Poèmes antiques/Niobé
Ville au bouclier d’or, favorite des dieux,
Toi que bâtit la lyre aux sons mélodieux,
Toi que baigne Dirkè d’une onde inspiratrice,
D’Héraclès justicier magnanime nourrice,
Thèbes ! — Toi qui contins entre tes murs sacrés
Le Dieu né de la foudre, aux longs cheveux dorés,
Ceint de pampre, Iakkhos, qui, la lèvre rougie,
Danse, le thyrse en main, aux monts de la Phrygie ;
Ville illustre où l’éclair féconda Sémélé,
Un peuple immense en toi murmure amoncelé.
Au lever du soleil doucement agitée,
Telle chante la mer, quand Inô-Leucothée,
La fille de Kadmos, déesse à qui tu plais,
Abandonne en riant son humide palais
Et déroule à longs plis le voile tutélaire
Qui du sombre Notos fait tomber la colère.
Les Nymphes aux beaux yeux, habitantes des eaux,
Ont couronné leurs fronts d’algues et de roseaux,
Et, s’élançant du sein des grottes de Nérée,
Suivent la belle Inô, compagne vénérée.
Pareilles sur les mers à des cygnes neigeux,
Elles nagent! Les flots s’apaisent sous leurs jeux,
Et le puissant soupir des ondes maternelles
Monte par intervalle aux voûtes éternelles.
Tel ton peuple murmure et court de toutes parts!
De joyeuses clameurs ébranlent tes remparts ;
Tes temples animés de marbres prophétiques
Ouvrent aux longs regards leurs radieux portiques ;
Aux pieds des grands autels qu’un sang épais rougit,
Sous le couteau sacré l’hécatombe mugit,
Et vers le ciel propice une brise embaumée
Emporte des trépieds la pieuse fumée.
L’ardent Lykoréen, l’œil mi-clos de sommeil,
De la blonde Thétis touche le sein vermeil.
La Nuit tranquille couvre, en déployant ses ailes,
La terre de Pélops d’ombres universelles.
Les jeux Isménéens, source de nobles prix,
Finissent, et font place aux banquets de Kypris ;
L’olivier cher aux Dieux ceint les fronts héroïques ;
Et tous, avec des chants, vers les remparts lyriques,
Reviennent à grand bruit, comme des flots nombreux,
Par les plaines, les monts et les chemins poudreux.
Leur rumeur les devance, et son écho sonore
Jusqu’aux monts Phocéens roule et murmure encore.
Mille étalons légers, impatients du frein,
Liés aux chars roulant sur les axes d’airain,
Superbes, contenus dans leur fougue domptée,
Mâchent le mors blanchi d’une écume argentée.
Qu’ils sont beaux, asservis, mais fiers sous l’aiguillon,
Et creusant dans la poudre un palpitant sillon !
Les uns, aux crins touffus, aux naseaux intrépides,
De l’amoureux Alphée ont bu les eaux rapides.
Ceux-ci remplis encor de sauvages élans,
Sous le hardi Lapithe assouplissent leurs flancs,
Et, rêvant, dans leur vol, la libre Thessalie,
Hennissent tout joyeux sous le joug qui les lie ;
Ceux-là, par Zéphyros sur le sable enfantés,
Nourris d’algue marine, et sans cesse irrités,
S’abandonnant au feu d’un sang irrésistible,
Ont du dieu paternel gardé l’aile invisible,
Et, toujours ruisselants de rage et de sueur,
Jettent de leurs grands yeux une ardente lueur.
Ils entraînent, fumants d’une brûlante haleine,
Les grands vieillards drapés dans la pourpre ou la laine,
Graves, majestueux, couronnés de respect ;
Et les jeunes vainqueurs au belliqueux aspect,
Qui, fiers du noble poids de leur gloire première,
Sur leurs casques polis font jouer la lumière.
Les enfants de Kadmos, à leur trace attachés,
S’agitent derrière eux, haletants et penchés ;
Et dans Thèbes bientôt les coursiers qui frémissent
Déposent les guerriers sous qui les chars gémissent.
Le palais d’Amphiôn, aux portiques sculptés,
S’entr’ouvre aux lourds essieux l’un par l’autre heurtés.
Chaque héros s’élance, et les fortes armures
Ont glacé tous les cœurs par d’effrayants murmures.
Les serviteurs du Roi, sur le seuil assemblés,
Servent l’orge et l’avoine aux coursiers dételés ;
Et les chars, recouverts de laines protectrices,
S’inclinent lentement contre les murs propices.
Sous des voûtes de marbre, abri mystérieux,
Loin des bruits du palais, de l’oreille et des yeux,
En de limpides bains, nourris de sources vives,
De larges conques d’or reçoivent les convives.
L’huile baigne à doux flots leurs membres assouplis ;
De longs tissus de lin les couvrent de leurs plis ;
Puis, aux sons amoureux des lyres ioniques,
Ils entrent, revêtus d’éclatantes tuniques.
Ô surprise ! en la salle aux contours spacieux,
L’argent, l’ambre et l’ivoire éblouissent les yeux.
Dix nymphes d’or massif, qu’on dirait animées,
Tendent d’un bras brillant dix torches enflammées ;
Mille flambeaux encore, aux voûtes suspendus,
Font jaillir tour à tour leurs feux inattendus ;
Et la flamme, inondant l’enceinte rayonnante,
Semant d’ardents reflets la pourpre environnante,
Irradie en éclairs aux lambris de métal.
Comme un Dieu que supporte un riche piédestal,
Le divin Amphiôn, semblable au fils de Rhée,
D’un sceptre étincelant charge sa main sacrée,
Et soutient, le front haut, de ses larges genoux,
Sa lyre créatrice aux accents forts et doux.
Le calme et la bonté, la gloire et le génie
Couronnent à la fois ce roi de l’harmonie.
Dans sa robe de pourpre, immobile et songeur,
Il suit auprès des Dieux son esprit voyageur ;
Il règne, il chante, il rêve. Il est heureux et sage.
Sa barbe, à longs flocons déjà blanchis par l’âge,
Sur sa grande poitrine avec lenteur descend,
Et le bandeau royal couvre son front puissant.
Assise à ses côtés sur la pourpre natale,
La fière Niobé, la fille de Tantale,
Droite dans son orgueil, avec félicité
Contemple les beaux fruits de sa fécondité :
Sept filles et sept fils, richesse maternelle
Qu’elle réchauffe encore à l’abri de son aile.
Auprès d’elle, à ses pieds, actives, et roulant
La quenouille d’ivoire au gré de leur doigt blanc,
Vingt femmes de Lydie aux riches bandelettes
Ourdissent finement les laines violettes.
Telles, près de Thétis, sous les grottes d’azur
Que baigne incessamment un flot tranquille et pur,
En un lit de corail les blanches Néréides
Tournent en souriant leurs quenouilles humides.
Pourtant les serviteurs font d’un bras diligent
Couler les vins dorés des kratères d’argent ;
Le miel tombe en rayons des profondes amphores ;
Aux convives royaux les jeunes Kanéphores
Offrent les fruits vermeils. Sous le festin fumant
La table aux ais nombreux a gémi longuement.
Les héros sont assis, ceints d’un rameau de lierre.
Le tranquille repos rit sur leurs fronts joyeux ;
Et pour charmer encor la table hospitalière,
L’Aède aux chants aimés va célébrer les Dieux.
Le divin Amphiôn, roi que l’Olympe honore,
Calme les bruits épars, de son sceptre incliné ;
Et vers la voûte immense, éclatante et sonore,
Sur le mode éolien la lyre a résonné.
Toi qui règnes au sein de la voûte azurée,
Aithèr, dominateur de tout, flamme sacrée,
Aliment éternel des astres radieux,
De la terre et des flots, des hommes et des Dieux !
Ardeur vivante ! Aithèr ! Source immense, invisible,
Qui, pareil en ton cours au torrent invincible,
Dispenses, te frayant mille chemins divers,
La chaleur et la vie au multiple univers,
Salut, Aithèr divin, ô substance première !
Et vous, Signaux du ciel, flamboyante lumière,
Compagnons de la Nuit, toujours jeunes et beaux,
Salut, du vieux Kronos impassibles flambeaux !
Et toi, Nature, habile et sachant toutes choses,
Ceinte d’éclairs, d’épis, d’étoiles et de roses,
Épouse de l’Aithèr ! toi qui sur nous étends,
Comme pour nous bénir tes deux bras éclatants ;
Nature, ô vierge-mère, ô nourrice éternelle,
La vie à flots profonds coule de ta mamelle,
Et les Dieux, adorant ta puissante beauté,
Te partagent leur gloire et leur éternité !
Salut, vieil Ouranos, agitateur des mondes,
Qui guides dans l’azur leurs courses vagabondes,
Dieu caché, dieu visible, indomptable et changeant,
Qui ceins les vastes airs de ton vol diligent !
Salut, Zeus, roi du Feu, sous qui le ciel palpite,
Dont le courroux subtil gronde et se précipite !
Ô Zeus au noir sourcil, éclatant voyageur,
Salut, fils de Kronos ! salut, ô Dieu vengeur !
Il chante. En son repos, la mer aux flots mobiles
D’un concert moins sublime émeut ses bords charmés
Les héros suspendus à ses lèvres habiles
Ont délaissé la coupe et les mets parfumés.
Cédant aux voluptés de leur joie infinie,
Tels, oubliant la terre et l’encens des autels,
Aux accents d’Apollôn, les calmes Immortels
S’abreuvent à longs traits d’une immense harmonie.
Ô race d’Ouranos, ô Titans monstrueux,
Ô rois découronnés par le Dompteur des crimes,
Pleurez et gémissez dans les anciens abîmes,
Du monde aux larges flancs captifs tumultueux !
Atteste Zeus vainqueur, Dieu terrible aux cent têtes,
Dernier né de la Terre, immense Typhoé
À la bouche fumante, ô Père des tempêtes,
De l’immobile Hadès habitant foudroyé !
Chantez l’immortel Zeus, jeunes Océanides
Qui vous jouez en rond sur les perles humides
Kéto, Kallirhoé, Klymène aux pieds charmants,
Kymathoé, Thétys, Glaucé, Kymatolège,
Élektre au cou d’albâtre, Eunice aux bras de neige,
Reines des bleus palais sous les flots écumants !
Saliens vagabonds, retentissants Kurètes,
Qui gardiez son enfance en d’obscures retraites,
Du choc des boucliers faites trembler les cieux !
Générateurs des fruits, Dieux aux robes tombantes,
Chantez en chœur sa gloire, ô sacrés Korybantes,
Indomptables danseurs aux bonds prodigieux !
Et toi qu’il fit jaillir de sa tête infinie,
Déesse au casque d’or, Pallas Tritogénie,
Enseigne sa prudence aux ignorants mortels !
Viens ! dis-nous ses amours, blanche fille de l’onde,
Aphrodite au sein rose, ô Reine à tête blonde,
Volupté, dont le rire a conquis des autels !
Vous tous, du divin Zeus, salut, enfants sans nombre,
De l’Olympe éthéré jusqu’à l’Érèbe sombre,
Fruits de ses mille hymens, monarques étoilés
Qui régnez à ses pieds et brillez à son ombre,
Vous ne descendez point aux tombeaux désolés.
Vous êtes sa pensée aux formes innombrables,
Vous êtes son courroux, sa force et sa grandeur.
Salut, Déesses, Dieux ! Soyez-nous favorables,
Salut, rayons vivants tombés de sa splendeur.
Quel nuage a couvert de son ombre fatale
Ton front majestueux, ô fille de Tantale ?
Ton noir sourcil s’abaisse ; un éclair soucieux,
Précurseur de l’orage, a jailli de tes yeux,
Et de ton sein royal la blancheur palpitante
Se gonfle sous les plis de ta robe flottante.
Il en est un pourtant plus illustre et plus beau,
C’est le Dieu de Sminthée et de la Maionie :
De l’antique Ouranos il porte le flambeau,
Il verse dans son vol la flamme et l’harmonie.
C’est le roi de Pythô, de Milet, de Klaros ;
C’est le Lykoréen meurtrier de Titye,
Qui sourit, plein d’orgueil, quand sa flèche est partie ;
Le dieu certain du but, protecteur des héros.
Sur l’ombreux Parnèsos, filles de Mnémosyne,
Vous unissez vos voix à sa lyre divine ;
Et, délaissant son char à la cime des cieux,
Il marche environné d’un chœur harmonieux.
Il est jeune, il est fier ! Les brises vagabondes
Glissent avec amour sur ses cheveux dorés ;
Ô Muses ! Et pour vous, de ses lèvres fécondes
Tombent les rhythmes d’or et les chants inspirés ;
Puis, il suspend sa lyre aux temples préférés,
Et plonge étincelant aux écumantes ondes.
Dès qu’aux bords de Délos ses yeux furent ouverts
Un arc d’argent frémit dans ses mains magnanimes ;
Et foulant le sommet des montagnes sublimes,
D’un regard lumineux il baigna l’univers !
Salut ! je te salue, Apollôn, qui, sans cesse,
Sur le Pinde as guidé ma timide jeunesse ;
Daigne inspirer ma voix, Dieu que j’aime, et permets
Que ma lyre et mes chants ne t’offensent jamais.
Et toi, sœur d’Apollôn, ô mâle Chasseresse,
Ô Vierge aux flèches d’or ! Intrépide Déesse,
Tu hantes les sommets battus des sombres vents.
Sous la pluie et la neige et de sang altérée,
Tu poursuis sans repos de ta flèche acérée
Les grands lions couchés au fond des bois mouvants.
Nul n’échappe à tes coups, ô reine d’Ortygie !
La source des forêts lave ta main rougie,
Et quand Apollôn passe en dardant ses éclairs,
Tu livres ton beau corps aux baisers des flots clairs.
Malheur à qui t’a vue aux sources d’Érymanthe !
En vain il suppliera son immortelle amante :
Ô vierge inexorable ! Ô chasseur insensé !
Il ne pressera plus le sein qui l’a bercé ;
Et les blancs lévriers que ses yeux ont vu naître,
Oublieux de sa voix, déchireront leur maître !
Salut, belle Cynthie aux redoutables mains,
Qui, parfois, délaissant les belliqueuses chasses,
Danses aux bords delphiens, mêlée aux jeux des Grâces,
Ô fille du grand Zeus, nourrice des humains !
Et toi, Lètô ! Salut, mère pleine de gloire !
Tu n’auras point brillé d’un éclat illusoire :
Deux illustres enfants entre tous te sont nés.
Par delà les cités, les monts, la mer profonde,
Vénérable Déesse aux destins fortunés,
Ils ont porté ta gloire aux limites du monde.
Ô Reine, ô Niobé, Pythie en proie au Dieu,
Tu te lèves, superbe, et les regards en feu,
Et d’un geste apaisant l’assemblée éperdue,
Vers l’Aède inspiré ta main s’est étendue.
Tu parles ! Ô terreur ! Quels discours insensés
De tes lèvres sans frein tombent à flots pressés ?
Ainsi du froid Hémos les neiges ébranlées
S’écroulent avec bruit dans les blanches vallées ;
L’écho gronde en fuyant, et les tristes pasteurs
Hâtent les bœufs tardifs vers les toits protecteurs.
Ton souffle a fait pâlir le divin Interprète :
Sur la lyre aux trois voix le plectre d’or s’arrête,
Et quelques sons encor, soupirs harmonieux,
S’exhalent en mourant comme une plainte aux Dieux !
Silence ! — Un chant funeste a frappé mon oreille.
Tout mon cœur s’est troublé d’une audace pareille.
Un mortel, las de vivre, insulta-t-il jamais
La fille de Tantale assise en son palais ?
Mieux vaudrait, qu’au berceau, son implacable mère
Eût arrêté le cours de sa vie éphémère,
Que d’attirer ainsi, sur son front insensé,
L’orage qui dormait dans mon cœur offensé.
Tais-toi. — Je veux t’offrir un retour tutélaire.
Les louanges de Zeus irritent ma colère...
Et c’est assez, sans doute, au Tartare cruel
Qu’il attache à mon père un supplice éternel !
Il était d’autres dieux que les tiens, — race auguste,
Dont le sang était pur, dont l’empire était juste,
Fils de la Terre immense et du vieil Ouranos.
Ces monarques régnaient dans les cieux en repos.
Propices aux mortels, tout remplis de largesse,
Ils dispensaient la paix, le bonheur, la sagesse ;
Et la Terre, bercée en leurs bras caressants,
Vantait la piété de ses fils tout-puissants.
Chante ces dieux déchus des voûtes éthérées,
Qui, frappés dans le sein des batailles sacrées,
Sous les doubles assauts de la foudre et du temps,
Gisent au noir Hadès ; chante les Dieux Titans !
Hypériôn, Atlas et l’époux de Clymène,
Et celui d’où sortit toute science humaine,
L’illustre Prométhée aux yeux perçants ! Celui
Pour qui seul entre tous l’avenir avait lui.
Le Ravisseur du feu, cher aux mortels sublimes,
Qui longtemps enchaîné sur de sauvages cimes,
Bâtissait un grand rêve aux serres du vautour ;
Sur qui, durant les nuits, pleuraient, pleines d’amour,
Les filles d’Océan aux invisibles ailes ;
Qu’Héraclès délivra de ses mains immortelles,
Et qui fera jaillir de son sein indompté
Le jour de la justice et de la liberté.
Chante ces Dieux ! Ceux-là furent heureux et sages :
Leur culte au fond des cœurs survit au cours des âges.
Dans les flancs maternels de la Terre couchés,
Sur le jeune avenir leurs yeux sont attachés,
Certains qu’au jour fatal, écroulé de la nue,
Zeus s’évanouira dans la Nuit inconnue ;
Qu’un autre Dieu plus fort, dans l’Olympe désert,
Régnant, enveloppé d’un éternel concert,
Et d’un songe inutile entretenant la Terre,
Refusera la coupe aux lèvres qu’il altère ;
Que lui-même, vaincu par de hardis mortels,
Verra le feu sacré mourir sur ses autels ;
Que les déshérités gisant dans l’ombre avare,
Franchiront glorieux les fleuves du Tartare
Et que les Dieux humains apaisant nos sanglots,
Réuniront la Terre à l’antique Ouranos !
Ô stupide vainqueur du divin Prométhée,
Puisse, du ciel, ta race avec toi rejetée,
De ton règne aboli comptant les mornes jours,
Au gouffre originel descendre pour toujours !
J’ai honte de ton sang qui coule dans mes veines...
Mais toi-même as brisé ces détestables chaînes,
Ô Zeus ! Toi que je hais ! Dieu jaloux, Dieu pervers,
Implacable fardeau de l’immense univers !
Quand mon père tomba sous ta force usurpée
Impuissant ennemi, que ne m’as-tu frappée ?
Mais ta colère est vaine à troubler mes destins :
Je règne sans terreur assise en mes festins ;
Mon époux me vénère et mon peuple m’honore !
Sept filles et sept fils à leur brillante aurore
Plus beaux, plus courageux, meilleurs que tes enfants,
Croissent chers à mon cœur, sous mes yeux triomphants.
Qui pourrait égaler ma gloire sur la terre ?
Est-ce toi, du Titan fille errante, adultère,
Oublieuse du sang généreux dont tu sors,
Toi qui ternis la fleur de tes jeunes trésors,
Et dans l’âpre Délos par Hérè poursuivie,
À deux enfants furtifs vins accorder la vie !
Je brave ces enfants d’une impure union,
Ce fils usurpateur du char d’Hypériôn,
Cette fille imposée à nos forêts paisibles !
Je défie à la fois leurs colères risibles,
J’appelle à moi leurs traits fatals aux cerfs des bois...
Et toi, mère orgueilleuse, aux échos de ma voix
Irrite tes enfants jaloux ! Ô lâche esclave,
Ô Lèto, Niobé te défie et te brave !
Comme à l’heure où le vent passe au noir firmament,
Les grands arbres émus se plaignent sourdement,
À ce défi mortel la craintive assemblée
Fait entendre une voix de mille voix mêlée,
Mais confuse et pareille à ces lointains sanglots
Que poussent dans la nuit les lamentables flots.
L’aède est tourmenté d’une ardente pensée !
Pâle, les yeux hagards, la tête hérissée,
Depuis que sans retour, ô fière Niobé,
Le blasphème divin de ta lèvre est tombé,
Comme la Pythonisse errante dans le temple,
Il sent venir les Dieux ! Et son œil les contemple,
Et sa voix les annonce ! Et ses bras étendus
Semblent guider leurs coups sur nos fronts suspendus !
La voûte du palais flamboie et se disperse
Comme la foudre fait du ciel noir qu’elle perce...
Les lambris de métal tombent étincelants
Sur les mets renversés et les hôtes tremblants...
Chacun fuit au hasard, et la foule mouvante
Se heurte avec des cris de suprême épouvante.
Un immortel, un Dieu, œil ardent, l’arc en main,
Sur les murs vacillants pose un pied surhumain :
Et la mâle Artémis, ardente à la vengeance,
Au fraternel Archer sourit d’intelligence.
L’arc du Dieu retentit sous le trait assassin ;
Il vole, et de Tantale il va percer le sein.
Comme un jeune arbrisseau dans sa saison première,
La flèche d’Apollôn t’arrache à la lumière :
Tu regardes ta mère, ô jeune infortuné,
Et tu meurs ! — Mieux valait ne jamais être né !
Diane tend son arc, et la flèche altérée
Boit le sang de Néère à la tête dorée.
Elle tombe et gémit. L’Archer au carquois d’or
Attache Illionée à son frère Agénor ;
Le fer divin, guidé par une main trop sûre,
Les unit dans la mort par la même blessure.
Kallirhoé tremblante et pâle de terreur,
Veut éviter des Dieux l’implacable fureur…
Elle fuit, et sa mère en son sein la protège,
Mais Artémis rougit son épaule de neige ;
Jusques au cœur glacé le trait mortel l’atteint,
Et la vierge aux doux yeux dans un soupir s’éteint.
Sipyle a réuni tout son jeune courage ;
Debout, et l’œil tranquille, il contemple l’orage.
L’arc sacré frappe en vain son front audacieux,
Le fier adolescent meurt sans baisser les yeux.
Du Dieu de Maionie innocente victime,
Il révèle en mourant sa race magnanime.
Ismène et Kléodos, Phédime et Pélopis
Chancellent tour à tour, pareils à des épis
Que le gai moissonneur, l’âme de plaisir pleine,
Ainsi qu’un blond trésor amasse dans la plaine.
Ils sont tous là sanglants, vierges, jeunes guerriers,
La tête ceinte encor de myrte ou de lauriers ;
Belles et beaux, couchés dans leur blanche khlamyde
Que le sang par endroits teint de sa pourpre humide.
L’une garde en tombant le sourire amoureux
Dont ses lèvres brillaient en des jours plus heureux ;
L’autre, calme, et dormant dans sa pose amollie,
Couvre de ses cheveux son jeune flanc qui plie...
Leurs frères, à leurs pieds, par la Moire surpris,
Gisent amoncelés au milieu des débris.
Amphiôn, à l’aspect de sa famille éteinte,
Dans l’ardente douleur dont son âme est atteinte,
Ouvre son sein royal, et, sous un coup mortel,
Presse le front des siens de son front paternel.
Niobé le contemple, immobile et muette ;
Et, de son désespoir, comprimant la tempête,
Seule vivante au sein de ces morts qu’elle aimait,
Elle dresse ce front que nul coup ne soumet.
Comme un grand corps taillé par une main habile,
Le marbre te saisit d’une étreinte immobile.
Des pleurs marmoréens ruissellent de tes yeux ;
La neige du Paros ceint ton front soucieux.
En flots pétrifiés ta chevelure épaisse
Arrête sur ton cou l’ombre de chaque tresse ;
Et tes vagues regards où s’est éteint le jour,
Ton épaule superbe au sévère contour,
Tes larges flancs, si beaux dans leur splendeur royale,
Qu’ils brillaient à travers la pourpre orientale :
Et tes seins jaillissants, ces futurs nourriciers,
Des vengeurs de leur mère et des Dieux justiciers,
Tout est marbre ! Un dieu fend la pourpre de ta robe,
Et plus rien désormais aux yeux ne te dérobe !
Que ta douleur est belle, ô marbre sans pareil !
Non, jamais corps divins dorés par le soleil,
Dans les cités d’Hellas jamais blanches statues
De grâce et de jeunesse et d’amour revêtues,
Du sculpteur palpitant songes mélodieux,
Muets à notre oreille et qui chantent aux yeux ;
Jamais fronts doux et fiers où la joie étincelle
N’ont valu ce regard et ce cou qui chancelle,
Ces bras majestueux dans leur geste brisés,
Ces flancs si pleins de vie et d’efforts épuisés,
Ce corps où la beauté, cette flamme éternelle,
Triomphe de la mort et resplendit en elle !
On dirait à te voir, ô marbre désolé,
Que du ciseau sculpteur des larmes ont coulé !
Tu vis, tu vis encor ! Sous ta robe insensible
Ton cœur est dévoré d’un songe indestructible.
Tu vois de tes grands yeux vides comme la nuit
Tes enfants bien-aimés que la haine poursuit.
Ô pâle Tantalide, ô mère de détresse,
Leur regard défaillant t’appelle et te caresse…
Ils meurent tour à tour, et renaissant plus beaux
Pour disparaître encor dans leurs sanglants tombeaux,
Ils lacèrent ton cœur mieux que les Euménides
Ne flagellent les morts aux demeures livides !
Oh ! Qui soulèvera le fardeau de tes jours ?
Niobé, Niobé ! Souffriras-tu toujours ?