Il faut qu’ils travaillent tout de bon… Ils ne travaillaient donc pas jusqu’à présent ?… Dites, Nicolas !

— M’est avis qu’ils travaillaient, répliqua l’autre, posant son alêne et tirant son fil à deux mains.

— J’aime et j’estime Natalia Nicolaevna, reprit Karl, posant la main sur son cœur ; mais quel rôle a-t-elle ici ?… Sa volonté n’y compte pas plus… — Et, ce disant, il jeta par terre avec un geste énergique une rognure de cuir sans valeur aucune. — Je sais au surplus pourquoi on me congédie… C’est que je ne suis pas un flatteur, c’est que je dis la vérité partout et à tous ! ajouta le précepteur avec un mouvement d’orgueil… Dieu soit avec eux !… Ils n’en seront guère plus riches quand je ne serai plus là, et moi, je gagnerai partout un morceau de pain… N’est-il pas vrai, Nicolas ?

Nicolas releva la tête et regarda Karl Ivanitch, comme pour se convaincre si effectivement le morceau de pain en question lui était bel et bien assuré ; mais il ne répondit rien.

Le précepteur par la longtemps encore, et dans le même sens, de l’estime qu’on faisait de lui chez un général qu’il avait servi avant nous ; il parla de la Saxe, de ses parens, d’un tailleur, son ami intime, etc. Pour moi, revenu dans mon coin, je rêvais, assis sur mes talons, aux moyens de réconcilier mon père et Karl Ivanitch. Il rentra enfin, et nous ordonna majestueusement de tout préparer pour la dictée ; puis, trônant sur son fauteuil, et d’une voix caverneuse, tirée de profondeurs jusqu’alors inconnues, il dicta, syllabe par syllabe : « Von al-len Lei-den-schaf-ten die grau-samste ist… Avez-vous écrit ? » Ici une pause et une prise de tabac ; puis, avec un redoublement d’énergie : « die grausamste ist die Undank-bar-keit[8]… U majuscule ! »

Ce dernier mot tracé, j’attendais la suite, et je le regardai.

— Punctum, dit-il simplement avec un sourire à peine visible, et il nous fit signe de lui remettre nos cahiers.

Pendant le dîner, Lubotshka et Katenka (cette dernière était la fille de Mimi la gouvernante, et avait un an de plus que ma sœur) nous faisaient à chaque instant des signes pour nous rappeler la requête qu’elles nous avaient adressée avant qu’on se mît à table. Il s’agissait d’obtenir pour elles l’autorisation de suivre la chasse. Nous n’avions pas encore osé en ouvrir la bouche quand Jacob vint, au dessert, prendre les ordres de mon père. C’était le moment ou jamais de se décider. Les deux petites s’agitaient sur leurs chaises et nous encourageaient du regard. Je poussai Voloda du coude, il me poussa de même, et enfin, timidement d’abord, puis avec plus d’assurance, nous demandâmes, au nom de notre prochain départ, la faveur qu’ambitionnaient ces « demoiselles. » Il y eut consultation entre les « grandes personnes, » et notre demande fut admise. Maman, pour mettre le comble à ses bontés, déclara qu’elle viendrait avec nous.


II.

La répartition des chevaux avait été faite avec le plus grand soin, et, la monture ordinaire de Voloda se trouvant quelque peu estropiée, on lui avait assigné en échange « le Chasseur. » Ce nom sonnait mal aux oreilles de maman, qui voyait déjà le terrible animal emporter Voloda je ne sais où et le lancer mort sur la route. Voloda, expert en consolations, ranimait la pauvre femme en l’assurant « qu’il aimait fort à se sentir emporter… » Maman n’en affirmait pas moins qu’on lui gâtait tout le plaisir de la journée.

Nous étions à bavarder dans le jardin, parmi les allées jonchées déjà de feuilles jaunes, quand on entendit arriver la voiture, à laquelle s’étaient accrochés autant de gamins qu’elle comptait de ressorts. Suivaient les chasseurs et les chiens, avec le cocher Ignat sur le cheval destiné à Voloda et menant en laisse celui que je montais habituellement. Nous courûmes nous habiller. Il s’agissait de ressembler le plus possible aux piqueurs, et il était essentiel pour cela de mettre ses bottes par-dessus ses pantalons. La journée était chaude. Depuis le matin, l’horizon était envahi par des nuages aux formes bizarres qu’un vent léger rassemblait peu à peu, et qui parfois masquaient le soleil ; mais, si épais et si noirs qu’ils parussent, il était évident qu’ils ne prédisaient aucune tempête à notre dernière partie de plaisir. Karl Ivanitch, toujours au courant de la marche des nuages, nous déclara qu’ils étaient du côté de Maslovka et qu’il n’y aurait pas de pluie. Le vieux Foka, valet de chambre émérite, vint, les jambes écartées, donner l’ordre d’avancer. Les dames s’entassèrent dans la calèche, ouvrant leurs parasols. Maman, au départ, demanda, désignant le Chasseur, « si c’était là le cheval que monterait Vladimir ? » Et quand le cocher eut répondu affirmativement, elle se retourna par un mouvement qui trahissait sa pensée. Une impatience fébrile me dévorait. C’était à peine si, déjà huché sur ma bête, je pouvais, entre ses deux oreilles, trouver issue à mon regard ; pourtant je caracolais dans la cour. — Prenez garde d’écraser les chiens !… — me dit un des piqueurs. — Soyez tranquille, répondis-je fièrement, ce n’est pas la première fois que je suis la chasse…

Voloda sur sa selle n’était pas complètement rassuré, si hardi fût-il. Je le voyais passer la main sur le cou du terrible Chasseur, et il demanda plusieurs fois : — Est-il sage ?… J’admirais et j’aimais mon aîné, qui ressemblait tant à un « jeune homme. »

Papa se montra sur le perron. Les chiens de sa meute particulière, assis auparavant dans mille pittoresques attitudes, bondirent vers lui pendant qu’on amenait sa monture. Derrière lui, reconnaissable à son collier incrusté de graines, Milka s’ébattait avec les autres. Les piqueurs appelaient leurs lévriers, le garde réunissait les chiens courans,… et nous étions déjà loin.

En avant de tous allait le chef des piqueurs Turka sur son cheval d’un noir bleuâtre, à l’échine de pourceau, avec son bonnet de poils, un cor magnifique en bandoulière et un long poignard passé dans sa ceinture. La physionomie de cet homme, naturellement sombre et cruelle, réveillait l’idée de quelque sanglante aventure plutôt que celle d’une chasse pacifique. Serrés derrière lui, les chiens faisaient onduler en bondissant leurs pelages bariolés. Malheur à celui qui voulait s’attarder ! Il fallait d’abord qu’il fît partager sa fantaisie à un compagnon souvent rebelle ; puis arrivait quelque piqueur, le fouet levé : « À la meute ! » criait-il, et le geste accompagnait la parole.

Une fois hors des portes, mon père enjoignit aux piqueurs de suivre la route. Il prit, lui, à travers champs. C’était au plus fort de la moisson. Les champs, habillés d’or, s’étendaient jusqu’aux confins d’une forêt que l’éloignement faisait paraître bleue, et qui m’avait toujours apparu comme la barrière mystérieuse du monde inconnu. La campagne entière était couverte de gerbes et de moissonneurs. On voyait, entre les épaisses rangées que la faucille avait amoncelées sur le sol, le dos des femmes penchées et les brassées de paille qu’elles emportaient vers les meules. Un peu de côté, à l’ombre, une femme s’inclinait vers un berceau. Des gerbes, des bluets sur toute cette vaste étendue de chaume ! Debout sur leurs telegas[9] et les manches retroussées, les hommes y empilent les gerbes après les avoir secouées pour en détacher la poussière. Le staroste[10], botté, tunique flottante, voyant de loin arriver papa, soulève son bonnet de peau d’agneau, essuie avec son mouchoir sa chevelure et sa barbe roussâtres, puis enjoint aux femmes de se relever. Le beau cheval bai de mon père, leste et fringant, la tête sans cesse en branle, fouette de sa longue queue les taons qui le harcèlent sans pitié. Les deux lévriers, dont la queue se recourbe en faucille, franchissent lestement les éteules hérissées et piquantes. Le bavardage de nos gens, le bruit des chevaux et des chars, le cri joyeux des cailles, le bourdonnement des insectes en suspension dans l’air tiède, l’odeur des champs, l’éclat du blé, la fumée émanant des chevaux, mille ombres, mille accidens de lumière sur ces champs dorés qui reflétaient les rayons dorés, l’azur foncé des bois lointains, les nuages d’un blanc léger teinté de lilas, les fils de la Vierge flottant à la brise et envahissant la plaine entière,… je voyais, j’entendais, je comprenais tout cela.

À l’entrée des bois de Kalinovo, nous retrouvâmes la calèche, et de plus, — ceci comptait pour une surprise, — une telega attelée d’un seul cheval, sur laquelle siégeait le sommelier. Sous la paille, on voyait poindre le bec de l’urne à thé, l’appareil tubulaire où on glace la crème, plus différens paquets et caisses d’aspect fort attrayant. Il n’y avait pas à s’y tromper : on prendrait, en plein air, du thé, des glaces, mille gourmandises. En plein air, dans le bois, assis sur l’herbe !… quelle joie !

Turka cependant, quitte à n’en faire ensuite qu’à sa tête, exécutait religieusement les instructions de mon père sur la manière de nous partager et de nous placer, puis, les chiens déliés, la laisse rattachée à la selle sans qu’il eût mis pied à terre, il disparut en sifflant derrière les taillis de bouleaux. Les chiens, humant l’air et trottant çà et Là, comme pour s’essayer, partirent au galop de tous côtés.

— Vous avez un mouchoir ? me dit mon père… C’est bien… faites-en une laisse pour ce lévrier.

— Gizana ? demandai-je, prenant un air de connaisseur.

— Précisément… Suivez le sentier, et quand vous rencontrerez une petite prairie, arrêtez-vous-y ;… puis vous me rapporterez un lièvre.

Mon nœud fait, je partis à toutes jambes, entraînant Gizana…

— Plus vite !… plus vite !… vous arriverez trop tard, me criait papa, s’amusant à mes dépens. Gizana s’arrêtait à chaque instant pour dresser l’oreille, attentif aux cris des chasseurs. Mes petits bras ne suffisaient pas à l’entraîner de force, et j’en fus réduit une fois à lui crier à tue-tête : Allons donc, avance !… Gizana partit alors, et de si bon train que je trébuchais tous les dix pas. Nous arrivâmes ainsi au poste indiqué. Là, choisissant un bel endroit, bien uni, bien ombragé, parmi les racines énormes d’un chêne altier, je m’étendis à terre, et j’attendis. Gizana, toujours lié, restait assis à côté de moi.

Mon imagination, comme de coutume, avait pris les devans. Lorsque j’entendis la première voix, il me semblait que j’avais déjà deux lièvres dans mon carnier. Turka criait dans le bois, se rapprochant toujours. Un chien aboyait du même côté, de plus en plus près. Une note plus grave lui donna bientôt la réplique. Il y en eut trois, il y en eut quatre… Puis le quatuor cessa un moment, pour reprendre encore. Cette fois il grossit, ne cessa plus, et devint une sorte de tumulte désordonné… J’étais si hors de moi que je pensai m’évanouir. Je comprenais que nous touchions au moment décisif… Les chiens s’étaient dispersés le long du bois, ils s’éloignaient, et de lièvre pas le moindre vestige… Je me mis à regarder à la ronde. Gizana passait par les mêmes alternatives. Il avait d’abord tiré sur sa laisse en gémissant ; maintenant il s’accroupit à côté de moi, posa son museau sur mes genoux et parut se résigner. Parmi les racines dénudées du chêne sous lequel j’étais assis, parmi les feuilles sèches et les glands tombés, les menues broussailles, les mousses jaunies, circulaient d’innombrables fourmis. On les voyait défiler sur la route unie qu’elles s’étaient préparée à loisir, — les unes avec des fardeaux, les autres en simples promeneuses. Je posai une petite branche en travers de leur chaussée. Il était curieux de voir comme elles se jouaient de cet obstacle, tantôt passant dessous, tantôt y grimpant pour le franchir, quelques-unes cependant, — surtout celles qui jouaient le rôle de portefaix, — fort embarrassées. Elles s’arrêtaient, cherchaient un passage, rebroussaient chemin et venaient parfois jusqu’à moi, tâchant de se faufiler sous les manches de ma jaquette… Ces intéressantes observations furent interrompues par un beau papillon jaune qui, voltigeant autour de moi, s’alla poser sur quelques fleurs de luzerne blanche à moitié flétrie. Une fois là, soit effet de la chaleur, soit qu’il y trouvât des sucs particulièrement savoureux, il y demeura, les ailes immobiles, comme absorbé par son extase. La tête dans mes deux mains, je le contemplais avec l’intérêt le plus vif…

Gizana, se dressant brusquement, me tira si fort qu’il faillit me faire chavirer. Je regardai autour de nous. À la limite du bois, un lièvre m’apparut, qui, abaissant une de ses oreilles, se grattait l’autre tout à loisir. Le sang me monta aux joues, et pour un moment j’oubliai tout. Lâchant le chien, je poussai un cri violent, et j’allais m’élancer ; mais le lièvre, qui s’était aplati contre terre à la première alarme, ne fit qu’un bond, — et je ne vis plus rien. Jugez de ma confusion lorsque Turka, débouchant du taillis et suivi des chiens, arriva presque aussitôt sur le théâtre de ce bel exploit. « Ah ! monsieur ! » me dit-il avec un regard de mépris. Et il fallait entendre l’accent de ce terrible ah ! monsieur ! J’aurais autant aimé qu’il me pendît comme un lièvre à l’arçon de sa selle.

Je demeurai au même endroit, dans un profond désespoir, sans même songer à rappeler Gizana. Les chiens cependant s’étaient lancés après le lièvre, et Turka sonnait du cor pour les ramener…


— Jouons à Robinson ! dit Lubotshka, lorsque nous eûmes quitté la pelouse où le repas champêtre avait été servi.

— Toujours Robinson ! s’écria Voloda, qui volontiers se donnait de grands airs. Peut-être avait-il trop de bon sens et aussi trop peu d’imagination pour goûter ce jeu charmant, qui consiste à reproduire les scènes du Robinson suisse, un des livres classiques de l’enfance. Kitenka eut beau lui offrir tous les rôles, — Charles, Ernest ou le père, à volonté : — il la laissait le tirer par les bras et résistait, tout en souriant avec une secrète satisfaction. Lubotshka se mit à pleurer, — elle pleurait volontiers, — et notre aîné cette fois se laissa fléchir ; mais il y mettait peu de grâce, et lorsque, assis à terre et commençant le jeu, nous ramâmes à tour de bras pour faire avancer notre prétendue chaloupe, il restait les bras croisés, au lieu de prendre l’attitude voulue pour la pêche. Je lui en fis le reproche ; mais il me demanda « si je croyais avancer plus vite en me démenant comme je faisais ?… » Je n’avais pas grand’chose à lui répondre. Son scepticisme était contagieux, car le moment d’après, lorsque je partis, le fusil à l’épaule, « pour aller tuer le gibier nécessaire à la subsistance de ma famille, » l’idée me vint que le bâton qui représentait ce fusil ne tuerait pas le moindre oiseau, et même qu’il ne partirait pas. J’étais là sur une pente fatale. Pour s’amuser, il faut croire… Une fort petite dose de réalisme suffirait pour montrer que la plupart des jeux d’enfans sont absurdes ; mais, la démonstration faite, que resterait-il ?… Lubotshka, sous prétexte de cueillir aux branches d’un bouleau russe je ne sais quel fruit d’Amérique, prit une feuille sur laquelle se trouvait une chenille énorme ; sitôt qu’elle s’en aperçut, elle laissa tomber la feuille, et fit un saut de côté, comme si l’insecte, en frappant la terre, avait dû l’éclabousser. Le jeu fut interrompu : nous vînmes nous grouper, tête contre tête, pour contempler, penchés vers le sol, l’horrible monstre. Je regardais par-dessus l’épaule de Katenka, qui essayait de soulever la chenille au moyen d’une autre feuille glissée sur le chemin que l’innocent insecte suivait en rampant. J’avais remarqué plus d’une fois que beaucoup de jeunes filles, pour ramener à leur place les plis assez lâches que leurs vêtemens font autour du cou, emploient un petit mouvement d’épaules qui n’est pas sans charme, bien que la gouvernante Mimi le déclarât « vulgaire au dernier point, » et eût interdit à ses élèves ces « manières de femme de chambre. » Penchée vers la chenille, Katenka fit tout juste ce mouvement prohibé ; au même moment, la brise souleva le léger fichu qui abritait la blancheur de son cou. Or son épaule était à portée de mes lèvres : elles s’y posèrent en même temps que mes yeux s’y arrêtaient. La belle enfant ne se retourna point, et Voloda, sans lever la tête, dit simplement, avec un accent dédaigneux : « Que de tendresse ! » Je sentis mes yeux se gonfler de larmes ; mais je ne pouvais cesser de regarder Katenka. J’étais habitué dès longtemps à son frais et blond visage, et je l’avais aimée depuis que je la connaissais ; mais je la regardais cette fois avec plus d’attention, et j’éprouvais pour elle plus d’affection que jamais.

De retour auprès des « grandes personnes, » nous apprîmes, à notre grande joie, que, sur les instantes prières de maman, le départ était remis au lendemain. Nous revînmes, escortant la calèche. Voloda et moi, nous faisions assaut de hardiesse et d’adresse équestres. Mon ombre me semblait plus longue que je ne l’avais jamais vue, et je me flattais, sur son témoignage, d’être devenu un cavalier de fort belle taille ; mais mon orgueil et ma joie furent troublés par un léger incident. Voulant éclipser Voloda aux yeux de toutes les personnes assises dans la calèche, je restai un peu en arrière ; puis, à grand renfort de fouet et d’éperon, je lançai mon cheval en avant, conservant une attitude aisée, noble, gracieuse, qui devait enlever tous les suffrages quand je passerais le long de la portière où j’avais vu Katenka se pencher. Je me demandais seulement s’il était mieux de garder le silence ou de pousser un joyeux hourrah ; mais le maudit cheval, une fois arrivé de front avec ceux de la calèche, fit halte malgré que j’en eusse, et si brusquement que je quittai la selle pour aller m’installer à califourchon sur sa crinière, — où je faisais, j’en ai peur, une assez pauvre figure.

En rentrant, ma mère se mit au piano. Nous autres enfans étions autour d’une table avec du papier, des crayons et une boîte à couleurs, occupés à peindre. Je n’avais malheureusement qu’un seul pain, et il était bleu ; mais je n’hésitai pas à tenter de reproduire les principaux incidens de la journée. Un enfant bleu sur un cheval bleu, suivi de chiens bleus, cela ne m’arrêta pas un instant, et la feuille de papier elle-même devint une mer bleue que je finis par mettre en pièces, après quoi j’allai dormir dans un grand fauteuil, aux doux accords de la Sonate pathétique de Beethoven. Cet air-là et le second concerto de Field (les deux airs favoris de ma mère) éveillaient en moi un sentiment qui ressemblait à une réminiscence, réminiscence tellement vague qu’elle semblait venir de quelque passé chimérique.

À moitié endormi, je vis entrer dans le cabinet, dont la porte se trouvait en face de moi, l’intendant Jacob, suivi de plusieurs personnages porteurs de cafetans et de barbes touffues. On n’entrait jamais dans ce cabinet que sur la pointe du pied et en parlant tout bas, ce qui lui donnait à mes yeux quelque chose d’auguste. J’entendais mon père, dont la voix s’élevait, et une odeur de cigare venait jusqu’à moi ; puis des bottes craquèrent, j’ouvris les yeux. Karl Ivanitch traversait le bureau sur la pointe du pied, mais avec une physionomie où se peignait une sombre résolution, et, tenant un papier manuscrit, il alla frapper doucement à la porte du cabinet ; elle s’ouvrit et se referma derrière lui.

— Pourvu que rien n’arrive ! pensai-je… Karl Ivanitch est capable de tout une fois qu’on l’a offensé…

Là-dessus je m’assoupis de plus belle.

Rien n’arriva cependant, si ce n’est qu’au bout d’une heure on entendit encore un craquement de bottes. Karl Ivanitch sortit du cabinet, la tête basse, essuyant ses joues avec son mouchoir, et marmottant je ne sais quoi dans sa cravate. À peine était-il monté, que papa vint dans le salon.

— Savez-vous ce que je viens de décider ? dit-il à ma mère.

— Et quoi donc, cher ami ?

— D’emmener Karl Ivanitch avec les enfans. Il y a place dans la voiture. Ces petits sont habitués à lui. Sept cents roubles par an ne sont pas la mort d’un homme. Et puis ce pauvre diable n’est vraiment pas méchant…

Mon père était un homme du XVIIIe siècle. Il avait la confiance chevaleresque, la vaillante audace qui caractérisa la jeunesse d’alors. Pour les gens de notre époque, il avait une espèce de mépris, provenant d’abord d’un orgueil inné, mais ensuite peut-être aussi de ce qu’il n’avait plus, vis-à-vis d’eux, cette attitude influente et conquérante que jadis il avait pu faire accepter. Le jeu et l’intrigue étaient ses pensées dominantes. Il avait, dans le cours de sa vie, perdu et gagné des millions.

Grand, mince, marchant à petits pas, d’une allure singulière, haussant volontiers les épaules, avec de petits yeux qu’animait un perpétuel sourire, un grand nez aquilin, des lèvres irrégulièrement coupées, dont la gaucherie n’était pas sans charme, un défaut d’articulation qui entraînait une espèce de grasseyement, une tête parfaitement chauve, — c’est ainsi que je retrouve mon père dans mes souvenirs. Cet extérieur lui avait suffi pour être un homme à bonnes fortunes et plaire à tous sans exception, plus spécialement à ceux dont il voulait gagner le cœur.

Il avait l’art d’être toujours en première ligne. Sans appartenir à la plus haute société, il vécut sans cesse avec les personnages qui la composent, et se fit toujours estimer d’eux à force de confiance en lui-même, de sang-froid, d’originalité vraie. Aucune circonstance ne le prenait au dépourvu ; rien ne l’étonnait, et ceux qui le voyaient dans une position relativement peu brillante le jugeaient digne d’occuper les plus hauts emplois. Impossible de ne lui pas envier l’art qu’il avait d’écarter jusqu’à l’apparence de ces mille petits soucis qui constituent le mauvais côté de la vie. Il les cachait aux autres et se les dissimulait à lui-même. Fier des hautes relations qu’il devait à son mariage et à ses liaisons de jeunesse, il en voulait un peu, mais secrètement, à ceux qui avaient fait leur chemin, le laissant derrière eux simple lieutenant aux gardes démissionnaire. Comme presque tous les ci-devant officiers, il n’était jamais mis à la mode du jour ; mais ses vêtemens amples et légers, son beau linge, son col et ses manchettes largement rabattus, convenaient à sa haute stature, à sa fière physionomie.

Il était sensible, et même sentimental. Souvent, s’il lisait haut, arrivant à un passage pathétique, sa voix tremblait, ses yeux versaient des larmes ; il fallait fermer le volume. Il aimait la musique, et, s’accompagnant au piano, il chantait les romances de son ami A…, des chansons de bohémiens et des fragmens d’opéra ; mais il avait en horreur la « science pure, » et proclamait tout haut son aversion pour les sonates de Beethoven, « qui, disait-il, le faisaient dormir. » Rien de beau, selon lui, comme le : Ne m’éveillez pas ! dit par Semenof, et la chanson : Pas une ! telle que la chantait le bohémien Taninsha.

Son caractère était de ceux qui ont besoin d’un public pour faire quelque chose de bon : aussi ne reconnaissait-il pour bon que ce que le public approuvait. S’il avait des convictions morales. Dieu seul pourrait le dire : sa vie avait été tellement occupée par des séductions de tout genre, qu’il n’avait guère eu le temps de s’en former, et il avait été trop constamment heureux pour en éprouver le besoin. Son éloquence naturelle l’aidait d’ailleurs à s’en passer : il lui était tout aussi facile de présenter la même action sous le jour le plus favorable que de la flétrir comme « le comble de la bassesse. » L’intérêt du moment était sa règle la plus fixe. Et plus il avançait en âge, plus il trouvait raisonnable de s’en tenir là pour les arrangemens à prendre ici-bas. — Voilà quel était mon père.


III.

Pendant que je suis en veine de portraits et avant de raconter notre départ, pourquoi n’esquisserai-je pas la figure de la vieille femme de charge Natalia Savishna ?

Bien des années auparavant, celle dont je parle, Natashka[11], vêtue de cotonnade, pieds nus, grasse et fraîche enfant, jouait gaîment dans la cour seigneuriale du village devenu depuis la dot de ma mère. Sur la demande expresse de son père Savi, reçu lui-même comme clarinette dans l’orchestre du château, mon grand-père l’admit « en haut » parmi les suivantes de sa femme. Natashka se distingua par sa bonne humeur et son zèle. Aussi ma mère lui fut confiée au sortir de nourrice. Natashka mérita de grands éloges jusqu’au jour où la tête poudrée et les souliers à boucles du jeune et brillant valet de chambre Foka captivèrent, vu les rapports fréquens que nécessitait leur service, son cœur sans culture, mais aimant. Elle sollicita la permission d’épouser Foka. Mon grand-père prit fort mal la chose, monta sur ses grands chevaux, et, pour punition, exila l’infortunée Natashka dans un de ses villages situé en pleins steppes ; mais au bout de six mois on n’avait encore trouvé personne qui pût la remplacer : on la rappela donc, et lorsqu’elle comparut en haillons devant notre aïeul, elle se laissa tomber à genoux, le suppliant de lui rendre ses bonnes grâces et d’oublier la folie dont elle s’était rendue coupable. — Pareille chose n’arriverait plus, ajoutait-elle… — Et de fait pareille chose n’arriva plus.

À partir de ce moment, elle ne s’appela plus Natashka, mais Natalia Savishna, et se mit à porter bonnet. Tout l’amour qu’elle avait en elle fut désormais consacré à l’enfant dont l’éducation lui était confiée en partie. Le jour où ma mère eut une institutrice, Natalia, promue au grade de femme de charge, reçut les clés du linge et des provisions. Dieu sait quels soins minutieux, quelle économie, quel dévouement aux intérêts de la maison l’honnête créature déploya dans ses fonctions nouvelles ! Ma mère vint enfin à se marier. Ce jour-là, pour récompenser vingt années de bons et loyaux services, elle offrit à la femme de charge un beau papier timbré qui faisait de Natalia Savishna une personne libre et maîtresse d’elle-même, ajoutant que « soit qu’elle continuât ou non de servir, elle aurait une pension viagère de trois cents roubles. » Natalia écoutait tout ceci en silence, regardant de travers le document libérateur, puis elle s’élança hors de la chambre et poussa violemment la porte. Cette conduite si étrange éveilla la curiosité de maman, qui alla, peu après, trouver Natalia retirée sous sa tente. La pauvre fille était assise, les yeux pleins de larmes, et jetant de tristes regards sur le papier timbré qu’elle avait déchiré en mille morceaux, lesquels autour d’elle jonchaient le plancher. — Qu’avez-vous donc, chère Natalia Savishna ? lui dit ma mère, la prenant par la main.

— Rien, madame, répondit l’autre ; mais il paraît que mon service ne convient plus, puisqu’on me chasse du château… C’est fort bien,… je m’en irai…

Puis elle retira sa main, s’apprêtant à sortir. Ma mère la retint ; elles s’embrassèrent, et pleurèrent à qui mieux mieux.

Enfant, j’ignorais absolument le prix de pareils serviteurs. Accoutumé à l’affection désintéressée de « ma bonne, » je ne me figurais pas qu’elle pût être différente de ce qu’elle était. Jamais il ne me vint à l’esprit de m’inquiéter d’elle ou de me demander : Est-elle heureuse ? est-elle contente ?… Mais j’étais d’instinct attiré vers elle, et, laissant là mes leçons sous quelque prétexte, il m’arrivait souvent d’aller rêver tout haut dans sa chambre. Tout en faisant autre chose, car ses mains actives jamais n’étaient au repos, elle écoutait patiemment toutes les absurdités que je lui débitais, — comme quoi, une fois général, j’épouserais une beauté de premier ordre, j’achèterais un cheval bai, je bâtirais une maison tout en cristal, et je ferais venir de Saxe les parens de Karl Ivanitch… — Oui, petit, oui sans doute, disait-elle avec une conviction qui me charmait. Et, me voyant prêt à partir, elle ouvrait sa boîte bleue sur le couvercle de laquelle, à l’extérieur, elle avait collé une image coloriée représentant un hussard, à côté de je ne sais quel barbouillage de Voloda ; puis elle en tirait une pastille du sérail qu’elle allumait et faisait fumer devant moi. — Ces pastilles, mon chéri, ont été rapportées d’Otchakov par votre grand-père, — maintenant au ciel, — lorsqu’il alla combattre les Turcs… Et c’est presque la dernière, ajoutait-elle invariablement.


La berline et le brishka, le lendemain à midi, se trouvaient au pied du perron. L’oncle Nicolas, couvert de sueur, y empilait les cannes, les manteaux, les coussins, se désespérant à l’arrivée de chaque colis supplémentaire. Les paysans du domaine, ceux-ci en cafetans (ou surtouts), les autres en manches de chemise, les femmes avec le costume national et leurs fichus zébrés, tenant par la main leurs enfans aux pieds nus, remplissaient la cour et bavardaient à l’envi, ouvrant de grands yeux devant la berline. Des deux postillons, le plus âgé, en chapeau et manteau d’hiver, essayait le timon de la voiture pour en éprouver la solidité ; l’autre, dont la chemise blanche avait aux manches des goussets roses, ajustait d’un air coquet, sur sa chevelure couleur de chanvre, un bonnet d’agneau noir, et par momens faisait claquer son fouet, l’œil tantôt sur ses bottes, tantôt sur les deux valets d’écurie qui graissaient avec soin les roues du brishka. Les chevaux éreintés fournis par la poste fouettaient de leur queue les mouches, et tandis que les uns martelaient le sol de leurs gros pieds frangés de longs poils, clignant la paupière et presque endormis, les autres, épaule contre épaule, tant ils étaient las, allongeaient parfois le cou, sans pouvoir y atteindre, vers les feuilles et les bourgeons de la fougère qui poussait au pied du perron. Quelques-uns de nos lévriers, soufflant à grand bruit, reposaient au soleil ; d’autres rôdaient sous les voitures, léchant la graisse des roues. Un brouillard poudreux emplissait l’air, l’horizon était d’un gris lilas ; mais pas un nuage ne se montrait au ciel. Une forte brise venue du midi soulevait sur les routes et les champs des tourbillons de poussière, agitait les peupliers et les bouleaux du jardin, et emportait par myriades les feuilles jaunies. Je regardais tout cela d’une fenêtre, et j’attendais le départ avec impatience.

Pas le moindre regret, pas la moindre pensée triste ! Les préoccupations les plus absurdes avaient envahi ma petite cervelle. Je me demandais quel cocher monterait la berline, quel autre le brishka, qui serait avec papa, qui serait avec Karl, et pourquoi ce gros cache-nez, ces bottes ouatées dans lesquels on m’empaquetait. Je ne songeais d’ailleurs qu’à hâter le départ. Les yeux rouges de Natalia me frappèrent cependant quand elle vint demander à qui devait être remis le compte écrit de notre trousseau, et lorsque après le repas de ma mère elle sortit en se couvrant la figure de son mouchoir.

Avec autant de calme que s’il avait annoncé le dîner, Foka vint nous dire : — Les chevaux sont prêts ! Je remarquai que maman tremblait et pâlissait légèrement à ces mots si simples, comme s’ils avaient eu de quoi l’étonner. Foka reçut ordre de fermer toutes les portes du salon, et cela m’amusa fort. Il semblait que nous allions jouer à cache-cache.

Tout le monde assis, Foka s’installa, lui aussi, sur le dernier siège disponible ; mais à peine ceci fait, une porte craque, et tout le monde regarde de ce côté. Natalia Savishna, les yeux baissés, entre, et va prendre place à côté de Foka. Je les vois tous deux sur le même fauteuil, lui avec sa tête chauve, son visage impassible et ridé, elle penchée en avant avec les quelques mèches grises qui s’échappaient de son bonnet. Ils se serraient pour se faire place, et ne semblaient pas fort à l’aise.

Mon impatience croissait toujours. Les dix minutes qui se passèrent ainsi, portes closes, me parurent une heure. Enfin tout le monde se leva, fit le signe de la croix, et les adieux commencèrent. Papa serra ma mère sur son cœur à plusieurs reprises : — Assez, ma chère, assez ! dit-il enfin,… nous ne nous quittons pas pour toujours… — N’importe,… c’est triste, répondit maman, dont la voix tremblait.

Lorsque j’entendis cette voix altérée, lorsque je vis ces lèvres qui frémissaient et ces yeux pleins de larmes, j’oubliai tout, et je me sentis si mal à l’aise, si triste, si désolé, que j’aurais voulu me sauver quelque part, afin d’éviter de tels adieux. Je venais de comprendre, et seulement alors, que, tout en embrassant mon père, elle prenait déjà congé de nous. Elle donna plusieurs baisers à Voloda, et fit sur lui le signe de la croix. Quand je crus mon tour venu, je m’avançai ; mais elle le prit encore dans ses bras à plusieurs fois. Enfin je l’embrassai, me serrant contre elle tant que je pouvais, et pleurant, pleurant… Cette fois je ne songeais plus qu’à mon chagrin.

En traversant le vestibule pour aller nous installer dans la voiture, nous étions à chaque pas arrêtés par d’importuns domestiques. Leur formule invariable : — permettez que je vous prenne les mains ! — les baisers bruyans qu’ils nous appliquaient sur l’épaule, l’odeur de suif qu’exhalaient leurs chevelures, tout cela produisait sur moi une sorte d’irritation. Aussi ne déposai-je qu’un baiser assez maussade sur la blanche coiffe de Natalia Savishna, lorsqu’elle vint prendre congé de moi. Singulier phénomène de mémoire ! je me rappelle parfaitement la figure de tous ces gens, et je les dessinerais tous dans le plus menu détail ; mais celle de maman et l’attitude qu’elle avait alors se sont complètement effacées de mon imagination. C’est sans doute, réflexion faite, que je n’éprouvai pas une seule fois le désir de lever les yeux sur elle. Il me semblait que, si nous nous regardions, notre chagrin deviendrait intolérable.

Je sautai dans la berline et pris une des places du fond. De là je ne pouvais plus rien voir, mais un instinct secret me disait que maman était encore là. — Faut-il ou non la regarder encore ? me demandais-je… Et je finis par me pencher pour jeter un dernier coup d’œil du côté du perron. Au même moment, cédant à la même impulsion, ma mère avait fait par derrière le tour de la voiture, et je l’entendis m’appeler. À sa voix qui s’élevait ainsi tout à coup près de mon oreille, je me retournai, mais si brusquement que nos têtes se choquèrent… Elle sourit tristement et me donna un dernier baiser, plus fervent que les autres.

Nous étions déjà partis quand je voulus encore la regarder. Le vent soulevait le mouchoir bleu qu’elle avait noué sur son front. Inclinée en avant et la tête dans ses deux mains, elle remontait le perron. Foka l’aidait à marcher. Pour moi, je me sentais dans la gorge une espèce de contraction qui me fit craindre d’étouffer. Une fois sur la route, nous vîmes au balcon s’agiter un mouchoir blanc ; je fis flotter le mien à la portière, et ce mouvement me calma un peu. Mes larmes coulaient encore ; mais, je ne sais comment, voyant dans ces larmes une preuve de mon affection, je les trouvais douces et consolantes. Puis la croupe du « timonier, » qui galopait de mon côté, attira peu à peu mon attention. Je remarquai les mouvemens de sa queue, et comment il levait les pieds l’un après l’autre, jusqu’au moment où, le coup de fouet du cocher venant l’avertir, il les levait en même temps. J’étudiais les harnais pièce par pièce, admirant l’agencement et le jeu de toutes ces boucles, de tous ces anneaux, de toutes ces courroies, que l’écume du cheval tigrait de blanc. Et mes joues n’étaient pas encore sèches que je saluais déjà d’un joyeux éclat de rire les ruades d’un jeune poulain galopant à côté de sa mère dans une des prairies qui bordaient la route.


IV.

Il n’y a pas un mois que nous sommes à Moscou. Voyez-moi devant une table, chez ma grand’mère, écrivant. Le professeur de dessin, assis en face de moi, donne les dernières retouches à une tête de Turc dessinée au crayon noir. Voloda regarde par-dessus son épaule, le cou tendu. C’est sa première tête ombrée, et elle doit être offerte à grand’maman, dont le saint patron figure aujourd’hui sur le calendrier. — Et vous, Nicolinka, dit le maître de dessin déjà levé, mais contemplant encore son ouvrage, qu’offrirez-vous à grand’maman ?… Dites-nous votre secret !… — Puis, sans attendre ma réponse, il prend son grand carton et s’en va.

Je ne sais comment cette diable d’idée germa dans ma cervelle, — au lieu de faire une tête, moi aussi, — qu’il valait mieux rimer un compliment. Les deux premiers vers m’étaient venus tout de suite, et, goûtant fort mon projet, je l’avais, pour plus de sûreté, enveloppé de mystère. — J’ai mon cadeau tout prêt, disais-je à ceux qui me demandaient ce que j’offrirais à ma grand’mère pour sa fête.

L’entreprise me parut ensuite moins facile que je ne l’avais d’abord pensé. Le troisième vers ne venait pas malgré des efforts incroyables. J’avais beau fouiller dans les poésies de nos livres classiques, ni Dimitref ni Derjavin ne me venaient en aide. Enfin, me rappelant que Karl Ivanitch aimait à grimper sur Pégase, j’allai fureter parmi ses papiers, où je trouvai des multitudes de vers allemands. En fait de vers russes, il n’y avait que ceux-ci, dont je lui attribue sans crainte la paternité :

Petrovska, 3 juin 1828.

De près, de loin, souviens-toi !
Souviens-toi, belle, de moi,
De moi qui toujours crus à toi.
Même après ma mort, songe à moi.
Pour toujours, pour jamais à toi,

Songe à moi !
Tout à toi !!!
Aime moi !!!

KARL MEYER.

Écrits en belle ronde sur du papier pelure, ces vers me parurent charmans de tendresse naïve et de vérité touchante. Je les appris par cœur sans trop de peine, et, m’emparant d’un pareil modèle, je ne trouvai plus ma tâche aussi ardue. Le jour de la fête, j’avais à mes ordres vingt-quatre hémistiches bien accouplés, que je transcrivais sur du beau papier vélin.

De mes douze vers, un seul me laissait du souci, et véritablement une sorte de remords. « Notre cœur, disais-je à grand’mère,

Notre cœur, bien reconnaissant,
Vous chérit autant que maman.

— Autant que maman ? répétais-je avec un murmure intérieur… Et malgré tout, assis sur mon lit, j’avais beau déclamer, je ne pouvais me faire à ce maudit vers. — Pourquoi écrire ceci ?… pourquoi parler de maman, qui n’est pas là ?… Quel besoin de comparer ma tendresse pour elle aux sentimens que m’inspire grand’maman ?… À quoi bon mentir, même en vers ?…

Mais le tailleur entra, et son arrivée emporta ces beaux scrupules. — Enfin j’ai un vrai pantalon ! pensais-je avec extase, et je me gardais bien d’avouer qu’il me mettait horriblement à la gêne.

Lorsque nous nous rendîmes chez grand’mère, chacun s’était muni d’un présent et d’un compliment spécial. Le précepteur tenait une boîte, ouvrage de ses mains ; Voloda portait son dessin, et moi, ma poésie, qui continuait à me peser sur le cœur. Nous savions que le prêtre était déjà venu. Effectivement, à peine entrés, il passa son habit sacerdotal, et la prière commença. La grand’mère était agenouillée dans un fauteuil, et ne prit pas garde à nous. Mon père, debout à côté d’elle, se tourna et sourit en nous voyant arrêtés sur le seuil, les mains derrière le dos, pour dissimuler les trésors que nous apportions. Notre surprise était manquée, et l’embarras me gagnait déjà. Je me cachai derrière Karl Ivanitch, lorsque après le dernier signe de croix il s’avança pour offrir sa boîte, et fit ensuite place à Voloda. Grand’mère qualifia la boîte de « vrai chef-d’œuvre ; » mais, après l’avoir admirée, ne sachant où la mettre, elle la tendit à papa, qui s’en débarrassa au profit du prêtre, lequel se confondit en étonnemens sur le talent prodigieux de l’artiste. Voloda et son Turc reçurent un accueil non moins flatteur. Mon tour était venu. Grand’mère m’adressait déjà son plus doux sourire. Les personnes timides comme les personnes braves n’ignorent pas que tout retard ôte au courage et double l’indécision. J’étais plus hésitant, plus embarrassé que jamais au moment suprême. Cloué au parquet, les oreilles en feu, je sentais rougeur après rougeur passer sur mon front, je tremblais de la tête aux pieds. — Eh bien ! Nicolinka ?… me dit mon père. Il n’y avait plus à balancer. D’une main frémissante, je tendis, tout plié, le papier fatal ; mais l’idée qu’on allait l’ouvrir, et qu’au lieu du dessin attendu peut-être on y trouverait de méchans vers où éclatait mon ingratitude envers maman, cette idée m’épouvantait. Comment dire ce que je souffris quand ma grand’mère se mit à lire haut, et, ne pouvant déchiffrer ce griffonnage, s’arrêta au beau milieu avec un sourire qui me parut l’expression de la raillerie la plus sanglante, puis, lorsqu’elle reprit, prononçant à contre-sens, et lorsqu’enfin, sa faible vue n’y suffisant plus, elle passa le papier à mon père en le priant de recommencer à partir du premier vers ?… Ici je me crus perdu. On allait me reprocher mon écriture illisible, et je m’attendais à voir papa me jeter mes vers à la figure en me blâmant « de me rappeler si peu ce que je devais à maman, » Pas le moins du monde. Je fus complimenté, caressé, choyé, baisé sur le front, et, tandis qu’on disposait nos présens sur la petite table fixée au fauteuil Voltaire dans lequel grand’maman passait la plus grande partie du jour, l’un des deux valets de pied annonça : — La princesse Barbara Ilinitsha !…

Grand’maman regarda d’un air pensif et sans rien dire le portrait encadré sur sa tabatière. — Ferai-je entrer ? demanda le valet de pied.

— Faites entrer, dit grand’maman, se rejetant tout au fond de son grand fauteuil.

La princesse, âgée de quarante-cinq ans environ, était petite, frêle et ridée. Ses yeux vert-de-gris avaient une expression désagréable qui contrastait avec les airs patelins qu’affectait le reste de son visage. Sous son chapeau de velours, aux plumes d’autruche, flamboyaient ses cheveux d’un blond plus que doré ; mais en somme la vivacité de ses mouvemens, ses petites mains, son profil sec et nettement découpé, donnaient à l’ensemble de sa personne quelque chose d’aristocratique. Elle parlait beaucoup, et volontiers sur le ton que prennent les personnes qu’on a contredites, même quand elle accablait ma grand’mère de ses protestations affectueuses, l’appelant « chère tante » à chaque parole, et l’embrassant comme pain tendre, ce qui, de temps à autre, semblait ennuyer l’objet de toutes ces tendresses.

La princesse débuta par offrir en français les excuses du prince Michel, qui n’avait pas pu venir,… « et pourtant c’était le plus cher de ses vœux. » Grand’mère lui répondit en russe que le prince Michel aurait eu grand tort de se déranger pour une pauvre vieille femme nécessairement très ennuyeuse, et, sans laisser la place d’une réplique, elle questionna la princesse sur ses enfans. Parmi les renseignemens passablement verbeux que celle-ci lui donna sur « le prince Etienne, » son fils aîné, figurait le récit d’une frasque pour laquelle « ce méchant garnement aurait dû être battu comme plâtre… Mais comment ne pas lui pardonner ?… Il était si drôle ! »

— Vous battez donc vos enfans, ma chère ? demanda grand’maman, qui prit grand soin d’accentuer ces mots : vous battez.

— Hélas ! chère tante, je connais vos idées à ce sujet, répondit gaîment la princesse, jetant à mon père un regard d’intelligence ; mais permettez-moi de ne pas être de votre avis… J’ai beaucoup lu, beaucoup réfléchi sur l’éducation… Ma conclusion a toujours été que pour obtenir quelque chose des enfans il fallait s’en faire craindre. Or, je vous le demande, que craignent-ils, si ce n’est une poignée de verges ?… Je parle des garçons, bien entendu… Pour les petites filles, c’est une autre affaire.

— Quelle fée ! pensai-je, et comme je suis heureux de n’être pas son fils !

— À merveille ! dit grand’maman… Chacun a ses idées. — Mais, en disant ceci, elle repliait mes vers et les cachait sous la boîte de Karl Ivanitch. Avec une pareille manière de voir, la princesse n’était pas digne qu’on les lui montrât. Elle venait cependant de prendre garde à nous, et le plus gracieusement du monde demandait à nous être présentée.

— Baisez la main de la princesse, nous dit papa… Elle embrassa Voloda sur les cheveux et réclama les droits que « la parenté » lui donnait à notre affection ; mais grand’mère, toujours hostile : — Eh ! ma chère, est-ce que la parenté compte maintenant ?

— Celui-ci, se hâta d’ajouter mon père en montrant Voloda, sera un homme du monde,… et celui-ci un poète, ajouta-t-il au moment où je posais mes lèvres sur la petite main desséchée de la princesse. — Lequel ? demanda la princesse. — Ce petit Riquet à la Houppe, répondit mon père en souriant.

— Qu’a-t-il à faire de ma houppe ? me demandais-je en me retirant, fort peu satisfait, dans un coin de la chambre. N’aurait-il pu trouver à parler d’autre chose ?…

J’avais sur la beauté les théories les plus saugrenues. Je regardais Karl Ivanitch comme un des plus charmans garçons du monde ; mais je me savais fort laid, et ne pouvais nourrir à ce sujet aucune illusion. Aussi étais-je facilement blessé par la moindre allusion à mon extérieur. Maman m’avait bien des fois consolé en me disant qu’à force de sagesse et d’esprit je pourrais faire oublier ma laideur, et j’en étais convaincu le plus souvent ; mais de temps en temps je désespérais, me disant qu’il n’y a pas de bonheur ici-bas quand on a les lèvres si épaisses, le nez si gros et de petits yeux gris comme les miens.

La cour de l’hôtel, toute cette journée, fut remplie de voitures ; mais de tous les personnages qui défilèrent devant ma grand’mère, le prince Ivan Ivanitch est celui qui me laissa l’impression la plus vive. Il portait magnifiquement ses soixante-dix ans, et sa belle prestance militaire, à la fois calme et franche, lui gagna mon cœur tout d’abord. Le fait est que nonobstant le mince hémicycle de cheveux qui contournait son front chauve et la position de sa lèvre supérieure, qui laissait deviner de graves lacunes le long de ses gencives, Ivan Ivanitch était un fort beau vieillard. Son noble caractère, sa remarquable bravoure, sa haute mine, l’influence de sa famille, et tout particulièrement sa bonne chance, lui avaient fait fournir une brillante carrière à la fin du dernier siècle et au commencement de celui-ci. Préparé dès sa jeunesse aux devoirs de l’éminente position où il était arrivé, les épreuves, les déceptions qui avaient pu se rencontrer dans sa vie, — comme elles se rencontrent au sein de toute prospérité humaine, — lui avaient laissé le calme de sa nature, l’élévation de sa pensée, les tendances religieuses et morales de son intelligence, suffisante d’ailleurs, mais non supérieure. Placé très haut, il avait pris l’habitude des généralisations et l’aversion des menus détails. Il était froid et d’une politesse parfaite : sa froideur le protégeait contre les demandes indiscrètes qui l’assiégeaient de toutes parts ; sa politesse, plus sincère, venait d’une sensibilité réelle. Il était instruit à la manière d’autrefois, ayant lu tous les philosophes, tous les écrivains du XVIIIe siècle, et il aimait à citer les classiques du temps de Louis XIV. De l’histoire, il savait tout ce que Ségur en peut enseigner, et pouvait au besoin, s’il ne lui semblait plus à propos de se taire, risquer çà et là une remarque sur Goethe, Schiller ou Byron. Il lui fallait du monde, partout et toujours, — à Moscou comme dans ses terres, — et à certains jours il voyait à peu près toute la ville. Un mot de lui accréditait un homme dans tous les salons, et les belles dames à la mode se montraient éminemment flattées quand ses lèvres paternelles effleuraient leurs fronts de nacre ou leurs joues rosées.

J’osais à peine lever les yeux sur ce grand personnage tout resplendissant de dorures et de décorations, le seul que grand’mère n’intimidait point, et qui se permettait de l’appeler familièrement « ma cousine. » Quand on lui eut montré mes vers, il m’appela, me prédit la gloire d’un second Derjavin, et me pinça la joue si fort que j’en aurais pleuré bien certainement, si j’eusse pu méconnaître tout ce que cette caresse avait de flatteur.

Il y eut un moment où, les autres visiteurs étant partis, je restai seul avec grand’maman et le prince.

— Et pourquoi notre chère Natalia Nicolajevna n’est-elle pas venue ? demanda tout à coup ce dernier après un silence.

— Ah ! mon cher, répliqua grand’maman, qui, baissant la voix, posa la main sur la manche brodée du bel uniforme, elle serait bien certainement arrivée si elle n’eût consulté que ses désirs… Elle m’a écrit que Pierre lui avait proposé de l’amener, mais qu’il lui avait fallu refuser, leurs revenus ayant été réduits cette année… D’ailleurs, dit-elle encore, Lubotshka est bien jeune pour venir à Moscou, et les garçons auprès de moi seront aussi bien que si elle était là pour les surveiller… Quant à eux, c’est fort bien ; l’existence de la campagne ne leur convenait plus… L’aîné a déjà treize ans, le cadet onze… Et ce sont de petits sauvages… Vous l’avez pu voir, ils ne savent même pas se présenter dans un salon…

— Fort bien tout cela ! reprit le prince ; mais je ne comprends pas ces doléances en matière d’argent… Il a un fort joli revenu. Quant à Natalia, elle possède Chabarovska, où nous avons joué ensemble la comédie, chère cousine, et que je connais comme ma poche. Or c’est une très belle propriété, et qui rapporte gros.

— S’il faut vous dire toute ma pensée, reprit grand’maman avec un accent mélancolique, — et je vous la dois comme au meilleur ami que j’aie, — tout ceci me semble un prétexte pour mener la vie de garçon, passer la journée au club, dîner en ville… que sais-je encore ?… Et elle ne soupçonne rien… Vous connaissez sa douceur angélique, sa candeur d’enfant… Elle croit à tout ce qu’il lui dit… Il lui persuade que les enfans ont besoin de Moscou et qu’elle doit rester là-bas, tête-à-tête avec une stupide institutrice : elle le croit… S’il lui conseillait de battre ses enfans comme la princesse de tout à l’heure bat les siens, elle le croirait de même… Ici la physionomie de grand’mère devint méprisante ; elle prit un mouchoir pour essuyer ses joues, sur lesquelles roulaient quelques larmes… — Oui, mon ami, recommença-t-elle, j’ai souvent pensé qu’il ne la comprenait, ne l’appréciait pas… Et avec toute sa bonté, tout l’amour qu’elle lui garde, tout le soin qu’elle met à masquer sa tristesse, — dont j’ai fort bien démêlé le secret, — elle ne saurait être heureuse avec lui… Or, si elle ne l’est pas, voyez-vous…

Grand’mère, s’interrompant, enfouit son visage dans son grand mouchoir brodé.

— Ah ! bonne amie, dit le prince sur le ton du reproche, tâchons d’être raisonnable… Pourquoi s’attrister à propos de vaines chimères ?… C’est mal, très mal… Je le connais depuis longtemps… C’est un bon et tendre mari, et, — ce qui est l’essentiel, — c’est un parfait gentilhomme…

Comprenant que j’assistais à une conversation qui n’était nullement destinée à mes oreilles, je me dérobai sur la pointe des pieds et dans une agitation difficile à décrire.


Les Ivins étaient trois garçons de notre âge que leurs parens envoyaient jouer avec nous sous la conduite d’un élégant précepteur. Le second, Seriosha, m’avait captivé à première vue par sa beauté originale. L’expression hardie de son Irais visage, ses belles lèvres rouges, toujours entr’ouvertes, et derrière lesquelles étincelaient deux rangées de dents blanches, son nez retroussé, ses cheveux noirs, ses yeux bleu foncé, me plaisaient au-delà de ce que je pourrais exprimer ici. Le voir ou tout à fait sérieux, ou riant tout à coup aux éclats, d’un rire vibrant et communicatif, — car il ne souriait jamais, — le voir ainsi me rendait heureux. Trois ou quatre jours passés loin de lui me rendaient triste. Je souhaitais, au moment de m’endormir, que mes rêves me le fissent voir. De ce sentiment profond, je n’aurais voulu parler à personne. Quant à lui, — soit qu’il éprouvât quelque gêne à se voir sans cesse contemplé avec cette ferveur étrange, soit qu’il n’eût aucune sympathie pour moi, — il préférait bien évidemment jouer et causer avec Voloda. N’importe : je n’exigeais rien, je n’attendais rien, heureux ainsi, et prêt à lui tout sacrifier. À cette bizarre fascination se mêlait une crainte extrême de l’offenser en quoi que ce pût être. Le mobile de cette peur, je l’ignore ; mais je le craignais, bien certainement, autant que je l’aimais. Il avait, en parlant, l’habitude de cligner les yeux, et chacun, si ce n’est moi, trouvait que cette grimace gâtait sa jolie figure. Je la trouvais au contraire tout à fait charmante, et je me mis à l’imiter, ce qui me valut un mauvais compliment de ma grand’mère. Que n’aurais-je pas donné pour embrasser mon idole tout à mon aise, lui prendre la main et la caresser !… Mais ce désir était combattu en moi par celui d’imiter les « grandes personnes, » et je m’abstenais de toute familiarité, même de l’appeler Seriosha, parce que tout le monde chez nous l’appelait Serge[12].

J’admirais sa fermeté de caractère, qui ne se démentait jamais, et qu’il manifestait à tout propos dans nos jeux. Un jour, entre autres, qu’il avait le rôle du voleur, et moi celui du gendarme, en s’élançant du fourré pour attaquer les voyageurs, — la scène se passait au jardin, — il trébucha et donna contre un arbre si violemment que je le crus blessé de la manière la plus grave. Oubliant mon rôle, je courus à lui pour le soutenir et le soigner. — Allons donc !… Y pensez-vous ? me dit-il… Est-ce ainsi qu’on joue ?… Arrêtez-moi !… Pourquoi ne m’arrêtez-vous pas ?… — Il m’apparut à ce moment comme un héros ; mais ce héros était sans pitié pour les autres comme pour lui. Nous avions parmi nos camarades le fils d’un pauvre étranger qui avait eu quelques obligations à mon grand-père ; on nous l’envoyait souvent, plus souvent que nous ne l’aurions désiré, car Ilinka Grap, grand garçon de treize ans, mince, long, pâle, maladroit, mal vêtu, craintif, avec ses yeux d’oiseau et sa bonne physionomie placide, n’avait rien de très attrayant. On ne prenait pas garde à lui, si ce n’est de temps en temps pour s’en moquer. Seriosha était coutumier du fait. Ilinka l’admirait autant que je l’admirais moi-même, et s’extasiait devant ses prouesses gymnastiques. — Essayez, voyons ! ce n’est pas difficile, lui dit Seriosha certain jour qu’il venait de nous donner la comédie en se perchant, la tête en bas, sur plusieurs dictionnaires de Tatischef, dont il s’était fait un piédestal, et du haut desquels il faisait tourner ses jambes dans tous les sens. Grap rougit, et déclara qu’il ne pourrait Jamais réaliser de telles prouesses ; mais Seriosha l’avait déjà pris par le bras, et, obéissant à ses signes impérieux, nous entourions la pauvre victime. — Tête en bas, tête en bas ! criait-on de tous côtés.

— Laissez-moi, vous allez me déchirer ! gémissait Ilinka, devenu très pâle… — Nous mourions de rire, et la malheureuse jaquette verte craquait déjà sur toutes les coutures. Voloda et l’aîné des Ivins maintenaient la tête de notre souffre-douleur sur les dictionnaires empilés, Seriosha et moi relevant ses jambes grêles qu’il agitait vainement de tous côtés. Il ne se plaignait plus et ne soufflait mot ; mais sa respiration pénible indiquait la souffrance, et je commençais à ne plus trouver ce jeu si comique. Tout à coup, en agitant ses pieds dans toutes les directions, l’infortuné Grap atteignit à l’œil Seriosha, qui, pleurant malgré lui, lâcha aussitôt sa jambe, mais lui détacha un coup violent. Ilinka retomba presque mort sur le parquet, et, suffoqué par les larmes, bégaya ces mots :

— Pourquoi me tyranniser ainsi ?

Ses yeux ruisselans, sa tête échevelée, le désordre de ses vête- mens, sa pâleur, sa voix lamentable, nous allaient au cœur. Nous nous taisions, essayant, mais en vain, quelques sourires. Seriosha fut le premier à se remettre. — C’est une petite fille ! Allons donc !… Pas moyen de jouer avec une poupée pareille !… Lève-toi, voyons !… — Et il le poussait du pied.

— Je vous dis que vous êtes un méchant ! répondit Ilinka, se détournant avec amertume et continuant à sangloter.

— Quoi ! me prêcher et me garder rancune ? cria Seriosha.

Alors, s’armant d’un gros dictionnaire, il le lança au pauvre diable, qui, sans chercher autrement à éviter le coup, protégeait simplement son visage avec ses mains. — Voilà pour t’enseigner à bien prendre la plaisanterie, continua Seriosha, riant d’un rire cruel.

Je regardai Ilinka gisant à terre, la tête cachée dans le dictionnaire et sanglotant, comme si, d’un peu plus, il allait mourir dans des convulsions. — Oh ! Serge, qu’avez-vous fait ? m’écriai-je.

— Allons, vous aussi ? reprit-il… L’autre jour, ai-je pleuré quand j’ai failli me casser la jambe contre cet arbre ?

— Non, c’est vrai, pensai-je, Ilinka est un pleurnicheur,… et Seriosha, lui, est un garçon,… un vrai garçon.

Tout en accablant ainsi, dans mon for intérieur, le malheureux Ilinka, je ne me rendais pas compte que le pauvre enfant souffrait moins encore de la torture physique à laquelle nous l’avions mis que de voir cinq enfans, — auxquels peut-être il portait de l’amitié, — se liguer, sans rime ni raison, d’abord pour lui faire mal, ensuite pour l’accabler de mépris.

Quant à moi, je ne pouvais m’expliquer ma cruauté. J’étais si compatissant d’ordinaire pour les animaux que je voyais souffrir ! Était-il bien possible que cette disposition naturelle fût paralysée en moi par ma prédilection pour Seriosha et le désir de mériter son estime en me montrant énergique comme lui ? — Méprisable tendresse et méprisable désir après tout !


V.

Certains préparatifs, certain remue-ménage, mais surtout l’arrivée des musiciens, — que le prince Ivan n’aurait pas envoyés pour si peu, — annonçaient qu’il y aurait une réunion chez ma grand’mère le soir de sa fête. Aussi, dès que j’entendais dans la rue le roulement d’une voiture, je courais derrière les vitres, et, la main au-dessus des yeux, je regardais si elle ne s’arrêtait pas devant l’hôtel. À la première que j’entendis faire halte, je m’élançai, croyant bien aller au-devant des Ivins ; mais au lieu d’eux je trouvai, derrière le valet qui ouvrait la porte, deux figures féminines : l’une grande, en manteau bleu bordé de martre ; l’autre petite, enroulée dans un grand châle vert d’où l’on voyait sortir deux petits pieds chaussés de bottines fourrées. Sans prendre aucunement garde à moi, bien que je me fusse avancé pour leur faire ma révérence, la petite personne alla s’installer silencieusement devant la grande. Celle-ci dénoua le châle, déboutonna le manteau, enleva les bottines fourrées, et de cette coque de chrysalide sortit une charmante fillette de douze ans, en courte robe de mousseline, pantalons blancs et jolies bottines de satin noir. Un étroit ruban de velours noir lui servait de cravate et de collier. Sa merveilleuse chevelure bouclée encadrait si bien par devant son frais visage, et par derrière son cou nu, ses épaules nues, que Karl Ivanitch lui-même n’aurait pu me faire accepter, pour cause efficiente de toute cette poésie flottante et dorée, des papillotes taillées dans un numéro de la Gazette de Moscou, et passées ensuite entre les deux spatules d’un fer chaud. Selon moi, cette enfant avait dû naître toute bouclée. Elle avait de grands yeux demi-voilés, qui contrastaient avec sa bouche mignonne et un regard sérieux auquel le sourire semblait étranger : quand il y brillait à l’improviste, il n’en était que mieux venu.

J’avais d’abord voulu me dérober à l’attention des nouvelles arrivées ; mais quand je les vis au milieu du salon, je me ravisai tout à coup et je m’élançai après elles pour les prévenir que grand’maman était dans son boudoir. Mme Valachin, dont le visage me parut d’autant plus charmant qu’elle ressemblait à sa fille, me passa doucement la main sur la tête.

Grand’maman fut charmée de Sonitshka. Elle la fit approcher, arrangea de ses mains une boucle qui tombait sur le front de la petite fille, et, la regardant avec amour : — La belle enfant ! disait-elle… Sonitshka souriait, rougissait, et devint si jolie que, la regardant, je rougissais, moi aussi. Ce fut bien pis quand ma grand’mère, me prenant la main, y mit celle de Sonitshka, — Nous voilà déjà pourvus d’une dame et de deux cavaliers… Amusez-vous, mes petits, tant que vous pourrez !… — Je jugeai sage, mon embarras augmentant toujours, d’aller au-devant des autres convives. Dans le vestibule était la princesse Kornakof (Barbara Ilinitsha), avec un fils et je ne sais combien de filles, toutes ressemblant à leur mère, et plus laides les unes que les autres. Elles parlaient fort haut tout en se débarrassant de leurs boas et de leurs manteaux, et riaient à gorge déployée,… probablement d’arriver en si grand nombre.

Etienne, — le prince Etienne, comme disait sa mère, — était un grand garçon de quinze ans, maigre, mais bouffi, avec des pieds et des mains énormes, une voix discordante, et une pleine satisfaction de lui-même. C’était bien, selon mes idées, le type de l’enfant élevé à coups de verges. Nous restâmes quelques instans à nous examiner sans rien dire. Je lui demandai ensuite s’ils n’étaient pas bien serrés dans la voiture. — Je n’en sais rien, me dit-il négligemment : ma mère me fait toujours monter sur le siège, à côté du cocher… Je tiens les rênes… Philippe me prête aussi son fouet de temps en temps,… et alors, ma foi, gare aux passans !

— Altesse, dit un laquais qui venait d’entrer sous le vestibule, Philippe fait demander où vous avez daigné mettre le fouet. — Je le lui ai rendu, répondit Etienne. — Il assure que non. — C’est qu’alors je l’aurai accroché à la lanterne. — Philippe dit que vous ne l’avez pas accroché là… Mieux vaudrait convenir tout de suite que vous l’avez cassé et jeté tout exprès dans la rue… Et maintenant Philippe aura vos fredaines à payer de sa poche.

Je faisais semblant, par délicatesse, de ne prêter aucune attention à ce dialogue, mais les laquais présens se groupaient et jetaient sur leur vieux camarade des regards d’approbation.

— Eh bien ! quoi ?… supposons que je l’aie cassé… On le paiera, ce fouet, reprit Etienne, se dérobant à toute explication. Et il m’attirait du côté du salon.

— Oh ! mais pardon… Quand et comment paierez-vous ?… Nous savons tous comment vous payez… Voici déjà huit mois que vous devez vingt kopecks à Marie Valericana,… quelques petites choses à moi depuis deux ans,… à Pierre depuis…

— Taisez-vous !… allez-vous vous taire ? cria le jeune prince, qui pâlissait de rage… Ma mère saura tout ceci.

— Ma mère saura, ma mère saura… Ce n’est pas loyal de votre part, altesse, reprit le laquais avec une emphase toute particulière.

— Il a raison, dirent tout haut quelques voix derrière nous dès que nous eûmes tourné les talons. Ma grand-mère n’avait rien entendu de tout ceci. Elle accueillit cependant Etienne par un « vous » de mauvais augure, surtout prononcé comme il l’était ; mais le prince ne parut prendre garde ni à sa réception, ni même à elle, et salua tout le monde sans le moindre embarras.

Sonitshka m’occupa bientôt tout entier. Placé de manière à la voir et à être entendu d’elle, je causais avec entrain, tenant tête à Etienne et à Voloda, et j’articulais très haut, très nettement ce qui, dans mes propos, me semblait frappant ou comique ; puis, quand le flot des allées et venues m’isolait d’elle, je me taisais, et la causerie n’avait plus le moindre charme.

De plus, quand les Ivins arrivèrent, au lieu de prendre plaisir à me retrouver avec Seriosha, j’éprouvai un secret dépit de ce qu’il allait voir Sonitshka, et probablement se faire remarquer d’elle.


— On va danser ici, ce me semble, avait-il dit en entrant… C’est le cas de mettre ses gants…

Frappé de cette remarque, je courus à nos armoires, où je ne trouvai que nos mitaines de voyage, en tricot vert, plus un gant lilas qui ne pouvait me servir, d’abord parce qu’il était très vieux et très sale, et en second lieu parce qu’il y manquait un doigt, coupé par Karl Ivanitch, bien longtemps auparavant, pour panser une légère blessure qu’il s’était faite à l’index.

Ne sachant plus comment sortir d’embarras, j’invoquais mentalement Natalia Savishna, qui, si elle eut été là, me serait à coup sûr venue en aide. Ses tiroirs, pareils au sac des vieilles fées, renfermaient des trésors en tout genre. J’étais au désespoir ; Voloda se montrait plus philosophe. — Il faudra demander à grand’mère, — avait-il dit. Je descendis quatre à quatre, et, m’approchant du fauteuil où elle trônait : — Je n’ai pas de gants, lui dis-je tout bas, penché à son oreille. — Quoi, petit ?… — Je n’ai pas de gants, répétai-je plus haut, mais déjà très confus. — Et qu’est ceci ? dit-elle, saisissant ma main que j’avais oubliée dans le vieux gant lilas, trois fois trop large pour moi… Regardez, madame, ajouta-t-elle, s’adressant à Mme Valachin, comme ce jeune élégant s’est fait beau pour danser avec votre fille !… — Elle parlait assez haut ; quelques personnes s’approchèrent, le rire gagna. Sonitshka surtout riait à faire plaisir, et ses belles boucles, à chaque nouvel éclat, moutonnaient sur sa tête blonde. J’aurais été furieux, si Seriosha eût été là, jouissant de ma mésaventure ; mais le franc et joyeux rire de Sonitshka ne me blessait en aucune façon, tout au contraire j’y trouvais je ne sais quel gage de loyale sympathie, et je riais, moi aussi, heureux de la regarder.

Au quadrille d’ailleurs, où elle me faisait vis-à-vis avec le prince Etienne, quand vint ce terrible pas où le cavalier, seul en avant, déploie ses grâces devant un trio scrutateur, je la vis clore ses lèvres roses, prendre un air sérieux, et regarder d’un autre côté. Soins inutiles, je n’avais plus peur. Chassé en avant, chassé en arrière, glissade, ne me pesaient pas une once, et, en arrivant auprès d’elle, je lui montrai triomphalement le vieux gant lilas, que j’avais conservé tout exprès. Là-dessus, rires nouveaux ; ses dents de nacre brillaient, et ses pieds menus couraient plus agiles sur le parquet glissant… Je vois tout cela comme si j’y étais encore. Je la vois, sans retirer sa main de la mienne, et du bout de son petit doigt ganté gratter légèrement son nez mignon. Et j’entends le quadrille de « Duna la fillette, » aux sons duquel tout ceci se passait.

Nous dansâmes ensemble la seconde contredanse. Je ne savais d’abord que lui dire, et il me fallut cette terrible pensée qu’elle me trouvait sans doute stupide pour me déterminer à parler. — Vous êtes une habitante de Moscou ? lui demandai-je en français. Et sur sa réponse affirmative, je continuai : — Moi, je n’ai encore jamais fréquenté la capitale,… — insistant sur le mot « fréquenté, » qui me semblait bien fait pour donner une haute idée de mes études gallo-russes… Après quoi le silence reprit, car j’étais au bout de mes ressources. — Où avez-vous trouvé ce drôle de gant ? me demanda-t-elle enfin, venant charitablement à mon aide. Je lui dis alors, merveilleusement soulagé, qu’il était à mon précepteur… Je lui fis le portrait de Karl Ivanitch,… et je lui racontai comment un beau jour, vêtu d’une redingote verte toute neuve, il était allé tomber, du haut de son cheval, tout au milieu d’une mare fangeuse… Tout ceci fit passer le quadrille, et même il passa très vite ; mais je me demandai ensuite comment j’avais osé me moquer de Karl Ivanitch, et si je n’avais pas perdu par cette notoire ingratitude l’estime et les bonnes grâces de Sonitshka… Mon Dieu non ; ni mes railleries déplacées, ni une lourde bévue que je commis pendant la mazurka, ne m’aliénèrent le cœur de cette charmante enfant. Je m’en aperçus bien après le souper, où j’avais bu peut-être un peu plus de vin de Champagne qu’il n’eût été à propos. J’osai bien prier Mme Valachin, au moment où elle emmenait sa fille, de « nous accorder encore une demi-heure. » Sonitshka insista de son côté. On dansait précisément le grossvater[13]. Mme Valachin céda, et de son autorité privée me constitua le cavalier de sa fille. Nous rentrâmes en bondissant au salon, où je me permis, durant un quart d’heure, toutes les folies imaginables, jusqu’à imiter le trot du cheval et l’attitude que prend un mouton pour faire tête à un chien qui le tourmente. Sonitshka semblait trouver tout ceci du meilleur goût, et j’allais, m’exaltant toujours, m’attirer quelque rebuffade, lorsqu’on passant devant une glace, dans le boudoir de grand’mère, je me vis en nage, les cheveux en désordre et la fatale houppe tout en l’air au sommet de ma tête. Ceci me donnait à penser, bien qu’en somme je ne me déplusse pas trop ainsi. Mon visage respirait le plaisir, la bonté, la santé. — Si j’étais toujours comme cela, pensais-je,… on pourrait encore me trouver agréable…

Je comprenais pourtant que, de la part d’une beauté comme Sonitshka, je ne pouvais raisonnablement espérer aucun retour. N’importe, j’étais à mon aise, et j’étais heureux. En la ramenant sous le vestibule, comme elle jetait les yeux vers un petit réduit pratiqué sous l’escalier, je songeais combien la vie serait douce, là, dans ce coin obscur, avec elle, sans que personne nous y sût. — Une belle soirée, n’est-ce pas ? lui dis-je d’une voix tremblante.

— Très belle, me répondit l’enchanteresse en tournant de mon côté un visage si doux que toute crainte s’effaça.

— Surtout après souper, continuai-je… Si vous saviez combien je regrette votre départ,… et penser que nous ne nous reverrons plus !

— Pourquoi donc ne plus nous revoir ? dit-elle, arrêtant ses yeux sur un des coins de son mouchoir à dentelles, et promenant son doigt sur les barreaux d’une jalousie près de laquelle nous passions… Tous les mardis et tous les vendredis, je vais me promener avec maman sur l’Iverskoi. Vous vous promenez sans doute aussi, je suppose ?

— Je demanderai certainement à y aller mardi prochain, et si on refuse de m’y mener, je m’échapperai pour y aller tout seul,… même sans chapeau… Je connais le chemin.

— Savez-vous ce qui me passe par la tête ? me demanda tout à coup Sonitshka, Je tutoie quelques-uns des garçons que je rencontre le plus souvent… Nous pourrions nous tutoyer, nous aussi… Veux-tu ? ajouta-t-elle, se penchant de côté pour me regarder droit dans les yeux.

Or précisément alors commençait une nouvelle figure du grossvater. — Votre main ! dis-je quand je pensai que la musique et le bruit l’empêcheraient de me bien entendre.

— C’est ta main qu’il fallait dire, reprit Sonitshka souriant… Mais la danse finit sans que j’eusse osé me servir de ce doux pronom familier.

J’assistai ensuite aux préparatifs du départ. Je vis empaqueter les boucles de Sonitshka, ce qui découvrit une partie de ses joues et une partie de ses tempes, que je ne connaissais pas encore. Je la vis envelopper dans le châle vert, si bien que tout au plus apercevait-on le bout de son nez. Je remarquai que si ses petits doigts roses n’avaient un peu élargi l’ouverture unique de ce capuchon improvisé, la pauvre enfant eût risqué de suffoquer. Je la vis enfin, au bas de l’escalier, quitter le bras de sa mère pour se retourner et nous envoyer un petit signe d’adieu avant de disparaître sous le porche.

Voloda, les Ivins, le jeune prince et moi, — tous épris de Sonitshka, — nous étions penchés à la rampe, la regardant s’éloigner. Je ne sais à qui elle avait adressé ce dernier signe de tête ; mais dans le moment je ne doutai pas qu’il ne me fut destiné.

Ce soir-là, je causai avec Seriosha sans le moindre embarras ; je pris même assez froidement congé de lui. Comprit-il qu’il venait de perdre en grande partie mon affection et l’ascendant qu’elle lui donnait sur moi ? Je ne sais trop. Toujours est-il que, s’il s’en rendit compte, il dut le regretter ; mais il eut tous les dehors de l’indifférence la plus superbe.


Tu, toi, le tien, pour toi, à toi… Une fois sous ma couverture, je ne rêvai plus qu’à ce tutoiement délicieux, et je ne pouvais m’endormir, avide que j’étais de faire mes confidences à quelqu’un. — Dormez-vous, Voloda ? — Non, me répondit mon frère d’une voix somnolente… Qu’y a-t-il ? — Je suis amoureux… Je suis amoureux de Sonitshka… — Bon ! et après ?… — Ah ! Voloda, si vous saviez !… Tout à l’heure, dans l’obscurité, je la voyais si bien… je lui parlais… c’est extraordinaire… et savez-vous ? j’avais envie de pleurer…

Voloda se retourna dans son lit.

— Vous aussi, vous l’aimez… Avouez-le donc, Voloda !… — Chose étrange que je voulusse voir tout le monde amoureux d’elle et recevoir les confidences de tout le monde… — Oh ! vous ne dormez pas… vous faites semblant, repris-je ; puis, comme il s’obstinait à garder le silence : — Je voudrais, repris-je encore, qu’elle me dît un jour : Nicolinka, jette-toi dans le feu ! Saute par cette fenêtre !… Je lui obéirais si volontiers !… Tenez, voilà que je pleure encore…

— Quel imbécile vous faites ! interrompit mon frère avec un léger éclat de rire. Et après un instant de silence : — Je ne suis pas comme vous, reprit-il, je voudrais tout bonnement être assis auprès d’elle et causer.

— Ah ! vous en convenez ?… vous êtes amoureux d’elle ?…

— … Et ensuite, continua Voloda, souriant plus tendrement, baiser ses doigts, ses yeux, ses lèvres,… ne faire qu’un baiser de toute sa personne.

— Absurde ! m’écriai-je de dessous les oreillers où j’avais enfoui ma tête.

— Vous ne comprenez rien à rien, dit Voloda d’un ton méprisant.

— Au contraire !… c’est moi qui comprends, et non pas vous… Vous dites un tas d’absurdités, répondis-je tout en pleurs.

— Allons donc !… Y a-t-il là de quoi pleurer ?… Ce n’est en somme qu’une petite fille.


VI.

Le 15 avril, justement six mois après cette journée que je viens de raconter, mon père, entrant à l’improviste dans notre cabinet d’étude, nous annonça que nous partions le soir même pour la campagne. La cause de ce brusque départ était la lettre suivante, reçue le matin.


Petrovska, 12 avril.

« On ne me remet qu’aujourd’hui et à dix heures du soir votre lettre du 9 ; j’y réponds immédiatement, suivant mon habitude. Elle avait été apportée ce matin par Fedor ; mais comme il était tard, il ne l’a donnée que ce matin à Mimi, et Mimi l’a gardée tout le jour, me voyant souffrante. J’ai un peu de fièvre, et, à vrai dire, voilà quatre jours que je me sens mal à mon aise. N’allez pas vous inquiéter ; je vais mieux et compte me lever demain, si toutefois Ivan Vasilitch veut bien le permettre.

« C’est vendredi que, pendant une promenade avec les enfans, en voiture, — au débouché de la grand’route, sur ce petit pont qui m’a toujours inspiré une certaine crainte, — les chevaux s’embourbèrent. J’imaginai, vu la beauté du temps, qu’il valait mieux continuer à pied jusqu’à ce que la voiture eût été retirée de là. Devant la chapelle, je me sentis un peu lasse et je m’assis en attendant que l’équipage nous eût rejoints. Il se passa ainsi une demi-heure, et j’avais pris froid, surtout aux pieds, mes brodequins trop minces ayant été traversés. Après le thé, je voulus jouer un duetto avec Lubotshka (et par parenthèse vous serez charmé des progrès de cette enfant) ; figurez-vous ma surprise quand je m’aperçus que je ne pouvais plus compter les mesures ! De un, deux, trois, je passais brusquement à huit, quinze, etc. ; j’avais les oreilles envahies par des bourdonnemens étranges, et, comprenant que je divaguais, il m’était impossible de m’en empêcher. C’est ainsi que ma maladie a commencé, tout à fait par ma faute, ainsi que vous le voyez. Mimi me fit mettre au lit. Le lendemain, la fièvre était très forte. Le bon Ivan Vasilitch vint alors, et ne m’a plus quittée depuis. Il affirme qu’il me guérira. Je l’entends en ce moment dans le divanoï[14], d’où il ne sort guère, raconter des histoires allemandes aux petites filles, qui éclatent de rire à chaque minute.

« La « belle Flamande, » — comme vous l’appelez, — est chez moi depuis quinze jours, sa mère étant allée quelque part en visite, et me témoigne par ses soins assidus la plus sincère affection. Elle me confie tous ses secrets, et j’ai bien peur que tant de beauté, tant de jeunesse, un cœur si chaud, ne la mettent en grand péril, vu les circonstances où elle se trouve. Si je n’avais pas déjà tant d’enfans à moi, je serais tentée de l’adopter. — Lubotshka voulait vous écrire ; mais, après avoir gâté trois belles feuilles de papier, elle y a renoncé : Papa est si moqueur ! m’a-t-elle dit. Katenka est toujours charmante, Mimi bien bonne, mais bien ennuyeuse.

« Parlons affaires maintenant… Vous êtes à court cet hiver, et me demandez de disposer des revenus de Chabarovska. La belle requête ! Ce qui m’appartient n’est-il pas vôtre ? Vous êtes si bon que vous me cachez toujours vos désastres, afin de ne pas m’affliger ; mais je devine que vous aurez été malheureux au jeu, et vous avez peur que je ne m’en fâche. Arrangez vos affaires le mieux possible, et nous y penserons aussi peu que nous pourrons. Ne vous en tourmentez pas autrement. Je n’ai jamais compté sur ce que vous pouvez gagner, et vos gains ne m’ont pas plus causé de joie que vos pertes ne m’ont affligée. Je regrette seulement de vous voir cette passion, qui me prive d’une part de votre amour, et m’oblige parfois, — aujourd’hui par exemple, — à vous faire entendre des vérités amères, ce qui m’attriste au dernier point.

« Le calice que je voudrais voir écarter de mes lèvres, ce n’est pas la pauvreté, — la pauvreté m’effraie peu, — c’est la nécessité terrible où je pourrais me trouver, si les intérêts de nos enfans (intérêts que je suis tenue de défendre) se trouvaient un jour en désaccord avec les nôtres. Voilà ce qui est odieux à penser ! Voilà quelle croix Dieu nous a imposée, à vous comme à moi… Jusqu’à présent, il a écouté mes prières,… nous n’avons pas été obligés de toucher à ce qui n’est pas à nous… Mais si cela jamais arrivait !…

« Vous revenez encore sur cette idée de mettre les enfans en pension. C’est notre vieille querelle. Vous savez quelles objections je fais valoir contre ce genre d’éducation. J’ignore si nous en viendrons à être d’accord là-dessus, mais promettez-moi cependant, soit que je vive, soit que Dieu nous sépare, de ne jamais prendre ce parti.

« Le printemps débute bien. Les grandes fenêtres du balcon sont ouvertes. Le chemin de l’orangerie est parfaitement sec, et les pêchers sont en fleur : çà et là quelques restes de neige ; mais les hirondelles arrivent. Lubotshka m’a déjà fait un petit bouquet. Le docteur prétend que d’ici à trois jours je serai mieux, et en état de prendre l’air à ce beau soleil d’avril. Adieu, bon ami, n’allez pas vous alarmer. Et revenez-nous bien vite ; vous manquez ici à tout le monde… »


Sur un feuillet à part, en français, tracées d’une main hésitante, égarée, les lignes suivantes que je copie mot pour mot :


« Ne croyez pas ce que je vous ai dit de ma maladie. Personne ne sait à quel point elle est grave. Je suis sûre, moi, de ne me pas relever. Ne perdez pas une minute, et venez avec les enfans. Je n’aspire plus qu’à les embrasser et à les bénir. Je sais quel coup je vous porte, mais de moi ou des autres il vous serait toujours venu. Supportons-le bravement. Soumission à Dieu ! Ne prenez pas tout ceci pour des chimères de malade. J’ai l’imagination très nette, et je suis calme. Pas de fausses espérances, bâties sur l’idée que je cède à des terreurs vaines ! Je sens, je sais, — Dieu a daigné me le révéler, — que je n’ai plus longtemps à vivre. Sa sainte volonté soit faite ! Je ne sais pourquoi il ôte à mes enfans l’amour de leur mère, ni pourquoi il me fait mourir quand votre affection me donnait tant de bonheur… Aussi veux-je croire que, par-delà le tombeau, je vous aimerai encore, vous et les enfans…

« À peine puis-je écrire encore. Les larmes à chaque instant m’empêchent de voir. Merci, mon ami, pour tout le bonheur que je vous dois ! Je prierai bientôt Dieu de vous en récompenser. Rappelez-vous, quand je ne serai plus là, que ma tendresse plane sur vous, et ne vous abandonnera jamais… Adieu, Voloda, mon ange ! adieu, Nicolinka, mon Benjamin !… Peut-être ne vous reverrai-je pas !… Est-il vraiment possible qu’ils m’oublient jamais ?… « 


Suivait une note de Mimi, ainsi conçue :


« Les tristes pressentimens de la malade sont confirmés par ce que dit le docteur. Elle avait enjoint de faire partir la lettre hier au soir. Craignant qu’elle n’eût pas toute sa tête, j’ai attendu jusqu’à ce matin pour la cacheter et l’envoyer. À peine était-elle partie que Natalia Nicolajevna m’a demandé ce que j’en avais fait, ajoutant que « si elle la tenait encore, elle la brûlerait sur-le-champ… Cette lettre le tuera, » dit-elle en parlant de vous. Si vous voulez revoir cet ange, ne perdez pas une minute. Excusez cette mauvaise écriture. Voici trois jours que je n’ai pu fermer l’œil. Vous savez combien je l’aime !… »


Papa, tout le temps de la route, sembla très préoccupé. Aux approches du village, il se montra plus sombre encore. À Foka, qui accourait tout essoufflé pour ouvrir la portière, il demanda brusquement : — Où est votre maîtresse ?… Le bon vieux serviteur, levant les yeux sur nous et les baissant aussitôt, ouvrit la porte et se détourna : — Voici le sixième jour qu’elle n’a quitté son lit, dit-il ensuite.

Milka, le fidèle lévrier, sautait autour de son maître et lui léchait les mains en gémissant. Mon père l’écarta, et, traversant le salon, entra dans le divanoï, dont une porte ouvrait sur la chambre à coucher. Il marchait sur la pointe des pieds, respirant avec peine, et avant de poser la main sur le bouton de la porte, il fit un grand signe de croix. Mimi au même instant, les cheveux en désordre et les yeux rougis par les larmes, arriva par le couloir. — Ah ! Pierre Alexandritch !… commença-t-elle. Puis, voyant le geste de mon père : — Pas par ici ! pas par ici !… cette porte est fermée en dedans… Venez de l’autre côté !…

Dans le couloir était le serf Akim, dont les bouffonneries nous amusaient tant naguère, et dont la stupide indifférence m’affecta péniblement. Dans l’atelier des servantes, deux filles qui travaillaient se levèrent en nous voyant, et nous saluèrent avec une expression de tristesse qui me navra.

Passant par la chambre de Mimi, mon père ouvrit la porte de la chambre à coucher, et nous entrâmes. À main droite se trouvaient deux fenêtres, qu’on avait masquées avec deux grands châles. La femme de charge Natalia Savishna était assise de ce côté, ses lunettes sur le nez, reprisant des bas. Elle ne vint pas, comme à l’ordinaire, nous embrasser, mais se leva seulement, nous regarda sans ôter ses lunettes et donna libre cours à ses larmes. Je trouvais pénible de voir tous ces gens, si tranquilles le moment d’avant, se mettre à pleurer dès qu’ils nous voyaient.

À gauche était le lit, derrière un paravent. Le médecin s’était assoupi dans le grand fauteuil. Auprès du lit se tenait debout une grande et belle jeune fille blonde, dans un peignoir blanc, occupée à tenir de la glace sur la tête de ma mère, que je ne pouvais voir encore. C’était la « belle Flamande » dont maman parlait dans sa lettre. À notre entrée, elle dégagea une de ses mains, ajusta sur sa poitrine les plis de son vêtement du matin, et murmura presque à voix basse : — Elle est sans connaissance…

J’étais pénétré de la plus vive douleur en ce moment, et pourtant j’observais chaque détail.

Il faisait très sombre et très chaud dans cette chambre, où flottaient mille odeurs mêlées : menthe, eau de Cologne, camomille, gouttes d’Hoffmann. Ce dernier parfum m’affecta si fortement que si j’entends parler de ces gouttes, ou simplement si j’y pense, mon imagination me transporte à l’instant même dans cette chambre et me fait encore assister à cette crise terrible.

Les yeux de maman étaient ouverts, mais elle ne nous voyait pas. Que de souffrances dans ce regard effrayant, toujours présent à mes souvenirs !…

On nous emmena.

Plus tard, Natalia Savishna me peignit, dans les plus menus détails, cette agonie longue et douloureuse. Arrivée aux dernières luttes, au moment où ma pauvre mère se débattait, mordant ses draps, et de ses mains crispées déchirant ses oreillers : — Et après ? lui demandai-je tout palpitant ; mais Natalia se mit à pleurer, et ne voulut plus ajouter un mot…


Le lendemain au soir, assez tard, un vif désir me prit de la voir encore. Je domptai une terreur bien naturelle, et sur la pointe des pieds, ouvrant la porte avec le moins de bruit possible, j’entrai dans le salon.

Au milieu, sur une table, était le cercueil, entouré de cierges qui brûlaient dans de hauts candélabres d’argent. Le chantre, assis dans un coin à l’écart, lisait les psaumes d’un ton monotone. Je m’arrêtai sur le seuil pour regarder ; mais j’avais les yeux si affaiblis par les larmes, et les nerfs dans un si pauvre état, que je ne pus tout d’abord rien distinguer. Les objets divers se fondaient en un singulier ensemble : — les flambeaux, le brocart, le velours, les hauts candélabres, le satin de soie rose recouvert de dentelles, la couronne de fleurs, le bonnet enrubanné, puis quelque chose qui avait la pâleur transparente de la cire. Monté sur une chaise pour arriver à voir cette chère figure, mon regard ne rencontrait jamais, à l’endroit où elle aurait dû être, que cet objet d’une pâleur jaunâtre et transparente. Je ne pouvais me persuader que ce fût là son visage. En y regardant avec une attention soutenue, je finis par reconnaître ces traits familiers et que j’aimais tant. Quand la notion me vint que c’était bien elle, le frisson me prit. Pourquoi ces yeux étaient-ils si profondément enfoncés sous leurs orbites ? D’où venaient cette pâleur effrayante et sur une des joues cette tache noire, si visible à travers le transparent épiderme ? Pourquoi sur sa physionomie cette expression dure et froide ? Pourquoi ces lèvres si blanches et d’un si beau dessin, où semblait se manifester d’une manière sublime un calme surhumain tellement nouveau pour moi que je sentis un froid subtil passer à la racine de mes cheveux et se glisser entre mes épaules ?

Plus je regardais et moins je pouvais détacher mes yeux de cette forme sans vie, et en même temps mille tableaux s’offraient à mon imagination, tableaux où l’existence étalait son beau printemps, le bonheur ses rayons et son sourire. J’oubliais que ce corps étendu là, et qui n’avait rien de commun avec mes rêves dorés, c’était elle bien réellement. Je me la figurais ailleurs, tantôt ici, tantôt là, vivante, heureuse et gaie ; puis tout à coup, — un trait particulier venant à me frapper dans ce visage que je contemplais obstinément, — je me trouvais brusquement ramené en face de l’horrible vérité… Le frisson revenait,… mais je regardais toujours.

Je ne sais combien de temps dura pour moi cet état bizarre, où tantôt les rêves effaçaient la réalité, tantôt la réalité dissipait les rêves ; mais je sais que la porte cria sur ses gonds et qu’un chantre parut, envoyé pour relever l’autre. Ma première pensée, quand il entra, fut que, me trouvant perché sur une chaise dans une attitude qui n’avait rien de très séant, il allait me prendre pour un petit sans-cœur attiré là par une curiosité vaine. Aussi me hâtai-je de faire un signe de croix, et, la tête inclinée, je pleurai. Je m’aperçois, revenant sur ces impressions lointaines, que les momens où je m’affligeais véritablement étaient ceux-là seuls où je me perdais de vue. Avant comme après les funérailles, je ne cessai guère de pleurer et de paraître triste ; mais j’éprouve quelques remords, en pensant à ce chagrin, d’avoir à convenir vis-à-vis de moi-même qu’il s’y mêlait presque constamment quelque préoccupation personnelle : tantôt le désir de me montrer plus affligé qu’aucun autre, — ou l’intérêt que je prenais à l’effet que je pouvais produire sur les nombreux témoins de cette scène de deuil, — ou bien même une remarque sur le chapeau de Mimi, sur telle figure de l’assistance. Au fond, je me méprisais pour toutes ces misérables distractions, et je m’efforçais de les dissimuler à tous, effort qui rendait ma tristesse moins encore et moins naturelle ; mais ce qui lui était encore de sa vérité, — de sa loyauté, si je puis m’exprimer ainsi, — c’est qu’au fond j’éprouvais quelque plaisir à savoir que j’étais malheureux, et je m’imposais une espèce d’effort pour me donner pleine conscience de cette condition particulière.

Je dormis cette nuit-là du sommeil qui suit toujours les émotions fortes, et je m’éveillai les yeux vides de larmes, les nerfs en repos. À dix heures, nous fûmes convoqués pour le Requiem, qui précède l’enterrement.

La chambre était pleine de paysans et de serviteurs qui, pleurant tous, venaient dire adieu à leur bonne maîtresse. Durant le service, je versai d’abondantes larmes, je frappai la terre de mon front, je fis force signes de croix ; mais mon âme ne pria point, et j’étais plutôt refroidi. J’accordai quelques pensées à mon habit neuf, qui me gênait et dans lequel j’étais trop serré. Je méditais les moyens de ne pas salir mon beau pantalon en m’agenouillant, et j’observais un chacun avec l’attention la plus minutieuse.

Mon père était à la tête du cercueil, blanc comme la neige, et comprimant ses larmes avec quelque peine. Sa haute taille dans un habit noir, sa pâleur expressive, l’aplomb gracieux de ses mouvemens, lorsqu’après chaque signe de croix il se penchait pour toucher la terre de sa main[15], ou quand il prenait le flambeau que lui présentait le pope, ou encore quand il alla vers le cercueil, tout cela était du meilleur effet ; mais je ne sais pourquoi je lui aurais souhaité moins de grâce et de belle prestance dans un moment pareil. Mimi, s’adossant au mur avec sa robe en désordre et couverte de duvet, son chapeau tout de travers, ses yeux rouges, ses jambes qui se dérobaient sous elle, ses sanglots déchirans, m’offrait un autre idéal de la douleur. Des discours mélancoliques tenus par elle à mon père, en ma présence, la veille au soir, j’avais pu conclure que la perte d’une excellente protectrice, tant pour elle que pour Katenka, occupait une large place dans les regrets qu’elle accordait à « notre ange ; » mais, pour n’être pas absolument désintéressés, ses regrets, j’en ai la conviction, n’en étaient pas moins sincères. Voloda, dont le franc caractère ne pouvait admettre qu’une franche affliction, demeurait pensif, les yeux fixés sur n’importe quel objet ; puis tout à coup ses lèvres venaient à frémir. Il s’inclinait alors et faisait un signe de croix. Tous les étrangers présens en général m’étaient insupportables : leurs condoléances banales, adressées à mon père, m’exaspéraient presque. Quel droit avaient-ils de parler d’elle ? Et pourquoi cette affectation à nous traiter d’orphelins ? Ne savions-nous pas de reste qu’on appelle ainsi les enfans privés de leur mère ? Ils mettaient sans doute à nous donner ce titre les premiers la même affectation que ceux qui s’empressent autour d’une nouvelle mariée pour l’appeler madame.

Au plus reculé de la chambre, presque cachée par le battant d’un buffet ouvert, était à genoux une femme aux cheveux gris. Les mains jointes, les yeux aux ciel, elle ne pleurait point, elle priait. Son âme était aux pieds de Dieu. Elle lui demandait de la réunir bientôt à celle qui avait été ici-bas l’objet de sa plus vive tendresse ; elle le lui demandait avec le ferme espoir d’être bientôt exaucée : — Voilà celle qui l’aimait véritablement, pensais-je. Et j’avais honte de moi-même.

Le Requiem terminé, on découvrit le visage de la morte, et chacun des assistans, excepté nous, s’approcha du cercueil pour prendre congé d’elle en lui donnant le baiser suprême[16]. Une des dernières personnes qui se présentèrent ainsi fut une paysanne tenant à la main une jolie petite fille de cinq ans, amenée là Dieu sait pourquoi. Je venais de laisser tomber mon mouchoir humecté de larmes, et je me baissais pour le ramasser quand un cri perçant vint me faire tressaillir ; il me remplit d’un effroi tel que, dussé-je vivre cent ans, il serait toujours présent à ma mémoire ! À présent même, en y songeant, je me sens frissonner encore. Je levai la tête… Sur le siège placé près du cercueil, la paysanne maintenait tant bien que mal son enfant, qui, se débattant, repoussant sa mère, détournant sa tête d’elle, — et de ses yeux effarés ne quittant pas le visage de la morte, — continuait à crier avec une violence convulsive. Je me mis à crier aussi, et d’une voix peut-être plus effrayante ; puis je sortis en courant…


La veille de ces funérailles, — excusez le désordre de ces tristes souvenirs, — j’étais allé dans la chambre de Natalia Savishna pour sommeiller un peu, après le dîner, sous ce tiède édredon qui m’avait si souvent abrité. La bonne vieille y était elle-même installée ; mais dès qu’elle m’entendit venir, elle se souleva, écarta le mouchoir qui protégeait son visage, et, rajustant son bonnet, s’assit au bord du lit. Je ne voulais pas la déranger, mais elle prétendit qu’elle était tout à fait remise de ses fatigues et me força de prendre sa place encore toute chaude. Je parlais longuement avec elle de celle que nous avions perdue. Elle me raconta dans le plus grand détail toutes les marques d’attachement qu’elle avait reçues de ma mère, et comme tout enfant celle-ci l’appelait : « Ma Nashik ! » et comme plus tard elle ne voulait pas se marier, à moins d’emmener « Nashik » avec elle… — Ah ! continua la pieuse femme, vous n’oublierez jamais votre maman, c’est moi qui vous le dis… Ce n’était pas une créature humaine, c’était un ange du ciel… Quand son âme sera dans le royaume d’en haut, elle continuera de vous aimer et de se réjouir en vous.

— Pourquoi dites-vous : quand son âme sera ?… demandai-je. Ne dois-je pas croire qu’elle y est déjà ?

— Non, mon chéri, non, reprit-elle, baissant la voix et m’attirant tout près d’elle. Son âme est encore ici !… — Et elle me montrait le plafond. Son accent était celui d’une si ferme et si parfaite conviction, que malgré moi je levai les yeux, cherchant à discerner quelque chose… — Avant que les âmes des justes n’entrent au paradis, reprit Natalia, elles ont encore quarante épreuves à subir en quarante jours, et tout ce temps-là, elles le passent dans leur maison[17].

Tout ceci (et bien d’autres propos encore) me fut dit comme la chose la plus simple, la plus incontestable, et dont personne au monde ne pouvait s’aviser de douter. J’écoutais si attentivement que j’en perdais la respiration, et, sans comprendre très bien ce qu’elle me contait, je ne m’avisai pas un instant d’en rabattre une parole.

— Oui, mon chéri, dit enfin Natalia Savishna… Elle est ici, elle nous regarde… Peut-être entend-elle ce que nous disons… — Et, levant la tête, elle garda le silence…

Foka parut à la porte. Voyant combien nous étions émus et ne voulant pas nous déranger, il attendait sur le seuil.

— Que voulez-vous, bon Foka ? lui demanda Natalia, essuyant ses yeux.

— Une demi-livre de raisins secs, quatre livres de sucre et trois livres de riz pour la kutia[18].

— Tout de suite, tout de suite, mon bon ami, dit Natalia Savishna, humant à la hâte une prise de tabac et se précipitant vers les tiroirs… Mais, reprit-elle (une fois le sucre sur les balances), pourquoi quatre livres ? trois et demie seraient bien assez. — Et elle retira quelques morceaux. — Puis, poursuivit-elle, d’où vient qu’on me demande du riz, lorsque hier encore j’en donnai huit livres ?… Vanka s’imagine donc que, dans tout ce désordre où est la maison, personne ne prend garde à rien ?… Huit livres de riz en vingt-quatre heures !… Vit-on jamais pareille chose ?…

Je fus très frappé de cette brusque transition entre la sensibilité touchante qu’elle me témoignait un instant plus tôt et cet accès d’économie grondeuse qui était venu en arrêter l’expression. J’ai compris depuis et l’empire de l’habitude qui dominait en elle une douleur vraie, et surtout combien était forte et sûre d’elle-même cette douleur qui n’affectait pas de se montrer incapable des devoirs les plus futiles. Il ne venait pas, il ne pouvait venir à la pensée de Natalia que personne fît à ce sujet une remarque quelconque. Les retours personnels de l’amour-propre sont incompatibles avec un chagrin réel.

Grand’mère n’apprit la triste nouvelle qu’à notre retour à Moscou, c’est-à-dire quatre jours après les funérailles. Et nous ne la vîmes pas de huit jours encore, attendu que ce coup terrible l’avait momentanément privée de sa raison. Les médecins crurent sa vie en danger. Elle ne voulait ni prendre aucun remède, ni parler à personne ; elle ne dormait plus et repoussait tous les alimens. Parfois, assise seule dans sa chambre, elle se mettait à rire, puis à sangloter les yeux secs, ou bien survenaient des convulsions et des cris affreux, des exclamations incohérentes. C’était le premier grand malheur de sa vie, il l’avait réduite au désespoir. Elle s’en prenait à quelqu’un (qu’elle ne nommait pas) et à qui elle reprochait avec une amertume extraordinaire la mort de sa fille. Et après mille reproches sanglans elle se levait de son grand fauteuil, marchait çà et là, puis tombait sans connaissance sur le parquet.

Je me glissai une fois dans sa chambre. Elle était en apparence parfaitement calme ; mais sa physionomie me frappa. Ses yeux, grands ouverts, n’avaient aucune expression : elle me regardait sans me voir. Bientôt ses lèvres pâles se prirent à sourire, et d’une voix attendrie : — Approchez, dit-elle, approchez, mon ange chéri !… Je crus qu’elle s’adressait à moi, et j’avançai ; mais elle ne me regardait déjà plus… — Si vous saviez, mon amour, si vous saviez, reprit-elle, comme j’étais malheureuse, et quel plaisir j’éprouve à vous revoir… Je compris alors qu’elle se croyait avec maman, et je m’arrêtai à deux pas d’elle… — Ils disaient que vous étiez partie, continua-t-elle, fronçant tout à coup le sourcil… Quelle absurdité !… Comme si vous pouviez mourir avant moi !… Ici elle poussa un éclat de rire insensé, qui déchirait l’oreille et le cœur.

Peu après, grand-maman retrouva des larmes, et ce jour-là elle fut sauvée. Sa tendresse pour nous redoubla. Nous ne quittions plus son grand fauteuil, et là, parlant sans cesse de maman, elle nous comblait de caresses. Personne bien certainement n’aurait osé prétendre qu’il y eût dans la douleur de cette pauvre grand’mère la moindre exagération, et certes elle s’exprimait d’une manière touchante. Cependant, et je ne sais pourquoi, je m’associais mieux à celle de Natalia Savishna, et je suis encore convaincu maintenant que personne n’a aimé, regretté ma mère comme cette bonne créature si simple et si tendre.

Pauvre Natalia Savishna ! Après la perte de sa maîtresse, elle ne vécut plus que par habitude, soupirant tout bas après la mort, et sans trop s’en douter. Il lui en coûtait beaucoup de n’avoir plus rien à faire. Les armoires, les placards, les buffets étaient restés sous son contrôle, et elle ne se faisait pas faute de les ranger et déranger sans relâche ; mais le bruit, l’activité d’autrefois manquaient pour elle à la résidence seigneuriale. Les regrets, l’oisiveté relative, les changemens survenus dans sa manière de vivre développèrent en elle une maladie vers laquelle tendait naturellement sa constitution. Un an après la mort de ma mère, Natalia Savishna, devenue hydropique, fut réduite à s’aliter. Moi seul peut-être au monde, je comprends combien il a dû être pénible pour elle de vivre et plus encore de mourir seule dans ce grand château de Petrovska, sans parens ou amis qui vinssent lui fermer les yeux. Tous les habitans du château l’estimaient et l’aimaient, il est vrai ; mais elle n’avait de véritable intimité avec aucun, et de ceci elle tirait vanité, croyant devoir à son poste de faveur et de confiance cette espèce d’isolement qui la mettait au-dessus de tout soupçon. Elle n’eut donc de consolation, pendant les dernières semaines de sa vie, que la prière à Dieu et les assiduités reconnaissantes de son vieux chien Mosca ; elle le prenait sur son lit, et lui, léchant ses mains, il fixait sur elle ses yeux jaunes. Quand elle le vit commencer à s’inquiéter et à gémir : — Assez, assez ! lui dit-elle… Tu n’as pas besoin de m’avertir… Je sais que la mort est proche…

Un mois avant, elle prit toutes ses dispositions et prépara elle-même, avec l’aide des femmes de service, le vêtement qu’elle voulait emporter avec elle. Elle mit en ordre une dernière fois ses chères armoires, et consigna ès-mains du bailli un inventaire bien en règle de tout ce qu’elles renfermaient. En dehors de cet inventaire furent laissés par elle deux robes de soie, un vieux châle, et l’uniforme militaire de grand-papa, — tous objets qui lui avaient été donnés dans le temps, et que ses soins assidus avaient maintenus dans un merveilleux état de conservation, — surtout les belles broderies d’or du costume de guerre.

Elle exprima le désir que l’une des robes (qui était fond rose, à ramages) pût servir à faire une robe de chambre pour Voloda ; l’autre, de couleurs mélangées, devait me revenir pour le même usage ; le châle était destiné à Lubotshka, et l’uniforme du grand-père appartiendrait plus tard au premier de ses deux petits-fils qui aurait gagné l’épaulette.

Tout le reste de son avoir, — sauf quarante roubles environ, qu’elle destinait à quelques menus souvenirs et à défrayer les dépenses funéraires, — revenait de droit à son frère, qui vivait dans le désordre au fond de je ne sais quelle province, et avec lequel, à cause de cela, elle n’avait voulu avoir, durant sa vie, aucun rapport. Ce frère arriva bientôt après, fort alléché ; mais quand il s’aperçut que la succession tout entière montait à vingt-cinq roubles-papier, il se révolta, « regardant, disait-il, comme impossible qu’après soixante ans de service dans une maison riche, où elle avait tout sous la main, — et avec l’humeur presque avaricieuse que l’on connaissait, — sa sœur n’eût pas laissé davantage. »

C’était pourtant bien l’exacte vérité. Il est également vrai qu’après avoir reçu les derniers sacremens, et lorsqu’elle eut fait venir autour d’elle les autres domestiques du château pour leur demander pardon des torts qu’elle avait pu avoir envers eux, Natalia termina sa confession publique par cette phrase remarquable : « J’ai pu avoir bien des torts ; mais pour voleuse, je ne l’ai jamais été… Je ne me suis jamais servie d’un bout de fil qui ne m’appartînt… » C’était là l’unique vertu que l’humble femme voulût se reconnaître.

Elle repose non loin de la petite chapelle érigée sur la tombe de ma mère ; autour du petit tertre, surchargé d’orties et de bardanes, sous lequel Natalia est endormie, court une balustrade de bois noir. En sortant de la chapelle, je ne manque jamais d’aller m’incliner devant cette balustrade, et je me suis souvent demandé, — debout entre la chapelle et le tertre, — si la Providence ne m’a fait connaître ces deux êtres d’élite que pour placer dans ma vie un regret destiné à durer autant qu’elle.


E.-D. FORGUES.

  1. Le comte Nicolas (diminutif Nicolinka) Tolstoï appartient à l’une des familles les plus distinguées de l’aristocratie russe. Son nom et les traditions de sa race l’appelaient naturellement au service militaire ; mais, s’il est permis de juger le caractère de l’homme d’après les données de l’autobiographie juvénile que nous dégageons d’un de ses ouvrages récemment traduit en anglais, la délicatesse nerveuse de ses perceptions, l’exquise sensibilité de son cœur, les tendances libérales de son esprit, ne devaient pas permettre au comte Tolstoï de vouer sa vie tout entière au métier des armes. Effectivement, après avoir pris une part active à la guerre de Crimée, il donna sa démission et se retira sur ses terres, où il s’est consacré à l’amélioration du sort des familles que lui subordonnait la constitution de la propriété en Russie. Préparant avec zèle l’émancipation des serfs, conforme à ses principes de morale et à ses opinions politiques, il avait commencé par établir une école rurale dont il s’était fait le principal professeur, et où, comme préliminaire indispensable de la liberté qu’il réclamait pour les paysans, il s’efforçait de les éclairer, de les moraliser. Aujourd’hui il remplit dans son district les fonctions de « juge de paix, » ce qui revient à dire qu’on l’a choisi pour arbitre-médiateur entre l’aristocratie du pays et les serfs en voie d’émancipation : — brillant hommage rendu à son influence, à son libéralisme, à ses lumières.
  2. Abréviation de Vladimir.
  3. Le poud est de quarante livres (russes).
  4. Le souan-pan chinois, également usité en Russie, est une planche sur laquelle, le long de tiges horizontales, on fait glisser plusieurs séries de petites sphères mobiles percées au centre. On opère ainsi, l’habitude aidant, des opérations arithmétiques assez compliquées.
  5. Diminutif caressant.
  6. « N’avez-vous pas lu le journal ? »
  7. En Russie comme en Amérique, on donne le nom d’oncle aux anciens serviteurs.
  8. Phrase allemande dont voici le sens : « La plus cruelle de toutes les passions est l’ingratitude. »
  9. Petit chariot.
  10. Le bailli de la commune russe.
  11. Diminutif de Natalia.
  12. Serge, nom russe, a pour diminutif Seriosha.
  13. Danse allemande d’autrefois.
  14. Chambre où, le long des mars, sont placés des divans. On y prend le thé.
  15. Coutumes funéraires de l’église grecque.
  16. Coutumes populaires en Russie.
  17. Croyance des paysans russes.
  18. Riz cuit avec du miel et qu’on offre aux assistans le jour des funérailles. Chacun en prend quelques cuillerées en l’honneur de la personne défunte.