Nietzsche et les femmes

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Nietzsche et les femmes
Revue des Deux Mondes6e période, tome 8 (p. 81-95).
NIETZSCHE ET LES FEMMES

Nietzsche a très peu parlé des femmes et de l’amour. Il semble avoir très peu fréquenté les unes et très peu pratiqué l’autre. Il y a songé cependant et d’une façon qui, tout au moins, comme toujours chez lui, est originale. Arrêtons-nous un instant à causer avec lui de ce sujet.

Nietzsche considère les femmes, ce qui déjà n’est point penser par lieux communs, comme beaucoup plus remarquables par l’intelligence que par la sensibilité, comme beaucoup moins faites de sensibilité que d’intelligence : « L’intelligence des femmes se montre comme une maîtrise complète : présence d’esprit, utilisation de tous les avantages. Elles la transmettent à leurs enfans comme leur qualité fondamentale... Soit dit pour les gens qui sont capables de se rendre compte : les femmes ont l’entendement : les hommes la sensibilité et la passion. » — Mais, dira-t-on, les effets, les résultats de l’intelligence masculine vont beaucoup plus loin que les effets de l’intelligence féminine ! Nietzsche a prévu l’objection : « les hommes portent en effet leur entendement beaucoup plus loin [lui font faire de plus grandes choses] » c’est qu’ « ils ont des mobiles [ambition, amour-propre, orgueil] plus puissans, plus profonds ; » mais en soi « leur entendement est quelque chose de passif » que des mobiles puissans portent à sortir tout son effet.

— Mais l’homme cherche dans la femme la sensibilité, et la femme cherche dans l’homme l’intelligence. — En admettant que cela soit vrai (et il le serait plutôt que l’homme cherche dans la femme la volupté et que la femme cherche dans l’homme la volonté) Nietzsche répond : « Si dans le choix de leur partner les hommes cherchent avant tout un être profond, sensible, les femmes au contraire un être habile, avisé et brillant, c’est qu’au fond l’homme recherche l’homme idéal, la femme la femme idéale, et ainsi ils ne cherchent pas le complément, mais l’achèvement de leurs propres avantages. »

Le paradoxe est joli, comme presque tous les paradoxes de Nietzsche, et peut-être n’est-il pas si loin de la vérité. Le vrai, c’est peut-être que la femme a l’intelligence pratique et l’homme l’intelligence abstraite et que la femme a la sensibilité vive et rapide et l’homme la sensibilité lente et creusante ; d’où il peut paraître, à regarder d’un certain biais, que c’est la femme qui est intelligente et l’homme qui est sensible. Réfléchissez.

Il arrive que les femmes soient très méchantes. Cela est fâcheux ; mais cela, pourvu qu’il tombe bien, peut avoir une bien grande utilité sociale. On peut différer d’avis sur Socrate et sur l’orientation nouvelle qu’il a donnée à l’humanité, mais non sur l’importance de cette orientation ; or d’orientation, il n’en aurait pas donné du tout, si Xanthippe avait été une bonne femme. Si Xanthippe avait été une bonne femme, Socrate n’eût point passé sa vie sur la place publique à évangéliser les Athéniens. De la méchanceté de Xanthippe, c’est une immense révolution intellectuelle et morale qui est sortie, peut-être un progrès. Beaucoup le croient.

J’ajouterai modestement une note marginale. Il ne faut pas remonter, ni monter jusqu’à Socrate. Je causais avec un chef d’administration : « Je ne veux ici que des hommes mariés.

— Voilà, monsieur le directeur, une très respectable pensée patriotique.

— Ce n’est pas patriotique le moins du monde ; c’est bureaucratique. L’employé célibataire ne songe qu’à quitter son bureau pour aller au café ou rentrer chez lui faire des vers. L’employé marié se plaît au bureau, seul endroit où il soit à l’abri de sa femme. Il n’aspire pas à rentrer chez lui ; il en a peur. Pour l’employé célibataire, le bureau est lieu d’esclavage, pour l’employé marié, le bureau est lieu de liberté. Si vous ne comprenez pas pourquoi je ne veux que des employés mariés !... » — La méchanceté des femmes est d’une considérable utilité sociale.

Revenons : si la femme est si intelligente, tout le féminisme est vrai, et Nietzsche va être féministe radical. Il ne l’est pas et je le saisis ici en contradiction. J’aurais, je crois, à atténuer cette condamnation pour contradiction, mais de mon jugement actuel il restera toujours quelque chose : « Les femmes peuvent-elles, d’une façon générale, être justes ? Le peuvent-elles, étant si accoutumées à aimer, à prendre tout de suite des sentimens pour ou contre ? C’est d’ailleurs pour cela qu’elles sont rarement éprises des choses, plus souvent des personnes ; mais quand elles le sont des choses, elles en font aussitôt une affaire de parti (c’est-à-dire de personnel et en corrompent l’effet pur et innocent. De là un danger qui n’est pas méprisable si on leur confie la politique et certaines parties de la science. Car qu’y aurait-il de plus rare qu’une femme qui saurait réellement ce que c’est que la science ?... Peut-être tout cela peut-il changer ; en attendant, c’est ainsi. »

Oui, Nietzsche me semble se contredire en disant d’une part que c’est la femme qui est intelligente et l’homme passionné et en disant d’autre part que c’est à l’homme passionné qu’il faut laisser la politique et à la femme intelligente qu’il faut l’interdire.

Il me répondrait sans doute que je l’ai bien interprété plus haut et que la femme n’a que l’intelligence pratique, qu’elle est avisée. Oui bien ; mais précisément la politique veut surtout de l’intelligence pratique et surtout qu’on soit avisé. Il reste quelque chose de ceci que j’ai dit, que Nietzsche se contredisait.

Il est vrai qu’il ajoute que les choses pourront changer. C’est justement ce que je crois, et qu’elles changent déjà, et que les femmes transforment peu à peu leur intelligence pratique en une intelligence mi-pratique et mi-abstraite. Je crois qu’aujourd’hui certaines femmes « savent ce que c’est que la science. »

De plus, si Nietzsche croit que « peut-être tout cela peut changer, mais qu’en attendant cela est ainsi, » c’est qu’il n’ignore point jusqu’à quel dépit du bon sens les femmes modernes sont élevées ; sur l’éducation des jeunes filles il n’a touché qu’un point, à mon grand regret, mais le point principal, à savoir la question Agnès, la question de savoir s’il faut laisser aux jeunes filles ce fameux « velouté de la pêche » dont tous les Arnolphe sont si friands et à la conservation duquel ils ont sacrifié d’abord tout bon sens, ensuite le bonheur des femmes, ensuite le leur même. Sur ce point Nietzsche est très net. Aucun « Ariste » n’a été plus décisif : « Il y a quelque chose de stupéfiant et de monstrueux dans l’éducation des femmes de la haute société ; il n’y a rien peut-être de plus paradoxal. Tout le monde est d’accord pour les élever dans une ignorance extrême des choses de l’amour, pour leur impliquer une pudeur profonde et leur mettre dans l’âme l’impatience et la crainte devant une simple allusion à ces sujets. En cela elles doivent demeurer ignorantes jusqu’au fond de l’âme ; elles ne doivent avoir ni regards, ni oreilles, ni paroles, ni pensées pour ce qu’elles doivent considérer comme le mal, et rien que de savoir est déjà un mal. Là-dessus, les voilà brusquement jetées par le mariage, comme par un horrible coup de foudre, dans la réalité et la connaissance ; surprenant l’amour et la honte en contradiction, éprouvant dans un même objet le ravissement, le sacrifice, le devoir, la pitié et l’effroi, que sais-je encore ? Et encore l’initiateur est celui qu’elles doivent le plus aimer et vénérer ! On a créé là un enchevêtrement de l’âme qui chercherait en vain son pareil... Les jeunes femmes s’en tirent en s’efforçant de paraître superficielles et étourdies (elles veulent dire : je n’ai pas été étonnée ; je suis d’âme forte), les plus fines simulent une espèce d’effronterie (elles veulent dire peut-être : je savais d’avance. Si c’est cela qu’elles veulent dire, ce ne sont pas les plus fines.) Toutes ont besoin de l’enfant et le souhaitent dans un tout autre sons que ne le souhaite l’homme. (Elles le souhaitent comme une sorte de réhabilitation.) »

Je n’ai pas besoin de dire que, sur cette affaire, je ne discuterai pas avec Nietzsche, tant je suis absolument de son avis. Des « oies blanches » j’ai toujours dit : il faut être blanche ; mais il ne faut pas être oie.

Par cet exemple, unique je crois, on voit ce que pense Nietzsche de toute l’éducation féminine telle qu’elle devait être, et quelle « femme de demain » il souhaite, très différente de la femme-enfant, si chérie des antiféministes. Il reste à regretter qu’il n’en ait pas dit davantage sur ce grand sujet.

Sur l’amour, Nietzsche a été un peu plus explicite, sans l’être assez à notre gré. Au fond, il ne l’aime pas et il lui préfère infiniment l’amitié, dont il a fait cent fois et magnifiquement l’éloge, et il ne l’aime que quand il ressemble extrêmement à l’amitié. Voilà le gros des choses, voilà le noyau, à quoi je prie qu’on se ramène toujours en lisant ce qui va suivre.

Nous pouvons voir d’abord Nietzsche se moquant spirituellement de l’amour en des boutades humoristiques. Pour lui, comme pour Pascal parodiant Corneille, la cause en est « un je ne sais quoi » qui dépend de bien peu de chose et dont la suppression aurait tenu à bien peu de chose. Il dépend du degré de convexité des verres de lunettes. « Les myopes sont amoureux. Parfois il suffit de lunettes plus fortes pour guérir l’amoureux. » Et que serait-ce si l’on pouvait avoir des lunettes ultrospectives ! « Qui aurait assez de puissance imaginative pour se représenter un visage, une taille, avec vingt ans de plus, s’en irait très exempt de souci pour toute la vie. » C’est ce qui a fait dire en France que pour se garder de l’amour pour la fille, il faut regarder la mère et se figurer la fille, dans vingt ans, exactement pareille à ce qu’est la mère aujourd’hui. Quinault a dit :


Une fille à seize ans gâte bien une mère.


Et l’on peut très bien dire :


Mère de cinquante ans gâte bien une fille.


De sorte que la belle-mère est le remedium amoris, même avant qu’elle ne soit belle-mère. Voulez-vous ne pas aimer ? Achetez des lunettes ultrospectives. C’est le génie de l’espèce qui a voulu qu’il n’y ait pas de lunettes ultrospectives.

L’amour est aussi pour Nietzsche une manière de préjugé, un demi-préjugé, quelque chose de réel qu’un préjugé savamment cultivé a agrandi et magnifié jusqu’à en faire quelque chose de très différent de ce qu’il est en soi : « L’idolâtrie que les femmes professent à l’égard de l’amour est originairement une invention de leur adresse, en ce sens que, par toutes ces idéalisations de l’amour, elles augmentent leur pouvoir et se montrent aux yeux des hommes toujours plus désirables. » Seulement, comme il arrive si souvent, elles tombent dans leur piège ; « l’accoutumance séculaire à cette estime exagérée de l’amour a fait qu’elles ont oublié cette origine ; et elles-mêmes sont à présent plus dupes que les hommes, et, partant, souffrent plus de la désillusion qui se produit presque nécessairement dans la vie de toute femme... »

Quand il réfléchit plus profondément sur les passions de l’amour, Nietzsche, peut-être se souvenant de Chamfort, qu’il a tant lu, remarque bien que l’amour clairvoyant se ruinerait par sa clairvoyance, non seulement à analyser ce qui le condamne, mais même à analyser ce qui le justifie. Chamfort nous présente un monsieur et une dame qui s’aiment et la dame disant : « Ce que j’aime en vous... » Et le monsieur l’interrompant pour lui dire : « Si vous le savez, je suis perdu. » Nietzsche nous présente un philosophe qui disait : « Il y a deux personnes (sa mère et sa femme sans doute) sur lesquelles je n’ai jamais réfléchi profondément : c’est le témoignage d’affection que je leur apporte. »

Remarquez que cette propriété de l’amour, ou plutôt cette condition pour que l’amour soit, est très peu favorable à la science psychologique. Savez-vous ce qui est un bon auxiliaire de la science psychologique ? C’est la crainte : « La crainte a fait progresser la connaissance générale des hommes plus que l’amour ; car la crainte veut deviner ce qu’est l’autre, ce qu’il sait, ce qu’il veut, puisqu’en se trompant sur cela on se créerait un préjudice ou un danger. » Au contraire, l’amour est porté secrètement à voir des choses aussi belles que possible, ou bien à élever l’autre autant qu’il se peut ; « ce serait pour lui un avantage et une joie de s’y tromper ; et c’est pourquoi il le fait. »

L’amour encore pour Nietzsche est un malentendu salutaire, ou plutôt il y a dans la pratique de l’amour un malentendu salutaire qui tient à ce que l’amour n’est point du tout la même chose pour la femme et pour l’homme, ce qui retarde la désillusion. « Ce que la femme entend par amour est assez clair ; c’est le complet abandon de corps et d’âme sans égards ni restriction... Sun amour est une véritable foi, et la femme n’a pas d’autre foi. » Or il ne faut pas que l’homme aime de la même manière ; car « la passion de la femme dans son absolu renoncement à ses droits propres suppose précisément qu’il n’existe point, de l’autre côté, un sentiment semblable, un pareil besoin de renonciation : si tous deux renonçaient à eux-mêmes par amour, il en résulterait je ne sais quoi, peut-être l’horreur du vide... La femme veut être prise, acceptée comme propriété. La femme se donne, l’homme prend ; et la femme désire quelqu’un qui prend, qui ne se donne pas et ne s’abandonne pas lui-même ; qui, au contraire, veut et doit enrichir son moi... »

Il en résulte des choses un peu immorales, — Nietzsche le reconnaît, — et, par exemple, ceci que la femme est naturellement fidèle et que l’homme ne l’est pas naturellement. Il peut l’être « par reconnaissance ; » il peut l’être par « affinité élective ; » il ne l’est pas par décret de la nature. Il y a même une sorte d’ « antinomie naturelle » chez l’homme entre l’amour, qui est chez lui désir de conquête, et la fidélité, qui est désir d’esclavage. Voilà des conséquences bien déshonnêtes. Oui ; mais ce qui fait que l’amour d’un homme pour une femme peut être éternel, c’est que « le désir subtil et jaloux » et la jalousie subtile et raffinée « de l’homme » fait qu’il « s’avoue rarement et s’avoue tardivement, « recule toujours à s’avouer qu’il a pleine possession de celle qu’il aime. Il croit toujours, — et il a bien raison de le croire, — que quelque chose d’elle lui échappe. La femme est une conquête de l’homme, mais une conquête qui n’est jamais faite. Comme, dans le domaine de la connaissance, apprendre nous montre de plus en plus l’étendue de notre ignorance, il se peut que conquérir une femme nous montre de plus en plus, à mesure qu’on la conquiert, combien il nous reste à la conquérir, et la fidélité résulte alors du désir de possession même, c’est-à-dire de ce qui devait pousser à être infidèle.

Je ne suis pas sûr ici de bien interpréter, la page étant un peu obscure ; mais Nietzsche sait son métier ; c’est lui qui a dit quelque part, à peu près, car ici je cite de mémoire : « Clair, mais pas trop clair ; par une clarté absolue vous ôtez au lecteur le plaisir de s’appliquer à vous comprendre. » Soit.

Pourquoi l’amour est quelquefois cruel, Nietzsche encore l’a très bien vu : « Tout grand amour fait naître l’idée atroce de détruire l’objet de cet amour pour le soustraire une fois pour toutes au jeu sacrilège du changement : l’amour craint le changement plus que la destruction. » — Il est donc plein de raison ce mot d’un assassin passionnel qu’on a pris pour une bêtise : « Je ne pouvais pas vivre sans elle ; je l’ai tuée. » Eh ! sans doute ! Il comprenait instinctivement qu’il ne vivrait avec elle et qu’elle ne vivrait avec lui que quand elle serait morte.

Fort bien ; mais s’il est vrai que l’amour féminin est abandonnement et l’amour masculin désir de possession, ce qui précède ne s’applique qu’à l’homme ; et cependant la femme elle aussi tue par amour. Voilà Nietzsche embarrassé, ce me semble.

La vérité pourrait bien être que l’amour est désir de possession aussi bien chez la femme que chez l’homme, avec seulement cette différence que ce désir de possession est accompagné chez la femme d’un désir d’être dominée, ce qui n’est pas contradictoire ; car on possède quelqu’un très bien par le soin même qu’il met continuellement à vous dominer, et le maître dépend du sujet autant que le sujet dépend du maître, et dominer est une sujétion ; et par conséquent, dans son désir d’être dominée, la femme peut conserver son désir de possession.

Disons aussi, ce qu’il ne me semble pas que Nietzsche ait observé nulle part, et aussi c’est peut-être faux, que les deux sexes s’empruntent mutuellement leurs façons d’aimer. De même que l’homme, qui n’est pas né pour être fidèle, devient fidèle, — quelquefois, — pour imiter la femme et par cette imitation lui faire hommage et par cette imitation l’engager à persister dans ce qui est sa nature à elle, ou tout simplement parce qu’on imite ce qu’on aime et parce qu’on sent que, différence engendrant haine, ressemblance peut entretenir affection ; tout de même, la femme, née pour être possédée, imite l’homme dans son désir de possession, se suggère à elle-même qu’elle doit posséder l’homme, que c’est en cela même que consiste l’amour et elle tue qui ne se laisse pas posséder uniquement par elle, comme il tue qui ne se laisse par posséder uniquement par lui. Toutes les fois que vous entendez dire entre hommes et femmes : « Toutes choses doivent être égales. Si tu as le droit de... j’ai le même droit, » soyez sûr qu’il y a emprunt fait par un sexe de la façon d’aimer de l’autre, ou emprunt fait par un sexe de la façon que l’autre a de n’aimer point ou d’aimer mal. La nature a certainement dit à l’homme :


Possédez-la, seigneur, sans qu’elle vous possède,


et l’habitude, cette seconde nature, et la civilisation, avec ses échanges et ses renversemens de valeurs, ont Uni par dire à la femme :


Possédez-le, madame, autant qu’il vous possède,


et peut-être un peu davantage.

Nietzsche encore a bien connu cette nuance de l’amour que l’on appelle l’amitié amoureuse. C’est l’amitié amoureuse qu’il définit, sans y songer, je crois, quand il parle de la bonne amitié : « L’amitié naît lorsque l’on tient l’autre en grande estime, plus grande que l’estime que l’on a de soi ; mais lorsque de plus on l’aime moins que soi-même (car alors ce serait de l’amour ; du reste aimer plus que soi-même est si rare ! et lorsque enfin, pour faciliter ces relations, on s’entend à ajouter une teinture d’intimité, tout en se gardant sagement de l’intimité véritable et de la confusion du toi et du moi. » Je crois que ces définitions conviennent parfaitement à l’amitié amoureuse. L’amitié d’un homme pour une femme se compose en effet d’estime, sinon plus grande que celle que l’on a pour soi, du moins très forte, et ce qui n’empêche pas d’aimer amoureusement empêche d’aimer amicalement ; d’affection proprement dite, c’est-à-dire de désir d’être ensemble ; d’intimité limited enfin ; car le désir d’être souvent ensemble comporte un certain degré d’intimité et le fait de ne point désirer la possession limite l’intimité et avertit sans cesse de la limiter et impose la discrétion. — Et l’amitié d’une femme pour un homme se compose d’estime et ne s’accommode nullement de ce mépris intérieur que la femme a si souvent pour l’homme qu’elle aime d’amour ; d’affection proprement dite, c’est-à-dire du désir d’être ensemble ; d’intimité Iimited enfin ; car la femme sent toujours que l’amitié amoureuse est toujours en équilibre instable et qu’il y faut à la fois de l’intimité et pas trop d’intimité pour que, manque d’intimité, elle ne devienne pas de l’amitié froide, et pour que, par trop d’intimité, elle ne sombre pas dans l’amour. Presque tous les hommes amoureux d’une femme ont au moins le désir d’une amitié amoureuse pour une autre femme, afin de se reposer des orages de l’amour ; presque toutes les femmes amoureuses d’un homme ont besoin d’une confidente pour parler amoureusement de lui, et d’un ami pour se retrouver dignes dans un sentiment pur et se relever de l’humiliation qu’aimer amoureusement leur donne toujours.

Le passage où Nietzsche a parlé le plus nettement de l’amitié amoureuse est le suivant : « Des femmes peuvent très bien lier amitié avec un homme ; mais, pour la maintenir, il y faut peut-être le concours d’une petite antipathie physique. » Allons donc ! nous y voilà ! Personne n’avait osé le trancher de la sorte ; mais cela est la vérité. Pour être aimée amicalement d’un homme, il n’est pas Inutile d’être bossue, il n’est pas nécessaire, non plus, d’être tout à fait bossue ; mais il faut au moins la légère antipathie physique dont parle Nietzsche.

Et c’est ici que revient l’intimité limited dont Nietzsche a si bien parlé ailleurs. La petite antipathie physique, c’est bien cela. Il ne faut pas qu’elle soit trop grande, car elle empêcherait la demi-intimité. Il y a des gens que, par antipathie physique, on ne peut pas voir. Il faut qu’elle soit réelle ; car l’affection entre personnes de sexe différent a beau commencer par l’amitié, elle se termine toujours par l’amour, c’est-à-dire par le désir chez elle que lui ait du bonheur par elle et le désir chez lui qu’elle ait du bonheur par lui, sauf le cas où il est convaincu qu’il ne pourrait pas lui donner de bonheur et où elle est certaine qu’elle ne pourrait pas le rendre heureux.

L’amitié amoureuse se change presque toujours en amour ; elle se maintient amitié amoureuse quand elle se sent éternellement incapable de désir. En revanche l’amour se transforme en amitié amoureuse quand il s’apaise par la longue possession ou par excès d’intimité, choses qui équivalent à une « petite antipathie physique. » Dans ce cas, l’amitié amoureuse est de l’affection et de l’estime, avec souvenir de l’amour.

Par ce qu’il pense des femmes et de l’amour, on peut deviner assez facilement ce que Nietzsche pense du mariage. Il en pense d’abord qu’il est bien difficile qu’il soit bon, étant donné l’incroyable légèreté, imprévoyance, témérité des hommes à cet égard. Les hommes par le mariage, par la manière dont ils se marient, d’abord gâchent leur bonheur, ensuite gâchent l’humanité en empêchant la formation de cette race d’élite à quoi Nietzsche pense toujours. Un homme réussit, il devient assez grand ; il a « les lauriers de la vie. » Où, le plus souvent « les accroche-t-il ? » Au « premier endroit venu ; à une petite femme qui les déchire. » Il ne songe même pas que « par la procréation il pourrait préparer après lui une vie plus victorieuse encore. » C’est « impatientant. » On finit par se dire : « Les individus sont gaspillés, le hasard des mariages rend impossible toute raison d’une grande marche de l’humanité. » Remarquez bien que c’est cela qui a dégoûté les dieux de l’humanité : « Dans cette disposition d’esprit, les Dieux d’Epicure se retirèrent jadis dans leur silence et leur béatitude divine : ils étaient fatigués des hommes et de leurs affaires d’amour. »

A la vérité, s’épouser rationnellement, en vue d’une race supérieure à créer, entre homme et femme de génie ou entre homme et femme de haute vertu, n’aurait peut-être pas de meilleurs effets : « Aristote croit que chez les enfans des hommes de génie éclate la folie et chez les enfans des grands vertueux l’idiotisme. Voulait-il ainsi inviter au mariage les hommes d’exception ? »

Ce n’est pas probable. Que faire donc ? Au moins dans la moyenne de l’humanité se marier, sinon rationnellement, du moins raisonnablement. Pour Nietzsche, le mariage, pour être bon, doit être fondé précisément sur cette amitié amoureuse dont il nous parlait plus haut, avec la petite antipathie physique réduite à son minimum. La maxime fondamentale de Nietzsche à cet égard est la suivante : « Le meilleur ami aura sans doute la meilleure épouse, parce que le bon mariage repose sur le talent de l’amitié. »

C’est ce que ne comprennent pas les jeunes filles, surtout élevées comme elles le sont encore. Leur idée est toujours « qu’il est en leur pouvoir de faire le bonheur d’un homme. » C’est comme si un ami se flattait de faire à lui seul le bonheur de son ami. Une jeune fille qui croit qu’elle fera le bonheur d’un homme « le déprécie, » en ceci qu’elle estime qu’il ne faut rien de plus qu’une jeune fille pour faire le bonheur d’un homme. Plus tard, mais trop tard, après des déceptions, des luttes et des souffrances, la vanité féminine lui apprendra « qu’un homme doit être quelque chose de plus qu’un heureux mari, » et que c’est « la vanité féminine elle-même qui l’exige. »

Il est vrai que la femme sera toujours déchirée entre le désir que l’homme ait besoin de quelque chose de plus qu’elle et le désespoir de ne pas lui suffire. Qui résoudra cette contrariété ? Rien, sinon l’amitié, qui consiste à désirer pour l’autre un bonheur où l’on soit, mais où l’on se résigne à n’être pas tout.

Aussi bien Schopenhauer partiellement a raison en pensant que l’amour veut des contrastes et il aurait complètement raison en disant qu’il en naît, qu’il en vit et qu’il peut en mourir. Qui le sauvera d’en mourir ? L’amitié, qui contient de l’abnégation : Qu’est-ce donc que l’amour [l’amour-amitié ; Nietzsche l’entend toujours ainsi) si ce n’est de se comprendre et de se réjouir en voyant l’autre vivre, agir et sentir d’une façon différente de la nôtre ?... « Pour que l’amour aplanisse les contrastes par la joie, il ne faut pas qu’il supprime et qu’il nie les contrastes. » Il faut qu’il les accepte et les fonde ensemble par cette opération qui consiste en ce que je jouisse en vous des plaisirs qui vous sont propres et qui ne sont pas les miens et que vous jouissiez en moi des plaisirs qui me sont propres et qui ne sont pas les vôtres.

— Mais c’est établir en moi un dualisme, en vous un dualisme aussi.

— Précisément ! Et voilà une des paroles les plus profondes qu’ait prononcées Nietzsche : « L’égoïsme [pour jouir de lui-même et par conséquent pour être un égoïsme vrai] contient, comme condition, un dualisme, ou une multiplicité en une seule personne. » C’est-à-dire que, pour nous aimer, il faut nous aimer et un autre ; ou nous aimer et plusieurs autres.

Quand on réfléchit un peu à ceci, il nous amène, selon Nietzsche, à certaines conclusions, provisoires du reste, qui ne sont pas d’une moralité très édifiante. Par exemple, à quel âge la jeune femme est-elle capable de cet amour-amitié-abnégation partielle dont nous parlons ? A trente ans au plus tôt. Et le jeune homme ? A trente ans au plus tôt. Alors il ne faudrait marier hommes et femmes qu’à trente ans ! Ce serait monstrueux ; car « le mariage est une institution nécessaire de vingt à trente ans (pour que l’homme ne se déprave pas), utile de trente à quarante ans, pernicieuse plus tard et amenant la décadence intellectuelle de l’homme » (entendez que se marier après quarante ans, non pas continuer à être marié, nous abêtit !. Que faire donc ? Il ne serait pas moral, mais il serait bon, salutaire pour l’homme au moins, « qu’il se mariât à vingt ans avec une jeune fille plus âgée, qui lui serait supérieure intellectuellement et moralement et pourrait devenir son guide à travers les périls de la vingtaine : ambition, haine, mépris de soi-même, passions de toute espèce. L’amour de cette jeune fille se tournerait ensuite entièrement en affection maternelle et non seulement elle supporterait, mais elle exigerait de la façon la plus salutaire que l’homme, à la trentaine, épousât une fille toute jeune dont il prendrait à son tour en main l’éducation. »

Je laisse à Nietzsche la responsabilité de cette assertion. Il se peut que ce système ait quelque bon ; mais, moralité à part, la femme y est bien sacrifiée. Allemand, plus qu’Allemand.

Un autre correctif nécessaire du mariage serait peut-être celui-ci : 1° pour que l’amitié conjugale ne soit pas comme dévorée par l’amour ; 2° pour que le principal soin des époux soit la nourriture et l’éducation diligentes des enfans ; pour quelques raisons subsidiaires encore qu’on verra au cours de la citation ; il faudrait, en marge du mariage, tolérer le concubinat. Plus que jamais j’avertis que c’est Nietzsche qui parle : « Les nobles femmes, d’esprit libre, qui prennent à tâche l’éducation et le relèvement du sexe féminin ne devraient pas négliger un point de vue : le mariage, conçu dans son idée la plus haute, comme l’union des âmes de deux êtres humains de sexe différent, conclu en vue de produire et d’élever une nouvelle génération ; un tel mariage, qui n’use de l’élément sensuel que comme d’un moyen rare, occasionnel, pour une fin supérieure, a vraiment besoin, il faut le craindre, d’un auxiliaire naturel qui est le concubinat. Car, si, pour la santé de l’homme, la femme mariée doit aussi servir et seule à la satisfaction du besoin sexuel, c’est dès lors un point de vue faux, opposé aux buts visés, qui présidera au choix d’une épouse, et le souci des enfans sera accidentel, et leur bonne éducation infiniment invraisemblable. Une bonne épouse qui doit être une amie, une coadjutrice, une génitrice, une mère, un chef de famille, une gouvernante, qui peut-être même doit, indépendamment de l’homme, s’occuper de son affaire et de sa fonction propre [? Obscur] ne peut pas être en même temps une concubine. Ce serait d’une façon générale trop lui demander. »

Donc, le mariage et en marge le concubinat décent et discret, quoique avoué.

Remarquez que ce serait la même chose que dans l’Athènes antique ; mais à l’inverse. « Les Athéniens n’avaient dans leurs femmes légitimes que des concubines (et des génitrices) et d’autre part « ils se tournaient vers les Aspasies pour goûter les plaisirs de l’esprit. » Dans le système de Nietzsche, ils auraient à la maison les Aspasies qui seraient en même temps des génitrices, mais rien de plus, et auprès desquelles ils goûteraient tous les plaisirs nobles ; et ils auraient, au dehors, les concubines qui épargneraient aux honnêtes femmes la peine d’être des concubines. Cela est choquant ; mais quoi ? « Les institutions humaines, ou n’admettent qu’un très faible degré d’idéal, ou, si elles s’idéalisent, réclament de cette idéalisation un remède grossier, immédiatement nécessaire. » — Et ceci va très loin ; et la barbarie est d’abord la barbarie et puis elle devient la rançon de la civilisation, ce qui fait qu’on n’en sort guère.

Toujours est-il que Nietzsche ne fait en tout ceci que chercher des moyens beaux ou grossiers, pour que dans le mariage la femme soit « l’amie » de l’homme, le mari « l’ami » de la femme, de telle sorte que l’un ait un certain degré d’abnégation active à l’égard de l’autre et que ce soit réciproque. L’amour veut l’égalité entre deux êtres inégaux et la fusion entre deux êtres différens. Il en résulte « qu’il est plein de dissimulation et d’assimilation ; il trompe sans cesse ; il joue une égalité qui n’existe pas dans le réel. Cela se fait si instinctivement que des femmes aimantes nient cette dissimulation et cette douce duperie continuelle et prétendent que l’amour rend égaux, ce qui veut dire qu’il fait un miracle. Ce phénomène est très simple lorsqu’un des deux se laisse aimer et ne juge pas nécessaire de feindre, laissant cela à l’autre ; mais il n’y a pas de comédie plus embrouillée et plus inextricable que, lorsque tous les deux étant en pleine passion l’un pour l’autre chacun renonce à soi-même et se met sur le pied de l’autre. Alors aucun des deux ne sait plus ce qu’il doit imiter, ce qu’il doit feindre, pourquoi il doit se donner. »

Comédie charmante, du reste et sublime ; destruction de deux égoïsmes, chaque moi ne désirant qu’être l’autre moi et se renonçant de telle sorte qu’il n’y a plus de moi du tout : « La belle folie de ce spectacle est trop belle pour ce monde et trop subtile pour l’œil humain. » — Elle dure peu, du reste, et le monde peut reprendre son assiette et l’œil humain se rassurer.

Et enfin, quand on va au fond des choses, on s’aperçoit qu’il en est de l’amour comme de beaucoup d’autres forces humaines, peut-être de toutes, et qu’en son évolution, l’amour finit par être le contraire de ce qu’il est en son principe. Il commença par être avidité, désir de possession, désir de propriété ; il continue par être désir d’être possédé, désir du moins de vivre dans l’autre à la condition de sentir que ‘autre vit en vous ; il finit, chez quelques races privilégiées, par être une avidité à deux pour quelque chose qui n’est point eux et qui les dépasse, avidité de telle nature qu’elle supprime et égoïsme à un et égoïsme à deux : « Il y a bien çà et là sur la terre une espèce de continuation de l’amour où ce désir avide que deux personnes ont l’une pour l’autre fait place à un nouveau désir, à une nouvelle avidité, à une soif commune, supérieure, d’un idéal placé au-dessus d’elles : mais qui connaît cet amour ? qui est-ce qui l’a vécu ? Son véritable nom est amitié. »

Ceci peut être considéré comme le dernier mot de Nietzsche sur la question. L’amour-amitié, l’amour amical, l’amitié amoureuse, il a comme tourné autour de ces formules pour définir l’amour tel qu’il l’entendait et il a fini, ou il a dû finir par une sorte de par delà l’amour, par une considération de l’amour se détruisant lui-même à force d’être pur, se détruisant à se transposer et à se dépasser et n’étant plus (ce qui ne veut pas dire que ce soit peu de chose) que l’union de deux âmes dans une grande adoration et dans un grand dessein : eadem velle amicitia est (Salluste). Au fond, quand il écrit sur l’amour, Nietzsche est bien l’homme qui, en femmes, n’a jamais aimé que sa sœur.

Ses considérations sur les femmes et sur l’amour n’en sont pas moins, quoique incomplètes et quoiqu’il se soit occupé de toutes autres choses plus que de cela, singulièrement originales et quelquefois profondes. Il y a plaisir à considérer attentivement les intuitions, relativement à l’amour, de ceux qui très probablement ne l’ont point connu. « Qu’est-ce donc que l’amour si son rêve est si beau ? » dit Jocelyn. Oh ! en cela, comme en tout, le rêve est plus beau que la chose ; car il est incomplet. Ce qu’il y a de meilleur dans l’amour, c’est le rêve qu’on en fait et le souvenir qu’on en garde.


EMILE FAGUET.