Noëls flamands (Lemonnier)/00

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Albert Savine Éditeur (p. v-xiv).


UN MOT


Nous connaissons aussi peu la littérature de la Belgique, notre voisine, que celles de la Grèce ou du Portugal, et ce n’est certes pas peu dire !

Un écrivain belge ne nous intéresse que lorsqu’un succès éclatant l’a sacré parisien. Alors, parfois, notre public lettré se passionne pour lui et cette passion cherche à s’assouvir en fouillant dans le passé de l’écrivain.

C’est ainsi que peu après la publication du Mâle que j’avais lu avec une admiration enthousiaste pour cette belle langue si dix-neuvième siècle par ses néologismes et sa pure correction, j’entrevis l’auteur des Noëls flamands dans une reproduction de Fleur de Blé (Bloementje) que fit alors la Revue littéraire et artistique.

Mis en appétit de la sorte, j’étais si gourmand de ces pages originales et colorées que je me hâtai de m’enquérir des œuvres de l’écrivain.

Me les procurer me fut difficile… Bien des volumes étaient introuvables et il fallait se contenter d’avis de critiques, de jugements de journaux.

Je recueillis ainsi un vieil article du Danube de Vienne, reproduit par le Courrier d’État de Bruxelles qui me renseigna un peu sur la personne et les débuts de M. Camille Lemonnier.

« Bien jeune encore, y lisait-on, l’auteur de ces contes a groupé autour de lui un centre d’artistes et d’écrivains fervents. Tout à la fois journaliste, romancier et critique d’art… les idées qu’il a défendues dans l’Art et qui peuvent se résumer par ces mots : modernité, nationalité, réalisme, il les a mises en pratique dans ses livres, surtout dans ses contes, caractéristiques comme un livre de Dickens ou de Auerbach. Ce sont des histoires populaires, dans lesquelles l’auteur fait défiler tout un monde de figures touchantes, naïves, drôles, fantasques même, ayant pour cadre les paysages, les mœurs et les coutumes du pays. Celui qui voudra connaître la Belgique la retrouvera dans ce livre, parce que, non seulement il y verra la réalité la plus minutieuse des faits, mais l’aspiration des âmes et les milieux de l’esprit. Il n’y avait qu’un réel et profond observateur qui pût rendre intéressants tant de petits détails en les présentant sous leur côté essentiel, et il fallait que l’observateur fût lui-même doublé d’un artiste.

« L’art de Camille Lemonnier est certainement un art très curieux et très complet, art d’étude, de recherche, de sagacité, simple à la fois et raffiné, qui met les moindres choses en relief et fait vivre ses romans comme des tableaux de vieux maîtres hollandais. Vous verrez chez lui dans la couleur locale, les fêtes patronales, les jouissances populaires, les Kermesses, l’aspect intime et familier des Flandres tel qu’il n’avait pas encore été exprimé. Les personnages se meuvent, on voit leurs moindres gestes, et ils sont comme étudiés à la loupe. Quant aux sujets ils sont très simples, comme si l’auteur voulait laisser toute la lumière aux figures des paysans, petits bourgeois, boutiquiers, gens du peuple. Il y a, du reste, nombre de situations comiques, à la manière de Jean Steen ; c’est le même esprit jovial, tendre, amoureux, naïf, dans une suite de peintures dont le fini rappelle la technique de ce grand peintre. Il y a peu d’histoires plus simples et plus intéressantes que son conte de Bloementje[1], un petit chef-d’œuvre, et peu d’histoires plus amusantes que le Mariage en Brabant, une autre perle. Tout cela est local ; mais il faut lire la langue de l’écrivain, l’art merveilleux avec lequel il l’assouplit à ses sujets flamands, pour saisir sa véritable originalité. »

Bientôt la Vie littéraire, une petite revue qui succéda à la République des lettres et précéda, je crois, la Jeune France, fournit à mes archives ce joli jugement de M. J. K. Huysmans :

« Tout à coup, Lemonnier change de manière. Il ferme ses écrins, éteint ses feux. Le style se serre, la phrase n’a plus cette hâte fébrile, ces cahots, ces soulèvements joyeux qui l’emportent et la font jaillir, elle se dépouille également de sa grandesse fastueuse, de ses traînes éclatantes. L’artiste la tisse à nouveau, la teint de couleurs plus amorties, arrive soudain à une simplicité puissante, à un campé d’un naturel vraiment inouï. Les scènes de la vie nationale sont sur le chantier. L’auteur va nous retracer l’existence des déshérités du Brabant, et alors défilent devant nous six nouvelles merveilleuses : La Saint Nicolas du batelier ; le Noël du petit joueur de violon ; un mariage dans le Brabant ; Bloementje ; la Sainte-Catherine et le Thé de la tante Michel.

« Le coloriste endiablé que nous avons connu, le contemplateur enthousiaste des automnes dorés, se change en un observateur minutieux. L’émotion ressentie en face du paysage s’est reportée sur l’être animé, vibre maintenant plus intense et plus humaine. Le naturaliste, l’intimiste a fait craquer le masque du poète et du peintre. Un nouvel écrivain est devant nous, un écrivain sincère, franc, qui par un miracle d’art, va nous donner ce petit chef-d’œuvre : Bloementje. Là est la vraie note, la note exquise de Lemonnier. C’est la simple histoire de la petite fille d’un boulanger, qui se meurt pendant la nuit de Saint-Nicolas. Il y a un moment quand le prêtre, fermant son bréviaire dit : Seigneur, mon Dieu, prenez pitié de ces pauvres gens ! où l’on étouffe et l’on étrangle. Dans une autre nouvelle, la dernière du livre, le Thé de la tante Michel, le dramatique est encore en dessous, discret et voilé, puis il se dégage, sans phrases et sans cris monte à fleur de peau, vous fait frissonner et vous donne la chair de poule ; au reste tout ce volume est vraiment extraordinaire. Les personnages, les Tobias, les Nelle, le petit Francisco qui rêve à des paradis de sucre, si étonnamment décrits, les Jans, les Cappelle, s’agitent, vivent d’une vie intense. Il faut les voir, les braves gens, campés debout et riant de tout cœur, ou bien penchés sur la poêle qui chante, l’œil émérillonné, épiant la lutte des fritures, la cuisson des schoesels ; il faut le voir, le vieux savetier Claes Nikker, rapetassant les bottes du village, causant avec l’un, avec l’autre, luttant de matoiserie et de ruse avec la famille Snip, discutant avec une opiniâtreté d’avare le mariage de sa nièce, pendant que les amoureux tremblent, des grands benêts qui s’adorent et osent tout juste se prendre la main ! Ce livre est, selon moi, le livre flamand par excellence. Il dégage un arôme curieux du pays belge. La vie flamande a eu son extracteur de subtile essence en Lemonnier qui a des points de contact avec Dickens, mais qui ne dérive de personne. Le premier par ordre de talents dans les Flandres, il a commencé à faire avec ses contes, pour la Belgique ce que Dickens et Thackeray ont fait pour l’Angleterre, Freytag pour l’Allemagne, Hildebrand pour la Hollande, Nicolas Gogol et Tourgueneff pour la Russie. »

Pourquoi donc ces contes si inconnus en France étaient-ils si populaires en Belgique ? Bien plus, je les trouvais traduits en flamand, en allemand, en italien, en espagnol même. C’est qu’à dire vrai, nous autres Français, sommes ou plutôt étions, car ce vice a l’air de disparaître depuis quelques années, d’épouvantables contemplateurs de notre nombril, et que les contes flamands de M. Camille Lemonnier étaient un vrai fruit du cru sain et de saveur franche, comme le disait M. Henri Taine.

« La double race wallonne et flamande, qui forme la Belgique actuelle, écrivait un critique, s’inscrit chez l’auteur des Contes : son large tempérament, merveilleusement ouvert aux plus fugitives nuances de l’observation, résume tout à la fois la placidité, la songerie, la gravité pensive des Flandres et la verve, la fougue, le penchant à la gaîté des populations wallonnes. Il offre l’un des plus rares exemples qui soient, d’un écrivain sorti d’une race complexe et reflétant tous les caractères de cette race, même les plus antithétiques. Camille Lemonnier n’est ni Flamand ni Wallon ; il est l’un et l’autre en même temps et cela seul expliquerait sa multiple personnalité, large à contenir un peuple tout entier. Ceux qui lui ont reproché l’excessive variété de son œuvre ne se sont pas rendu compte que cette variété lui venait de cette étonnante prédisposition qui le porte à examiner tantôt l’un tantôt l’autre des caractères inhérents à ses origines. Autant les Contes, le Coin de village sont choses flamandes, et flamandes au point que personne avant Camille Lemonnier n’est parvenu à dégager avec une telle netteté l’impression de la vie populaire des pays flamands, autant Le Mâle[2] nous restitue l’impression du caractère, des mœurs, du langage et du paysage wallon.

« Il y a mieux : ici même, la différence des milieux, d’une nouvelle à l’autre, s’accompagne d’un changement dans la composition, l’esprit, le sentiment et le style. On était dans les petites villes et les campagnes baignées d’eau de la Flandre : on est tout à coup transporté parmi la gaie et chantante rusticité wallonne. Les moindres nuances sont partout généralement saisies, jusque dans le langage. Vous remarquerez l’absence du tutoiement dans les contes flamands, l’habitude des comparaisons empruntées à la vie coutumière, le tour d’esprit naïf, les sentiments simples et au contraire chez le wallon la phrase plus sèche, le tour d’esprit glorieux, le goût de la hâblerie. On peut dire de l’auteur qu’il caractérise une double race ou plutôt tout un peuple, puisque celui-ci est composé d’hommes de mœurs et d’esprit différents et que les différences à chaque instant sont reflétées dans son œuvre. »

Un jour, enfin, l’occasion se présenta pour moi de lire ces contes et de les ranger dans ma bibliothèque de lettré.

C’était bien simple.

Il s’agissait de les éditer et après l’auteur si français de l’Hystérique, des Charniers, du Mâle, du Mort, de Thérèse Monique, de Happe-Chair, des Concubins, de faire connaître à mes compatriotes l’auteur si flamand de la Saint-Nicolas du Batelier, des Bons Amis et de Fleur-de-blé.

J’ai saisi l’occasion au vol et voici le livre qu’on peut mettre, je crois, aux mains de tout le monde, qualité rare de nos jours, surtout pour un livre écrit.

Albert SAVINE.
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La plupart de ces contes ont été écrits en 1871 et en 1872. En les réunissant ici sous un titre différent de celui de l’édition de 1875, l’auteur ne fait que leur restituer le titre général que, dans sa pensée, il leur avait attribué d’abord. Attiré, depuis, par un champ d’observation moins limité, ce n’est pas sans peine qu’il a pu réintégrer un domaine d’art si éloigné de ses études actuelles. Il y a été décidé toutefois par le désir de donner à ces pages qui, pour lui, sont voisines des débuts, une forme plus soignée. Il est de ceux qui pensent que, sans toucher au fond, un écrivain a le devoir de toujours amender l’œuvre sortie de sa plume, en la rapprochant, le plus qu’il peut, du degré de perfection que requiert le progrès de son éducation littéraire. Les flandricismes abondent dans son livre : il n’a eu garde de les éliminer, estimant qu’en les atténuant, il eût altéré la marque d’origine qui, peut-être, est le meilleur de ses Contes. Il s’est uniquement borné à déblayer le récit de certaines négligences qui trahissaient trop manifestement la jeunesse du narrateur. Encore n’espère-t-il pas les avoir toutes fait disparaître.

Les Noëls sont sortis d’un commerce bienveillant avec les milieux décrits : l’auteur y a dépeint les mœurs tranquilles., la médiocrité des existences, un état d’humanité simple et cordiale, telle qu’elle se suscite, en Belgique, de l’étude d’un certain peuple demeuré fidèle à de traditionnelles coutumes. Si Le Mort, L’Hystérique et Happe-chair lui ont été suggérés par la nécessité de révéler la condition sociale sous un jour affligeant, mais véridique, le présent livre temperera, il l’espère, par une douceur de demi-teinte ce qu’il y a de cruel dans ses ultérieures constatations.

C. L.
5 Mai 1887.
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  1. Ce Conte a reparu depuis, et reparaît ici, sous le titre : Fleur-de-Blé.
  2. Et Happe-Chair, écrit depuis.