Noa Noa/Chapitre II

La bibliothèque libre.
Éd. de la Plume (p. 31-53).

II

Le Conteur parle

« Dites, qu’avez-vous vu ? »
Charles Baudelaire

Le 8 juin, dans la nuit, après soixante-trois jours de traversée, soixante-trois jours de fiévreuse attente, nous aperçûmes des feux bizarres qui évoluaient en zigzags sur la mer. Sur un ciel sombre se détachant un cône noir à dentelures.

Nous tournions Moréa pour découvrir Tahiti.

Quelques heures après, le petit jour s’annonçait, et, nous approchant avec lenteur des récifs, nous entrions dans la passe et nous mouillions sans avaries dans la rade.

Le premier aspect de cette partie de l’Île n’a rien d’extraordinaire, rien, par exemple, que se puisse comparer à la magnifique baie de Rio de Janeiro.

C’est le sommet d’une montagne submergée aux jours anciens des déluges. L’extrême pointe seule dominait les eaux : une famille s’y réfugia, y fit souche, — et les coraux aussi grimpèrent, entourant le pic, développant avec les siècles une terre nouvelle. Elle continue à s’étendre, mais elle garde de ses origines un caractère de solitude et de réduction que la mer accentue de son immensité.

À dix heures du matin, je me présentai chez le gouverneur, le nègre Lacascade, qui me reçut comme un homme d’importance.

Je devais cette honneur à la mission que m’avait confiée — je ne sais trop pourquoi — le gouvernement français. Mission artistique, il est vrai ; mais ce mot, dans l’esprit du nègre, n’était que le synonyme officiel d’espionnage, et je fis de vains efforts pour le détromper. Tout le monde, autour de lui, partagea son erreur, et, quand je dis que ma mission était gratuite, personne ne voulut me croire.

La vie, à Papeete, me devint bien vite à charge. C’était l’Europe — l’Europe dont j’avais cru m’affranchir ! — sous les espèces aggravantes encore du snobisme colonial, l’imitation, grotesque jusqu’à la caricature, de nos mœurs, modes, vices et ridicules civilisés.Avoir fait tant de chemin pour trouver cela, cela même que je fuyais !

Pourtant, un événement public m’intéressa.

En ce temps-là, le roi Pomaré était mortellement malade, et, chaque jour, on s’attendait à la catastrophe. Peu à peu, la ville avait pris un aspect singulier. Tous les Européens, commerçants, fonctionnaires, officiers et soldats, continuaient à rire et à chanter dans les rues, tandis que les naturels, avec des airs graves, s’entretenaient à voix basse autour du palais. Dans la rade, un mouvement anormal de voiles orangées sur la mer bleue, avec le fréquent et brusque étincellement argenté, sous le soleil, de la ligne des récifs : c’étaient les habitants des îles voisines, qui accouraient pour assister aux derniers moments de leur roi, — à la prise de possession définitive de leur empire par la France.

Des signes d’en haut les avaient avertis : car, chaque fois qu’un roi doit mourir, les montagnes se tachent de plaques sombres sur certains versants, au coucher du soleil. Le roi mourut, et fut, dans son palais, en grand costume d’amiral, exposé aux yeux de tous.

là je vis la reine. Maraü, tel était son nom, ornait de fleurs et d’étoffes le salon royal. — Comme le directeur des travaux publics me demandait un conseil pour ordonner artistement le décor funéraire, je lui indiquai la reine qui, avec le bel instinct de sa race, répandait la grâce autour d’elle et faisait un objet d’art de tout ce qu’elle touchait.

Mais je ne la compris qu’imparfaitement, à cette première entrevue. Déçu par des êtres et des choses si différents de ce que j’avais désiré, écœuré par toute cette trivialité européenne, trop récemment débarqué pour avoir pu démêler ce qui persiste de national dans cette race vaincue, de réalité foncière et de beauté primitive sous le factice et désobligeant placage de nos importations, j’étais en quelque sorte aveugle : Aussi ne vis-je en cette reine, d’un âge déjà mur, qu’une femme ordinaire, épaisse, avec de nobles restes. Quand je la revis, plus tard, je rectifiai mon premier jugement, je subis l’ascendant de son « charme maorie ». En dépit de tous mélanges, le type tahitien était, chez elle, très pur. Et puis, le souvenir de l´aïeul, le grand chef Tati, lui donnait, comme à son frère, comme à toute sa famille, des dehors de grandeur vraiment imposants. Elle avait patte majestueuse forme sculpturale de là bas, ample á la fois et gracieuse, avec ces bras qui sont les deux colonnes d’un temple, simples, droits, la ligne horizontale et longue des épaules, et le haut vaste se terminant en pointe, — construction corporelle qui évoque invinciblement dans ma pensée le Triangle de la Trinité. — Dans ses yeux brillait parfois comme un pressentiment vague des passions qui s’allument brusquement et embrasent aussitôt la vie alentour, — et c’est ainsi peut être, que l’Île elle-même a surgi de l’océan et que les plantes y ont fleuri au rayon du premier soleil…

Tous les Tahitiens se vêtirent de noir, et, deux jours durant, on chanta des iménés de deuil, des chants de mort. Je croyais entendre la Sonate Pathétique.

Vint le jour de l’enterrement.

À dix heures du matin, on partit du palais. La troupe et les autorités, casques blancs, habits noirs, et les naturels dans leur costume attristé. Tous les districts marchaient en ordre, et le chef de chacun d’eux portait le pavillon français.

Au bourg d’Aruë, on s’arrêta. Là se dressait un monument indescriptible, qui formait avec le décor végétal et l’atmosphère le plus pénible contraste : amas informe de pierres de corail reliées par du ciment..

Lacascade prononça un discours, cliché connu, qu’un interprète traduisit ensuite pour l’assistance française. Puis, le pasteur protestant fit un prêche. Enfin, Tati, frère de la reine, répondit, — et ce fut tout : on partait ; les fonctionnaires s’entassaient dans des carrioles ; cela rappelait quelque « retour de courses ».

Sur la route, à la débandade, l’indifférence des Français donnant le ton, tout ce peuple, si grave depuis plusieurs jours, recommençait à rire. Les vahinés reprenaient le bras de leur tanés, parlaient haut, dodelinaient des fesses, tandis que leurs larges pieds nus foulaient lourdement la poussière du chemin.

Près de la rivière de la Fatüa, éparpillement général. De place en place, cachées entre les cailloux, les femmes s’accroupissaient dans l’eau, leurs jupes soulevées jusqu’à la ceinture, rafraîchissant leurs hanches et leurs jambes irritées par la marche et la chaleur. Ainsi purifiées, elles reprenaient le chemin de Papeete, la poitrine en avant, les deux coquillages qui terminent le sein pointant sous la mousseline du corsage, avec la grâce et l’élasticité de jeunes bêtes bien portantes. Un parfum mélangé, animal, végétal, émanait d’elles, le parfum de leur sang, et le parfum de la fleur de gardénia — tiaré — qu’elles portaient toutes dans les cheveux.

Téîné merahi noa noa (maintenant bien odorant), disaient-elles.

… La princesse entrait dans ma chambre, et j’étais sur mon

lit, soufrant, vêtu seulement d’un paréo. Quelle tenue pour recevoir une femme de qualité !

Ia orana, Gauguin me dit-elle. Tu es malade, je viens te voir. — Et tu te nommes ? — Vaïtüa. Vaïtüa était une vraie princesse, si toutefois il en est encore depuis que les Européens ont dans ce pays rabaissé tout à leur niveau. Le fait est, pourtant, qu’elle arrivait là en très simple mortelle, pieds nus, une fleur odorante à l’oreille, en robe noire. Elle portait le deuil du roi Pomaré, de qui elle était la nièce. Son père, Tamatoa, malgré les inévitables contacts avec les officiers, les fonctionnaires, malgré les réceptions chez l’amiral, n’avait jamais voulu être qu’un royal Maorie, gigantesque batteur d’hommes dans ses moments de colère, et, aux sous d’orgie, célèbre minotaure. Il était mort. Vaïtüa, prétendait-on, lui ressemblait beaucoup. Avec l’insolence de tout Européen qui vient de débarquer, casqué de blanc, dans l’Île, je regardais, un sourire sceptique aux lèvres, cette princesse déchue. Mais je voulus être poli.

— C’est aimable à toi d’être venue, Vaïtüa. Veux-tu que nous prenions ensemble l’absinthe !

Et du doigt je lui montrais, par terre, dans un coin de la chambre, une bouteille que précisément je venais d’acheter

Simplement, sans manifester ni ennui ni satisfaction, elle s’avança vers l’endroit désigné et se baissa pour prendre la bouteille. Sa légère robe transparente se tendit, dans ce mouvement, sur ses reins, — des reins à porter un monde ! Oh, certes, c’était bien une princesse ! Ses aïeux ? des géants fiers et braves. Sur ses larges épaules la tête était fortement plantée, dure, orgueilleuse, féroce. Je ne vis d’abord que ses mâchoires d’anthropophage, ses dents prêtes à déchirer, son regard oblique d’animal cruel et rusé, et, malgré un très beau et noble front, je la trouvai tout à fait laide.

— Pourvu qu’elle ne vienne pas s’asseoir sur mon lit ! Jamais une si faible menuiserie ne nous supporterait tous deux…

C’est justement ce qu’elle fit.

Le lit craque, mais résista.

Tout en buvant, nous échangions quelques mots. La conservation, toutefois, ne parvenait pas à s’animer. Elle finit par languir, et le silence s’établit.

J’observais la princesse à la dérobée, elle me regardait du coin de l’œil, et le temps passait, et la bouteille filait. Vaïtüa buvait bravement.

Elle fit une cigarette tahitienne et s’allongea sur le lit pour fumer. Ses pieds caressaient d’un geste machinal, continu, le bois d’extrémité ; sa physionomie s’adoucissait, s’attendrissait sensiblement, ses yeux brillaient, un sifflement régulier s’échappait de ses lèvres — et j’imaginais, à l’écouter, le félin qui ronronne en méditant quelque sanglante sensualité.

Comme je suis changeant, je la trouvais maintenant tout à fait belle, et quand elle me dit, de la saccade dans la voix : « Tu es gentil, » un grand trouble m’envahit. Décidément la princesse était délicieuse…

Elle se mit à réciter une fable, sans doute pour me faire plaisir, une fable de la Fontaine — souvenir de son enfance, chez les sœurs qui l’avaient instruite : La Cigale et la Fourmi.

La cigarette était toute partie en fumée.

— Tu sais, Gauguin, fit la princesse en se levant, je n’aime pas ton La Fontaine.

— Comment ? Notre bon La Fontaine !

— Peut être est il bon, mais ses morales sont laides. Les fourmis… (et sa bouche exprimait le dégoût). Ah ! les cigales, oui ! Chanter, chanter, toujours chanter !

Et fièrement elle ajouta, sans me regarder, les yeux enflammés et s’adressant loin :

— Quel beau royaume était le nôtre, quand on n’y vendait rien ! Toute l’année on chantait… Chanter, toujours ! Donner, toujours !…

Et elle s’en alla.

Je remis la tête sur l’oreiller, et longtemps je caressai du souvenir ces syllabes :

Ia orana, Gauguin.

Cet épisode, que je retrouve dans ma mémoire avec la mort de Pomaré, y a laissé plus de traces que l’événement et le cérémonial publics.

Eux-mêmes, les habitants de Papeeté, tant les naturels que les blancs, ne tardèrent pas à oublier le défunt. Ceux qui étaient venus des îles voisines pour assister aux royales obsèques partirent, encore une fois la mer bleue se sillonna de mille voiles orangées, et tout rentra dans l’ordre habituel. Il n’y avait qu’un roi de moins.

Avec lui disparaissaient les derniers vestiges des traditions anciennes. Avec lui se fermait l’histoire maorie. C’était bien fini. La civilisation, hélas ! — soldatesque, négoce et fonctionnarisme — triomphait.

Une tristesse profonde s’empara de moi. Le rêve qui m’avait amené à Tahiti recevait des faits un démenti brutal. C’était la Tahiti d’autrefois que j’aimais. Celle du présent me faisait horreur. À voir, pourtant, la persistante beauté physique de la race, je ne pouvais me persuader qu’elle n’eût rien, nulle part, sauvegardé de sa grandeur antique, de ses mœurs personnelles et naturelles, de ses croyances, de ses légendes. Mais, les traces de ce passé, s’il a laissé des traces, comment les découvrir, tout seul ? les reconnaître, sans indication ! Ranimer le feu

dont les cendres mêmes sont dispersées ?

Si fort que je sois abattu, je n’ai pas coutume de quitter la

partie sans avoir tout tenté, et « l’impossible ». pour vaincre.

Ma résolution bientôt fut prise : je partirais de Papeeté, je m’éloignerais du centre européen. Je pressentais (m’en vivant tout à fait de la vie des naturels, avec eux, dans la brousse, je parviendrais, à force de patience,

à capter la confiance des Maories — et que je Saurais.

Et, un matin, je m’en allai, dans la voiture qu’un officier avait gracieusement mise à ma disposition, à la recherche de

« ma case ».
Ma vahiné m’accompagnait : Titi elle se nommait. Sang

mêlé d’anglais et de tahitien, elle parlait un peu le français. Elle avait mis, pour cette promenade, sa plus belle robe ; le tiaré à l’oreille, son chapeau, en fils de canne, orné, au dessus du ruban, de fleurs en paille et d’une garniture de coquillages orangés, ses cheveux noirs et longs déroulés sur ses épaules, fière d’être en voiture, fière d’être élégante, fière d’être la vahiné d’un homme qu’elle croyait important et riche, elle était ainsi vraiment jolie, et toute sa fierté n’avait rien de ridicule, tant l’air majestueux sied à cette race. Elle garde, d’une longue histoire féodale et d’une interminable liguée de grands chefs, le pli superbe de l’orgueil. — Je savais bien que son amour, très intéressé, n’eût guère pesé plus lourd, dans des esprits parisiens, que la complaisance vénale d’une fille. Mais il y a autre chose dans la folie amoureuse d’une courtisane maorie que dans la passivité d’une courtisane parisienne — autre chose ! Il y a l’ardeur du sang, qui appelle l’amour comme son aliment essentiel et qui l’exhale comme son parfum fatal. Ces yeux-là et cette bouche ne pouvaient mentir : désintéressés ou non, c’est bien d’amour qu’ils parlaient… La route fut assez vite parcourue. Quelques causeries insignifiantes. Paysage riche et monotone. Toujours, sur la droite, la mer, les récifs de corail et les nappes d’eau qui parfois s’élevaient en fumée, quand se faisait trop brusque la rencontre de la lame et du roc. À gauche, la brousse avec une perspective

de grands bois.
À midi, nous achevions notre quarante cinquième kilomètre

et nous atteignions le district de Mataïéa. Je visitai le district et je finis par trouver une assez belle case, que son propriétaire me céda en location. Il s’en construisait

une autre, à côté, pour l’habiter.
Le lendemain soir, comme nous revenions à Papeeté, Titi me demanda si je voulais bien la prendre avec moi :
— Plus tard, dans quelques jours, quand je serai installé.

Titi avait à Papeete une terrible réputation, ayant successivement enterré plusieurs amants. Ce n’est pas là ce qui m’eût éloigné d’elle. Mais, demi-blanche, et malgré les traces de profondes caractéristiques originelles et très maories, elle avait à de nombreux contacts beaucoup perdu de ses « différences » de race. Je sentais qu’elle ne pouvait rien m’apprendre de ce que je désirais savoir, rien me donner du bonheur particulier

que je voulais.
— Et puis, me disais-je, à la campagne, je trouverai ce que

je cherche et je n’aurai que la peine de choisir.

D’un côté, la mer ; de l’autre, la montagne, la montagne béante : crevasse énorme que bouche, adossé au roc, un vaste manguier.

Entre la montagne et la mer s’élève ma case, en bois de bourao.

Près de la case que j’habite, il y en a une autre : faré amu (maison pour manger).

Matin.

Sur la mer, contre le bord, je vois une pirogue, et dans la pirogue une femme demi-nue. Sur le bord, un homme, dévêtu de même. À côté de l’homme, un cocotier malade, aux feuilles recroquevillées, semble un immense perroquet dont la queue dorée retombe et qui tient dans ses serres une grosse grappe de cocos. L’homme lève de ses deux mains, dans un geste harmonieux, une hache pesante qui laisse, en haut son empreinte bleue sur le ciel argenté, en bas son incision rose sur l’arbre mort où vont revivre, en un instant de flammes, les chaleurs séculaires jour à jour thésaurisées.

Sur le sol pourpre, de longues feuilles serpentines d’un jaune métallique me semblaient les traits d’une écriture secrète, religieuse, d’un vieil orient. Elles formaient sensiblement ce mot sacré, d’origine océanienne, A T U A — Dieu — le Taäta ou Takata ou Tathagata qui, à travers l’Inde, rayonne partout. Et je me remémorais, comme un conseil de mysticisme opportun dans ma belle solitude et dans ma belle pauvreté, ces paroles du Sage :

Aux yeux de Tathagata, les plus splendides magnificences des rois et de leurs ministres ne sont que du crachat et de la poussière ;

À ses yeux, la pureté et impureté sont comme la danse des six nagas ;

À ses yeux, la recherche de la voie de Buddha est semblable à des fleurs.

Dans la pirogue la femme rangeait quelques filets.

La ligne bleue de la mer était fréquemment rompue par le vert de la crête des lames retombant sur les brisants de corail.

Soir.

J’étais allé fumer une cigarette, sur le sable, au bord de la mer.

Le soleil, rapidement descendu sur l’horizon, se cachait à demi déjà derrière L’île Moróa, que j’avais à ma droite. Les oppositions de lumière découpaient nettement et fortement en noir, sur les ardeurs violettes du ciel, les montagnes, dont les arrêtes dessinaient d’anciens châteaux crénelés.

Est-ce sans motifs que des visions féodales me poursuivent devant ces architectures naturelles ? Là bas, ce sommet a la forme d’un Cimier gigantesque. Les flots, autour de lui, qui font le bruit d’une foule immense, ne l’atteindront jamais. Debout parmi les splendeurs en ruines, le Cimier reste seul, protecteur ou témoin, voisin des cieux. Je sens qu’un regard caché plonge, du haut de cette tête, dans les eaux où fut engloutie la famille des vivants après qu’ils eurent commis le péché de la tête : et de la fissure vaste où serait la bouche je sens fluer l’ironie ou la pitié d’un sourire sur les eaux où dort le passé..

La nuit tomba vite. Moréa dormait.

Le silence ! J’apprenais à connaître le silence d’une nuit tahitienne.

Je n’entendais que les battements de mon cœur, dans le silence

Mais les rayons de la lune, à travers les bambous également distants entre eux de ma case, venaient jouer jusque sur mon lit. Et ces clartés régulières me suggéraient l’idée d’un instrument de musique, le pipeau des Anciens, que les Maories connaissent et qu’ils nomment vivo. La lune et les bambous le dessinaient, exagéré ; tel, c’est un instrument silencieux, tout le jour durant ; la nuit, dans la mémoire et grâce à la lune, il redit au songeur les airs aimés. Je m’endormis à cette musique. Entre le ciel et moi, rien, que le grand toit élevé, frêle, en feuilles île pandanus, où nichent les lézards. J’étais bien loin de ces prisons, les maisons européennes ! Une case maorie ne retranche point l’homme de la vie, de l’espace, de l’infini…

Cependant je me sentais, là, bien seul.

De part et d’autre, les habitants du district et moi, nous nous observions, et la distance, entre nous, restait entière.

Dès le sur lendemain, j’avais épuisé mes provisions. Que faire ? Je m’étais imaginé qu’avec de l’argent je trouverais tout le nécessaire de la vie. Je m’étais trompé. Franchi le seuil de la ville, c’est à la nature qu’on doit s’adresser pour vivre, et elle est riche, elle est généreuse, elle ne refuse rien à qui va lui demander sa part des trésors dont elle a d’inépuisables réserves dans les arbres, dans la montagne, dans la mer. Mais il faut savoir grimper aux arbres élevés, il faut pouvoir aller dans la montagne et en revenir chargé de fardeaux pesants, savoir prendre le poisson, pouvoir plonger, arracher dans le fond de la mer le coquillage solidement attaché au caillou, — il faut savoir, il faut pouvoir ! J’étais, donc, moi, le civilisé, singulièrement inférieur, dans la circonstance, aux sauvages. Et je les enviais. Je les regardais vivre, heureux, paisibles, autour de moi, sans plus d’effort qu’il n’est essentiel au quotidien des besoins, — sans le moindre souci de l’argent : à qui vendre, quand les biens de la nature sont à la portée de la main ? Or, comme, assis, l’estomac vide, sur le seuil de ma case, je songeais tristement à ma situation, aux obstacles imprévus, peut-être insurmontables, que la nature crée, pour se défendre de lui, entre elle et celui qui vient de la civilisation, — j’aperçus un indigène qui gesticulait vers moi en criant. Les gestes, très expressifs, traduisaient les paroles, et je compris : mon voisin m’invitait à dîner. D’un signe de tête je refusai. Puis, également honteux, je crois, et d’avoir subi l’offre de l’aumône et de l’avoir repoussée, je rentrai dans ma case. Quelques minutes après, une petite fille déposait devant ma porte, sans rien dire, des légumes cuits et des fruits, proprement entourés de feuilles vertes, fraîches cueillies. J’avais

faim. Sans rien dire non plus, j’acceptai.
49
NOA NOA

Un peu plus tard, l’homme passa devant ma case, et, en souriant, sans s’arrêter, me dit, sur le ton interrogatif :

Païa ?

Je devinai : « Es-tu satisfait ? »

Ce fut, entre ces sauvages et moi, le commencement de l’apprivoisement réciproque.

« Sauvages ! » Ce mot me venait inévitablement aux lèvres, quand je considérais ces êtres noirs, aux dents de cannibales. Déjà, pourtant, j’entrevoyais leur grâce réelle, étrange… Cette petite tête brune aux yeux placides, contre terre, sous des touffes de larges feuilles de giromon, ce petit enfant qui m’étudiait à mon insu, un matin, et qui s’enfuit quand mon regard rencontra le sien…

Ainsi qu’eux pour moi, j’étais pour eux un objet d’observation, un motif d’étonnement : l’inconnu de tous, l’ignorant de tout. Car je ne savais ni la langue, ni les usages, ni même l’industrie la plus initiale, la plus nécessaire. — Comme chacun d’eux pour moi, j’étais pour chacun d’eux un sauvage. Et, d’eux et de moi, qui avait tort ?

J’essayais de travailler : notes et croquis de toutes sortes. Mais le paysage, avec ses couleurs tranches, violentes, n’éblouissait, m’aveuglait. J’étais toujours incertain, je cherchais, je cherchais…

C’était si simple, pourtant, de peindre comme je voyais, de mettre, sans tant de calcul, un rouge près d’un bleu ! Dans les ruisseaux, au bord de la mer, des formes dorées m’enchantaient : pourquoi hésitais-je à faire couler sur ma toile toute cette joie de soleil ?

Ah ! vieilles routines d’Europe ! timidités d’expression de races dégénérées !

Pour m’initier au caractère si particulier d’un visage tahitien, je désirais depuis longtemps faire le portrait d’une de mes voisines, une jeune femme de pure extraction tahitienne. Un jour, elle s’enhardit jusqu’à venir voir dans ma case des photographies de tableaux, dont j’avais tapissé un des murs de ma chambre. Elle regarda longuement, avec un intérêt tout spécial, l’Olympia.

— Qu’en penses-tu ? lui dis-je. (j’avais appris quelques mots de tahitien, depuis deux mois que je ne parlais plus le français.)

Ma voisine me répondit :

— Elle est très belle.

Je souris à cette réflexion et j’en fus ému. Avait-elle donc le sens du beau ? Mais que diraient d’elle les professeurs de l’École des Beaux-Arts !

Elle ajouta tout à coup, après œ silence sensible qui préside à la déduction des pensées :

— C’est ta femme ?

— Oui.

Je fis ce mensonge ! Moi, le tané de la belle Olympia !

Pendant qu’elle examinait curieusement quelques compositions religieuses des Primitifs italiens, je me hâtai, sans qu’elle’me vit, d’esquisser son portrait.

Elle s’en aperçut, fit une moue fâchée, dit nettement :

Aïta (non) !

et se sauva.

Une heure après, elle était revenue, vêtue d’une belle robe, le tiaré à l’oreille. — Coquetterie ? Le plaisir de céder, parce qu’on le veut, après avoir résisté ? Ou le simple attrait, universel, du fruit défendu, se le fût-on interdit soi-même ? Ou, plus simple encore, le caprice, sans autre mobile, le pur caprice dont les Maories sont si coutumières ?

Je me mis sans retard au travail, sans retard et avec fièvre. J’avais conscience que mon examen de peintre comportait comme une prise de possession physique et morale du modèle, comme une sollicitation tacite, pressante, irrésistible.

Elle était peu jolie, selon nos règles d’esthétique.

Elle était belle.

Tous ses traits concertaient une harmonie raphaëllique par la rencontre des courbes, et sa bouche avait été modelée par un sculpteur qui sait mettre dans une seule ligne en mouvement toute la joie et toute la son fiance, mêlées.

Je travaillais en hâte, me doutant bien que cette volonté n’était pas fixe, en hâte et passionnément. Je frémissais de lire dans ces grands yeux tant de choses : la peur et le désir de l’inconnu ; la mélancolie de l’amertume, expérimentée, qui est au fond du plaisir : et le sentiment d’une maîtrise de soi, involontaire et souveraine. De tels êtres, s’ils se donnent, semblent nous céder : c’est à eux-mêmes qu’ils cèdent. En eux réside une force contenue de surhumaine — ou peut-être de divinement animale essence.

Maintenant, je travaillais plus librement, mieux.

Mais ma solitude m’était à charge.

Je voyais bien des jeunes femmes, dans le district, bien des jeunes filles à l’œil tranquille, de pures Tahitiennes, et quel qu’une d’entre elles eût volontiers peut-être partagé ma vie.

— Je n’osais les aborder. Elles m’intimidaient vraiment, avec leur regard assuré, la dignité de leur maintien, la fierté de leur allure.

Toutes, pourtant, veulent être « prise », prises littéralement (maü, saisir), brutalement, sans un mot. Toutes ont le désir latent du viol : c’est par cet acte d’autorité du mâle, qui laisse à la volonté féminine sa pleine irresponsabilité — car, ainsi, elle n’a pas consenti — que l’amour durable doit commencer. Il se pourrait qu’il y eût un grand sens, au fond de cette violence, d’abord si révoltante. Il se pourrait aussi qu’elle eût son charme, sauvage. Et j’y rêvais bien ; mais je n’osais. Et puis, on disait de plusieurs qu’elles étaient malades, malades de ce mal que les Européens apportent aux sauvages comme un premier degré, sans doute, d’initiation à la vie civilisée.

Et quand les vieillards me disaient, en me montrant l’une d’elles :

Maü téra (prends celle-ci), je ne me sentais ni l’audace ni la confiance nécessaires.

Je fis savoir à Titi que je la recevrais avec plaisir.

Elle vint aussitôt.

L’essai me réussit mal, et je pus apprécier, à l’ennui que j’éprouvai dans la compagnie de cette femme habituée au luxe banal des fonctionnaires, quels réels progrès j’avais faits déjà dans la bonne Sauvagerie.

Au bout de quelques semaines, nous nous séparâmes pour toujours, Titi et moi.

De nouveau, seul.