Nietzsche et l’immoralisme/Livre premier - Le principe de la philosophie de Nietzsche : Volonté de puissance

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Félix Alcan (p. 30-51).





LIVRE PREMIER

LE PRINCIPE DE LA PHILOSOPHIE DE NIETZSCHE

VOLONTÉ DE PUISSANCE

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CHAPITRE PREMIER

La volonté de puissance et le vouloir-vivre.



Toute la doctrine de Nietzsche repose sur la conception et l’adoration d’une sorte de déité métaphysique qu’il appelle la puissance. À la volonté de vie que Schopenhauer avait placée au cœur de l’être, il substitue « la volonté de pouvoir et de domination ». Nous retrouvons, dans cette idée de puissance en déploiement, la vieille notion romantique dont s’étaient nourris tous les littérateurs depuis Schlegel jusqu’à Victor Hugo, tous les philosophes depuis Fichte, Schelling et Hegel jusqu’à Schopenhauer. Des forces qui se répandent sans autre but qu’elles-mêmes ou pour des buts qu’il leur plaît de poser, n’est-ce pas l’idée fondamentale par où le romantisme s’oppose à l’intellectualisme classique, aux notions d’ordre, de loi, d’harmonie, d’intelligibilité et, en un seul mot, d’intelligence ? La puissance de l’orage et de la tempête qui tourbillonne sans raison, la puissance de l’océan qui se soulève sans rien atteindre, la puissance de la montagne se dresse sans rien poursuivre, la puissance de l’homme de génie, qui s’épand comme un nouvel océan et au besoin déborde en renversant tous les obstacles, les « droits du génie », la morale particulière des grands hommes, les « droits mêmes de la passion », de la simple passion brutale, géniale à force de violence, — amour, haine, colère, vengeance, tout ce qui est déchaîné au point de ne plus connaître de loi : — voilà ce dont le romantisme s’est enivré et nous a enivrés tous au XIXe siècle.

Zarathoustra commence par nous dire, en faisant allusion à Schopenhauer, son devancier : « Celui-là n’a assurément pas rencontré la vérité, qui parlait de la volonté de vie ; cette volonté n’existe pas. Car ce qui n’est pas ne peut pas vouloir, et comment ce qui est dans la vie pourrait-il encore désirer la vie ? » — On peut répondre à Nietzsche : — Ce qui est dans la vie désire la continuation de la vie ; il désire aussi l’accroissement de la vie sous toutes ses formes et notamment l’accroissement de la conscience de vivre. — Mais alors, objectera Nietzsche, le vrai principe n’est pas la volonté de vie ; « il est, — ce que j’enseigne, — la volonté de puissance. » Et nous répliquerons à notre tour : — La puissance est un simple extrait de la vie, sans laquelle elle ne serait pas.

Reste donc à dire en quoi consiste la vie. Zarathoustra répond : — « La vie elle-même m’a confié ce secret. — Voici ! dit-elle, je suis ce qui doit toujours se surmonter soi-même.

« Assurément vous appelez cela volonté de créer, ou instinct du but, du plus sublime, du plus lointain, du plus multiple : mais tout cela n’est qu’une seule chose et un seul secret. »

Ainsi reparaît chez Nietzsche l’idée de finalité ou son équivalent. Ce que d’autres appellent l’instinct du but, Zarathoustra l’appelle l’instinct de se surmonter sans cesse. Mais se surmonter implique une comparaison entre ce qui est atteint et ce qui est à atteindre, entre l’état actuel et l’état idéal qui est posé par la volonté même comme sa fin. Comment donc la vie se surmonte-t-elle ? Est-ce en vivant plus ? en vivant mieux ? Pour Nietzsche, cela veut simplement dire : en acquérant plus de puissance et de domination.

« Partout, dit-il, où j’ai trouvé ce qui est vivant, j’ai entendu la parole d’obéissance. Tout ce qui est vivant est une chose obéissante.

« Et voici la seconde chose. On commande à celui qui ne sait pas s’obéir à lui-même. C’est là la coutume de ce qui est vivant.

« Voici ce que j’entendis en troisième lieu : — Commander est plus difficile qu’obéir. Car celui qui commande porte encore le poids de tous ceux qui obéissent, et cette charge l’écrase facilement.

« Commander m’est toujours apparu comme un danger et un risque[1]. Et toujours, quand ce qui est vivant commande, ce qui est vivant risque sa vie.

« Et quand ce qui est vivant se commande à soi-même, il faut encore que ce qui est vivant expie son autorité. Il faut qu’il soit juge, vengeur et victime de ses propres lois.

« Comment cela arrive-t-il donc ? me suis-je demandé. Qu’est-ce qui décide ce qui est vivant à obéir, à commander et à être obéissant même en commandant ?

« Écoutez donc mes paroles, vous, les plus sages Examinez sérieusement si je suis entré au cœur de la vie, jusqu’aux racines de son cœur !

« Même dans la volonté de celui qui obéit j’ai trouvé la volonté d’être maître.

« Que le plus fort domine le plus faible, c’est ce que veut la volonté, qui veut être maîtresse de ce qui est plus faible. C’est là la seule joie dont il ne veuille pas être privé.

« Et, comme le plus petit s’abandonne au plus grand, — car le plus grand veut jouir du plus petit et le dominer, — ainsi le plus grand s’abandonne encore et risque sa vie pour la puissance.

« C’est là l’abandon du plus grand : qu’il y ait témérité et danger et que le plus grand joue sa vie.

« Et où il y a sacrifice et service rendu et regard d’amour, il y a aussi la volonté d’être maître. C’est sur des chemins détournés que le plus faible se glisse dans la forteresse et jusque dans le cœur du plus puissant — c’est là qu’il vole la puissance[2]. »

Qu’est-ce donc que cette puissance dont parle si poétiquement Zarathoustra ? Nulle part elle n’est définie, elle est partout représentée comme une sorte de fuite perpétuelle au-dessus de soi-même et aussi au-dessus des autres ; mais qu’est-ce que cet « au-dessus » ?

« Il y a bien des choses que le vivant apprécie plus haut que la vie elle-même ; mais c’est dans ces appréciations elles-mêmes que parle la volonté de puissance ! » Donc, selon Nietzsche, en appréciant quelque chose au-dessus de la vie, on place la puissance au-dessus de la vie. Que peut être, encore une fois, cette puissance, sinon la vie universelle elle-même, puissance qui s’agite éternellement dans le monde, qui va toujours plus loin et plus haut que tout individu et toute valeur particulière ?

« En vérité, je vous le dis : le bien et le mal qui seraient impérissables n’existent pas. Il faut qu’ils se surmontent toujours de nouveau eux-mêmes.

« Mais une puissance plus forte grandit de vos valeurs et une nouvelle victoire sur soi-même, qui brise les œufs et les coquilles d’œufs. »

On voit qu’il s’agit, en dernière analyse, d’une force de progrès que rien n’arrête, et que rien aussi ne peut définir. Chaque être dit : Je veux pouvoir ; pouvoir quoi ? je l’ignore, mais partout où il y a pouvoir à exercer, je l’exerce, et quand je l’ai exercé, je veux pouvoir plus encore. Ce principe fondamental de Nietzsche, cette insatiable « faim » de puissance ressemble fort à l’antique « soif de l’infini ».

Comme Malebranche, avec les platoniciens, retrouvait partout, jusque dans les passions et les vices, la volonté de l’être et de l’être infini, ainsi Nietzsche retrouve partout la volonté de puissance. Si vous aimez quelqu’un, c’est ou pour étendre sur lui votre puissance, ou pour lui ôter la sienne en pénétrant dans son cœur et pour partir de là vers une puissance plus haute. Selon Malebranche comme selon Pascal, nous aimons l’être universel dans les individus eux-mêmes. Prenez, avec Spinoza et Schopenhauer, l’idée de Malebranche dans un sens immanent et vous aurez l’analogue du système de Nietzsche. Ce système est une sorte de panthéisme phénoméniste où la volonté de puissance remplace la substance et où les phénomènes de toutes sortes remplacent les modes. Nietzsche n’est, pas sorti du spinozisme de Schopenhauer, il a seulement adoré ce que Schopenhauer condamnait sous le nom de vouloir-vivre.

Le mot puissance, Macht, n’est d’ailleurs pas plus clair que celui de vouloir-vivre, puisqu’il reste toujours à dire ce qu’on peut, ce qu’on veut, ce qu’on doit. Le pouvoir est, comme la possibilité, une abstraction qui ne se laisse saisir qu’en se déterminant à quelque réalité. L’homme qui peut comprendre ce que les autres ne comprennent pas, l’homme qui peut, par la science, saisir la vérité, celui-là aussi a de la puissance. L’homme qui peut aimer les autres, sortir de soi et de ses limites propres pour vivre de la vie d’autrui, celui-là aussi a de la puissance. N’appellera-t-on puissant ou fort que celui qui a des bras vigoureux ? Il est fort physiquement, cela est certain ; il amènera, comme s’en vantait Théophile Gautier, le chiffre 100 au dynamomètre ; mais Gautier se vantait aussi de pouvoir faire des métaphores qui se suivent, et il considérait cela comme une sorte de puissance. Enchaîner des idées qui se suivent, c’est encore une force. Régler ses sentiments et y mettre de l’ordre, c’est encore une force. Comment donc édifier une doctrine de la vie, et une doctrine prétendue nouvelle, sur une entité aussi vide que celle de la puissance ? Cette conception soi-disant moderne est aussi scolastique que la foi à la puissance dormitive de l’opium. La transmutation de toutes les valeurs en valeurs de puissance est une transmutation de toutes les réalités en vapeurs de possibilités ; ce n’est pas de la chimie scientifique, c’est de l’alchimie métaphysique. À un mot déjà vague, le vouloir-vivre, mais exprimant du moins une réalité qui se sent, on substitue un terme, le vouloir-pouvoir, qui n’exprime plus que la pure virtualité.

Répondrez-vous que la puissance est la « domination » ? — La domination sur qui ? — Sur soi et sur autrui. — Mais qu’indique la domination sur soi ? Une force de volonté, — en supposant que nous ayons une volonté, ce que par ailleurs vous niez ; — et il reste toujours à savoir ce que nous voulons, ce que nous faisons ainsi dominer sur nos autres instincts. La volonté, direz-vous, n’est qu’un instinct plus fort qui s’assujettit le reste ; — mais alors on vous demandera : — Quel est ou quel doit être cet instinct dominateur ? — Répondre : « L’instinct de domination » c’est répondre par la question. Ici encore, vous vous payez de mots abstraits et vides.

Serez-vous plus heureux avec la domination sur autrui ? Il y a cent manières d’entendre cette domination. Un brutal qui vous renverse d’un coup de poing vous domine. Un argumentateur qui vous réfute par de bonnes raisons vous domine. Celui qui vous persuade en se faisant aimer vous domine. Si Samson dominait avec sa force, Dalila dominait avec sa beauté. Les cheveux de Dalila étaient plus forts que ceux de Samson. Il y a eu, dans le monde, des victoires de douceur plus triomphantes que toutes celles de la force. Qu’est-ce donc que votre volonté de domination ? Encore un cadre vide qui attend qu’on le remplisse, et ce n’est pas avec d’autres mots que vous le remplirez. La domination du plus fort ne signifie rien, parce qu’il reste toujours à déterminer la nature et l’espèce de sa force.

Philosophiquement et scientifiquement, la force est le pouvoir de causer des changements dans le monde, elle est pour ainsi dire la causalité en action. S’il en est ainsi, soutiendrez-vous que vos modèles, les « Napoléon » et les « Borgia », soient les seuls à introduire des changements dans le monde ? Le Christ, pour la faiblesse et la bonté duquel vous avez du dédain, n’a-t-il pas introduit, non seulement à la surface de la terre, mais au fond des cœurs, plus de changements que n’en ont causés les victoires éphémères d’un Bonaparte et surtout les orgies ou assassinats d’un Borgia ? Qui fut le plus fort de César même ou de Jésus ? Si le premier conquit les Gaules, le second conquit le monde.

Pauvre psychologie que celle qui s’écrie : — « Qu’est-ce que le bonheur ? Le sentiment que la puissance grandit, qu’une résistance est surmontée. » D’abord, vous reconnaissez là vous-même la relativité de la puissance par rapport à la résistance, comme dans un levier ; mais la résistance, à son tour, n’est que ce qu’est l’objet qui résiste. Surmonter une résistance peut causer un plaisir, ce n’est pas le bonheur. Avoir conscience de la puissance, ce n’est pas non plus le bonheur :

Ô Seigneur, j’ai vécu puissant et solitaire


Reste toujours à savoir à quoi les Moïses emploient leur puissance, l’effet qu’elle, produit hors de nous et surtout en nous. — « Non le contentement, s’écrie Nietzsche, mais encore de la puissance » et il ne voit pas qu’il est lui-même content de sa puissance, qu’il est ivre de sa puissance ; que, si l’on supprime le contre-coup de l’activité sur l’intelligence et sur la sensibilité, il n’y aura plus de bonheur. — « Non la paix avant tout, mais la guerre » — Et, là encore, Nietzsche oublie que la puissance qui rencontre un obstacle et est obligée de lutter est par cela même diminuée, tandis que la puissance qui s’épand sans obstacle et sans lutte a un gentiment plus grand de plénitude. La paix dans la plénitude n’a-t-elle pas, elle aussi, sa joie, qui vaut bien la joie du conflit et de la mêlée ? Comment donc un philosophe qui entreprend de restituer à l’âme humaine toute sa richesse commence-t-il par l’appauvrir en lui retirant la joie de triompher sans combat, le droit d’aimer et de se faire aimer, de vivre en autrui comme en soi, de multiplier ainsi sa propre vie par celle de tous ? Zarathoustra chantera lui-même, il est vrai, d’admirables hymnes d’amour :

    Il fait nuit, voici que s’élève plus haut la voix des fontaines jaillissantes. Et mon âme, elle aussi, est une fontaine jaillissante.
    Il fait nuit : c’est maintenant que s’éveillent tous les chants des amoureux. Et mon âme, elle aussi, est un chant d’amoureux.
    Il y a en moi quelque chose d’inapaisé et d’inapaisable qui veut élever sa voix. Il y a en moi un désir d’amour qui parle lui-même la langue de l’amour…

Malheureusement, nous l’avons vu, l’amour n’est encore pour Zarathoustra que le désir d’épandre sa puissance sur autrui ; il est une des formes du Wille zur Macht. Est-ce bien là le véritable amour ?

La religion de la puissance pure, que prêche Zarathoustra, nous ramène à l’antique culte du Père, aux dépens du Fils et surtout de l’Esprit. Si le Fils symbolise la vérité et l’Esprit la bonté, il est à craindre que vérité et bien ne soient rejetés au second plan et même niés par tout adorateur de la pure puissance. C’est en effet, comme nous allons le voir, ce qui arrive à Zarathoustra.


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CHAPITRE II


le vrai comme volonté de puissance.



Nietzsche rejette « la connaissance pure, la connaissance immaculée », la connaissance contemplative, où il ne voit qu’hypocrisie. Pour lui, la vraie connaissance est pratique et agissante : elle est désir de créer, elle est amour fécond, qui veut élever jusqu’à soi. Cette idée inspire à Nietzsche de superbes pages[3].

« En vérité, vous n’aimez pas la terre comme des créateurs, des générateurs, joyeux de créer !

« Où y a-t-il de l’innocence ? Où il y a la volonté d’engendrer. Et celui qui veut créer au-dessus de lui-même, celui-là a pour moi la volonté la plus pure.

« Où y a-t-il de la beauté ? Là où il faut que je veuille de toute ma volonté ; où je veux aimer et disparaître, afin qu’une image ne reste pas seulement image.

« Aimer et disparaître, c’est ce qui s’accorde depuis des éternités. Vouloir aimer, c’est aussi être prêt à la mort.

« Déjà l’aurore monte ardente. Son amour pour la terre approche ! Tout amour de soleil est innocence et désir de créateur.

« Regardez donc comme l’aurore passe impatiente sur la mer ! Ne sentez-vous pas la soif et la chaude haleine de son amour ?

« Elle veut aspirer la mer et boire ses profondeurs : et le désir de la mer s’élève avec mille mamelles.

« Car la mer veut être baisée et aspirée par le soleil ! elle veut devenir air et hauteur et sentier de lumière, et lumière elle-même

« En vérité, pareil au soleil, j’aime la vie et toutes les mers profondes.

« Et ceci est pour moi la connaissance. Tout ce qui est profond doit monter à ma hauteur. « Ainsi parlait Zarathoustra. » Avec Schopenhauer, Nietzsche retrouve encore sous la volonté de vérité la volonté de vivre, mais il ne se la figure toujours que comme volonté de puissance.

« Vous appelez volonté de vérité ce qui vous pousse et vous rend ardents, vous les plus sages.

« Volonté d’imaginer l’être : c’est ainsi que j’appelle votre volonté.

« Vous voulez rendre imaginable tout ce qui est : car vous doutez, avec une juste méfiance, que ce soit déjà imaginable.

« Mais tout ce qui est, vous voulez le soumettre et le plier à votre volonté. Le rendre poli et soumis à l’esprit comme son miroir et son image.

« C’est là toute votre volonté, vous les plus sages, c’est là votre volonté, même quand vous parlez du bien et du mal et des appréciations de valeurs.

« Vous voulez encore créer le monde devant lequel vous pouvez vous agenouiller ; c’est là votre dernier espoir et votre dernière ivresse. »

La volonté de puissance est donc représentée par Nietzsche comme faisant le fond des valeurs de bien ou de mal, comme de celles de vrai et de faux. La volonté de puissance est « la volonté vitale, inépuisable et créatrice ».

Nietzsche dit encore ailleurs :

« Et toi aussi, qui cherches la connaissance, tu n’es que le sentier et la piste de ma volonté : en vérité, ma volonté de puissance marche aussi sur les traces de la volonté du vrai.[4]» La connaissance n’est donc que le moyen, que le « sentier » de la volonté, qui d’ailleurs va devant soi sans avoir aucun objet fixe.

Dans cette théorie sur les rapports de la connaissance et de la puissance, Nietzsche s’est souvenu du « monde comme représentation », décrit par Schopenhauer et, avant Schopenhauer, par Kant. Nietzsche n’aperçoit dans l’intelligibilité que ce qu’on pourrait appeler l’imaginabilité ou la possibilité d’être représenté. Dès lors, sa thèse devient facile à soutenir. Nous voulons imaginer l’être, or il est certain que l’être n’est pas imaginable, puisqu’il n’entre pas du dehors en nous par les sens et la perception : il n’a donc jamais été imaginé et ne le sera jamais.

On peut accorder à Nietzsche que la volonté de vérité a été d’abord un besoin d’imaginer, sinon l’être, du moins les actions des êtres, des êtres utiles ou malfaisants. Le sauvage de l’âge de pierre se représentait l’ours des cavernes bondissant sur lui pour l’étrangler. Toutes les représentations primitives étaient sous la norme de l’utilité vitale. Et comment l’ensemble de ces représentations aurait-il pu vraiment représenter l’être ? Pourtant, elles en représentaient une partie, le petit coin de l’univers où le sauvage vivait, agissait, jouissait, souffrait, désirait. En ce sens, quoi qu’en puisse dire Zarathoustra, elles avaient déjà leur vérité, précisément parce qu’elles avaient leur réalité.

Dans notre Critique des systèmes de morale contemporaine (1883, pp. 298-306), nous avions fait nous-même une critique analogue de l’idée de vérité et du caractère de bien en soi attribué à cette idée ; nous avions même fait la critique du caractère de bonté attribué à l’intelligence comme telle. Nous avions dit en propres termes, avant Nietzsche, ces mots (qu’il a peut-être lus) : « Le plaisir de savoir est au fond le plaisir de la difficulté vaincue, le plaisir même de la victoire, le plaisir de la puissance exercée et accrue. » (P. 303.) Mais peut-être avions-nous aussi d’avance répondu à Nietzsche en ajoutant : « Soutiendrons-nous donc que la puissance, la force, est le bien ?… Ce serait encore là confondre des idées très différentes. La vérité est essentiellement un rapport de principe à conséquence, une identité totale ou partielle, une forme logique ; la force est essentiellement un rapport de cause à effet, un principe de mouvement et de changement, une forme de la réalité. Ceci entendu, nous demanderons ce qu’il y a de bon à ce que la cause produise son effet, à ce que la force engendre le mouvement, et, si cette nécessité, réelle est plus digne de s’appeler le bien que la nécessité logique, dont nous parlerons tout à l’heure. Tout dépend de la nature de l’effet produit ; la force est bonne si l’effet est bon, mauvaise si l’effet est mauvais. Et par quel moyen, à ne consulter que l’expérience, jugerez-vous que l’effet est bon on mauvais ? Vous serez encore obligé de recourir à l’idée d’une augmentation ou d’une diminution de vie, qui, empiriquement, ne vaut que comme augmentation ou diminution de l’intime félicité. » (P. 303.) Nous ajoutions que, dans la conscience immédiate, « il n’y a plus ni connaissance, ni intelligence proprement dite ; il n’y a plus ni vérité, ni intelligible ; il y a sentiment de la vie, et ce qui fait qu’un sentiment est bon, c’est au fond qu’il est agréable. Supprimez la joie d’être et d’agir, le sentiment obscur, mais profond, de la volonté satisfaite, du désir uni à son objet, qu’y aura-t-il de bon dans la conscience » (p. 302) ?

Guyau, lui aussi, avait montré avant Nietzsche, dans le désir de connaître, le désir fondamental de vivre et d’aller toujours plus avant :

Vivre, c’est avancer.


L’école anglaise, d’ailleurs, n’avait-elle pas établi le caractère primitivement pratique et vital des opérations de l’esprit, devenues plus tard spéculatives ? Schopenhauer, enfin, n’avait-il pas reconnu au-dessus de l’intelligence le vouloir-vivre ?

La grande différence entre Schopenhauer et son disciple, c’est que Nietzsche supprime tout ce qui n’est pas le pur « devenir » ; au delà du monde des phénomènes, il ne laisse plus rien, et la volonté elle-même ne constitue plus un fond différent de la surface. Nietzsche est partisan du réalisme absolu. Comme Goethe, il dit au philistin : Tu cherches le cœur de la nature, mais, aveugle, tu y es toujours, au cœur de la nature ; il n’y a pas de réalité distincte du phénomène, il n’y a pas d’au-delà. Le monde « vrai », imaginé par Platon, est le même que le monde réel. — « Grand jour, déjeuner, retour du bon sens et de la gaieté, rougeur éperdue de Platon ; sabbat de tous les libres esprits. Nous avons supprimé le vrai monde ; quel monde reste-t-il donc ? Serait-ce le monde des apparences ? Mais non, en même temps que le monde vrai, nous avons supprimé le monde des apparences. Midi. Instant de l’ombre la plus courte ; fin de la plus longue erreur ; apogée de l’humanité. Incipit Zarathoustra. » Tel est le grand dogme, la grande découverte. Le phénoménisme, cependant, n’était pas étranger aux devanciers de Platon, et ce dernier, en retrouvant Héraclite dans Zarathoustra, n’aurait eu au front aucune rougeur éperdue. « Midi » aura beau resplendir et l’ombre aura beau être la plus courte, il y aura toujours une ombre ; on se demandera toujours si la pensée humaine est égale à la réalité radicale et universelle, si le monde représenté et le monde réel sont absolument identiques. S’ils ne le sont pas, il y a donc un ensemble d’apparences qui peut n’être pas la révélation complète du réel, qui peut, en certains cas, se trouver vrai, en d’autres cas, se trouver faux.

Mais Nietzsche, lui, espère être monté par delà le vrai et le faux, comme par delà le bien et le mal. Pour lui, les prétendus « libres penseurs » sont loin de penser librement, car « ils croient encore à la vérité » ! Lorsque les Croisés, ajoute Nietzsche, se heurtèrent en Orient « sur cet invincible ordre des Assassins, sur cet ordre des esprits libres par excellence, dont les affiliés des grades inférieurs vivaient dans une obéissance telle que jamais ordres monastiques n’en connurent de pareille, ils obtinrent, je ne sais par quelle voie, quelques indications sur le fameux symbole, sur le principe essentiel dont la connaissance était réservée aux dignitaires supérieurs, seuls dépositaires de ce secret ultime : « Rien n’est vrai, tout est permis. » C’était enfin là, dit Nietzsche, « la liberté d’esprit, une parole qui mettait en question la foi même, en la vérité » Le savant moderne qui se croit un esprit libre, le Darwin ou le Pasteur qui, par une sorte de stoïcisme intellectuel, se soumet aux faits et aux lois en s’oubliant lui-même, qui finit par s’interdire tout aussi sévèrement le non que le oui, qui s’impose une immobilité voulue devant la réalité, qui pratique ainsi un nouvel ascétisme, ce savant a une volonté absolue de la vérité, et il ne voit pas que cette volonté est la foi dans l’idéal ascétique lui-même. « N’est-ce pas, en effet, la foi en une valeur métaphysique, en une valeur par excellence de la vérité, valeur que seul l’idéal ascétique garantit et consacre (elle subsiste et disparaît avec lui[5] ? » L’homme véridique, « véridique dans ce sens extrême et téméraire que suppose la foi dans la science », affirme par là « sa foi en un autre monde que celui de la vie, de la nature et de l’histoire[6] », en un monde vrai, qui s’oppose aux apparences Le savant est donc encore un homme religieux, puisqu’il a la religion de la vérité ; il dirait volontiers que la vérité est Dieu et, en conséquence, que Dieu est vérité, λόγος. Fût-il athée comme Lagrange ou Laplace, il ne se croit pas permis de violer la vérité, ni en pensées, ni en actions. Nietzsche, lui, demande avec Ponce-Pilate, qui était déjà un esprit libre : « Qu’est-ce que la vérité ? » et il finit par répondre avec le chef des Assassins : « Rien n’est vrai » ; d’où résultera, par une conséquence nécessaire : tout est permis.

Ceux qui attaquent Dieu et l’Église au nom de la vérité, de la morale et de la justice, avait déjà dit Stirner, en appellent à une autorité qui est extérieure à la volonté égoïste de l’individu, et cette autorité, en dernière analyse, est la volonté d’un Dieu : « Nos athées sont de pieuses gens » Nietzsche répète la même chose et montre que les athées qui croient au vrai et au bien croient en Dieu.

Les pages qu’on vient de lire sont parmi les plus profondes de Nietzsche, car il a bien vu que la vérité, la science et la moralité se tiennent comme par la main, que toutes trois sont une affirmation d’un monde autre que celui de nos sens et même de notre pensée. À cet autre monde, Nietzsche déclare une guerre sans trêve et sans merci. C’est qu’il se le représente comme opposé à la réalité, comme ennemi de la réalité même, comme je ne sais quel abîme insondable où on veut nous faire adorer la divinité. Spencer lui-même ne nous invite-t-il pas à nous agenouiller devant le grand point d’interrogation ? C’est à cette conception que Nietzsche oppose le phénoménisme absolu de l’école ionienne.

— Mais, demanderons-nous, la vérité que recherche la science est-elle donc aussi mystique et aussi ascétique que Nietzsche se plaît à l’imaginer ? Selon nous, le monde vrai n’est pas distinct du monde réel ; il est le monde réel lui-même, le monde tel qu’il est, tel qu’il se fait, tel qu’il devient et deviendra. Toute la question est de savoir si nos sens incomplets et inexacts nous révèlent, ne disons plus la vérité, mais la « réalité », si même nos facultés intellectuelles sont adéquates, ne disons plus à la vérité, mais à la réalité. À ce problème, philosophes et savants ont-ils donc tort de répondre : Non ? Avant la découverte de l’électricité, nos sens ne pouvaient nous faire séparer cette force des autres forces de la nature ; avant la découverte des rayons X, nos yeux ne pouvaient nous les faire pressentir. Nietzsche sait tout cela, comme le premier élevé venu d’un gymnase ; il a, lui aussi, mis en avant ce principe, soutenu par l’école anglaise, par Guyau, par nous-même[7], que nos sens sont primitivement des instruments d’utilité vitale, non de connaissance désintéressée et, par conséquent, ne peuvent nous renseigner sur ce que sont les choses indépendamment de nos propres besoins. Comment donc oublie-t-il maintenant ce même principe, au point de vouloir nous persuader qu’un monde n’est pas plus vrai que l’autre, que le monde de Copernic n’est pas plus vrai, disons plus réel, que celui de Ptolémée, que les livres de physique aux mains de nos étudiants ne mirent pas mieux la réalité que ceux de Thalès ? « Rien n’est vrai », cela veut dire, en dernière analyse : rien n’est réel. Au delà de la sensation présente et de l’apparence fugitive, il n’y a rien ; non seulement « l’homme est la mesure de tout » ou encore le moi unique de Stirner est la mesure de tout, mais la sensation actuelle est la mesure de tout, elle est tout le réel. Si nos savants n’admettent pas une telle aberration de la pensée, ils ne sont pour cela ni des ascètes, ni des mystiques ; ils ont, au contraire, le pied appuyé sur la terre ferme, et c’est Nietzsche qui est le jouet d’un mirage aérien. Point n’est donc besoin, à notre avis, de supposer un monde vrai derrière le monde réel, mais, dans le monde réel lui-même, il y a un monde total qui déborde l’homme, et il y a un monde purement humain qui est celui de nos sensations et même de nos connaissances, simple fragment du réel, partie que nous ne devons pas confondre avec le tout. C’est le tout qui est vrai, parce que seul il est totalement réel ; et plus, par la science (que Nietzsche veut en vain rabaisser), nous embrassons de rapports, de connexions de faits, de lois, plus nous nous rapprochons du tout, de la vérité identique à la réalité. Dans notre conduite même, nous pouvons aller en un sens conforme ou contraire à la vérité et à la réalité tout ensemble, à la « vie », pour parler comme Guyau et comme Nietzsche. Et Nietzsche lui-même d’ailleurs, après avoir nié la vérité, est-ce qu’il ne distingue pas une vie plus vraie ou plus réelle, une autre plus fausse et comme moins vivante ? Il croit donc, lui aussi, à une vérité Tout en raillant le vrai, il passe ses jours et ses nuits dans la recherche du vrai ; il pratique lui-même ce noble ascétisme dont il se moque : il veut, lui aussi, se mettre en présence de ce qui est, sans y mêler rien qui altère ni la limpidité du regard, ni la limpidité de la lumière.

— Soit, dira Nietzsche, il y a de l’erreur et de l’apparence ; mais l’apparence n’est pas là où on la place d’ordinaire, dans le monde du devenir ; c’est, au contraire, le prétendu monde de l’être qui n’est qu’apparent. Les idées mêmes de cause et d’effet, d’espace et de temps, d’unité, d’identité, de similitude ou de dissimilitude, toutes les catégories et formes nécessaires de nos pensées ne sont que des illusions nécessaires. — Cette idée de l’illusion innée à l’homme, déjà exprimée par Platon dans son allégorie de la caverne, a hanté plus que jamais les esprits depuis Kant. Dans la pièce de vers intitulée Illusion féconde, Guyau avait montré, lui aussi, quelle part d’erreur se mêle à toutes nos vérités, à toutes nos croyances, à toutes nos espérances et même à tous nos amours :

Cesser de se tromper, ce ne serait plus vivre !
................
La nature à mon œil crédule se déguise :
Tout ce qui tombe en moi s’y réfracte, je vois
Se déformer soudain tout ce que je perçois ;
Mon cœur profond ressemble à ces voûtes d’église
Où le moindre bruit s’enfle en une immense voix.
L’erreur de toutes parts m’enveloppe et m’enserre :
Vouloir, illusion ! aimer, illusion !
....................
Nous donnons de notre âme à ce que nous aimons,
Et c’est cette parcelle à notre cœur ravie
Qui, s’attachant à tout, rend tout digne d’envie.

Seulement Guyau ne s’en tenait pas à l’idée d’une illusion universelle et irrémédiable :

Chaque progrès au fond est un avortement,
Mais l’échec même sert…
De nos illusions se fait la vérité.
Chaque homme pris à part est le jouet d’un rêve,
Et cependant ce rêve un jour surgit réel :
L’œuvre que j’ai manquée un jour sans moi s’achève ;
Las, épuisé, je tombe au moment où se lève
L’aube que j’appelais en vain du fond du ciel.

Nietzsche, à son tour, adopte l’idée de l’universelle illusion, mais en l’exagérant jusqu’à supprimer tout ce qu’on appelle « vérité », et il se persuade que l’idée est neuve. « Établissons, dit-il, de quelle façon nous (je dis « nous » par politesse…) concevons le problème de l’erreur et de l’apparence. » Nietzsche se croit donc le premier à concevoir le « devenir » comme la seule réalité, l’unité et l’identité comme des illusions ; il ne sait plus qu’il y a eu avant lui un Héraclite, un Hume et tant d’autres ; il a inventé le phénoménisme, il a découvert cette Méditerranée !

Accordons-lui cependant son dogme prétendu nouveau du phénoménisme absolu et de l’illusionnisme absolu ; il n’y gagnera qu’une contradiction de plus avec les autres dogmes de sa religion. Si, en effet, il n’y a que devenir et phénomènes sans lois (et c’est ce que soutient Nietzsche, qui raille l’idée humaine de loi), comment admettre cependant des nécessités et professer le fatalisme absolu ? Nécessité, c’est retour identique des mêmes phénomènes, c’est unité. Et nous verrons plus loin l’importance qu’a prise dans la religion de Nietzsche l’idée de « l’éternel retour ». Comment donc peut-il nier toute loi, lui qui fait du retour circulaire la loi des lois ? Il ne s’imagine pas, sans doute, que philosophes et savants entendent encore par loi une législation de quelque volonté, et non une nécessité fondée dans la nature même des choses[8] !

De plus, comment Nietzsche pourra-t-il concilier un phénoménisme et un réalisme aussi absolus avec ses propres efforts pour pousser l’humanité vers l’idéal du surhomme ? — « Personne, dit-il, ne donne à l’homme ses qualités, ni Dieu, ni la société, ni ses parents et ses ancêtres, ni lui-même… La fatalité de son être n’est pas à séparer de la fatalité de tout ce qui fut et de tout ce qui sera. L’homme n’est pas la conséquence d’une intention propre, d’une volonté, d’un but, — avec lui, on ne fait pas d’écart pour atteindre un idéal d’humanité, un idéal de bonheur, ou bien un idéal de moralité ; il est absurde de vouloir faire dévier son être vers un but quelconque.[9]. » Mais est-ce que Nietzsche, lui aussi, ne veut pas faire « dévier notre être » vers un but, et vers un but surhumain ? « Il n’y a rien, dit-il encore, qui pourrait juger, mesurer, comparer notre existence, car ce serait là juger, mesurer, comparer et condamner le tout… Mais il n’y a rien en dehors du tout. » — Pourquoi donc va-t-il juger lui-même que les « maîtres » sont supérieurs aux « esclaves », les nobles et les forts aux vilains et aux faibles, le surhomme à l’homme ? Pourquoi les compare-t-il ? — « Faites comme le vent quand il s’élance des cavernes de la montagne ; élevez vos cœurs, haut, plus haut Ainsi parla Zarathoustra. » — À quelle mesure Zarathoustra reconnaîtra-t-il ce qui est plus haut ? L’antinomie éclate dans le système de Nietzsche. Entre son fatalisme et sa morale ou surmorale, — que nous apprécierons plus loin, — il y a entière contradiction.

Non moins grande est la contradiction entre le mépris de la pensée que professe Nietzsche et l’admiration de la pensée dont il fait également preuve. Il a beau se moquer du matérialisme, toutes les vieilleries et banalités du gros matérialisme à la mode il y a cinquante ans se retrouvent chez lui, présentées comme idées neuves : « Nous ne faisons plus descendre l’homme de l’esprit, de la divinité, dit-il, nous l’avons replacé parmi les animaux. Il est pour nous l’animal le plus fort parce qu’il est le plus rusé : notre spiritualité en est une suite. » L’intelligence n’est qu’une forme de la ruse, qui est elle-même une forme de la force. « Nous nous défendons, d’autre part, contre une vanité qui, là aussi, voudrait être la voie : comme si l’homme avait été la grande pensée de derrière la tête de l’évolution animale ! » Évolution n’est pas finalité, développement n’est pas recherche intentionnelle de la perfection. « L’homme n’est absolument pas le couronnement de la création ; chaque être se trouve à côté de lui au même degré de perfection[10]. »

Ici Nietzsche « dévie » et ne comprend plus même la doctrine évolutionniste. Pour celle-ci, une huître ne vaut pas un homme : l’huître a une organisation moins diversifiée et moins unifiée ; elle sent moins, elle agit moins, elle pense moins que l’homme ; aussi Darwin et Spencer, tout en la trouvant peut-être parfaite en son genre et à sa place, trouveront l’huître moins parfaite que Newton ou Laplace. Si tous les types se valent, pourquoi Nietzsche adore-t-il un type d’homme supérieur, à savoir le plus fort, le plus rusé, le plus au-dessus de tout scrupule ? Après l’inconséquence, voici le paradoxe : « En prétendant cela (que l’homme n’est pas plus parfait qu’un autre animal), nous allons encore trop loin : l’homme est relativement le plus manqué de tous les animaux, le plus maladif, celui qui s’est égaré le plus dangereusement loin de ses instincts ; — il est vrai qu’avec tout cela il est aussi l’animal le plus intéressant. » En ce qui concerne les animaux, et par conséquent l’homme, « c’est Descartes qui, le premier, a eu l’admirable hardiesse de considérer l’animal en tant que machine ». Et Nietzsche ajoute des moqueries peu originales sur le libre arbitre, sur la volonté, qui « n’agit pas ». Il a lu Maudsley et M. Ribot. Il va même, comme Maudsley, jusqu’à considérer la conscience comme une imperfection de mécanisme. « L’esprit, la conscience, nous semblent précisément être les symptômes d’une relative imperfection de l’organisme, une expérience, un tâtonnement, une méprise, une peine qui use inutilement beaucoup de force nerveuse ; — nous nions qu’une chose puisse être faite dans la perfection, tant qu’elle est faite consciemment. » On reconnaît la bonne vieille théorie de la conscience épiphénomène, de la conscience indice d’imperfection mécanique, n’ayant d’autre but que de s’éliminer elle-même en faveur de l’automatisme [11].

Comment la conscience, épiphénomène inutile, n’est-elle cependant explicable qu’en vertu de son utilité et parce qu’elle supplée à un mécanisme marchant tout seul, c’est ce que ni Maudsley ni Nietzsche ne nous expliquent. En outre, pourquoi Nietzsche veut-il amplifier la conscience même, la conscience de la vie, de la force, du mouvement, de la puissance, de la ruse, de la joie débordante ? Si l’être conscient n’a pas plus de valeur que l’être inconscient, si l’homme qui pense est une machine moins parfaite qu’un infusoire sans pensée, pourquoi poursuivre un type d’intelligence supérieure et de conscience supérieure ?

Il est clair que Nietzsche n’a su ni harmoniser ni dépasser les théories qui étaient en faveur de son temps. Il est contradictoire de rabaisser, comme il le fait, la pensée au rang de mal nécessaire ou de pis-aller, et de s’écrier ensuite : « Mieux vaut faire mal que penser petitement », comme si la grandeur de la pensée dépassait tout et ne pouvait s’acheter assez cher. Et il n’est pas moins contradictoire de s’imaginer que celui qui pense grandement sera porté à agir en « homme de proie » ; on ne voit pas que les Néron et les Borgia aient pensé si grandement.

Nietzsche a supprimé tout but et tout sens de l’existence universelle, et cependant, comme nous le verrons, il prétendra conserver l’idée du « héros », qui, se donnant à lui-même un but, le donne aussi à tout le reste. Comment le héros déterminera-t-il un tel but, sinon par un acte de l’intelligence qui peut toujours se juger, ou par un élan du cœur qui peut toujours s’apprécier ? Et qu’importe, d’ailleurs, le but que se posera le surhomme, si la Nature, — comme Nietzsche le prétendra lui-même, — oppose à ce but un non inflexible et écrase le Surhomme avec tout le reste ?

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  1. Cf. Guyau, sur le risque (Voir plus loin).
  2. Ainsi parla Zarathoustra, trad. Albert. De la victoire sur soi-même, p. 157 et suiv.
  3. Ainsi parla Zarathoustra, tr. fr., p. 150.
  4. Ainsi parla Zarathoustra, tr. fr., p. 156, chapitre de la Victoire sur soi-même.
  5. Généalogie de la morale, tr. fr., p. 261.
  6. Le gai savoir, V, aphor. 344.
  7. Voir notre Psychologie des Idées-forces, t. I.
  8. La pensée de Nietzsche, d’ailleurs, est en flottement perpétuel. Son amour de la puissance vivante et indépendante lui fait, dans certains passages, rejeter le déterminisme proprement dit, le déterminisme de l’intelligence et de ses lois appliquées aux choses mêmes. « Le déterminisme, dit Nietzsche, est une mythologie ; dans la vie il n’y a que des volontés fortes et des volontés faibles. C’est presque toujours un symptôme de ce qui lui manque, quand un penseur dans tout enchaînement causal éprouve quelque chose comme de la contrainte, un besoin, une obligation, une pression, un manque de liberté. C’est une révélation de sentir ainsi ; la personne se trahit… elle trahit sa faiblesse, son besoin de servitude. » Par delà le Bien et le Mal, § 21. — « Il convient, dit encore Nietzsche, de ne se servir de la « cause » et de « l’effet » que comme de simples conceptions, de fictions conventionnelles pour l’indication et la nomenclature, — non pour l’explication. »

    Ainsi Nietzsche veut, — non sans raison, — que nous ayons le sentiment d’agir et non d’être agis, de déterminer et non d’être déterminés, d’être causes pour notre part et non pas seulement effets. Il n’admet pas pour cela que nous soyons libres ; au contraire : il ne rejette que cette forme particulière de déterminisme qui aboutit à un abus du sens des mots cause et effet. « Il ne convient pas, dit-il, de réunir faussement cause et effet à des substances, comme le font les naturalistes et quiconque fait du naturalisme dans la pensée, conformément a la dominante balourdise mécaniste, qui laisse la cause presser, pousser, heurter, jusqu’à ce qu’elle agisse. » (Ibid.)

    Dans l’en soi, conclut Nietzsche avec Kant et Schopenhauer ; « il n’y a pas de lien causal, de nécessité, de déterminisme psychologique ; l’effet ne suit point la cause, et il ne règne pas de loi’ ».

    Nous voilà revenu à l’en soi, que Nietzsche niait tout à l’heure comme une illusion ! Au fond, il n’admet que des puissances, et des puissances supérieures contraignant les puissances inférieures ; mais, par cela même, il professe plus que du déterminisme, il professe un nécessitarisme de puissance, un fatalisme dynamiste.

  9. Crépuscule de idoles, p. 155.
  10. L’Antéchrist, § 14.
  11. Voir sur ce point notre Évolutionnisme des idées-forces.